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La Peur a changé de camp

 

 

 

 

La peur a changé de camp, un livre de Frédéric Ploquin paru en 2018.

 

 

C’est en commençant à travailler dans un service de pédopsychiatrie que j’ai- frontalement et dès le début- découvert la « conviction » de territoire :

 

Cette attitude ferme et de défi qui consiste à vous faire comprendre que vous êtes le nouveau venu. Que vous êtes incompétent pour représenter la Loi, l’autorité et la connaissance, ici. Que vous devez en quelque sorte la fermer et vous soumettre, ici. Car vous n’êtes pas sur votre territoire. Vous êtes un étranger. Un outsider. A moins que vous ne parveniez à faire vos preuves.

 

C’est une jeune de 15 ou 16 ans qui m’avait fait ressentir ça. Elle pouvait ĂŞtre insolente mais pas forcĂ©ment si mĂ©chante que cela. Plusieurs annĂ©es plus tard ( c’Ă©tait fin 2000) je crois pouvoir encore me rappeler de son prĂ©nom.

Cependant, ce n’est pas avec elle que par la suite, mes collègues et moi avions eu le plus de difficultĂ©s relationnelles. Cette jeune Ă©tait ensuite  dĂ©finitivement « sortie » du service quelques jours plus tard et nous ne l’avions plus revue.

Fin 2000, j’avais pourtant la trentaine. Soit le double de l’ âge de cette jeune. Mais ça n’était pas un problème :

Avec son assurance- et l’Intelligence– de celle qui Ă©tait dĂ©ja sur les lieux avant mon arrivĂ©e, et le fait que je prenais mes marques dans le service, elle avait rĂ©ussi en une remarque Ă  prendre un certain ascendant sur moi.

Je venais d’arriver par mutation en tant que titulaire dans ce service. Auparavant, néanmoins, j’avais fait des études d’infirmier dès ma sortie du lycée. Cela m’avait donc quelque peu déniaisé. J’avais aussi déjà un peu voyagé à l’étranger, fait quelques études dans d’autres domaines. J’avais aussi au préalable exercé dans divers établissements de soins en tant qu’infirmier intérimaire, vacataire. Mais aussi en tant qu’infirmier titulaire : dans un service fermé d’hospitalisation en psychiatrie adulte et, cela, dès mon service militaire alors obligatoire.

Dans mes 20 ans, j’avais découvert le travail de nuit en tant que soignant vacataire dans le service d’une clinique privée. Les patients avaient en moyenne l’âge de mes grands-parents soit le triple de mon âge. Lors de mes nuits de douze heures, j’étais responsable d’eux, seul soignant sur deux étages. En cas de problème, je pouvais solliciter mes collègues du dessus, également seuls dans leur service. Cela était une règle assez implicite : car je ne me souviens pas que la direction qui m’avait employé pour ces vacations ait beaucoup insisté pour me le faire savoir. Le médecin d’astreinte, lui, arriverait de chez lui au bout d’une heure ou deux si on l’appelait. J’en ai fait l’expérience. Je me rappelle encore de lui débouchant tranquillement dans le service en espadrilles, avec sa cigarette maïs allumée dans la bouche, alors que je m’inquiétais pour une grand-mère tombée sur la tête depuis son lit. Elle avait une belle bosse.

Trente ans plus tard, cette clinique existe toujours. Elle fait aujourd’hui partie d’un groupe privĂ© florissant qui possède plusieurs cliniques : OrpĂ©a ou Korian. Pour certaines entreprises privĂ©es, ou laboratoires, le secteur de la santĂ© est un marchĂ© juteux en termes de bĂ©nĂ©fices.  Aujourd’hui, plus qu’hier et moins que demain, les hĂ´pitaux publics ont pris pour modèle ces entreprises privĂ©es. Les hĂ´pitaux publics se sont donc mis sur les rails afin de se rapprocher le plus possible de ces modèles de rĂ©ussite et de profit Ă©conomique.

