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Et, ça marche ?

 

 

Et, ça marche ?

 

C’est la question que m’a posée le premier journaliste cinéma rencontré lorsque je me suis rendu à ma première projection de presse depuis sept ans. C’était avant de voir le film Kabullywood de Louis Meunier qui sortira le 6 février 2019. Un film à propos duquel j’ai écrit dans la rubrique Cinéma : https://balistiqueduquotidien.com/kabullywood-sort…e-6-fevrier-2019

 

Mon confrère journaliste voulait savoir si tenir un blog valait le coup (coût). Devant sa question, moi qui étais plutôt à ma joie de retrouver le canal des projections de presse, je me suis senti pris au dépourvu et tenu de rendre des cendres, lourdé par une logique comptable terre à terre et néanmoins nécessaire.

J’ai répondu que c’étaient les débuts du blog. Ce qui était et reste vrai. Poliment, mon «confrère» m’a alors souhaité bonne chance avec ce que ce « bonne chance » comportait de scepticisme.

 

La presse va mal d’une manière générale depuis plusieurs années. Les personnels des médiathèques, par exemple, se désolent du fait que notre rapport à la culture ait changé ces vingt dernières années. On lit moins. On est plus impatient. On écoute la musique autrement, de manière dématérialisée, en accéléré. Affûtés par les nouveautés grand public, on montrerait moins de curiosité.

Et il existe tout un tas de média qui parlent déjà de cinéma. Alors, lancer un blog fin 2018 où je parlerai de cinéma peut intriguer et en intriguera d’autres à l’image de ce confrère, journaliste cinéma.

Par ailleurs, il semble admis qu’une période de deux ans soit le minimum avant de pouvoir espérer rendre viable l’existence d’un blog comme de toute entreprise que l’on créé. En deux ans, on a le temps de se résigner ou de se voir confirmer que l’on tient le bon projet, celui qui marche et qui nous correspond.

En un mois, depuis l’ouverture de ce blog, j’ai publiĂ© vingt articles. Soit une assez bonne moyenne rĂ©dactionnelle. Mon meilleur « score » en termes d’audience a Ă©tĂ© de 45 lecteurs par jour. Cela peut sembler dĂ©risoire en regard avec les milliers de lecteurs ou d’abonnĂ©s de certains blogs, sites ou chaines Youtube. Mais chaque lecteur compte. Je crois du reste que chaque lecteur, mĂŞme contrariĂ©, est un lecteur. Un alliĂ©.

Je suis un peu Ă©tonnĂ© de m’exprimer comme un politicien pourrait le faire avec des Ă©lecteurs. Pourtant, concrètement, c’est encourageant de voir que l’on a Ă©tĂ© lu par des lectrices/ lecteurs. De recevoir des avis, des impressions. J’en ai reçus.

Et même s’il importe de faire au plus vite du « chiffre » en termes de lectrices/ lecteurs et d’abonnés afin de constituer une spirale vertueuse de personnes qui va contribuer à faire connaître le blog de plus en plus, pour l’instant, je ne m’inquiète pas :

Cet été, avant de lancer le blog, j’avais expliqué à Jamila Ouzahir (l’attachée de presse revue par hasard dans le métro et qui m’a encouragé dès le début) que je parlerais de cinéma mais aussi d’autres sujets.

Pour qu’un blog «  marche », j’ai cru comprendre qu’il fallait le personnaliser et, aussi, parler de soi. Je parle trop de moi ? Tous les jours, sur les réseaux sociaux, mais aussi sur leur lieu de travail, des milliers voire des millions de personnes parlent d’elles. Tous les jours, nos navigations sur internet et sur le Web, nos achats au moins au moyen de nos cartes bancaires ainsi que nos déplacements ne serait-ce que par les transports en commun donnent quantité d’informations et parlent de celles et ceux que nous sommes. Si l’on doit savoir qui je suis, je préfère encore être celui qui choisit les sujets que je veux voir abordés au moment où je l’ai décidé.

Certains de mes articles sont longs ? C’est un défaut. Ainsi qu’une particularité. Cela fait partie de mon grain. Il y’a environ trente ans maintenant, le CD était supposé exterminer le vinyle définitivement. Aujourd’hui, même si le vinyle reste minoritaire et en cours chez des « puristes», sa persistance indique qu’on lui trouve des propriétés uniques que la perfection sacrificielle du CD ou les caractéristiques du MP3 ont exclu. Mais le meilleur exemple est sûrement celui du livre qui a beaucoup mieux résisté au numérique et à la dématérialisation. La longueur de certains de mes articles provient sûrement d’une certaine tradition- papier- du livre. Elle peut de ce fait convenir à celles et ceux qui ont du mal à se satisfaire de la brièveté de certains contenus et aiment prendre leur temps pour lire.

Mais ce qui plait à certains et déplait à d’autres est le contraire d’une science exacte. Ce qui rebute certaines et certains aujourd’hui conviendra peut-être demain, dans quelques jours ou dans quelques semaines, à d’autres voire aux mêmes. D’autres, enfin, sont peut-être tout simplement indisponibles en cette période de fin d’année.

En attendant, mon rôle est d’avoir des idées, de faire montre d’une certaine perspicacité, d’une certaine originalité et de sincérité.

Et, j’ai des idées. D’articles courts et longs. Pour mieux faire connaître mon blog. Mais aussi en termes de rubriques que j’ajouterai au fur et à mesure.

Pour l’instant, je n’ai publié aucune vidéo sur mon blog parce-que plus j’écris et moins j’ai envie de me montrer : c’est une question de dynamique. Plus j’écris et plus je me sens tout mou à l’image. Même ma voix me redoute. J’ai pourtant une expérience du jeu d’acteur.

Je comprends qu’écrire et jouer face camĂ©ra sont deux actions et deux Ă©nergies distinctes. Elles peuvent se conjuguer mais, pour l’instant, je me sens divisĂ© entre les deux. Et puis, l’une comme l’autre de ces deux actions (Ă©crire et jouer) pour ĂŞtre effectuĂ©e de façon Ă  peu près satisfaisante, demande du temps. J’ai bien deux ou trois vidĂ©os Ă  montrer que certains ont dĂ©jĂ  vues mais il m’ennuie de me dire qu’après elles, ce sera le vide car je n’aurai rien d’autre – pour l’instant- Ă  proposer. Je comprends donc qu’en Ă©crivant cette vingtaine d’articles et quelques autres, j’ai beaucoup Ă©tĂ© dans ma tĂŞte et que je dois, pour retrouver le plaisir du jeu d’acteur, retourner un peu plus dans mon corps.

 

Alors, est-ce que ça va marcher ? Pour le savoir, il faudra d’abord que j’aie posĂ© sur la table tous mes atouts. Ce que je suis très loin d’avoir fait. Et il faudra bien-sĂ»r que l’on continue de venir sur balistiqueduquotidien.com

Bonnes fĂŞtes de fin d’annĂ©e !

 

 

Franck Unimon, ce dimanche 23 décembre 2018.

 

 

 

 

 

 

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La Vocation et le Talent

 

 

La « Vocation » est peut-être Le mot que je hais à parler du métier d’infirmier (voir mon article sur le documentaire De Chaque Instant de Nicolas Philibert dans la catégorie Cinéma).

La « Vocation » est pour moi une assignation. L’équivalent de la médaille de chocolat ou de la quatrième place. Du distributeur automatique sur lequel il suffit d’appuyer et qui est «  là pour ça ! ».

C’est un lot de consolation que récupère celle ou celui, souvent plus persuadé(e) que les autres qu’il/elle vaut moins qu’eux. Un leurre.

La « Vocation », c’est ce qui pousse à croire que l’on obtient sa juste récompense au mérite : qu’en se taisant, en endurant, en acceptant tout et n’importe quoi, parfois de n’importe qui, un jour, notre consécration, notre prince ou notre princesse viendra. Alors, toutes celles et tous ceux que l’on aime seront là pour fêter avec nous ce moment éternel.

