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Et, ça marche ?

 

 

Et, ça marche ?

 

C’est la question que m’a posĂ©e le premier journaliste cinĂ©ma rencontrĂ© lorsque je me suis rendu Ă  ma premiĂšre projection de presse depuis sept ans. C’était avant de voir le film Kabullywood de Louis Meunier qui sortira le 6 fĂ©vrier 2019. Un film Ă  propos duquel j’ai Ă©crit dans la rubrique CinĂ©ma : https://balistiqueduquotidien.com/kabullywood-sort
e-6-fevrier-2019

 

Mon confrÚre journaliste voulait savoir si tenir un blog valait le coup (coût). Devant sa question, moi qui étais plutÎt à ma joie de retrouver le canal des projections de presse, je me suis senti pris au dépourvu et tenu de rendre des cendres, lourdé par une logique comptable terre à terre et néanmoins nécessaire.

J’ai rĂ©pondu que c’étaient les dĂ©buts du blog. Ce qui Ă©tait et reste vrai. Poliment, mon «confrĂšre» m’a alors souhaitĂ© bonne chance avec ce que ce « bonne chance » comportait de scepticisme.

 

La presse va mal d’une maniĂšre gĂ©nĂ©rale depuis plusieurs annĂ©es. Les personnels des mĂ©diathĂšques, par exemple, se dĂ©solent du fait que notre rapport Ă  la culture ait changĂ© ces vingt derniĂšres annĂ©es. On lit moins. On est plus impatient. On Ă©coute la musique autrement, de maniĂšre dĂ©matĂ©rialisĂ©e, en accĂ©lĂ©rĂ©. AffĂ»tĂ©s par les nouveautĂ©s grand public, on montrerait moins de curiositĂ©.

Et il existe tout un tas de mĂ©dia qui parlent dĂ©jĂ  de cinĂ©ma. Alors, lancer un blog fin 2018 oĂč je parlerai de cinĂ©ma peut intriguer et en intriguera d’autres Ă  l’image de ce confrĂšre, journaliste cinĂ©ma.

Par ailleurs, il semble admis qu’une pĂ©riode de deux ans soit le minimum avant de pouvoir espĂ©rer rendre viable l’existence d’un blog comme de toute entreprise que l’on crĂ©Ă©. En deux ans, on a le temps de se rĂ©signer ou de se voir confirmer que l’on tient le bon projet, celui qui marche et qui nous correspond.

En un mois, depuis l’ouverture de ce blog, j’ai publiĂ© vingt articles. Soit une assez bonne moyenne rĂ©dactionnelle. Mon meilleur « score » en termes d’audience a Ă©tĂ© de 45 lecteurs par jour. Cela peut sembler dĂ©risoire en regard avec les milliers de lecteurs ou d’abonnĂ©s de certains blogs, sites ou chaines Youtube. Mais chaque lecteur compte. Je crois du reste que chaque lecteur, mĂȘme contrariĂ©, est un lecteur. Un alliĂ©.

Je suis un peu Ă©tonnĂ© de m’exprimer comme un politicien pourrait le faire avec des Ă©lecteurs. Pourtant, concrĂštement, c’est encourageant de voir que l’on a Ă©tĂ© lu par des lectrices/ lecteurs. De recevoir des avis, des impressions. J’en ai reçus.

Et mĂȘme s’il importe de faire au plus vite du « chiffre » en termes de lectrices/ lecteurs et d’abonnĂ©s afin de constituer une spirale vertueuse de personnes qui va contribuer Ă  faire connaĂźtre le blog de plus en plus, pour l’instant, je ne m’inquiĂšte pas :

Cet Ă©tĂ©, avant de lancer le blog, j’avais expliquĂ© Ă  Jamila Ouzahir (l’attachĂ©e de presse revue par hasard dans le mĂ©tro et qui m’a encouragĂ© dĂšs le dĂ©but) que je parlerais de cinĂ©ma mais aussi d’autres sujets.

Pour qu’un blog «  marche », j’ai cru comprendre qu’il fallait le personnaliser et, aussi, parler de soi. Je parle trop de moi ? Tous les jours, sur les rĂ©seaux sociaux, mais aussi sur leur lieu de travail, des milliers voire des millions de personnes parlent d’elles. Tous les jours, nos navigations sur internet et sur le Web, nos achats au moins au moyen de nos cartes bancaires ainsi que nos dĂ©placements ne serait-ce que par les transports en commun donnent quantitĂ© d’informations et parlent de celles et ceux que nous sommes. Si l’on doit savoir qui je suis, je prĂ©fĂšre encore ĂȘtre celui qui choisit les sujets que je veux voir abordĂ©s au moment oĂč je l’ai dĂ©cidĂ©.

Certains de mes articles sont longs ? C’est un dĂ©faut. Ainsi qu’une particularitĂ©. Cela fait partie de mon grain. Il y’a environ trente ans maintenant, le CD Ă©tait supposĂ© exterminer le vinyle dĂ©finitivement. Aujourd’hui, mĂȘme si le vinyle reste minoritaire et en cours chez des « puristes», sa persistance indique qu’on lui trouve des propriĂ©tĂ©s uniques que la perfection sacrificielle du CD ou les caractĂ©ristiques du MP3 ont exclu. Mais le meilleur exemple est sĂ»rement celui du livre qui a beaucoup mieux rĂ©sistĂ© au numĂ©rique et Ă  la dĂ©matĂ©rialisation. La longueur de certains de mes articles provient sĂ»rement d’une certaine tradition- papier- du livre. Elle peut de ce fait convenir Ă  celles et ceux qui ont du mal Ă  se satisfaire de la briĂšvetĂ© de certains contenus et aiment prendre leur temps pour lire.

Mais ce qui plait Ă  certains et dĂ©plait Ă  d’autres est le contraire d’une science exacte. Ce qui rebute certaines et certains aujourd’hui conviendra peut-ĂȘtre demain, dans quelques jours ou dans quelques semaines, Ă  d’autres voire aux mĂȘmes. D’autres, enfin, sont peut-ĂȘtre tout simplement indisponibles en cette pĂ©riode de fin d’annĂ©e.

En attendant, mon rĂŽle est d’avoir des idĂ©es, de faire montre d’une certaine perspicacitĂ©, d’une certaine originalitĂ© et de sincĂ©ritĂ©.

Et, j’ai des idĂ©es. D’articles courts et longs. Pour mieux faire connaĂźtre mon blog. Mais aussi en termes de rubriques que j’ajouterai au fur et Ă  mesure.

Pour l’instant, je n’ai publiĂ© aucune vidĂ©o sur mon blog parce-que plus j’écris et moins j’ai envie de me montrer : c’est une question de dynamique. Plus j’écris et plus je me sens tout mou Ă  l’image. MĂȘme ma voix me redoute. J’ai pourtant une expĂ©rience du jeu d’acteur.

Je comprends qu’écrire et jouer face camĂ©ra sont deux actions et deux Ă©nergies distinctes. Elles peuvent se conjuguer mais, pour l’instant, je me sens divisĂ© entre les deux. Et puis, l’une comme l’autre de ces deux actions (Ă©crire et jouer) pour ĂȘtre effectuĂ©e de façon Ă  peu prĂšs satisfaisante, demande du temps. J’ai bien deux ou trois vidĂ©os Ă  montrer que certains ont dĂ©jĂ  vues mais il m’ennuie de me dire qu’aprĂšs elles, ce sera le vide car je n’aurai rien d’autre – pour l’instant- Ă  proposer. Je comprends donc qu’en Ă©crivant cette vingtaine d’articles et quelques autres, j’ai beaucoup Ă©tĂ© dans ma tĂȘte et que je dois, pour retrouver le plaisir du jeu d’acteur, retourner un peu plus dans mon corps.

 

Alors, est-ce que ça va marcher ? Pour le savoir, il faudra d’abord que j’aie posĂ© sur la table tous mes atouts. Ce que je suis trĂšs loin d’avoir fait. Et il faudra bien-sĂ»r que l’on continue de venir sur balistiqueduquotidien.com

Bonnes fĂȘtes de fin d’annĂ©e !

 

 

Franck Unimon, ce dimanche 23 décembre 2018.

 

 

 

 

 

 

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La Vocation et le Talent

 

 

La « Vocation » est peut-ĂȘtre Le mot que je hais Ă  parler du mĂ©tier d’infirmier (voir mon article sur le documentaire De Chaque Instant de Nicolas Philibert dans la catĂ©gorie CinĂ©ma).

La « Vocation » est pour moi une assignation. L’équivalent de la mĂ©daille de chocolat ou de la quatriĂšme place. Du distributeur automatique sur lequel il suffit d’appuyer et qui est «  lĂ  pour ça ! ».

C’est un lot de consolation que rĂ©cupĂšre celle ou celui, souvent plus persuadĂ©(e) que les autres qu’il/elle vaut moins qu’eux. Un leurre.

La « Vocation », c’est ce qui pousse Ă  croire que l’on obtient sa juste rĂ©compense au mĂ©rite : qu’en se taisant, en endurant, en acceptant tout et n’importe quoi, parfois de n’importe qui, un jour, notre consĂ©cration, notre prince ou notre princesse viendra. Alors, toutes celles et tous ceux que l’on aime seront lĂ  pour fĂȘter avec nous ce moment Ă©ternel.