Je me sens tenu de rappeler que l’on dĂ©cide rarement de devenir infirmier dans le but de devenir millionnaire ou afin de se faire de l’argent sur le dos, la souffrance et le dĂ©sespoir des autres, soignants inclus.  Ou alors, il s’agit très certainement d’infirmiers que j’ai peu cĂ´toyĂ©s, qui reprĂ©sentent Ă  mon avis une minoritĂ© ou qui se sont en quelque sorte reconvertis ou quelque peu Ă©loignĂ©s de cette temporalitĂ© particulière oĂą nous « sommes » vraiment avec les patients et les autres. Et non le temps de quelques secondes et de quelques formules interchangeables faites d’ Ă©lĂ©ments de langage impersonnels.

 

 

Enfin, à titre personnel, un an avant d’arriver dans ce nouveau service de pédopsychiatrie, pour permettre à ma sœur (de neuf ans ma cadette) et à notre frère (de 14 ans mon benjamin) d’avoir un toit et de poursuivre leurs études et de s’installer dans leur vie d’adulte, j’avais rendu mon appartement de célibataire et obtenu de la mairie de notre ville un appartement non loin de notre ancienne maison familiale, vendue pour cause de mutation de notre père dans notre pays d’origine : la Guadeloupe.

 

Plusieurs de mes ex-collègues de psychiatrie adulte, pourtant des professionnels plus expérimentés que moi pour certaines et certains, de l’infirmier au médecin chef, m’avaient regardé partir pour l’aventure de la pédopsychiatrie ( dans un service fermé de soins et d’accueil urgents) avec une certaine réserve polie voire avec une admiration qui m’avait étonné :

j’étais un novice en tant qu’infirmier en pĂ©dopsychiatrie. On aurait presque dit que c’Ă©tait comme si j’avais annoncĂ© Ă  mes anciens collègues de psychiatrie adulte que j’allais descendre en rappel au fond d’un gouffre dont j’ignorais tout. Et, il est vrai qu’à mes dĂ©buts dans ce service, j’ai dĂ» apprendre beaucoup. Et aussi, rapidement, apprendre Ă  affirmer mon autoritĂ©. Cette jeune de 15 ou 16 ans, et d’autres jeunes, me l’avaient très vite fait comprendre d’une façon ou d’une autre. Peu importait ce Ă  quoi on ressemblait et ce que l’on avait pu vivre et connaĂ®tre auparavant ni ce que l’on Ă©tait dans notre vie personnelle par ailleurs. Il importait, dans ce service, de savoir s’affirmer en tant qu’adulte et en tant que reprĂ©sentant de l’AutoritĂ©. Que l’on soit une femme ou un homme. Que l’on mesure 1m60 ou 1m80. Que l’on porte des lunettes ou non. Que l’on soit blanc, arabe ou noir. Que l’on soit musulman pratiquant, catholique ou athĂ©e. Que l’on soit homo ou hĂ©tĂ©ro. Que l’on ait 20 ou 35 ans. PigĂ© ? Et, cela Ă©tait une règle implicite, instinctive. Immuable. Incontournable.

Ce que je raconte lĂ  semble très bien s’appliquer Ă  l’univers de la police dont parle FrĂ©dĂ©ric Ploquin dans son livre. MĂŞme si, Ă©videmment, il est d’autres univers professionnels avec lesquels on pourra trouver des points communs.

 

 

 

Aujourd’hui alors que j’ai quitté ce service de pédopsychiatrie (après quatre années de pratique), je garde de cette expérience intense un souvenir fait de considération et d’attachement. Pour cette époque. Pour mes anciens collègues. Pour les jeunes rencontrés et un certain nombre de situations faciles et difficiles. Mais je me souviens, aussi, que c’est dans ce service où j’avais fait l’expérience, comme la plupart de mes collègues d’alors, de ces tests et rapports de force répétés, usants et blessants entre certains jeunes difficiles- que nous essayions pourtant « d’aider »- et nous :

Insultes, menaces de mort, agressions physiques, intimidations, crachats et destruction des lieux avaient Ă©tĂ© le moyeu de certaines de nos relations avec quelques jeunes qui Ă©taient heureusement une minoritĂ©. A ce jour, je n’ai pas connu d’Ă©quivalent devant cette forme « d’avalanches » d’insultes, de menaces de mort, d’agressions physiques, d’intimidations, de crachats et de destruction des lieux vĂ©cues dans ce service. Ainsi qu’Ă  propos de cette nĂ©cessitĂ© de savoir rappeler constamment un certain cadre et certaines limites. MĂŞme lorsque tout se passait « bien ».