La « Vocation », c’est ce qui incite à s’excuser d’exister, de respirer, de penser. On craint souvent ou toujours de déranger, d’être incongru, inapproprié, d’avoir mal agi ou de mal agir.

 

Dans son livre Le Fils du pauvre , Mouloud Feraoun écrit ce passage :

«  (…..) Pénétré de mon importance dès l’âge de cinq ans, j’abusai bientôt de mes droits. Je devins immédiatement un tyran pour la plus petite de mes sœurs, mon aînée de deux ans. (….) Elle avait un bon naturel qui lui permettait d’essuyer mes coups et d’accepter mes moqueries avec une mansuétude peu imaginable chez un enfant de son âge. Toutefois, on ne manqua pas de lui inculquer la croyance que sa docilité était un devoir et mon attitude un droit. Chaque fois qu’il lui arrivait de se plaindre, elle recevait une réponse invariable : « N’est-ce-pas ton frère ? Quelle chance pour toi d’avoir un frère ! Que Dieu te le garde ! Ne pleure plus, va l’embrasser ».

Grâce à ce procédé, elle avait fini par croire inséparable la formule «  Que Dieu te le garde » du nom du frère et il était touchant de l’entendre dire à ma mère en pleurant :

-C’est mon frère, que Dieu me le garde, qui a mangé ma part de viande – Mon frère, que Dieu me le garde, a déchiré mon foulard.

Petite sœur, qui es maintenant mère de famille, ton vœu a été exaucé. Dieu t’a gardé ton mauvais frère ».

Le Fils du pauvre, publié en 1954, relate un passé en Kabylie alors que l’auteur était enfant presque cinquante ans avant l’indépendance de l’Algérie en 1962. J’ai déjà parlé dans ce blog (dans la catégorie  Puissants Fonds) du journal que celui-ci a tenu durant la guerre d’Algérie avant d’être assassiné par l’OAS à El-Biar, près d’Alger.

 

Récemment, un siècle plus tard, lors de ce mois de décembre 2018, une de mes collègues, lors d’une de ces discussions confidentielles qu’il est possible d’avoir lorsque l’on se sent suffisamment en confiance nous a appris qu’il était d’usage dans sa famille qu’elle soit celle, au moment de Noël, qui faisait des cadeaux à tous. Elle était un peu triste. Mais sans revendiquer quoique ce soit. Je suis sûr que, rétrospectivement, elle est capable de s’en vouloir d’avoir eu la  « faiblesse » de nous en parler. A notre autre collègue et moi. Et, je suis aussi sûr qu’elle est capable de m’en vouloir de parler d’elle. J’en prends néanmoins le risque car j’ai été et suis comme elle. Et tant d’autres sont comme elle : persuadés que les rôles de servants et de figurants leur sont dévolus.

Nous étions pourtant à Paris, capitale culturelle et touristique, renommée internationalement, entre adultes de plus de quarante ans, porteurs de divers vécus, de rencontres et de voyages de par le monde. Et notre collègue n’est pas la descendante cachée de la sœur de Mouloud Feraoun.

Très vite, discrètement, mon autre collègue et moi avons décidé d’essayer de réparer ça : lors de notre dernière nuit de travail cette année avec cette collègue, nous lui avons fait quelques cadeaux. L’une s’est chargée des achats. Je me suis occupé de la musique d’ambiance. Nous avons bien-sûr partagé les frais.

Notre collègue a été surprise et touchée. Et, elle s’est presque excusée pour ces attentions que nous lui avons portées. C’est aussi ça, la vocation. L’attitude de cette collègue un peu embarrassée d’avoir « bénéficié » de nos attentions. La nôtre qui a consisté à spontanément essayer d’atténuer un certain sentiment d’injustice et une certaine peine que nous avons perçue sans attendre, en retour, de recevoir une récompense ou une reconnaissance quelconques. Bien-sûr, on pourra toujours nous dire que ma collègue et moi nous sommes identifiés en notre autre collègue et qu’en lui faisant ces cadeaux, nous nous les sommes faits à nous-mêmes et aux enfants que nous sommes demeurés. Et ce sera aussi vrai comme pour la plupart des cadeaux que nous faisons d’une manière générale à notre entourage.

 

Le talent, c’est Ă  mon sens, avoir la conviction, Ă  un moment ou Ă  un autre, que tout ce qui nous arrive ou peut nous arriver de bien est notre droit. La diffĂ©rence principale entre la « vocation » et le « talent » Ă  mes yeux est la quantitĂ© de confiance – et donc de lĂ©gitimitĂ©- que l’on est capable de produire et de se procurer en soi et par les autres. Faute de confiance en soi et d’un sentiment de lĂ©gitimitĂ©, et livrĂ©s aux seules muses de la mĂ©sestime de soi, nous voilĂ  les Ă©lèves appliquĂ©s et prĂ©fĂ©rĂ©s de la culpabilitĂ© et de l’autodĂ©nigrement, rotondes de notre impuissance et de nos dĂ©faites Ă  venir qui nous confirmeront que nous sommes bien « nuls » et illĂ©gitimes pour de nouvelles entreprises comme pour d’autres horizons.

Dans cet extrait de Le Fils du pauvre, l’auteur représente le talent. Et, il se décrit lui-même comme un «  enfant gâté ». Sa sœur tyrannisée représente, elle, la vocation.

On a compris où je veux en venir :

On peut remplacer le mot «  frère » par le mot « emploi », « patron », « gouvernement », « salaire », «  maison », « mari », « femme ». «  ami(e ) », « copain/copine » ou « pantalon » ça marche aussi.

Ce passage du livre de Mouloud Feraoun nous rappelle comme beaucoup de nos apprentissages, de nos soumissions futures mais aussi de nos révoltes, sont la suite de notre enfance que l’on ait vingt, trente, quarante, cinquante ou soixante dix ans. Que l’on soit de droite ou de gauche. Que l’on soit une femme ou un homme. Que l’on soit valide ou invalide. Névrosé ou psychotique. Que l’on soit hétéro ou homo. Que l’on soit riche ou pauvre. Que l’on soit blanc, noir, arabe ou jaune. Que l’on soit catholique ou musulman. Que l’on soit célibataire ou en couple. Avec ou sans enfants.

Les gilets jaunes ? Oui, les gilets jaunes. Et d’autres. Hier ou demain. Qu’ils se manifestent par la violence physique, matérielle ou non. Violence physique et matérielle, je le rappelle, que je désapprouve. Parce-que j’en ai encore les moyens. Physiquement, moralement et matériellement. Pour l’instant. Voir mon article Privilégié dans la catégorie  Echos statiques.

On peut se défaire de l’engrenage d’une certaine violence que l’on a connue jeune, tôt, trop tôt. C’est l’affaire de la résilience, du travail thérapeutique, de la prise de conscience, de la réflexion, de l’apaisement.

 

Lorsque cela est possible.

 

Cela peut être un travail long et lent dans un monde qui va vite. Ou qui semble aller très vite puisque nous sommes plus séduits par la nouveauté et le résultat final que par tout ce qui peut leur précéder pour les obtenir. Puisque ce que d’autres « réussissent » peut nous sembler facile et rapide à réaliser.

 

Dans son film En Liberté sur lequel je n’ai pas encore écrit, Pierre Salvadori nous montre à nouveau des êtres inadaptés ou qui ont du mal à se réinsérer. En particulier, le personnage tenu par Pio Marmaï, employé modèle (un vrai « diamant ») accusé à tort d’un délit et qui sort de prison après plusieurs années. Vers la fin du film, sa compagne (jouée par Audrey Tautou), éreintée par ce droit à vivre par lequel il justifie tous ses actes de violence lui dit :

« T’es revenu innocent avec la cruauté des victimes ! ».

C’est cette cruauté-là que celles et ceux qui ont la vocation d’infirmier (et de soignant) acceptent parfois ou souvent, pendant des années, de recevoir et de retenir pour éviter de la retourner à celles et ceux qui l’infligent. Et s’ils ont du talent, ils parviennent quelques fois à la transformer en art.