La « Vocation », c’est ce qui incite Ă  s’excuser d’exister, de respirer, de penser. On craint souvent ou toujours de dĂ©ranger, d’ĂȘtre incongru, inappropriĂ©, d’avoir mal agi ou de mal agir.

 

Dans son livre Le Fils du pauvre , Mouloud Feraoun écrit ce passage :

«  (
..) PĂ©nĂ©trĂ© de mon importance dĂšs l’ñge de cinq ans, j’abusai bientĂŽt de mes droits. Je devins immĂ©diatement un tyran pour la plus petite de mes sƓurs, mon aĂźnĂ©e de deux ans. (
.) Elle avait un bon naturel qui lui permettait d’essuyer mes coups et d’accepter mes moqueries avec une mansuĂ©tude peu imaginable chez un enfant de son Ăąge. Toutefois, on ne manqua pas de lui inculquer la croyance que sa docilitĂ© Ă©tait un devoir et mon attitude un droit. Chaque fois qu’il lui arrivait de se plaindre, elle recevait une rĂ©ponse invariable : « N’est-ce-pas ton frĂšre ? Quelle chance pour toi d’avoir un frĂšre ! Que Dieu te le garde ! Ne pleure plus, va l’embrasser ».

GrĂące Ă  ce procĂ©dĂ©, elle avait fini par croire insĂ©parable la formule «  Que Dieu te le garde » du nom du frĂšre et il Ă©tait touchant de l’entendre dire Ă  ma mĂšre en pleurant :

-C’est mon frĂšre, que Dieu me le garde, qui a mangĂ© ma part de viande – Mon frĂšre, que Dieu me le garde, a dĂ©chirĂ© mon foulard.

Petite sƓur, qui es maintenant mĂšre de famille, ton vƓu a Ă©tĂ© exaucĂ©. Dieu t’a gardĂ© ton mauvais frĂšre ».

Le Fils du pauvre, publiĂ© en 1954, relate un passĂ© en Kabylie alors que l’auteur Ă©tait enfant presque cinquante ans avant l’indĂ©pendance de l’AlgĂ©rie en 1962. J’ai dĂ©jĂ  parlĂ© dans ce blog (dans la catĂ©gorie  Puissants Fonds) du journal que celui-ci a tenu durant la guerre d’AlgĂ©rie avant d’ĂȘtre assassinĂ© par l’OAS Ă  El-Biar, prĂšs d’Alger.

 

RĂ©cemment, un siĂšcle plus tard, lors de ce mois de dĂ©cembre 2018, une de mes collĂšgues, lors d’une de ces discussions confidentielles qu’il est possible d’avoir lorsque l’on se sent suffisamment en confiance nous a appris qu’il Ă©tait d’usage dans sa famille qu’elle soit celle, au moment de NoĂ«l, qui faisait des cadeaux Ă  tous. Elle Ă©tait un peu triste. Mais sans revendiquer quoique ce soit. Je suis sĂ»r que, rĂ©trospectivement, elle est capable de s’en vouloir d’avoir eu la  « faiblesse » de nous en parler. A notre autre collĂšgue et moi. Et, je suis aussi sĂ»r qu’elle est capable de m’en vouloir de parler d’elle. J’en prends nĂ©anmoins le risque car j’ai Ă©tĂ© et suis comme elle. Et tant d’autres sont comme elle : persuadĂ©s que les rĂŽles de servants et de figurants leur sont dĂ©volus.

Nous Ă©tions pourtant Ă  Paris, capitale culturelle et touristique, renommĂ©e internationalement, entre adultes de plus de quarante ans, porteurs de divers vĂ©cus, de rencontres et de voyages de par le monde. Et notre collĂšgue n’est pas la descendante cachĂ©e de la sƓur de Mouloud Feraoun.

TrĂšs vite, discrĂštement, mon autre collĂšgue et moi avons dĂ©cidĂ© d’essayer de rĂ©parer ça : lors de notre derniĂšre nuit de travail cette annĂ©e avec cette collĂšgue, nous lui avons fait quelques cadeaux. L’une s’est chargĂ©e des achats. Je me suis occupĂ© de la musique d’ambiance. Nous avons bien-sĂ»r partagĂ© les frais.

Notre collĂšgue a Ă©tĂ© surprise et touchĂ©e. Et, elle s’est presque excusĂ©e pour ces attentions que nous lui avons portĂ©es. C’est aussi ça, la vocation. L’attitude de cette collĂšgue un peu embarrassĂ©e d’avoir « bĂ©nĂ©ficié » de nos attentions. La nĂŽtre qui a consistĂ© Ă  spontanĂ©ment essayer d’attĂ©nuer un certain sentiment d’injustice et une certaine peine que nous avons perçue sans attendre, en retour, de recevoir une rĂ©compense ou une reconnaissance quelconques. Bien-sĂ»r, on pourra toujours nous dire que ma collĂšgue et moi nous sommes identifiĂ©s en notre autre collĂšgue et qu’en lui faisant ces cadeaux, nous nous les sommes faits Ă  nous-mĂȘmes et aux enfants que nous sommes demeurĂ©s. Et ce sera aussi vrai comme pour la plupart des cadeaux que nous faisons d’une maniĂšre gĂ©nĂ©rale Ă  notre entourage.

 

Le talent, c’est Ă  mon sens, avoir la conviction, Ă  un moment ou Ă  un autre, que tout ce qui nous arrive ou peut nous arriver de bien est notre droit. La diffĂ©rence principale entre la « vocation » et le « talent » Ă  mes yeux est la quantitĂ© de confiance – et donc de lĂ©gitimitĂ©- que l’on est capable de produire et de se procurer en soi et par les autres. Faute de confiance en soi et d’un sentiment de lĂ©gitimitĂ©, et livrĂ©s aux seules muses de la mĂ©sestime de soi, nous voilĂ  les Ă©lĂšves appliquĂ©s et prĂ©fĂ©rĂ©s de la culpabilitĂ© et de l’autodĂ©nigrement, rotondes de notre impuissance et de nos dĂ©faites Ă  venir qui nous confirmeront que nous sommes bien « nuls » et illĂ©gitimes pour de nouvelles entreprises comme pour d’autres horizons.

Dans cet extrait de Le Fils du pauvre, l’auteur reprĂ©sente le talent. Et, il se dĂ©crit lui-mĂȘme comme un «  enfant gĂąté ». Sa sƓur tyrannisĂ©e reprĂ©sente, elle, la vocation.

On a compris oĂč je veux en venir :

On peut remplacer le mot «  frÚre » par le mot « emploi », « patron », « gouvernement », « salaire », «  maison », « mari », « femme ». «  ami(e ) », « copain/copine » ou « pantalon » ça marche aussi.

Ce passage du livre de Mouloud Feraoun nous rappelle comme beaucoup de nos apprentissages, de nos soumissions futures mais aussi de nos rĂ©voltes, sont la suite de notre enfance que l’on ait vingt, trente, quarante, cinquante ou soixante dix ans. Que l’on soit de droite ou de gauche. Que l’on soit une femme ou un homme. Que l’on soit valide ou invalide. NĂ©vrosĂ© ou psychotique. Que l’on soit hĂ©tĂ©ro ou homo. Que l’on soit riche ou pauvre. Que l’on soit blanc, noir, arabe ou jaune. Que l’on soit catholique ou musulman. Que l’on soit cĂ©libataire ou en couple. Avec ou sans enfants.

Les gilets jaunes ? Oui, les gilets jaunes. Et d’autres. Hier ou demain. Qu’ils se manifestent par la violence physique, matĂ©rielle ou non. Violence physique et matĂ©rielle, je le rappelle, que je dĂ©sapprouve. Parce-que j’en ai encore les moyens. Physiquement, moralement et matĂ©riellement. Pour l’instant. Voir mon article PrivilĂ©giĂ© dans la catĂ©gorie  Echos statiques.

On peut se dĂ©faire de l’engrenage d’une certaine violence que l’on a connue jeune, tĂŽt, trop tĂŽt. C’est l’affaire de la rĂ©silience, du travail thĂ©rapeutique, de la prise de conscience, de la rĂ©flexion, de l’apaisement.

 

Lorsque cela est possible.

 

Cela peut ĂȘtre un travail long et lent dans un monde qui va vite. Ou qui semble aller trĂšs vite puisque nous sommes plus sĂ©duits par la nouveautĂ© et le rĂ©sultat final que par tout ce qui peut leur prĂ©cĂ©der pour les obtenir. Puisque ce que d’autres « rĂ©ussissent » peut nous sembler facile et rapide Ă  rĂ©aliser.

 

Dans son film En LibertĂ© sur lequel je n’ai pas encore Ă©crit, Pierre Salvadori nous montre Ă  nouveau des ĂȘtres inadaptĂ©s ou qui ont du mal Ă  se rĂ©insĂ©rer. En particulier, le personnage tenu par Pio MarmaĂŻ, employĂ© modĂšle (un vrai « diamant ») accusĂ© Ă  tort d’un dĂ©lit et qui sort de prison aprĂšs plusieurs annĂ©es. Vers la fin du film, sa compagne (jouĂ©e par Audrey Tautou), Ă©reintĂ©e par ce droit Ă  vivre par lequel il justifie tous ses actes de violence lui dit :

« T’es revenu innocent avec la cruautĂ© des victimes ! ».