Il est vrai qu’en quittant ce service, je me suis dispensĂ© de rechercher un poste  prĂ©sentant les mĂŞmes caractĂ©ristiques ou d’y rester aussi « longtemps » : quatre annĂ©es dans un tel service Ă©tant une durĂ©e plus longue que dans d’autres. MĂŞme si ces troubles du comportement Ă©taient le fait, je le rappelle, d’une minoritĂ© des jeunes hospitalisĂ©s. Et qu’il y’a eu aussi des pĂ©riodes calmes et avec moins d’accrocs relationnels- ou plus supportables- avec la majoritĂ© des jeunes rencontrĂ©s.

 

Mais cette minorité difficile suffisait un certain nombre de fois à tout oblitérer ou à nous déstabiliser lorsque la violence et l’affrontement se faisaient les principaux modes de relations.

Car nous étions soignants et pas matons, CRS, vigiles, gardes du corps et encore moins là pour pratiquer la boxe, du MMA ou du Ju-jitsu brésilien ou du judo.

Car nous étions dans un hôpital et pas dans la rue ou dans une famille dysfonctionnelle.

Pendant ce temps-lĂ , d’autres patients, plus « calmes » et plus faciles, devaient certaines fois ĂŞtre un peu dĂ©laissĂ©s afin que nous puissions nous concentrer sur cette patiente ou ce patient difficile. La rĂ©pĂ©tition de ces actes ou de ces propos volontaires et violents Ă©taient d’autant plus dĂ©concertants qu’ils Ă©manaient, pour la plupart, de mĂ´mes âgĂ©s en moyenne de 10 Ă  13 ou 14 ans, parfois plus. Un âge que nous avions eus et oĂą, jamais, nous ne nous serions permis d’avoir le mĂŞme genre d’attitudes envers nos pairs, envers des adultes et des lieux, quelles que puissent ĂŞtre nos difficultĂ©s et nos impasses Ă©motionnelles et personnelles. Et je parle ici « uniquement » des actes de violence que ces jeunes ont pu porter contre autrui (patients ou soignants) ou contre les locaux. Il y’avait aussi les actes violents que certains de ces jeunes rĂ©alisaient contre eux-mĂŞmes et que nous nous efforcions de canaliser ou de prĂ©voir. Il y’avait aussi ces comportements Ă  risque tels que la fugue que d’autres pouvaient avoir en raison de leurs troubles du discernement.

 

Certaines situations frontales vécues avec plusieurs de ces  jeunes  » violents » ont donc été des chocs. Culturels, moraux, intellectuels, psychologiques. Et physiques. Plusieurs collègues ont ainsi été en arrêt de travail suite à une agression. Ces situations ont aussi été l’occasion d’apprentissages de part et d’autres. Elles ont aussi sans aucun doute amené le fondement d’une solidarité particulière entre collègues. Ce qui explique sûrement le fait qu’à ce jour, même si pour la plupart nous travaillons désormais dans d’autres services voire dans d’autres régions, il nous reste un quelque chose de cette unité ou de cette amitié. Et nos retrouvailles le temps d’un pique-nique l’an passé par exemple, pour celles et ceux qui y étaient, une dizaine d’années après avoir quitté ce service, en atteste.

Ce matin, c’est ce que m’inspire Ă  l’écriture le livre La Peur a changĂ© de camp de FrĂ©dĂ©ric Ploquin. Ce livre, que je n’ai pas fini de lire, parle…de la dĂ©gradation gĂ©nĂ©rale et progressive des conditions de travail des flics. On me dira sans doute- y compris parmi mes pairs infirmières et infirmiers- qu’il n’y’a aucun rapport entre le travail d’un flic et celui d’une infirmière ou d’un infirmier en soins psychiatriques ou pĂ©dopsychiatriques. Et que mon goĂ»t pour le cinĂ©ma m’aura fait perdre pied ainsi que le contact avec la bobine du rĂ©el.