 

 

Franck Unimon, ce mercredi 19 décembre 2018.

 

 

 

 

 

 

 

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Les Pompiers pour qui ?!

Dès que l’on a un emploi- et mĂŞme un peu avant- et quelques responsabilitĂ©s, il existe au moins deux sortes de courses, deux sortes de cultures, auxquelles beaucoup de citoyens ont bien du mal Ă  se soustraire. La première consiste Ă  se presser afin d’arriver sur le lieu de travail Ă  peu près Ă  l’heure. Pour la version « single » et sans enfant. Pour la version  » familiale » ou parent seul avec enfant(s) en bas âge, cela peut donner : Se rĂ©veiller, se prĂ©parer, puis rĂ©veiller, prĂ©parer, maintenir une bonne humeur,  emmener-dĂ©poser sa progĂ©niture Ă  l’heure Ă  la crèche, chez l’assistante maternelle, Ă  l’Ă©cole. Et, ensuite  » se presser afin d’arriver sur le lieu de travail Ă  peu près Ă  l’heure ». Personne ne s’en plaint car tout le monde le sait :  » Ce n’est que du bonheur ! ».

La seconde course très courante se résume à se dépêcher de rentrer chez soi comme si la planète allait exploser et qu’il n’ y’a que chez soi que l’on pourra échapper au néant.

A moins que ce ne soit pour mourir dans l’harmonie en couple, en famille, avec sa maitresse, son amant, son selfie ou en regardant sur écran, avant de trépasser, les images de l’Apocalypse.

 

Avant, je vivais et travaillais en banlieue parisienne. J’allais à Paris principalement pour mon plaisir.

Depuis que je travaille dans Paris intra-muros, moi, le lent supersonique, je fais partie de ces chevaux de trait qui concourent à chaque fois dans cette épreuve de compétition- pour bourrins- où la moindre seconde, la moindre inclinaison du corps dans les escalators, le moindre placement de pied dans les escaliers, le train, le métro, sur les quais, sur l’accélérateur ou la pédale de vélo, semble de nature tantôt à nous inclure dans un sentiment de félicité, tantôt dans un vécu de contrarié. Selon que l’on a pu accéder à l’intérieur du transport en commun ou à la bretelle de sortie convoités, obtenir une place assise, éviter le feu rouge, les embouteillages ou cet insupportable piétinement derrière tant d’autres en attendant de passer à notre tour la machine à composter ou porte de validation. Laquelle sera ensuite supplantée par la machine à café, la pause cigarette, la pause déjeuner, la pause canapé, la pause potin, la pause popotin, la pause portable ou internet afin de trouver de quoi nous injecter comme récompense, stimulant ou consolation.

 

J’ai encore un peu de patine humaine et j’évite donc, pour le moment, de donner des coups de sabots, des coups de postérieur ou autres, afin de me frayer un passage dans les entrailles de cette chair qui fait partie de notre vie active. Pourtant, chacune de mes nouvelles participations à cet engouement contribue un peu plus à mon démembrement. Et, un jour peut-être, alors que je mettrai un pied sur le quai, on entendra résonner dans toute la gare mes hennissements. Ceux de celui qui appartiendra désormais à l’espèce vaillante et chevaline.

 

Il existe des moyens très simples de sonner le tocsin contre nos propres toxines. Pour bien ensemencer le début de nos journées, de nos après-midis ou de nos nuits de travail de façon plus écologique et humaine : partir en avance. Marcher lentement. Prendre le temps et apprendre à respirer. Notre prof de chant au conservatoire de théâtre d’Argenteuil nous répétait quelques fois :

«  Je suis sûre qu’il n’y’aurait pas de guerres si les gens savaient respirer ! ».

Méditation, relaxation, yoga, art martial, pratique sportive, pratique socialisante, pacifiste et créative, désormais, même des applications nous les enseignent afin de nous permettre de trouver des issues à notre stress chronique. Mais lorsqu’arrive le départ pour le travail, nous restons nombreux à avoir de bonnes raisons de détaler sous le coup de rasoir de la dernière minute ou de la dernière seconde.

En rentrant du travail, cependant, je suis généralement beaucoup plus relâché. Et, je laisse aux autres les premières places du tiercé alors qu’ils filent au travail, à un rendez-vous ou chez eux.

 

Ce dimanche matin, je me laisse donc facilement distancer par les quelques juments et canassons descendus comme moi à la gare. Et, je prise mon temps pour rentrer chez moi. Je suis aussi assez fatigué. Mes sabots clochent lentement contre les pavés.

Les rues sont désertes. Lui, je le trouve allongé sur le trottoir, le haut du corps adossé contre le muret d’un Moneygram. Il faudra peut-être un jour effectuer une étude à propos de cette intersection. Car à peu près au même endroit, il y’a bientôt un an maintenant, j’y avais trouvé un homme âgé, à peu près confus, perdu, le visage un peu ensanglanté après un rasage maladroit. Et, un peu plus haut, quelques mois plus tard, alors que j’emmenais ma fille à l’école maternelle, un jeune étudiant du Garac m’avait sollicité pour joindre sa mère après qu’une bande l’ait repéré dans le train puis menacé en vue d’obtenir son téléphone portable.

J’avais pu contacter une des filles de l’homme âgé. Celle-ci était venue le chercher en voiture quelques minutes plus tard.

J’avais écouté le jeune étudiant. Je l’avais interrogé afin de m’assurer de sa crédibilité. Puis, j’avais joint sa mère avant de laisser le fils parler à sa mère avec mon téléphone portable.

Sa mère m’avait ensuite remercié par sms. Quelques semaines plus tard, j’avais recroisé notre jeune homme à la gare St Lazare. Nous nous étions un peu parlés. Il m’avait semblé avoir récupéré de sa mésaventure. Lors de notre première rencontre, j’avais insisté quant au fait que seul face à plusieurs, dès lors que ses agresseurs étaient parvenus à l’encercler dans un endroit isolé, il avait bien fait de leur céder son téléphone portable et de ne pas essayer de résister.

Ma fille, âgée alors de quatre ans et quelques mois, m’avait reparlé de cette rencontre survenue sur le trajet de son école. Je lui avais bien-sûr expliqué les faits en m’appliquant à une certaine sobriété.

 

Ce dimanche matin, lorsque je passe devant notre homme du jour, je pense d’abord qu’il cuve. Nous sommes au lendemain du troisième samedi de manifestation des «  Gilets jaunes » à Paris et dans toute la France mais aussi à l’île de La Réunion (pour les endroits où ce mouvement de contestation sociale au départ spontané et sans leader officiel a pour l’instant le plus fait parler de lui).

J’envisage notre homme comme un manifestant ayant pris part à la manifestation de la veille. Mais ça, c’est d’abord ce que j’ai envie de croire bien qu’il ne porte aucun gilet jaune.

En effet, une semaine plus tôt, je me suis senti coupable d’être resté, comme souvent, extérieur à ce mouvement de contestation et de manifestation sociale. J’approuve ce mouvement de contestation sociale tel qu’il a été initié. Je comprends les raisons originelles de ce mouvement. Je désapprouve les tentatives de récupération politiques et syndicales. Ainsi que la stratégie du gouvernement Macron (et de celles et ceux qui suivront) pour discréditer ce mouvement et ceux qui lui ressemblent et lui ressembleront.

Je désapprouve aussi le fait que certaines personnes ou organisations en profitent pour casser pour des raisons extérieures à la colère de départ. Mais je crois qu’il est très difficile voire impossible de faire exactement le tri entre la colère compréhensible de certains citoyens qui cassent ou bloquent certains endroits du pays pour exister car c’est tout ce qu’il leur reste comme moyen. Et la jouissance de certains qui cassent pour casser et/ou qui se servent du mouvement spontané des « gilets jaunes » pour leur propre intérêt.