C’est cette cruautĂ©-lĂ  que celles et ceux qui ont la vocation d’infirmier (et de soignant) acceptent parfois ou souvent, pendant des annĂ©es, de recevoir et de retenir pour Ă©viter de la retourner Ă  celles et ceux qui l’infligent. Et s’ils ont du talent, ils parviennent quelques fois Ă  la transformer en art.

 

 

Franck Unimon, ce mercredi 19 décembre 2018.

 

 

 

 

 

 

 

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Les Pompiers pour qui ?!

DĂšs que l’on a un emploi- et mĂȘme un peu avant- et quelques responsabilitĂ©s, il existe au moins deux sortes de courses, deux sortes de cultures, auxquelles beaucoup de citoyens ont bien du mal Ă  se soustraire. La premiĂšre consiste Ă  se presser afin d’arriver sur le lieu de travail Ă  peu prĂšs Ă  l’heure. Pour la version « single » et sans enfant. Pour la version  » familiale » ou parent seul avec enfant(s) en bas Ăąge, cela peut donner : Se rĂ©veiller, se prĂ©parer, puis rĂ©veiller, prĂ©parer, maintenir une bonne humeur,  emmener-dĂ©poser sa progĂ©niture Ă  l’heure Ă  la crĂšche, chez l’assistante maternelle, Ă  l’Ă©cole. Et, ensuite  » se presser afin d’arriver sur le lieu de travail Ă  peu prĂšs Ă  l’heure ». Personne ne s’en plaint car tout le monde le sait :  » Ce n’est que du bonheur ! ».

La seconde course trĂšs courante se rĂ©sume Ă  se dĂ©pĂȘcher de rentrer chez soi comme si la planĂšte allait exploser et qu’il n’ y’a que chez soi que l’on pourra Ă©chapper au nĂ©ant.

A moins que ce ne soit pour mourir dans l’harmonie en couple, en famille, avec sa maitresse, son amant, son selfie ou en regardant sur Ă©cran, avant de trĂ©passer, les images de l’Apocalypse.

 

Avant, je vivais et travaillais en banlieue parisienne. J’allais à Paris principalement pour mon plaisir.

Depuis que je travaille dans Paris intra-muros, moi, le lent supersonique, je fais partie de ces chevaux de trait qui concourent Ă  chaque fois dans cette Ă©preuve de compĂ©tition- pour bourrins- oĂč la moindre seconde, la moindre inclinaison du corps dans les escalators, le moindre placement de pied dans les escaliers, le train, le mĂ©tro, sur les quais, sur l’accĂ©lĂ©rateur ou la pĂ©dale de vĂ©lo, semble de nature tantĂŽt Ă  nous inclure dans un sentiment de fĂ©licitĂ©, tantĂŽt dans un vĂ©cu de contrariĂ©. Selon que l’on a pu accĂ©der Ă  l’intĂ©rieur du transport en commun ou Ă  la bretelle de sortie convoitĂ©s, obtenir une place assise, Ă©viter le feu rouge, les embouteillages ou cet insupportable piĂ©tinement derriĂšre tant d’autres en attendant de passer Ă  notre tour la machine Ă  composter ou porte de validation. Laquelle sera ensuite supplantĂ©e par la machine Ă  cafĂ©, la pause cigarette, la pause dĂ©jeuner, la pause canapĂ©, la pause potin, la pause popotin, la pause portable ou internet afin de trouver de quoi nous injecter comme rĂ©compense, stimulant ou consolation.

 

J’ai encore un peu de patine humaine et j’évite donc, pour le moment, de donner des coups de sabots, des coups de postĂ©rieur ou autres, afin de me frayer un passage dans les entrailles de cette chair qui fait partie de notre vie active. Pourtant, chacune de mes nouvelles participations Ă  cet engouement contribue un peu plus Ă  mon dĂ©membrement. Et, un jour peut-ĂȘtre, alors que je mettrai un pied sur le quai, on entendra rĂ©sonner dans toute la gare mes hennissements. Ceux de celui qui appartiendra dĂ©sormais Ă  l’espĂšce vaillante et chevaline.

 

Il existe des moyens trĂšs simples de sonner le tocsin contre nos propres toxines. Pour bien ensemencer le dĂ©but de nos journĂ©es, de nos aprĂšs-midis ou de nos nuits de travail de façon plus Ă©cologique et humaine : partir en avance. Marcher lentement. Prendre le temps et apprendre Ă  respirer. Notre prof de chant au conservatoire de thĂ©Ăątre d’Argenteuil nous rĂ©pĂ©tait quelques fois :

«  Je suis sĂ»re qu’il n’y’aurait pas de guerres si les gens savaient respirer ! ».

MĂ©ditation, relaxation, yoga, art martial, pratique sportive, pratique socialisante, pacifiste et crĂ©ative, dĂ©sormais, mĂȘme des applications nous les enseignent afin de nous permettre de trouver des issues Ă  notre stress chronique. Mais lorsqu’arrive le dĂ©part pour le travail, nous restons nombreux Ă  avoir de bonnes raisons de dĂ©taler sous le coup de rasoir de la derniĂšre minute ou de la derniĂšre seconde.

En rentrant du travail, cependant, je suis gĂ©nĂ©ralement beaucoup plus relĂąchĂ©. Et, je laisse aux autres les premiĂšres places du tiercĂ© alors qu’ils filent au travail, Ă  un rendez-vous ou chez eux.

 

Ce dimanche matin, je me laisse donc facilement distancer par les quelques juments et canassons descendus comme moi à la gare. Et, je prise mon temps pour rentrer chez moi. Je suis aussi assez fatigué. Mes sabots clochent lentement contre les pavés.

Les rues sont dĂ©sertes. Lui, je le trouve allongĂ© sur le trottoir, le haut du corps adossĂ© contre le muret d’un Moneygram. Il faudra peut-ĂȘtre un jour effectuer une Ă©tude Ă  propos de cette intersection. Car Ă  peu prĂšs au mĂȘme endroit, il y’a bientĂŽt un an maintenant, j’y avais trouvĂ© un homme ĂągĂ©, Ă  peu prĂšs confus, perdu, le visage un peu ensanglantĂ© aprĂšs un rasage maladroit. Et, un peu plus haut, quelques mois plus tard, alors que j’emmenais ma fille Ă  l’école maternelle, un jeune Ă©tudiant du Garac m’avait sollicitĂ© pour joindre sa mĂšre aprĂšs qu’une bande l’ait repĂ©rĂ© dans le train puis menacĂ© en vue d’obtenir son tĂ©lĂ©phone portable.

J’avais pu contacter une des filles de l’homme ĂągĂ©. Celle-ci Ă©tait venue le chercher en voiture quelques minutes plus tard.

J’avais Ă©coutĂ© le jeune Ă©tudiant. Je l’avais interrogĂ© afin de m’assurer de sa crĂ©dibilitĂ©. Puis, j’avais joint sa mĂšre avant de laisser le fils parler Ă  sa mĂšre avec mon tĂ©lĂ©phone portable.

Sa mĂšre m’avait ensuite remerciĂ© par sms. Quelques semaines plus tard, j’avais recroisĂ© notre jeune homme Ă  la gare St Lazare. Nous nous Ă©tions un peu parlĂ©s. Il m’avait semblĂ© avoir rĂ©cupĂ©rĂ© de sa mĂ©saventure. Lors de notre premiĂšre rencontre, j’avais insistĂ© quant au fait que seul face Ă  plusieurs, dĂšs lors que ses agresseurs Ă©taient parvenus Ă  l’encercler dans un endroit isolĂ©, il avait bien fait de leur cĂ©der son tĂ©lĂ©phone portable et de ne pas essayer de rĂ©sister.

Ma fille, ĂągĂ©e alors de quatre ans et quelques mois, m’avait reparlĂ© de cette rencontre survenue sur le trajet de son Ă©cole. Je lui avais bien-sĂ»r expliquĂ© les faits en m’appliquant Ă  une certaine sobriĂ©tĂ©.

 

Ce dimanche matin, lorsque je passe devant notre homme du jour, je pense d’abord qu’il cuve. Nous sommes au lendemain du troisiĂšme samedi de manifestation des «  Gilets jaunes » Ă  Paris et dans toute la France mais aussi Ă  l’üle de La RĂ©union (pour les endroits oĂč ce mouvement de contestation sociale au dĂ©part spontanĂ© et sans leader officiel a pour l’instant le plus fait parler de lui).

J’envisage notre homme comme un manifestant ayant pris part à la manifestation de la veille. Mais ça, c’est d’abord ce que j’ai envie de croire bien qu’il ne porte aucun gilet jaune.

En effet, une semaine plus tĂŽt, je me suis senti coupable d’ĂȘtre restĂ©, comme souvent, extĂ©rieur Ă  ce mouvement de contestation et de manifestation sociale. J’approuve ce mouvement de contestation sociale tel qu’il a Ă©tĂ© initiĂ©. Je comprends les raisons originelles de ce mouvement. Je dĂ©sapprouve les tentatives de rĂ©cupĂ©ration politiques et syndicales. Ainsi que la stratĂ©gie du gouvernement Macron (et de celles et ceux qui suivront) pour discrĂ©diter ce mouvement et ceux qui lui ressemblent et lui ressembleront.