Alors, je commencerai par rappeler qu’il arrive que soit reproché à la psychiatrie d’une manière générale d’être abusive et coercitive au détriment de la liberté et de la santé de personnes vulnérables :

Et, j’invite chacune et chacun à se remémorer certains documentaires, reportages, expériences personnelles ou faits divers montrant la psychiatrie sous un visage tragique, choquant et défavorable. Ou sensationnel.

Je rappellerai aussi que certains modes d’hospitalisation en psychiatrie sous contrainte mettent le soignant, qu’il le veuille ou non, dans la position de celle ou celui qui doit faire respecter la Loi et qui a, aussi, un certain Pouvoir :

Parce-que le patient (et/ ou son entourage et sa famille) est un danger pour autrui et/ou pour lui. Mais aussi parce-que le patient (et/ ou son entourage et sa famille), d’après la situation rencontrée et son comportement, a démontré un manque de discernement qui l’empêche de reconnaître la gravité de ses troubles du comportement et/ou de jugement. Et de donner son consentement pour recevoir certains soins.

 

Il me semble qu’après ces deux rappels, on commence déjà à mieux comprendre en quoi, par moments, le travail d’une infirmière ou d’un infirmier en soins psychiatriques, peut ressembler ou donner l’impression de ressembler à un travail de « flic ». Surtout si l’on exerce dans un service de soins fermé et que certaines restrictions sont imposées – même si elles sont généralement expliquées au préalable- aux patients :

Pas de téléphone ou alors des appels téléphoniques limités et parfois en présence des soignants ; pas de sortie du service pendant quelques temps ou sous condition et accompagné d’un ou de plusieurs soignants lorsque cela est possible ; le droit de fumer à certaines heures et en certains lieux ; relations sexuelles interdites dans le service etc…..

Cette analogie apparente entre le métier de flic, voire de maton,  et celui d’infirmier voire d’éducateur en soins psychiatriques et pédopsychiatriques peut expliquer certains « affrontements » avec le patient et/ou son entourage :

Fort heureusement, ces « affrontements » entre patient et soignants peuvent être provisoires et minoritaires. Le temps de faire connaissance et d’apprendre à connaître les soignants qui sont des individus inconnus dont on ignore au début, quel que puisse être leur discours de présentation, les réelles intentions. Le temps de décider si l’on va faire alliance ou non avec les soignants ou si l’on va rester « fidèle » ou « loyal » aux codes de conduite que l’on a toujours suivi jusque là et qui nous ont permis jusqu’alors d’exister, d’être accepté, de nous affirmer et de survivre dehors. Le temps de certaines crises qui permettent au patient d’exprimer un mal-être, une impuissance ou un désespoir, plus ou moins longtemps contenus, et dont le corps soignant présent devient alors…le récepteur.

Et ce qui diffĂ©rencie un soignant d’un flic ou d’un individu lambda non-prĂ©parĂ© ou non-formĂ©, c’est le type de relation.  Le type d’action et de rĂ´le face Ă  la violence exprimĂ©e.  C’est le fait que le soignant va essayer de comprendre cette violence. Il va essayer de la retraduire et d’amener le patient Ă  saisir que cette violence qui lui Ă©chappe, alors qu’il croit sans doute la contrĂ´ler, le handicape plus qu’elle ne lui sert. Il va essayer – quand c’est possible- de la « divertir », de la dĂ©tourner voire de la  canaliser.

Il va aussi essayer d’encourager le patient à employer son énergie vers d’autres projets que ceux menant à la destruction.

Cela est évidemment bien plus facile à théoriser qu’à réaliser : puisqu’il arrive que ces patients que l’on veut « aider » agressent les soignants fautifs d’être ces interlocuteurs imparfaits et constants. Fautifs de rappeler certaines règles et certaines limites. Fautifs de rappeler certains faits. Fautifs d’être celles et ceux qui détiennent la clé qui ouvrent et ferment les portes.

Il est aussi des personnes de la sociĂ©tĂ© civile, ni infirmiers, ni Ă©ducateurs, ni psychologues, ni mĂ©decins, qui excellent Ă  aider et soutenir bien des personnes en difficultĂ© morale et sociale. Mais cela se passe alors en dehors de l’enceinte de l’hĂ´pital et dans  un certain angle mort de la connaissance et de l’expĂ©rience hospitalière. Pour le pire ( sectes, groupuscules extrĂ©mistes,  et autres) ou pour le meilleur.