 

Je participe rarement à des manifestations. Je me méfie beaucoup des effets de groupe. J’ai l’impression de disposer de plus de clairvoyance- même si je me trompe- en pensant seul qu’en me contentant de suivre aveuglement, sans réfléchir, un groupe de personnes. Je sais que mon raisonnement, poussé à l’extrême, est une absurdité. Car, être seul, c’est aussi être isolé, vulnérable, incomplet, incompétent et impuissant. Je sais aussi que l’on a besoin des autres et qu’il est nécessaire d’avoir des alliés. Alors, disons que je suis très attaché au fait de pouvoir choisir mes alliés plutôt que de me les voir imposés un peu à la roulette russe. Mais que trouver de bons alliés, cela peut nécessiter du temps.

 

Pendant toutes ces considérations, notre homme «  du dimanche » reste inerte devant moi. Et, je suis bien-sûr seul face à lui. Quelques minutes plus tôt, avant de le trouver, un autre homme m’avait accosté alors que je marchais devant lui. Dans un Français approximatif, cet homme de « derrière » (il était derrière moi) m’avait interpellé poliment pour me demander si j’avais une feuille de papier cigarette à rouler. Non. Il était reparti dans le sens opposé.

 

Et moi, après m’être éloigné de cet homme, maintenant je rebrousse chemin.

 

Notre homme inerte cuve peut-être son alcool. Il a une respiration régulière, ample et apaisée. C’est bien-sûr très bien. Mais il n’a pas répondu lorsque je lui ai parlé. Il n’a pas réagi. Je ne sais rien de ce qu’il a pris. Je me mets à penser à Basquiat, qui, lors de son overdose fatale, avait donné, aussi, à sa petite amie de l’époque, l’impression de dormir paisiblement.

Alors, j’appelle le 15. Tout en me disant que du fait de la manifestation des « gilets jaunes » et des affrontements avec les «  forces de l’ordre », les services sanitaires d’urgence ont dû être particulièrement sollicités la veille.

Le samedi 1er décembre : « 263 » personnes «  ont été blessées au cour des violences  dont 133 dans la capitale » selon le journal gratuit 20 Minutes de ce lundi 3 décembre. Toujours selon ce même journal gratuit « (…) «  Gilets jaunes. Le mouvement durera si le gouvernement ne recule pas, estiment deux experts ».

La dame du SAMU me demande des renseignements. Je lui réponds. Lieu. Age approximatif de l’homme. Caractéristiques de la respiration. Pas de trace de sang apparente. Pas de réaction.

Elle me demande de le stimuler en le touchant. Je le fais parce qu’elle me le dit de le faire parce-que, seul, je me dispenserais d’une pareille initiative : il m’est impossible de prévoir la réaction de cet homme lorsque je vais le toucher. Je suis pour lui un inconnu. Il aurait pu avoir une réaction, instinctive, de défense ou de protection telle que mordre ma main par exemple lorsque, dans un premier temps, j’avais entrepris de la passer devant ses narines afin de m’assurer qu’il respirait. Avant d’appeler le SAMU.

Je suis au téléphone avec cette dame du SAMU lorsque notre homme bouge la tête, puis se gratte le nez. J’en informe la dame du SAMU. La dame du SAMU me demande si je peux rester avec lui le temps que les pompiers arrivent. Et elle me sollicite afin que je continue les stimulations. J’accepte. Elle me remercie et raccroche.

Quelques secondes plus loin, notre homme commence à ouvrir les yeux. Il me regarde. Je lui parle :

« Bonjour Monsieur. J’ai appelé le SAMU. Les pompiers vont venir s’occuper de vous ».

Assez vite, il se met sur pied, devant moi :

« Les pompiers pour qui ?! ».

« Pour s’occuper de vous car vous n’allez pas bien. Vous ne pouvez pas rester là ».

« Moi, je vais pas bien ?! ». Devant moi, cet homme m’explique maintenant :

« Il ne faut pas appeler les pompiers ! Ils vont croire que c’est grave ! ».

Je comprends sa logique. Mais moi, j’étais face à ce dilemme que je lui traduis :

«  Et moi, comment je fais pour savoir que ce n’est pas grave ? ».

Lui : « Hein ?! ». Il me regarde, son visage près du mien comme si je suis presque la moitié d’un idiot. L’esprit peut-être encore assombri par les reflets de l’alcool bien que son haleine soit « neutre ». Mais aussi parce-que le Français n’est pas sa langue maternelle. Ou peut-être pour mieux discerner si je tiens plus de l’homme ou du cheval. Il mesure entre cinq à dix centimètres de plus que moi et tangue un peu.

Il reprend :

« (….) Comment tu fais pour …savoir que ce n’est pas grave ?! Tu parles aux gens…. ».

Moi : «  Mais je t’ai parlé ! ». (Vu qu’il m’a tutoyĂ© et au vu de l’aspect un peu sec et sans glaçons de l’échange, je le tutoie aussi).

Lui : «  A moi, tu m’as parlé ?! »

Moi : « Mais est-ce que tu te rends compte que je me suis inquiété pour toi ?! ».

Lui : « Quand on s’inquiète pour quelqu’un, on fait pas ça ! …On lui parle ! ».

A ce moment de notre discussion, je me demande s’il envisage de me frapper vu qu’il est près de moi, visiblement plus remonté que reconnaissant, et qu’il m’attribue de mauvaises intentions à son encontre. La situation me paraît bien-sûr prendre une tournure quelque peu ironique bien que, je le sais, probable : le secouriste agressé.

Il a un peu reculé lorsqu’il me dit, assez agressif, voire un peu menaçant :

«  Reste attendre…tes pompiers, tes policiers…. ».

Moi : «  Ne reste pas sur la route ! » ( Il se trouve alors sur la route, sur le passage piétons). J’ajoute : «  Il y’a des voitures qui passent ! ». Il quitte aussitôt la route et se remet sur le trottoir face à moi. Quelques mètres et quelques secondes nous séparent.

Puis, il se retourne et sans ajouter un mot, me tourne le dos, traverse l’avenue en restant bien en rythme sur le passage piéton. Aucune voiture ne passe. Très vite, il s’échappe de ma vue. Il marche à une allure plutôt rapide pour un mourant s’il est mourant ou pour un homme en train de faire une overdose s’il fait une overdose. Il me semble que j’aurais été incapable de me déplacer aussi vite :

 

Je suis évidemment rassuré pour sa santé.

 

Je rappelle le SAMU. Une collègue de la dame que j’ai eue me répond. Je lui explique. Je lui dis aussi que notre homme était un «  peu » tendu et que je me suis demandé s’il allait me frapper. (S’il l’avait fait, j’aurais été obligé de changer de registre : je serais devenu victime ou agresseur de « mon » patient. Où cela se serait-il terminé ? Au commissariat ?).

Au téléphone avec le SAMU, je hasarde que notre homme devait avoir des problèmes de papier.

(Mais peut-être avait-il déja un casier judiciaire pour ébriété ou pour trouble de l’ordre public ?).

La dame du SAMU prend ça avec humour. Elle me demande quelques informations complémentaires concernant la tenue vestimentaire de notre homme. Oh, oui, je m’en souviens bien.

Cette dame du SAMU me dit :

« C’est bien, monsieur, vous avez eu les bons réflexes ». Je la sais sincère. Je considère qu’elle parle de mon premier appel pour prévenir le SAMU. Pour moi, les bons réflexes ont aussi été de laisser partir notre homme. Lorsqu’il aura dégrisé, je me demande de quoi et de qui il se souviendra. D’être tombé sur un baltringue (moi) qui a failli le mettre dans la merde ?!

En rentrant, je raconte l’histoire à ma compagne. Amusée, elle me dit :

« Cela aurait été drôle que, finalement, ce soit pour toi que les pompiers viennent ».

Franck, ce lundi 3 décembre 2018.