Je dĂ©sapprouve aussi le fait que certaines personnes ou organisations en profitent pour casser pour des raisons extĂ©rieures Ă  la colĂšre de dĂ©part. Mais je crois qu’il est trĂšs difficile voire impossible de faire exactement le tri entre la colĂšre comprĂ©hensible de certains citoyens qui cassent ou bloquent certains endroits du pays pour exister car c’est tout ce qu’il leur reste comme moyen. Et la jouissance de certains qui cassent pour casser et/ou qui se servent du mouvement spontanĂ© des « gilets jaunes » pour leur propre intĂ©rĂȘt.

 

Je participe rarement Ă  des manifestations. Je me mĂ©fie beaucoup des effets de groupe. J’ai l’impression de disposer de plus de clairvoyance- mĂȘme si je me trompe- en pensant seul qu’en me contentant de suivre aveuglement, sans rĂ©flĂ©chir, un groupe de personnes. Je sais que mon raisonnement, poussĂ© Ă  l’extrĂȘme, est une absurditĂ©. Car, ĂȘtre seul, c’est aussi ĂȘtre isolĂ©, vulnĂ©rable, incomplet, incompĂ©tent et impuissant. Je sais aussi que l’on a besoin des autres et qu’il est nĂ©cessaire d’avoir des alliĂ©s. Alors, disons que je suis trĂšs attachĂ© au fait de pouvoir choisir mes alliĂ©s plutĂŽt que de me les voir imposĂ©s un peu Ă  la roulette russe. Mais que trouver de bons alliĂ©s, cela peut nĂ©cessiter du temps.

 

Pendant toutes ces considĂ©rations, notre homme «  du dimanche » reste inerte devant moi. Et, je suis bien-sĂ»r seul face Ă  lui. Quelques minutes plus tĂŽt, avant de le trouver, un autre homme m’avait accostĂ© alors que je marchais devant lui. Dans un Français approximatif, cet homme de « derriĂšre » (il Ă©tait derriĂšre moi) m’avait interpellĂ© poliment pour me demander si j’avais une feuille de papier cigarette Ă  rouler. Non. Il Ă©tait reparti dans le sens opposĂ©.

 

Et moi, aprĂšs m’ĂȘtre Ă©loignĂ© de cet homme, maintenant je rebrousse chemin.

 

Notre homme inerte cuve peut-ĂȘtre son alcool. Il a une respiration rĂ©guliĂšre, ample et apaisĂ©e. C’est bien-sĂ»r trĂšs bien. Mais il n’a pas rĂ©pondu lorsque je lui ai parlĂ©. Il n’a pas rĂ©agi. Je ne sais rien de ce qu’il a pris. Je me mets Ă  penser Ă  Basquiat, qui, lors de son overdose fatale, avait donnĂ©, aussi, Ă  sa petite amie de l’époque, l’impression de dormir paisiblement.

Alors, j’appelle le 15. Tout en me disant que du fait de la manifestation des « gilets jaunes » et des affrontements avec les «  forces de l’ordre », les services sanitaires d’urgence ont dĂ» ĂȘtre particuliĂšrement sollicitĂ©s la veille.

Le samedi 1er dĂ©cembre : « 263 » personnes «  ont Ă©tĂ© blessĂ©es au cour des violences  dont 133 dans la capitale » selon le journal gratuit 20 Minutes de ce lundi 3 dĂ©cembre. Toujours selon ce mĂȘme journal gratuit « (
) «  Gilets jaunes. Le mouvement durera si le gouvernement ne recule pas, estiment deux experts ».

La dame du SAMU me demande des renseignements. Je lui rĂ©ponds. Lieu. Age approximatif de l’homme. CaractĂ©ristiques de la respiration. Pas de trace de sang apparente. Pas de rĂ©action.

Elle me demande de le stimuler en le touchant. Je le fais parce qu’elle me le dit de le faire parce-que, seul, je me dispenserais d’une pareille initiative : il m’est impossible de prĂ©voir la rĂ©action de cet homme lorsque je vais le toucher. Je suis pour lui un inconnu. Il aurait pu avoir une rĂ©action, instinctive, de dĂ©fense ou de protection telle que mordre ma main par exemple lorsque, dans un premier temps, j’avais entrepris de la passer devant ses narines afin de m’assurer qu’il respirait. Avant d’appeler le SAMU.

Je suis au tĂ©lĂ©phone avec cette dame du SAMU lorsque notre homme bouge la tĂȘte, puis se gratte le nez. J’en informe la dame du SAMU. La dame du SAMU me demande si je peux rester avec lui le temps que les pompiers arrivent. Et elle me sollicite afin que je continue les stimulations. J’accepte. Elle me remercie et raccroche.

Quelques secondes plus loin, notre homme commence à ouvrir les yeux. Il me regarde. Je lui parle :

« Bonjour Monsieur. J’ai appelĂ© le SAMU. Les pompiers vont venir s’occuper de vous ».

Assez vite, il se met sur pied, devant moi :

« Les pompiers pour qui ?! ».

« Pour s’occuper de vous car vous n’allez pas bien. Vous ne pouvez pas rester là ».

« Moi, je vais pas bien ?! ». Devant moi, cet homme m’explique maintenant :

« Il ne faut pas appeler les pompiers ! Ils vont croire que c’est grave ! ».

Je comprends sa logique. Mais moi, j’étais face Ă  ce dilemme que je lui traduis :

«  Et moi, comment je fais pour savoir que ce n’est pas grave ? ».

Lui : « Hein ?! ». Il me regarde, son visage prĂšs du mien comme si je suis presque la moitiĂ© d’un idiot. L’esprit peut-ĂȘtre encore assombri par les reflets de l’alcool bien que son haleine soit « neutre ». Mais aussi parce-que le Français n’est pas sa langue maternelle. Ou peut-ĂȘtre pour mieux discerner si je tiens plus de l’homme ou du cheval. Il mesure entre cinq Ă  dix centimĂštres de plus que moi et tangue un peu.

Il reprend :

« (
.) Comment tu fais pour 
savoir que ce n’est pas grave ?! Tu parles aux gens
. ».

Moi : «  Mais je t’ai parlé ! ». (Vu qu’il m’a tutoyĂ© et au vu de l’aspect un peu sec et sans glaçons de l’échange, je le tutoie aussi).

Lui : «  A moi, tu m’as parlé ?! »

Moi : « Mais est-ce que tu te rends compte que je me suis inquiété pour toi ?! ».

Lui : « Quand on s’inquiĂšte pour quelqu’un, on fait pas ça ! 
On lui parle ! ».

A ce moment de notre discussion, je me demande s’il envisage de me frapper vu qu’il est prĂšs de moi, visiblement plus remontĂ© que reconnaissant, et qu’il m’attribue de mauvaises intentions Ă  son encontre. La situation me paraĂźt bien-sĂ»r prendre une tournure quelque peu ironique bien que, je le sais, probable : le secouriste agressĂ©.

Il a un peu reculĂ© lorsqu’il me dit, assez agressif, voire un peu menaçant :

«  Reste attendre
tes pompiers, tes policiers
. ».

Moi : «  Ne reste pas sur la route ! » ( Il se trouve alors sur la route, sur le passage piĂ©tons). J’ajoute : «  Il y’a des voitures qui passent ! ». Il quitte aussitĂŽt la route et se remet sur le trottoir face Ă  moi. Quelques mĂštres et quelques secondes nous sĂ©parent.

Puis, il se retourne et sans ajouter un mot, me tourne le dos, traverse l’avenue en restant bien en rythme sur le passage piĂ©ton. Aucune voiture ne passe. TrĂšs vite, il s’échappe de ma vue. Il marche Ă  une allure plutĂŽt rapide pour un mourant s’il est mourant ou pour un homme en train de faire une overdose s’il fait une overdose. Il me semble que j’aurais Ă©tĂ© incapable de me dĂ©placer aussi vite :

 

Je suis évidemment rassuré pour sa santé.

 

Je rappelle le SAMU. Une collĂšgue de la dame que j’ai eue me rĂ©pond. Je lui explique. Je lui dis aussi que notre homme Ă©tait un «  peu » tendu et que je me suis demandĂ© s’il allait me frapper. (S’il l’avait fait, j’aurais Ă©tĂ© obligĂ© de changer de registre : je serais devenu victime ou agresseur de « mon » patient. OĂč cela se serait-il terminé ? Au commissariat ?).

Au téléphone avec le SAMU, je hasarde que notre homme devait avoir des problÚmes de papier.

(Mais peut-ĂȘtre avait-il dĂ©ja un casier judiciaire pour Ă©briĂ©tĂ© ou pour trouble de l’ordre public ?).

La dame du SAMU prend ça avec humour. Elle me demande quelques informations complĂ©mentaires concernant la tenue vestimentaire de notre homme. Oh, oui, je m’en souviens bien.

Cette dame du SAMU me dit :

« C’est bien, monsieur, vous avez eu les bons rĂ©flexes ». Je la sais sincĂšre. Je considĂšre qu’elle parle de mon premier appel pour prĂ©venir le SAMU. Pour moi, les bons rĂ©flexes ont aussi Ă©tĂ© de laisser partir notre homme. Lorsqu’il aura dĂ©grisĂ©, je me demande de quoi et de qui il se souviendra. D’ĂȘtre tombĂ© sur un baltringue (moi) qui a failli le mettre dans la merde ?!