 

PS : Cet article a d’abord été écrit avant l’article https://balistiqueduquotidien.com/privilegie/Je l’ai corrigé et complété ce dimanche 9 décembre 2018.

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Privilégié

« (….) La réalité, c’est que, pour être un bon entrepreneur, il ne faut pas aimer l’argent, mais miser sur l’audace et savoir se mettre en danger » a « assuré » lors d’une interview de cinq pages un milliardaire à la retraite. Les photos de l’interview étaient quant à elle assurées par une photographe de renom.

L’interview datait déjà de près de six mois lorsque je suis tombé dessus cette semaine. Dans le magazine d’un quotidien prestigieux : Le Monde. Après une page de pub pour le téléphone portable Huawei P20 Pro que je sais depuis cette semaine également être « Le » téléphone portable du moment, devant l’Iphone et le Samsung Galaxy qui sont au téléphone portable depuis des années ce que sont Messi et Ronaldo au Ballon d’or.

 

Il y’a un ou deux jours, sur ce réseau social, une connaissance a entre-autres écrit qu’elle comprenait la colère des « gilets jaunes » même si elle ne «  la partage pas ».

 

Nous sommes le mercredi 5 décembre 2018 et dans trois jours, le mouvement de manifestation des « gilets jaunes » va à nouveau faire parler de lui pour le troisième ( quatrième ) samedi de suite si mes comptes sont bons. Sur les Champs-Elysées, une des vitrines de la réussite économique et culturelle de la France, l’expression de cette manifestation au départ spontanée, populaire, bien que virulente, est désormais dépeinte comme celle par laquelle le « chaos » peut défiler en France. Soit du fait de l’Etat qui a d’emblée haussé le ton et menacé à l’annonce de la toute première manifestation des « gilets jaunes ». Soit du fait du caractère quelque peu incontrôlable et aveugle de certaines manifestations de violence lors de ce mouvement des « gilets jaunes ». Soit du fait, aussi, de la récupération de ce mouvement. On ne sait plus. On ne sait plus si la violence, lors des manifestations des « gilets jaunes » vient d’abord de l’Etat, ou des casseurs qui en profitent, ou de personnes réellement en colère, ou d’organisations d’extrême droite, anarchistes ou d’extrême gauche. L’organigramme de ces expressions de violence est difficile à établir ou à lire pour le quidam que je suis. Et, bien-sûr, comme souvent, lors d’une période de trouble, les principaux acteurs directs ou indirects de cette situation sont peu disposés à se faire tirer le portrait lors d’une photo de classe permettant de clairement les identifier.

 

Depuis deux ou trois semaines, donc, discuter du mouvement «  des gilets jaunes » peut susciter divers avis contraires au sein d’une même famille, d’un même groupe d’amis, de connaissances ou de collègues. Et cela peut déboucher vraisemblablement sur des désaccords profonds pour ne pas mentionner des différends à caractère définitif. Car chacune et chacun se sent « expert » sur le sujet. Chacun et chacune est à vif sur le sujet.

 

Je vais donc m’attacher Ă  parler de celui que je connais le mieux pour parler du mouvement des « gilets jaunes ». C’est Ă  dire, que je vais parler de moi. Le travers Ă  parler de soi, c’est de faire Ă©talage de son nombrilisme et de son narcissisme plutĂ´t que de sa conscience et de sa rĂ©elle connaissance d’un sujet donnĂ©. L’avantage, c’est que je suis prĂ©venu dès le dĂ©but du piège Ă  Ă©viter en parlant de moi.

En soi, le narcissisme et le nombrilisme peuvent ĂŞtre socialement tolĂ©rĂ©s. Car si le narcissisme et le nombrilisme Ă©taient rĂ©dhibitoires, les rĂ©seaux sociaux auraient pĂ©riclitĂ© depuis longtemps. Et si le narcissisme et le nombrilisme donnaient des gages d’éternitĂ©, des personnalitĂ©s populaires et admirĂ©es comme François Mitterand, Jean d’Ormesson, Jacques-Yves Cousteau et bien d’autres seraient encore en vie. Mitterand et Cousteau sont deux « personnalitĂ©s » que j’ai pu admirer Ă  divers moments de ma vie. Cousteau, alors que j’Ă©tais enfant, pour ses dĂ©couvertes extraordinaires dans la mer. Mitterand, alors que j’Ă©tais adolescent puis adulte. Mitterand, D’Ormesson et Cousteau ont au moins en commun d’avoir bĂ©nĂ©ficiĂ© d’une certaine longĂ©vitĂ© ainsi que de campagnes de communication profilĂ©es habilement de manière Ă  façonner d’eux une « belle » image.

En matière de narcissisme et de nombrilisme, tout est affaire de dosage pour que cela reste supportable et convivial. Je ne dispose pas des moyens de ces dĂ©funts en termes de com’ et de relations.  J’espère donc rĂ©ussir Ă  bien doser ma mixture afin qu’elle puisse facilement ĂŞtre avalĂ©e cul-sec. KampaĂŻ ! Tchin ! Tchin !

 

Si j’ai bien retenu, le mouvement des « gilets jaunes » provient des exclus. De celles et ceux qui sont pris à la gorge financièrement et socialement depuis des années. Et qui n’en peuvent plus. S’il regroupe des personnes de différents horizons sociaux, culturels et économiques, il est fait, aussi, de personnes qui touchent le SMIC ou qui sont sous le seuil de pauvreté. Je pourrais maintenant filer sur internet afin de me renseigner précisément sur le montant du SMIC (le salaire minimum afin d’avoir une vie à peu près décente) et me faire beau en me présentant comme celui qui sait exactement quel est son montant. Je vais plutôt me fier à ma mémoire et tant pis si je me ridiculise :

La dernière fois que j’ai vérifié, le SMIC était à 1100 euros ( 1184 euros après vérification ) et je crois que l’on parle d’un seuil de pauvreté lorsque l’on touche un salaire égal ou inférieur à 900 euros par mois.

En France, en 2018, on est considéré comme pauvre lorsque l’on touche un salaire égal ou inférieur à 900 euros par mois.

Au vu de ces deux chiffres, je suis un privilégié. Je le savais déjà selon mes propres critères mais ces deux chiffres me contraignent à l’admettre que je le veuille ou non.

Je suis un privilégié parce-que je touche un peu plus de deux fois le SMIC chaque mois.

Mais aussi, parce qu’il y’a 11 ans maintenant, j’ai pu m’acheter un F2 sur le marché de l’ancien en m’endettant sur 25 ans. Dans une ville de banlieue proche de Paris si «  bien » réputée qu’alors que les prix de l’immobilier dans Paris et dans des villes voisines de Paris nécessitent presque une formation de cosmonaute pour les atteindre, les prix de l’immobilier pratiqués dans ma ville stagnent voire baissent depuis plusieurs années. A Argenteuil, j’ai parfois l’impression qu’il faudrait presque donner une prime spéciale aux futurs acquéreurs éventuels.

 

J’ai une voiture. Cette information a son importance puisque l’augmentation du coût de l’essence a été le déclencheur du mouvement «  des gilets jaunes ». Depuis plusieurs années, je vois la voiture comme ce qui me donne une certaine indépendance de déplacement. Mais je la vois aussi comme un objet de luxe malgré son caractère éminemment utile. Le coût d’entretien d’une voiture est assez élevé, entre l’assurance, les révisions, le carburant et les éventuelles réparations. Bien des personnes n’ont pas les moyens de s’offrir une voiture. J’ai obtenu mon permis il y’a 23 ans. En 23 ans, j’ai eu deux voitures. Ma première avait plus de 100 00 kilomètres au compteur lorsque je l’ai achetée. J’ai été obligé de m’en séparer au bout de six ans après que sa colonne de direction ait été cassée. On avait essayé de me la voler. Parce qu’elle faisait partie des voitures faciles à voler ai-je appris par la suite : C’était une Opel Corsa.

Pour acheter ma voiture actuelle, j’ai d’abord dû faire un crédit que j’ai remboursé pendant trois à quatre ans. Cela fait dix sept ans que j’ai la même voiture. Depuis que je me suis marié et ai eu une fille, ma voiture est parfois un petit peu petite.

Néanmoins, je suis un privilégié. Lorsque j’ai besoin d’un véhicule, ma voiture est là. Même si je lui préfère largement les transports en commun et la marche, je sais pouvoir en disposer lorsque j’en ai besoin. C’est un luxe.

Un autre de mes luxes est de pouvoir rembourser mes crédits lorsque j’en contracte même si je suis constamment à découvert du fait de mauvaises habitudes prises il y’a des années. Mauvaises habitudes ( de célibataire sans enfant peut-être) dont j’ai du mal à me débarrasser même si je suis aujourd’hui plus raisonnable.

 

Je suis aussi un privilégié parce-que j’ai un emploi de fonctionnaire. Même si le statut de fonctionnaire est menacé et que je suis un exécutant parmi d’autres, je dispose encore de la sécurité de l’emploi. Et d’un salaire qui arrive tous les mois à une date régulière.

 

Je peux encore partir en vacances avec femme et enfant. Généralement en été. En France. Un peu moins en Guadeloupe ou à la Réunion. Car il faut un budget plus élevé pour ces deux destinations.

 

Je peux m’inscrire dans un club de sport. Et pratiquer ma discipline sportive à peu près régulièrement. Je ne pousse pas la vice jusqu’à me contenter de m’inscrire juste pour le plaisir de contempler ma licence en me disant avec gourmandise : « Je peux le faire ».

 

Mon casier judiciaire est vierge. Je réussis à payer mes impôts dans les délais. Après avoir été détenteur d’une carte orange, j’ai finalement opté pour un Pass Navigo. Je n’aurais de toute façon pas eu le choix vu que tout a été fait pour nous obliger à adopter le Pass Navigo.

A Noël, et pour certains anniversaires, je peux acheter quelques cadeaux à mes proches : sœur, frère, neveux, nièces, compagne, ma fille, amis. Là, encore, du fait de mes mauvaises habitudes prises il y’a plusieurs années, j’ai recours au découvert bancaire. Je n’ai, à ce jour, pas connu le statut d’interdit bancaire. Je suis un privilégié.

 

Je suis aussi un privilĂ©giĂ© parce-que, en grande partie grâce Ă  mes parents, j’ai pu ĂŞtre un « bon  élève ». Un « bon » citoyen. Une personne qui fait ses devoirs. Qui a pu obtenir un diplĂ´me professionnel Ă  mĂŞme de lui assurer un emploi stable. Qui se tient Ă  carreaux et qui se dĂ©foule lĂ  oĂą la sociĂ©tĂ© l’y autorise : en employant un langage respectueux et policĂ©; en frĂ©quentant les clubs de sport; en consommant dans les magasins de grande distribution aux heures autorisĂ©es; en partant faire des voyages quand c’est permis et lĂ  oĂą c’est permis; en recourant Ă  des moyens lĂ©gaux, actions et comportements dont il est possible d’effectuer une traçabilitĂ© satisfaisante et constante.

 

Lorsqu’à la gare de Cergy St-Christophe – ville oĂą j’ai habitĂ© pendant une quinzaine d’annĂ©es Ă  partir de 1985- la SNCF avait dĂ©cidĂ© d’installer des composteurs ( ou plutĂ´t des portes de validation ) ayant pour effet immĂ©diat de restreindre notre libertĂ© de mouvement et de dĂ©placement, je m’y Ă©tais adaptĂ©. Je me souviens avoir entendu un jeune, sans doute encore mineur, qui, apprenant cette nouveautĂ© avait dit Ă  un de ses copains :

 » T’inquiète, on va tout dĂ©foncer ! ». Sa remarque m’avait surpris et un peu inquiĂ©tĂ©. La ville de Cergy St-Christophe a bĂ©nĂ©ficiĂ©, aussi, d’une assez mauvaise rĂ©putation. En quinze ans, je n’y ai connu aucun problème. Et, lorsque les portes de validation avaient finalement Ă©tĂ© installĂ©es, rien n’avait Ă©tĂ© dĂ©foncĂ©. Ou alors je dormais pendant ce temps-lĂ  et la SNCF s’Ă©tait empressĂ©e de tout rĂ©parer avant mon rĂ©veil.

Lorsqu’à la gare d’Argenteuil, il y’a environ cinq années, la SNCF a décidé d’installer des portes de validation ayant les mêmes effets qu’à la gare de Cergy St-Christophe, comme la majorité des usagers, je m’y suis là aussi adapté.

Depuis quelques semaines, la gare St Lazare par laquelle j’accède à Paris, est en train de se doter de plus de deux cents composteurs ( 140 exactement : au delà du chiffre 130, je ne réponds plus de rien en matière de calcul). Officiellement, c’est pour :

« Améliorer notre confort ». Je ne vois pas de quel confort il est question lorsqu’aux heures de pointe, déjà, nous sommes tel du bétail qui piétine vers ses diverses correspondances.

 

 

J’ai oubliĂ© les chiffres, mais, en semaine, la gare de Paris St Lazare ( crééé en 1837 ), voit passer des milliers de personnes ( 300 000 personnes par jour/ 100 millions de voyageurs par an d’après les chiffres trouvĂ©s ce jeudi 6 dĂ©cembre sur le net ). Elle est la gare ferroviaire recevant le plus grand nombre d’usagers dans Paris. Il est vrai qu’une fois que je suis dans le train, j’évite les embouteillages.Et qu’en pĂ©riode de grève des trains, Argenteuil Ă©tant proche de Paris, j’en pâtis moins que celles et ceux qui vivent dans des villes de banlieue plus Ă©loignĂ©es. Je suis lĂ  aussi un privilĂ©giĂ©.

 

Avec l’arrivĂ©e de ces portes de validation, bientĂ´t, l’usager qui Ă©chouera Ă  les franchir pour « dĂ©faut » de prĂ©sentation du titre de transport adĂ©quat, ou parce-qu’il ne remplira pas certaines critères, sera peut-ĂŞtre dĂ©clarĂ©….invalide. Et ces portes de validation aujourd’hui prĂ©sentĂ©es de manière ludique et inoffensives par la SNCF se rĂ©vĂ©leront peut-ĂŞtre plus tard comme des « outils » de refoulement s’appliquant aux individus indĂ©sirables. On pensera en prioritĂ© aux terroristes et aux dĂ©linquants identifiĂ©s. Mais ces profils pourront ĂŞtre Ă©largis aux mendiants, personnes en recherche d’emploi, femmes et hommes d’un certain âge etc….

 

Ma vision, peu originale, force peut-ĂŞtre le trait. NĂ©anmoins, en pratique, il m’est difficile de percevoir ces portes de validation comme des atouts en termes de confort. Si leur fonction est de lutter par exemple contre la fraude, la majoritĂ© des usagers va devoir subir la contrainte de ces portes « juste » pour rĂ©duire un comportement qui est le fait d’une minoritĂ©.  Et afin que cette  « mission » puisse ĂŞtre rĂ©alisĂ©e dans les meilleures conditions, nous voilĂ  encore un peu plus mis Ă  contribution, un peu plus infantilisĂ©s et davantage sĂ©questrĂ©s en pleine jour en toute lĂ©galitĂ© sans que nous soyons auteurs du moindre dĂ©lit.

 

 

Depuis deux ou trois ans, le projet du  » Grand Paris » nous a Ă©tĂ© prĂ©sentĂ© comme une belle avancĂ©e dans bien des domaines. J’y ai cru. Et ce sera sans doute le cas pour certains aspects. Mais, lĂ , est-ce le rĂ©sultat de près de dix annĂ©es de trajet par le train pour me rendre au travail Ă  Paris cumulĂ©es avec cette arrivĂ©e proche de ces  » portes de validations » ? Mais le projet du              » Grand Paris » mĂŞme devancĂ© par l’organisation des Jeux Olympiques en 2024 qui nous promet une crĂ©ative campagne de communication, bien plus sĂ©duisante que celle de la SNCF pour les dites- portes de validation, pour nous en expliquer les formidables retombĂ©es, me rend de plus en plus circonspect. Peut-ĂŞtre parce-que je vieillis.