En rentrant, je raconte l’histoire Ă  ma compagne. AmusĂ©e, elle me dit :

« Cela aurait été drÎle que, finalement, ce soit pour toi que les pompiers viennent ».

Franck, ce lundi 3 décembre 2018.

 

PS : Cet article a d’abord Ă©tĂ© Ă©crit avant l’article https://balistiqueduquotidien.com/privilegie/Je l’ai corrigĂ© et complĂ©tĂ© ce dimanche 9 dĂ©cembre 2018.

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Privilégié

« (
.) La rĂ©alitĂ©, c’est que, pour ĂȘtre un bon entrepreneur, il ne faut pas aimer l’argent, mais miser sur l’audace et savoir se mettre en danger » a « assuré » lors d’une interview de cinq pages un milliardaire Ă  la retraite. Les photos de l’interview Ă©taient quant Ă  elle assurĂ©es par une photographe de renom.

L’interview datait dĂ©jĂ  de prĂšs de six mois lorsque je suis tombĂ© dessus cette semaine. Dans le magazine d’un quotidien prestigieux : Le Monde. AprĂšs une page de pub pour le tĂ©lĂ©phone portable Huawei P20 Pro que je sais depuis cette semaine Ă©galement ĂȘtre « Le » tĂ©lĂ©phone portable du moment, devant l’Iphone et le Samsung Galaxy qui sont au tĂ©lĂ©phone portable depuis des annĂ©es ce que sont Messi et Ronaldo au Ballon d’or.

 

Il y’a un ou deux jours, sur ce rĂ©seau social, une connaissance a entre-autres Ă©crit qu’elle comprenait la colĂšre des « gilets jaunes » mĂȘme si elle ne «  la partage pas ».

 

Nous sommes le mercredi 5 dĂ©cembre 2018 et dans trois jours, le mouvement de manifestation des « gilets jaunes » va Ă  nouveau faire parler de lui pour le troisiĂšme ( quatriĂšme ) samedi de suite si mes comptes sont bons. Sur les Champs-ElysĂ©es, une des vitrines de la rĂ©ussite Ă©conomique et culturelle de la France, l’expression de cette manifestation au dĂ©part spontanĂ©e, populaire, bien que virulente, est dĂ©sormais dĂ©peinte comme celle par laquelle le « chaos » peut dĂ©filer en France. Soit du fait de l’Etat qui a d’emblĂ©e haussĂ© le ton et menacĂ© Ă  l’annonce de la toute premiĂšre manifestation des « gilets jaunes ». Soit du fait du caractĂšre quelque peu incontrĂŽlable et aveugle de certaines manifestations de violence lors de ce mouvement des « gilets jaunes ». Soit du fait, aussi, de la rĂ©cupĂ©ration de ce mouvement. On ne sait plus. On ne sait plus si la violence, lors des manifestations des « gilets jaunes » vient d’abord de l’Etat, ou des casseurs qui en profitent, ou de personnes rĂ©ellement en colĂšre, ou d’organisations d’extrĂȘme droite, anarchistes ou d’extrĂȘme gauche. L’organigramme de ces expressions de violence est difficile Ă  Ă©tablir ou Ă  lire pour le quidam que je suis. Et, bien-sĂ»r, comme souvent, lors d’une pĂ©riode de trouble, les principaux acteurs directs ou indirects de cette situation sont peu disposĂ©s Ă  se faire tirer le portrait lors d’une photo de classe permettant de clairement les identifier.

 

Depuis deux ou trois semaines, donc, discuter du mouvement «  des gilets jaunes » peut susciter divers avis contraires au sein d’une mĂȘme famille, d’un mĂȘme groupe d’amis, de connaissances ou de collĂšgues. Et cela peut dĂ©boucher vraisemblablement sur des dĂ©saccords profonds pour ne pas mentionner des diffĂ©rends Ă  caractĂšre dĂ©finitif. Car chacune et chacun se sent « expert » sur le sujet. Chacun et chacune est Ă  vif sur le sujet.

 

Je vais donc m’attacher Ă  parler de celui que je connais le mieux pour parler du mouvement des « gilets jaunes ». C’est Ă  dire, que je vais parler de moi. Le travers Ă  parler de soi, c’est de faire Ă©talage de son nombrilisme et de son narcissisme plutĂŽt que de sa conscience et de sa rĂ©elle connaissance d’un sujet donnĂ©. L’avantage, c’est que je suis prĂ©venu dĂšs le dĂ©but du piĂšge Ă  Ă©viter en parlant de moi.

En soi, le narcissisme et le nombrilisme peuvent ĂȘtre socialement tolĂ©rĂ©s. Car si le narcissisme et le nombrilisme Ă©taient rĂ©dhibitoires, les rĂ©seaux sociaux auraient pĂ©riclitĂ© depuis longtemps. Et si le narcissisme et le nombrilisme donnaient des gages d’éternitĂ©, des personnalitĂ©s populaires et admirĂ©es comme François Mitterand, Jean d’Ormesson, Jacques-Yves Cousteau et bien d’autres seraient encore en vie. Mitterand et Cousteau sont deux « personnalitĂ©s » que j’ai pu admirer Ă  divers moments de ma vie. Cousteau, alors que j’Ă©tais enfant, pour ses dĂ©couvertes extraordinaires dans la mer. Mitterand, alors que j’Ă©tais adolescent puis adulte. Mitterand, D’Ormesson et Cousteau ont au moins en commun d’avoir bĂ©nĂ©ficiĂ© d’une certaine longĂ©vitĂ© ainsi que de campagnes de communication profilĂ©es habilement de maniĂšre Ă  façonner d’eux une « belle » image.

En matiĂšre de narcissisme et de nombrilisme, tout est affaire de dosage pour que cela reste supportable et convivial. Je ne dispose pas des moyens de ces dĂ©funts en termes de com’ et de relations.  J’espĂšre donc rĂ©ussir Ă  bien doser ma mixture afin qu’elle puisse facilement ĂȘtre avalĂ©e cul-sec. KampaĂŻ ! Tchin ! Tchin !

 

Si j’ai bien retenu, le mouvement des « gilets jaunes » provient des exclus. De celles et ceux qui sont pris Ă  la gorge financiĂšrement et socialement depuis des annĂ©es. Et qui n’en peuvent plus. S’il regroupe des personnes de diffĂ©rents horizons sociaux, culturels et Ă©conomiques, il est fait, aussi, de personnes qui touchent le SMIC ou qui sont sous le seuil de pauvretĂ©. Je pourrais maintenant filer sur internet afin de me renseigner prĂ©cisĂ©ment sur le montant du SMIC (le salaire minimum afin d’avoir une vie Ă  peu prĂšs dĂ©cente) et me faire beau en me prĂ©sentant comme celui qui sait exactement quel est son montant. Je vais plutĂŽt me fier Ă  ma mĂ©moire et tant pis si je me ridiculise :

La derniĂšre fois que j’ai vĂ©rifiĂ©, le SMIC Ă©tait Ă  1100 euros ( 1184 euros aprĂšs vĂ©rification ) et je crois que l’on parle d’un seuil de pauvretĂ© lorsque l’on touche un salaire Ă©gal ou infĂ©rieur Ă  900 euros par mois.

En France, en 2018, on est considĂ©rĂ© comme pauvre lorsque l’on touche un salaire Ă©gal ou infĂ©rieur Ă  900 euros par mois.

Au vu de ces deux chiffres, je suis un privilĂ©giĂ©. Je le savais dĂ©jĂ  selon mes propres critĂšres mais ces deux chiffres me contraignent Ă  l’admettre que je le veuille ou non.

Je suis un privilégié parce-que je touche un peu plus de deux fois le SMIC chaque mois.

Mais aussi, parce qu’il y’a 11 ans maintenant, j’ai pu m’acheter un F2 sur le marchĂ© de l’ancien en m’endettant sur 25 ans. Dans une ville de banlieue proche de Paris si «  bien » rĂ©putĂ©e qu’alors que les prix de l’immobilier dans Paris et dans des villes voisines de Paris nĂ©cessitent presque une formation de cosmonaute pour les atteindre, les prix de l’immobilier pratiquĂ©s dans ma ville stagnent voire baissent depuis plusieurs annĂ©es. A Argenteuil, j’ai parfois l’impression qu’il faudrait presque donner une prime spĂ©ciale aux futurs acquĂ©reurs Ă©ventuels.

 

J’ai une voiture. Cette information a son importance puisque l’augmentation du coĂ»t de l’essence a Ă©tĂ© le dĂ©clencheur du mouvement «  des gilets jaunes ». Depuis plusieurs annĂ©es, je vois la voiture comme ce qui me donne une certaine indĂ©pendance de dĂ©placement. Mais je la vois aussi comme un objet de luxe malgrĂ© son caractĂšre Ă©minemment utile. Le coĂ»t d’entretien d’une voiture est assez Ă©levĂ©, entre l’assurance, les rĂ©visions, le carburant et les Ă©ventuelles rĂ©parations. Bien des personnes n’ont pas les moyens de s’offrir une voiture. J’ai obtenu mon permis il y’a 23 ans. En 23 ans, j’ai eu deux voitures. Ma premiĂšre avait plus de 100 00 kilomĂštres au compteur lorsque je l’ai achetĂ©e. J’ai Ă©tĂ© obligĂ© de m’en sĂ©parer au bout de six ans aprĂšs que sa colonne de direction ait Ă©tĂ© cassĂ©e. On avait essayĂ© de me la voler. Parce qu’elle faisait partie des voitures faciles Ă  voler ai-je appris par la suite : C’était une Opel Corsa.