C’est peut-ĂŞtre parce-que je vieillis que, depuis plusieurs annĂ©es, j’ai parfois l’impression que nous vivons dans un pays qui se renferme de plus en plus. Tandis que l’on y ouvre plus de centres commerciaux, que l’on y crĂ©e plus de nouveaux projets immobiliers que l’on ne crĂ©e d’hĂ´pitaux ou que l’on n’ouvre de services et de centres de soins mais aussi d’écoles ou de classes. Pourtant, il y’a un hĂ´pital dans ma ville et contrairement Ă  bien des parents, pour le moment, nous pouvons emmener notre fille Ă  l’école en une dizaine de minutes Ă  pied. MĂŞme si le personnel de l’école publique a de moins en moins de moyens pour mener Ă  bien ses diverses missions et que celle-ci inspire de plus en plus un certain sentiment de suspicion, je suis un privilĂ©giĂ©. MĂŞme si plusieurs parents que nous avons cĂ´toyĂ©s ont pu, après plusieurs candidatures, faire admettre leur enfant (certains de l’âge de notre fille encore en maternelle) dans l’école privĂ©e voisine Ă  raison de 300 euros par mois.

Bien que vieilli et peut-être aigri, je suis encore plutôt en bonne santé. Lorsque j’ai besoin de soins, j’ai encore la possibilité de les payer. S’il le faut. Et, lorsque je l’estime nécessaire, je peux encore choisir un spécialiste considéré comme particulièrement compétent.

Pour l’instant, je n’ai pas encore à choisir entre faire un plein d’essence, faire des courses ou acheter des vêtements pour ma fille.

Mon téléphone portable est un Iphone 5S. Je l’ai depuis plus de deux ans. L’Iphone actuel doit être un numéro 7 ou 8. J’ai oublié. Avant lui, je changeais de téléphone portable environ tous les deux ou trois ans. Depuis que je sais que la fabrication des téléphones portables est un désastre écologique, j’essaie de voir comment je peux éviter de contribuer à la dérive écologique générale. Ce qui est un exercice difficile car l’obsolescence programmée de mon téléphone portable va peut-être me forcer à en changer.

Notre ordinateur portable a sept ou huit ans. Je n’ai aucune intention d’en changer. Il marche de manière satisfaisante. Je suis un privilégié.

J’ai écrit et répété un certain nombre de fois dans cet article comme je suis un privilégié. Je le suis. J’ai pourtant parfois besoin de m’en convaincre. J’ai quelques fois un peu de mal à m’en convaincre.  « De l’audace, se mettre en danger », il me semble que chacun et chacune, de par les choix qui lui incombent, de par les responsabilités qui le concernent à un moment ou plusieurs moments de sa vie, fait preuve ou a fait preuve d’audace et s’est mis ou se met en danger. Pourtant, il est bien des fois où cela n’a pas suffi.

Les migrants qui se noient dans la mer mĂ©diterranĂ©e parce qu’ils fuient la guerre, la peur, la misère, font montre d’une audace dont je suis incapable. Et ils se mettent en danger Ă  un point tel que le privilĂ©giĂ© que je suis ignore. Pourtant, pour un certain nombre d’entre eux, ça n’a pas suffi et ça ne suffira pas.

Bien des « gilets jaunes » qui manifestent font preuve d’une audace équivalente. Et ils se mettent aussi en danger. Il n’y’a aucun milliardaire parmi eux. Du moins, pour l’instant. Et, moi, le privilégié, je reste abrité. J’observe. Je me culpabilise. Je pèse le pour et le contre. Je me dis qu’aller manifester est trop risqué. Mais aussi qu’il est très difficile de s’y retrouver entre les casseurs, celles et ceux qui récupèrent le mouvement, les forces de l’ordre qui, lorsqu’elles chargeront, ne feront pas de détail entre les gentils manifestants et les autres.

Les « gilets jaunes » manifestent-ils uniquement pour une question d’argent ? A mon avis, non.

Bien-sûr, je désapprouve les actes de violence aveugles qui touchent, heurtent, celles et ceux qui se trouvent au mauvais endroit, au mauvais moment, alors que certains cassent, frappent, détruisent. Mais l’origine d’une bonne partie ces violences est néanmoins bien présente depuis des années dans cette société dont nous sommes les citoyens. Les citoyens….privilégiés.

 

Franck, ce mercredi 5 décembre 2018.

PS : j’Ă©tais en colère en Ă©crivant cet article hier. Et, plusieurs heures après l’avoir Ă©crit, je m’Ă©tonnais de ressentir autant de colère. Je me demandais d’oĂą elle provenait. Pourtant, je n’ai rien cassĂ© sur mon passage en allant prendre le train pour me rendre sur Paris. Et, je n’ai bousculĂ© personne dans le mĂ©tro, dans les escalators ou ailleurs. Ce matin, ce jeudi 6 dĂ©cembre, j’attribue la colère que j’ai ressenti hier Ă  un retour de flamme de mon sentiment de culpabilitĂ©. Je me suis senti coupable lors du premier ou du deuxième samedi de manifestation des « gilets jaunes » Ă  Paris. Si j’Ă©tais restĂ© chez moi ce jour-lĂ , je me serais mieux portĂ©. Mais ce samedi-lĂ , j’avais dĂ©cidĂ© de me faire plaisir. Et, j’Ă©tais parti acheter- consommer- du thĂ© dans un magasin oĂą j’ai mes habitudes. En sortant du mĂ©tro, je m’Ă©tais retrouvĂ© en plein marchĂ©. Les commerces de bouche Ă©taient bondĂ©s. Pour toutes ces personnes prĂ©sentes sur le marchĂ© et dans ces commerces, la vie continuait sans une fĂŞlure. Tandis que sur les Champs ElysĂ©es et ailleurs en France, des personnes manifestaient car au bout du rouleau. Lors du trajet, j’avais pourtant entendu l’annonce rĂ©pĂ©tant que telles stations de mĂ©tro n’Ă©taient pas desservies. Mais je n’avais pas tout de suite fait le rapprochement avec les « gilets jaunes ». Dans le magasin de thĂ©, oĂą se trouvait un couple d’un certain âge, je m’Ă©tais mĂŞme interrogĂ© Ă  voix haute sur la raison pour laquelle ces stations de mĂ©tro n’Ă©taient pas desservies. La femme du couple m’avait alors regardĂ© en souriant sans un mot. Savait-elle ?

Je manifeste rarement. Je me mĂ©fie beaucoup des effets de groupe. Je sais que la vie est faite de nuances. Je continue d’apprendre Ă  essayer de les saisir. Mais ce samedi-lĂ , Ă  me voir faire partie de celles et ceux qui, dans cet arrondissement de Paris plutĂ´t privilĂ©giĂ©, faisaient apparemment leurs courses sans se prĂ©occuper des lendemains tandis que d’autres…..je me suis senti coupable. Pourtant, je suis un privilĂ©giĂ©. Je crois….

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Echos Statiques

Au Lycée

 

J’envie celles et ceux qui ont su très tôt le métier, qui, plus tard, leur correspondrait. Et dans lequel ils déploieraient avec enthousiasme voire certitude une bonne partie de leur vitalité.

J’envie celles et ceux qui se sont connus très jeunes et qui ont su plus tard, ensemble, convertir leurs projets.

Je les envie et les ai enviés. Je n’en meurs pas. Je ne leur en veux pas. Ces personnes sont une minorité. Et, j’essaie plutôt, autant que possible, de m’appliquer à être celui que je veux être comme à accomplir ce que je souhaite.

 

 

Lui, c’est au lycée que je l’avais rencontré. Et, c’est cette nuit, ce jeudi 2 aout 2018, entre 5h et 5h30, en pleines vacances du côté de Poitiers, après plusieurs jours en Bretagne, que je me rappelle maintenant, et à nouveau, de lui. Parce-que j’ai enfin trouvé (la nuit dernière, également en pleine nuit) le nom de mon blog : Les Métros de la Lune.

Et aussi parce qu’après diverses tergiversations (l’implication que demande la tenue d’un blog/ la pollution cachée produite par internet….) je me suis résolument décidé à produire ce blog.

 

Il était sans doute le copain d’un copain de lycée. Impossible de me rappeler la première fois où nous nous sommes causés. Il devait sans doute être dans les parages lorsqu’un copain commun et moi discutions. Et, c’est peut-être ainsi que par la suite, en nous revoyant, nous nous sommes reconnus, salués et avons lié conversation.

 

Il était plutôt taciturne. Mais ce terme de « taciturne » est un terme que j’emploierais maintenant. A l’époque, en pleine adolescence comme moi-même, être « taciturne » pouvait correspondre à une certaine norme :

 

Taciturne, rebelle, critique envers le monde, envers soi et les autres, c’était la norme à notre âge. Certaines personnes diraient que c’était l’âge rock’n’roll. L’âge de la révolution. De la révolte. Des grands projets. De la délinquance. Ou, déjà, sûrement, de la défaite, des perpétuelles soumissions et dépressions à venir. Et, ça, c’est plutôt une majorité qui connaît et connaîtra ce genre d’acmé durable ou passager. Mais il s’agit, là, d’un sujet honteux et très difficile à aborder. Car il n’existe pas de panacée contre ça. Et c’est peut-être pour ces quelques raisons, aussi, que des dérives de toutes sortes arrivent ensuite : sectaires, médicamenteuses, sexuelles, sportives, alimentaires, alcooliques, conjugales, éducatives, politiques, industrielles, tabagiques, toxicologiques, industrielles, guerrières, criminelles, idéologiques, religieuses….

 

Dans un monde sans défaites, sans humiliations, sans soumissions et sans dépressions, et, donc, sans revanche d’aucune sorte à prendre sur quiconque, peut-être que bien des horreurs actuelles, passées et futures nous seraient et nous auraient été épargnées. Peut-être serions-nous, peut-être serais-je, plus apaisés envers nous-mêmes comme envers les autres….

Mais à ce jour, ce monde-là est indisponible ou invalide. Et, il me faut donc poursuivre l’histoire de ma rencontre avec lui.

 

 

Il avait pour lui certaines aptitudes scientifiques. Puisqu’il était dans une filière scientifique alors que nous étions régulièrement tabassés par ce théorème rigoureux selon lequel, sans les maths, notre avenir professionnel et moral serait vraisemblablement piloté par le lithium.

Pourtant, assez peu amène, il m’avait appris qu’il n’avait pas d’amis ; qu’il lui arrivait, la nuit, de marcher durant des heures, seul, dans les rues de Nanterre. Il m’avait aussi raconté cette histoire où sur son bulletin scolaire, un de ses professeurs de lycée lui avait écrit :

« Poursuivez vos efforts. Le zéro de moyenne est à votre portée ». Nous sommes nombreux à nous rappeler de commentaires lapidaires de certains de nos enseignants. Ou en provenance d’autres personnes dans différents contextes. J’en ai reçu moi-même. Et, j’en ai aussi administré plus tard et continue de le faire. Officiellement, pour la « bonne » cause. C’est ce que je crois ou essaie de croire en général. Même s’il peut m’arriver de m’en vouloir par la suite (en particulier vis-à-vis de ma compagne et de ma fille) pour certaines remarques qui semblent faire partie de mes réflexes ou d’un certain conditionnement que j’ai moi-même connu et que je perpétue en dépit de toutes mes bonnes résolutions et bonnes dispositions. «  Qui aime bien châtie bien » semble alors le modèle auquel je m’abreuve.

 

J’avais éclaté de rire en entendant ça :

«  Poursuivez vos efforts. Le zéro de moyenne est à votre portée ». J’avais éclaté de rire comme j’étais capable de rire de moi-même et de certaines situations, délicates, dans lesquelles je m’étais mise. Comme j’ai pu et peux rire encore aujourd’hui en relisant les commentaires sarcastiques et justifiés de mon- très bon- prof de Français de quatrième, Mr Baume (son véritable nom) en marge de mes dissertations alors qu’il m’avait déplu de savoir par ma mère que celui-ci s’était demandé à haute voix, en plein conseil de classe, en présence de mon père, si j’étais un… « farfelu ».

 

En m’entendant et en me regardant rire, il n’avait rien ajouté. Personnellement, le rire m’a sauvé et me sauve depuis l’enfance. Lui, était sans doute déjà perdu pour le rire comme pour l’humour. De nos quelques rencontres, je n’ai aucun souvenir de lui en train de sourire ou en train de rire. Aucun. On peut bien-sûr être un pervers ou simplement un lâche ou un inconscient qui rit du malheur ou de la souffrance d’autrui. Je parle, ici, du rire salvateur. De celui qui peut desserrer les viscères et dévorer des verrous. De celui qui entame ces impasses qui prennent la place de notre corps.

Je crois qu’il n’avait déjà plus ce rire-là voire qu’il ne l’avait jamais connu.

 

Après l’avoir croisé quelques fois, je l’ai perdu de vue. Il ne faisait pas partie de mon cercle privilégié d’amis ou de connaissances. Et puis, ensuite, après le lycée, mes études m’ont éloigné de lui comme de beaucoup d’autres. Mais je me souvenais de lui comme de beaucoup d’autres.

 

Je travaillais depuis un ou deux ans dans un service de pédopsychiatrie, une unité pour préadolescents et adolescents, lorsque j’ai à nouveau entendu parler de lui par les média. En 2002. Environ quinze ans plus tard. Dans la mairie de ma ville natale, et sans doute la sienne aussi, il avait tué et blessé plusieurs personnes au cours d’un conseil municipal, et sans doute également, sa propre naissance. Une naissance contrariée allais-je comprendre ensuite en lisant quelques journaux.

Plusieurs personnes se sont courageusement interposées lorsqu’il a commencé à tirer et tuer. Parmi ces personnes courageuses, un chirurgien croisé lors d’un de mes stages plusieurs années plus tôt. Dans son service, avec son regard de braise, ce chirurgien aimait fixer les jeunes et jolies stagiaires jusqu’au point de rougissement. J’en avais été le témoin direct sur la personne d’une de mes camarades de promotion. Quelques années plus tard, ce chirurgien au regard de braise a fait partie des héros qui sont parvenus, en se faisant blesser, à maitriser « mon » ancien camarade de lycée au regard défunt depuis tant d’années. Puis, au commissariat où il était en garde à vue, le corps de « mon » ancien camarade de lycée a rejoint la mort de son regard…par une fenêtre demeurée ouverte.

 

 

Un de mes collègues de l’époque, également natif de Nanterre, et y résidant, choqué, avait participé à la marche organisée dignement en mémoire des victimes. Et, cet événement, a, et on le comprend, été, et reste, un traumatisme pour bien des personnes de Nanterre ainsi que pour des familles et proches des victimes. Mais aussi pour celles et ceux qui l’avaient « bien » connu.

 

Je m’aperçois ce matin que lors de mes années d’exercice dans ce service de pédopsychiatrie entre 2000 et 2004, de mémoire, il me reste trois événements « extérieurs » marquants :

 

Ces morts et ces blessures causées par « mon » ancien camarade de lycée en 2002.

Les attentats du 11 septembre 2001 à New-York. Et la canicule en été 2003 qui avait fait de nombreux morts en France durant l’été.

Isolés, ces trois événements n’ont a priori aucun rapport entre eux. Ce matin, je me demande pourtant ce que, déjà, ils nous suggéraient de notre monde actuel, possible et à venir.

 

 

Franck Unimon