Pour acheter ma voiture actuelle, j’ai d’abord dĂ» faire un crĂ©dit que j’ai remboursĂ© pendant trois Ă  quatre ans. Cela fait dix sept ans que j’ai la mĂȘme voiture. Depuis que je me suis mariĂ© et ai eu une fille, ma voiture est parfois un petit peu petite.

NĂ©anmoins, je suis un privilĂ©giĂ©. Lorsque j’ai besoin d’un vĂ©hicule, ma voiture est lĂ . MĂȘme si je lui prĂ©fĂšre largement les transports en commun et la marche, je sais pouvoir en disposer lorsque j’en ai besoin. C’est un luxe.

Un autre de mes luxes est de pouvoir rembourser mes crĂ©dits lorsque j’en contracte mĂȘme si je suis constamment Ă  dĂ©couvert du fait de mauvaises habitudes prises il y’a des annĂ©es. Mauvaises habitudes ( de cĂ©libataire sans enfant peut-ĂȘtre) dont j’ai du mal Ă  me dĂ©barrasser mĂȘme si je suis aujourd’hui plus raisonnable.

 

Je suis aussi un privilĂ©giĂ© parce-que j’ai un emploi de fonctionnaire. MĂȘme si le statut de fonctionnaire est menacĂ© et que je suis un exĂ©cutant parmi d’autres, je dispose encore de la sĂ©curitĂ© de l’emploi. Et d’un salaire qui arrive tous les mois Ă  une date rĂ©guliĂšre.

 

Je peux encore partir en vacances avec femme et enfant. Généralement en été. En France. Un peu moins en Guadeloupe ou à la Réunion. Car il faut un budget plus élevé pour ces deux destinations.

 

Je peux m’inscrire dans un club de sport. Et pratiquer ma discipline sportive Ă  peu prĂšs rĂ©guliĂšrement. Je ne pousse pas la vice jusqu’à me contenter de m’inscrire juste pour le plaisir de contempler ma licence en me disant avec gourmandise : « Je peux le faire ».

 

Mon casier judiciaire est vierge. Je rĂ©ussis Ă  payer mes impĂŽts dans les dĂ©lais. AprĂšs avoir Ă©tĂ© dĂ©tenteur d’une carte orange, j’ai finalement optĂ© pour un Pass Navigo. Je n’aurais de toute façon pas eu le choix vu que tout a Ă©tĂ© fait pour nous obliger Ă  adopter le Pass Navigo.

A NoĂ«l, et pour certains anniversaires, je peux acheter quelques cadeaux Ă  mes proches : sƓur, frĂšre, neveux, niĂšces, compagne, ma fille, amis. LĂ , encore, du fait de mes mauvaises habitudes prises il y’a plusieurs annĂ©es, j’ai recours au dĂ©couvert bancaire. Je n’ai, Ă  ce jour, pas connu le statut d’interdit bancaire. Je suis un privilĂ©giĂ©.

 

Je suis aussi un privilĂ©giĂ© parce-que, en grande partie grĂące Ă  mes parents, j’ai pu ĂȘtre un « bon  élĂšve ». Un « bon » citoyen. Une personne qui fait ses devoirs. Qui a pu obtenir un diplĂŽme professionnel Ă  mĂȘme de lui assurer un emploi stable. Qui se tient Ă  carreaux et qui se dĂ©foule lĂ  oĂč la sociĂ©tĂ© l’y autorise : en employant un langage respectueux et policĂ©; en frĂ©quentant les clubs de sport; en consommant dans les magasins de grande distribution aux heures autorisĂ©es; en partant faire des voyages quand c’est permis et lĂ  oĂč c’est permis; en recourant Ă  des moyens lĂ©gaux, actions et comportements dont il est possible d’effectuer une traçabilitĂ© satisfaisante et constante.

 

Lorsqu’à la gare de Cergy St-Christophe – ville oĂč j’ai habitĂ© pendant une quinzaine d’annĂ©es Ă  partir de 1985- la SNCF avait dĂ©cidĂ© d’installer des composteurs ( ou plutĂŽt des portes de validation ) ayant pour effet immĂ©diat de restreindre notre libertĂ© de mouvement et de dĂ©placement, je m’y Ă©tais adaptĂ©. Je me souviens avoir entendu un jeune, sans doute encore mineur, qui, apprenant cette nouveautĂ© avait dit Ă  un de ses copains :

 » T’inquiĂšte, on va tout dĂ©foncer ! ». Sa remarque m’avait surpris et un peu inquiĂ©tĂ©. La ville de Cergy St-Christophe a bĂ©nĂ©ficiĂ©, aussi, d’une assez mauvaise rĂ©putation. En quinze ans, je n’y ai connu aucun problĂšme. Et, lorsque les portes de validation avaient finalement Ă©tĂ© installĂ©es, rien n’avait Ă©tĂ© dĂ©foncĂ©. Ou alors je dormais pendant ce temps-lĂ  et la SNCF s’Ă©tait empressĂ©e de tout rĂ©parer avant mon rĂ©veil.

Lorsqu’à la gare d’Argenteuil, il y’a environ cinq annĂ©es, la SNCF a dĂ©cidĂ© d’installer des portes de validation ayant les mĂȘmes effets qu’à la gare de Cergy St-Christophe, comme la majoritĂ© des usagers, je m’y suis lĂ  aussi adaptĂ©.

Depuis quelques semaines, la gare St Lazare par laquelle j’accĂšde Ă  Paris, est en train de se doter de plus de deux cents composteurs ( 140 exactement : au delĂ  du chiffre 130, je ne rĂ©ponds plus de rien en matiĂšre de calcul). Officiellement, c’est pour :

« AmĂ©liorer notre confort ». Je ne vois pas de quel confort il est question lorsqu’aux heures de pointe, dĂ©jĂ , nous sommes tel du bĂ©tail qui piĂ©tine vers ses diverses correspondances.

 

 

J’ai oubliĂ© les chiffres, mais, en semaine, la gare de Paris St Lazare ( crĂ©Ă©Ă© en 1837 ), voit passer des milliers de personnes ( 300 000 personnes par jour/ 100 millions de voyageurs par an d’aprĂšs les chiffres trouvĂ©s ce jeudi 6 dĂ©cembre sur le net ). Elle est la gare ferroviaire recevant le plus grand nombre d’usagers dans Paris. Il est vrai qu’une fois que je suis dans le train, j’évite les embouteillages.Et qu’en pĂ©riode de grĂšve des trains, Argenteuil Ă©tant proche de Paris, j’en pĂątis moins que celles et ceux qui vivent dans des villes de banlieue plus Ă©loignĂ©es. Je suis lĂ  aussi un privilĂ©giĂ©.

 

Avec l’arrivĂ©e de ces portes de validation, bientĂŽt, l’usager qui Ă©chouera Ă  les franchir pour « dĂ©faut » de prĂ©sentation du titre de transport adĂ©quat, ou parce-qu’il ne remplira pas certaines critĂšres, sera peut-ĂȘtre dĂ©clarĂ©….invalide. Et ces portes de validation aujourd’hui prĂ©sentĂ©es de maniĂšre ludique et inoffensives par la SNCF se rĂ©vĂ©leront peut-ĂȘtre plus tard comme des « outils » de refoulement s’appliquant aux individus indĂ©sirables. On pensera en prioritĂ© aux terroristes et aux dĂ©linquants identifiĂ©s. Mais ces profils pourront ĂȘtre Ă©largis aux mendiants, personnes en recherche d’emploi, femmes et hommes d’un certain Ăąge etc….

 

Ma vision, peu originale, force peut-ĂȘtre le trait. NĂ©anmoins, en pratique, il m’est difficile de percevoir ces portes de validation comme des atouts en termes de confort. Si leur fonction est de lutter par exemple contre la fraude, la majoritĂ© des usagers va devoir subir la contrainte de ces portes « juste » pour rĂ©duire un comportement qui est le fait d’une minoritĂ©.  Et afin que cette  « mission » puisse ĂȘtre rĂ©alisĂ©e dans les meilleures conditions, nous voilĂ  encore un peu plus mis Ă  contribution, un peu plus infantilisĂ©s et davantage sĂ©questrĂ©s en pleine jour en toute lĂ©galitĂ© sans que nous soyons auteurs du moindre dĂ©lit.

 

 

Depuis deux ou trois ans, le projet du  » Grand Paris » nous a Ă©tĂ© prĂ©sentĂ© comme une belle avancĂ©e dans bien des domaines. J’y ai cru. Et ce sera sans doute le cas pour certains aspects. Mais, lĂ , est-ce le rĂ©sultat de prĂšs de dix annĂ©es de trajet par le train pour me rendre au travail Ă  Paris cumulĂ©es avec cette arrivĂ©e proche de ces  » portes de validations » ? Mais le projet du              » Grand Paris » mĂȘme devancĂ© par l’organisation des Jeux Olympiques en 2024 qui nous promet une crĂ©ative campagne de communication, bien plus sĂ©duisante que celle de la SNCF pour les dites- portes de validation, pour nous en expliquer les formidables retombĂ©es, me rend de plus en plus circonspect. Peut-ĂȘtre parce-que je vieillis.

C’est peut-ĂȘtre parce-que je vieillis que, depuis plusieurs annĂ©es, j’ai parfois l’impression que nous vivons dans un pays qui se renferme de plus en plus. Tandis que l’on y ouvre plus de centres commerciaux, que l’on y crĂ©e plus de nouveaux projets immobiliers que l’on ne crĂ©e d’hĂŽpitaux ou que l’on n’ouvre de services et de centres de soins mais aussi d’écoles ou de classes. Pourtant, il y’a un hĂŽpital dans ma ville et contrairement Ă  bien des parents, pour le moment, nous pouvons emmener notre fille Ă  l’école en une dizaine de minutes Ă  pied. MĂȘme si le personnel de l’école publique a de moins en moins de moyens pour mener Ă  bien ses diverses missions et que celle-ci inspire de plus en plus un certain sentiment de suspicion, je suis un privilĂ©giĂ©. MĂȘme si plusieurs parents que nous avons cĂŽtoyĂ©s ont pu, aprĂšs plusieurs candidatures, faire admettre leur enfant (certains de l’ñge de notre fille encore en maternelle) dans l’école privĂ©e voisine Ă  raison de 300 euros par mois.

Bien que vieilli et peut-ĂȘtre aigri, je suis encore plutĂŽt en bonne santĂ©. Lorsque j’ai besoin de soins, j’ai encore la possibilitĂ© de les payer. S’il le faut. Et, lorsque je l’estime nĂ©cessaire, je peux encore choisir un spĂ©cialiste considĂ©rĂ© comme particuliĂšrement compĂ©tent.

Pour l’instant, je n’ai pas encore Ă  choisir entre faire un plein d’essence, faire des courses ou acheter des vĂȘtements pour ma fille.

Mon tĂ©lĂ©phone portable est un Iphone 5S. Je l’ai depuis plus de deux ans. L’Iphone actuel doit ĂȘtre un numĂ©ro 7 ou 8. J’ai oubliĂ©. Avant lui, je changeais de tĂ©lĂ©phone portable environ tous les deux ou trois ans. Depuis que je sais que la fabrication des tĂ©lĂ©phones portables est un dĂ©sastre Ă©cologique, j’essaie de voir comment je peux Ă©viter de contribuer Ă  la dĂ©rive Ă©cologique gĂ©nĂ©rale. Ce qui est un exercice difficile car l’obsolescence programmĂ©e de mon tĂ©lĂ©phone portable va peut-ĂȘtre me forcer Ă  en changer.

Notre ordinateur portable a sept ou huit ans. Je n’ai aucune intention d’en changer. Il marche de maniĂšre satisfaisante. Je suis un privilĂ©giĂ©.

J’ai Ă©crit et rĂ©pĂ©tĂ© un certain nombre de fois dans cet article comme je suis un privilĂ©giĂ©. Je le suis. J’ai pourtant parfois besoin de m’en convaincre. J’ai quelques fois un peu de mal Ă  m’en convaincre.  « De l’audace, se mettre en danger », il me semble que chacun et chacune, de par les choix qui lui incombent, de par les responsabilitĂ©s qui le concernent Ă  un moment ou plusieurs moments de sa vie, fait preuve ou a fait preuve d’audace et s’est mis ou se met en danger. Pourtant, il est bien des fois oĂč cela n’a pas suffi.

Les migrants qui se noient dans la mer mĂ©diterranĂ©e parce qu’ils fuient la guerre, la peur, la misĂšre, font montre d’une audace dont je suis incapable. Et ils se mettent en danger Ă  un point tel que le privilĂ©giĂ© que je suis ignore. Pourtant, pour un certain nombre d’entre eux, ça n’a pas suffi et ça ne suffira pas.

Bien des « gilets jaunes » qui manifestent font preuve d’une audace Ă©quivalente. Et ils se mettent aussi en danger. Il n’y’a aucun milliardaire parmi eux. Du moins, pour l’instant. Et, moi, le privilĂ©giĂ©, je reste abritĂ©. J’observe. Je me culpabilise. Je pĂšse le pour et le contre. Je me dis qu’aller manifester est trop risquĂ©. Mais aussi qu’il est trĂšs difficile de s’y retrouver entre les casseurs, celles et ceux qui rĂ©cupĂšrent le mouvement, les forces de l’ordre qui, lorsqu’elles chargeront, ne feront pas de dĂ©tail entre les gentils manifestants et les autres.

Les « gilets jaunes » manifestent-ils uniquement pour une question d’argent ? A mon avis, non.

Bien-sĂ»r, je dĂ©sapprouve les actes de violence aveugles qui touchent, heurtent, celles et ceux qui se trouvent au mauvais endroit, au mauvais moment, alors que certains cassent, frappent, dĂ©truisent. Mais l’origine d’une bonne partie ces violences est nĂ©anmoins bien prĂ©sente depuis des annĂ©es dans cette sociĂ©tĂ© dont nous sommes les citoyens. Les citoyens
.privilĂ©giĂ©s.

 

Franck, ce mercredi 5 décembre 2018.

PS : j’Ă©tais en colĂšre en Ă©crivant cet article hier. Et, plusieurs heures aprĂšs l’avoir Ă©crit, je m’Ă©tonnais de ressentir autant de colĂšre. Je me demandais d’oĂč elle provenait. Pourtant, je n’ai rien cassĂ© sur mon passage en allant prendre le train pour me rendre sur Paris. Et, je n’ai bousculĂ© personne dans le mĂ©tro, dans les escalators ou ailleurs. Ce matin, ce jeudi 6 dĂ©cembre, j’attribue la colĂšre que j’ai ressenti hier Ă  un retour de flamme de mon sentiment de culpabilitĂ©. Je me suis senti coupable lors du premier ou du deuxiĂšme samedi de manifestation des « gilets jaunes » Ă  Paris. Si j’Ă©tais restĂ© chez moi ce jour-lĂ , je me serais mieux portĂ©. Mais ce samedi-lĂ , j’avais dĂ©cidĂ© de me faire plaisir. Et, j’Ă©tais parti acheter- consommer- du thĂ© dans un magasin oĂč j’ai mes habitudes. En sortant du mĂ©tro, je m’Ă©tais retrouvĂ© en plein marchĂ©. Les commerces de bouche Ă©taient bondĂ©s. Pour toutes ces personnes prĂ©sentes sur le marchĂ© et dans ces commerces, la vie continuait sans une fĂȘlure. Tandis que sur les Champs ElysĂ©es et ailleurs en France, des personnes manifestaient car au bout du rouleau. Lors du trajet, j’avais pourtant entendu l’annonce rĂ©pĂ©tant que telles stations de mĂ©tro n’Ă©taient pas desservies. Mais je n’avais pas tout de suite fait le rapprochement avec les « gilets jaunes ». Dans le magasin de thĂ©, oĂč se trouvait un couple d’un certain Ăąge, je m’Ă©tais mĂȘme interrogĂ© Ă  voix haute sur la raison pour laquelle ces stations de mĂ©tro n’Ă©taient pas desservies. La femme du couple m’avait alors regardĂ© en souriant sans un mot. Savait-elle ?

Je manifeste rarement. Je me mĂ©fie beaucoup des effets de groupe. Je sais que la vie est faite de nuances. Je continue d’apprendre Ă  essayer de les saisir. Mais ce samedi-lĂ , Ă  me voir faire partie de celles et ceux qui, dans cet arrondissement de Paris plutĂŽt privilĂ©giĂ©, faisaient apparemment leurs courses sans se prĂ©occuper des lendemains tandis que d’autres…..je me suis senti coupable. Pourtant, je suis un privilĂ©giĂ©. Je crois….

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Au Lycée

 

J’envie celles et ceux qui ont su trĂšs tĂŽt le mĂ©tier, qui, plus tard, leur correspondrait. Et dans lequel ils dĂ©ploieraient avec enthousiasme voire certitude une bonne partie de leur vitalitĂ©.

J’envie celles et ceux qui se sont connus trùs jeunes et qui ont su plus tard, ensemble, convertir leurs projets.

Je les envie et les ai enviĂ©s. Je n’en meurs pas. Je ne leur en veux pas. Ces personnes sont une minoritĂ©. Et, j’essaie plutĂŽt, autant que possible, de m’appliquer Ă  ĂȘtre celui que je veux ĂȘtre comme Ă  accomplir ce que je souhaite.

 

 

Lui, c’est au lycĂ©e que je l’avais rencontrĂ©. Et, c’est cette nuit, ce jeudi 2 aout 2018, entre 5h et 5h30, en pleines vacances du cĂŽtĂ© de Poitiers, aprĂšs plusieurs jours en Bretagne, que je me rappelle maintenant, et Ă  nouveau, de lui. Parce-que j’ai enfin trouvĂ© (la nuit derniĂšre, Ă©galement en pleine nuit) le nom de mon blog : Les MĂ©tros de la Lune.

Et aussi parce qu’aprĂšs diverses tergiversations (l’implication que demande la tenue d’un blog/ la pollution cachĂ©e produite par internet
.) je me suis rĂ©solument dĂ©cidĂ© Ă  produire ce blog.

 

Il Ă©tait sans doute le copain d’un copain de lycĂ©e. Impossible de me rappeler la premiĂšre fois oĂč nous nous sommes causĂ©s. Il devait sans doute ĂȘtre dans les parages lorsqu’un copain commun et moi discutions. Et, c’est peut-ĂȘtre ainsi que par la suite, en nous revoyant, nous nous sommes reconnus, saluĂ©s et avons liĂ© conversation.

 

Il Ă©tait plutĂŽt taciturne. Mais ce terme de « taciturne » est un terme que j’emploierais maintenant. A l’époque, en pleine adolescence comme moi-mĂȘme, ĂȘtre « taciturne » pouvait correspondre Ă  une certaine norme :

 

Taciturne, rebelle, critique envers le monde, envers soi et les autres, c’était la norme Ă  notre Ăąge. Certaines personnes diraient que c’était l’ñge rock’n’roll. L’ñge de la rĂ©volution. De la rĂ©volte. Des grands projets. De la dĂ©linquance. Ou, dĂ©jĂ , sĂ»rement, de la dĂ©faite, des perpĂ©tuelles soumissions et dĂ©pressions Ă  venir. Et, ça, c’est plutĂŽt une majoritĂ© qui connaĂźt et connaĂźtra ce genre d’acmĂ© durable ou passager. Mais il s’agit, lĂ , d’un sujet honteux et trĂšs difficile Ă  aborder. Car il n’existe pas de panacĂ©e contre ça. Et c’est peut-ĂȘtre pour ces quelques raisons, aussi, que des dĂ©rives de toutes sortes arrivent ensuite : sectaires, mĂ©dicamenteuses, sexuelles, sportives, alimentaires, alcooliques, conjugales, Ă©ducatives, politiques, industrielles, tabagiques, toxicologiques, industrielles, guerriĂšres, criminelles, idĂ©ologiques, religieuses
.

 

Dans un monde sans dĂ©faites, sans humiliations, sans soumissions et sans dĂ©pressions, et, donc, sans revanche d’aucune sorte Ă  prendre sur quiconque, peut-ĂȘtre que bien des horreurs actuelles, passĂ©es et futures nous seraient et nous auraient Ă©tĂ© Ă©pargnĂ©es. Peut-ĂȘtre serions-nous, peut-ĂȘtre serais-je, plus apaisĂ©s envers nous-mĂȘmes comme envers les autres
.

Mais à ce jour, ce monde-là est indisponible ou invalide. Et, il me faut donc poursuivre l’histoire de ma rencontre avec lui.

 

 

Il avait pour lui certaines aptitudes scientifiques. Puisqu’il Ă©tait dans une filiĂšre scientifique alors que nous Ă©tions rĂ©guliĂšrement tabassĂ©s par ce thĂ©orĂšme rigoureux selon lequel, sans les maths, notre avenir professionnel et moral serait vraisemblablement pilotĂ© par le lithium.

Pourtant, assez peu amĂšne, il m’avait appris qu’il n’avait pas d’amis ; qu’il lui arrivait, la nuit, de marcher durant des heures, seul, dans les rues de Nanterre. Il m’avait aussi racontĂ© cette histoire oĂč sur son bulletin scolaire, un de ses professeurs de lycĂ©e lui avait Ă©crit :

« Poursuivez vos efforts. Le zĂ©ro de moyenne est Ă  votre portĂ©e ». Nous sommes nombreux Ă  nous rappeler de commentaires lapidaires de certains de nos enseignants. Ou en provenance d’autres personnes dans diffĂ©rents contextes. J’en ai reçu moi-mĂȘme. Et, j’en ai aussi administrĂ© plus tard et continue de le faire. Officiellement, pour la « bonne » cause. C’est ce que je crois ou essaie de croire en gĂ©nĂ©ral. MĂȘme s’il peut m’arriver de m’en vouloir par la suite (en particulier vis-Ă -vis de ma compagne et de ma fille) pour certaines remarques qui semblent faire partie de mes rĂ©flexes ou d’un certain conditionnement que j’ai moi-mĂȘme connu et que je perpĂ©tue en dĂ©pit de toutes mes bonnes rĂ©solutions et bonnes dispositions. «  Qui aime bien chĂątie bien » semble alors le modĂšle auquel je m’abreuve.

 

J’avais Ă©clatĂ© de rire en entendant ça :

«  Poursuivez vos efforts. Le zĂ©ro de moyenne est Ă  votre portĂ©e ». J’avais Ă©clatĂ© de rire comme j’étais capable de rire de moi-mĂȘme et de certaines situations, dĂ©licates, dans lesquelles je m’étais mise. Comme j’ai pu et peux rire encore aujourd’hui en relisant les commentaires sarcastiques et justifiĂ©s de mon- trĂšs bon- prof de Français de quatriĂšme, Mr Baume (son vĂ©ritable nom) en marge de mes dissertations alors qu’il m’avait dĂ©plu de savoir par ma mĂšre que celui-ci s’était demandĂ© Ă  haute voix, en plein conseil de classe, en prĂ©sence de mon pĂšre, si j’étais un  « farfelu ».

 

En m’entendant et en me regardant rire, il n’avait rien ajoutĂ©. Personnellement, le rire m’a sauvĂ© et me sauve depuis l’enfance. Lui, Ă©tait sans doute dĂ©jĂ  perdu pour le rire comme pour l’humour. De nos quelques rencontres, je n’ai aucun souvenir de lui en train de sourire ou en train de rire. Aucun. On peut bien-sĂ»r ĂȘtre un pervers ou simplement un lĂąche ou un inconscient qui rit du malheur ou de la souffrance d’autrui. Je parle, ici, du rire salvateur. De celui qui peut desserrer les viscĂšres et dĂ©vorer des verrous. De celui qui entame ces impasses qui prennent la place de notre corps.

Je crois qu’il n’avait dĂ©jĂ  plus ce rire-lĂ  voire qu’il ne l’avait jamais connu.

 

AprĂšs l’avoir croisĂ© quelques fois, je l’ai perdu de vue. Il ne faisait pas partie de mon cercle privilĂ©giĂ© d’amis ou de connaissances. Et puis, ensuite, aprĂšs le lycĂ©e, mes Ă©tudes m’ont Ă©loignĂ© de lui comme de beaucoup d’autres. Mais je me souvenais de lui comme de beaucoup d’autres.

 

Je travaillais depuis un ou deux ans dans un service de pĂ©dopsychiatrie, une unitĂ© pour prĂ©adolescents et adolescents, lorsque j’ai Ă  nouveau entendu parler de lui par les mĂ©dia. En 2002. Environ quinze ans plus tard. Dans la mairie de ma ville natale, et sans doute la sienne aussi, il avait tuĂ© et blessĂ© plusieurs personnes au cours d’un conseil municipal, et sans doute Ă©galement, sa propre naissance. Une naissance contrariĂ©e allais-je comprendre ensuite en lisant quelques journaux.

Plusieurs personnes se sont courageusement interposĂ©es lorsqu’il a commencĂ© Ă  tirer et tuer. Parmi ces personnes courageuses, un chirurgien croisĂ© lors d’un de mes stages plusieurs annĂ©es plus tĂŽt. Dans son service, avec son regard de braise, ce chirurgien aimait fixer les jeunes et jolies stagiaires jusqu’au point de rougissement. J’en avais Ă©tĂ© le tĂ©moin direct sur la personne d’une de mes camarades de promotion. Quelques annĂ©es plus tard, ce chirurgien au regard de braise a fait partie des hĂ©ros qui sont parvenus, en se faisant blesser, Ă  maitriser « mon » ancien camarade de lycĂ©e au regard dĂ©funt depuis tant d’annĂ©es. Puis, au commissariat oĂč il Ă©tait en garde Ă  vue, le corps de « mon » ancien camarade de lycĂ©e a rejoint la mort de son regard
par une fenĂȘtre demeurĂ©e ouverte.

 

 

Un de mes collĂšgues de l’époque, Ă©galement natif de Nanterre, et y rĂ©sidant, choquĂ©, avait participĂ© Ă  la marche organisĂ©e dignement en mĂ©moire des victimes. Et, cet Ă©vĂ©nement, a, et on le comprend, Ă©tĂ©, et reste, un traumatisme pour bien des personnes de Nanterre ainsi que pour des familles et proches des victimes. Mais aussi pour celles et ceux qui l’avaient « bien » connu.

 

Je m’aperçois ce matin que lors de mes annĂ©es d’exercice dans ce service de pĂ©dopsychiatrie entre 2000 et 2004, de mĂ©moire, il me reste trois Ă©vĂ©nements « extĂ©rieurs » marquants :

 

Ces morts et ces blessures causées par « mon » ancien camarade de lycée en 2002.

Les attentats du 11 septembre 2001 Ă  New-York. Et la canicule en Ă©tĂ© 2003 qui avait fait de nombreux morts en France durant l’étĂ©.

IsolĂ©s, ces trois Ă©vĂ©nements n’ont a priori aucun rapport entre eux. Ce matin, je me demande pourtant ce que, dĂ©jĂ , ils nous suggĂ©raient de notre monde actuel, possible et Ă  venir.

 

 

Franck Unimon