 

Fort malheureusement, aussi, Ă  l’hĂ´pital, certains de ces « affrontements » avec certains patients et/ou leur entourage et famille, peuvent plus ou moins durer, plus ou moins « planer » dans l’atmosphère d’un service et peser en restant Ă  la limite du supportable.

Un des autres points communs du travail de flic avec le métier de soignant en psychiatrie mais aussi dans d’autres disciplines de soins (somatiques comme mentales) est de voir l’envers du décor d’une société. Dans cet envers du décor, il n’y’a nul maquillage, campagne de communication ou de place pour la mise en scène. On s’y révèle avec nos viscères, nos faiblesses, nos limites, nos mauvais profils comme avec nos forces morales et autres. Pratiquement sans faux semblant. On pourra dire de même avec les métiers de pompiers ou d’assistante sociale pour citer quelques unes de ces professions où l’on est au contact, à visage découvert, avec la vie et l’intimité des gens. Et c’est, ici, le but principal de cet article :

 

Lire, en plein mois d’août, La peur a changé de camp , de Frédéric Ploquin, grand reporter, spécialiste du grand banditisme, de sujets ayant trait à la police et au renseignement, mais aussi réalisateur de reportages ?!

Il est  des lectures plus relaxantes et plus ensoleillĂ©es. Et, j’ai hĂ©sitĂ© Ă  en commencer la lecture (il me reste deux cents pages Ă  lire) avant ce samedi oĂą il pleut. D’autant qu’avec le mouvement des gilets jaunes mais aussi du fait de certaines bavures policières, les flics, comme souvent, voire comme toujours, ont une très mauvaise image. Surtout si l’on ajoute, une ou deux (voire beaucoup plus) expĂ©riences personnelles dĂ©sagrĂ©ables que l’on a pu vivre soi- mĂŞme ( je relate une de mes expĂ©riences personnelles assez rĂ©cente dans l’article Tenant du titre et, surtout, dans l’article C’est Comportemental ! ) ou dont on a Ă©tĂ© le tĂ©moin ou dont on a entendu parler.

 

Le livre de Frédéric Ploquin explique aussi les raisons de certaines erreurs et dérives policières. Lesquelles raisons sont bien-sûr multiples et aussi personnelles :

De même qu’il y’a de très bons flics, il y’a aussi des très mauvais flics.

Mais celles et ceux qui décident, au dessus de leurs têtes, ont aussi leur part de responsabilité. Sauf que ces décideurs et décideuses, même lorsqu’ils font des erreurs ou font certains choix politiques délétères, peuvent tranquillement poursuivre leur carrière en restant à l’abri contrairement aux policiers qui restent sur le terrain et doivent en rendre compte.

Je me doute bien que pour certaines et certains, les flics resteront des ennemis et « doivent » rester ces femmes et ces hommes responsables de tous les travers ou ces « fourmis » qu’il faudrait Ă©craser et dĂ©membrer une Ă  une. Je me doute aussi que pour certaines et certains, nuancer l’image de la police, c’est trahir et passer pour un gogo sans honneur et amnĂ©sique tout prĂŞt de se faire enrĂ´ler comme boy ou serviteur bĂ©nĂ©vole au service du Rassemblement National ( ex-Front National) ou autre nostalgique nazi et esclavagiste.

Pourtant, à mesure que je lis ce livre où Frédéric Ploquin parle pourtant de la police, et rien que de la police, je m’aperçois que les conditions de travail dégradées de la police dont il parle, ressemblent à ces mêmes conditions de travail dégradées que connaissent depuis plusieurs années les services publics de l’école et des hôpitaux dans une société de plus en plus inégalitaire. Pour ne parler que de la dégradation des conditions de travail dans les écoles publiques et dans les hôpitaux publics.

D’autres services publics sont sans doute touchés par les mêmes dégradations des conditions de travail : qu’il s’agisse des transports ou de certaines entreprises publiques aujourd’hui privatisées….

Comment continuer de s’abstenir de faire le rapprochement en lisant La Peur a changé de camp ?

Nous sommes au mois d’août. C’est encore les vacances. Le livre de Frédéric Ploquin détaille et explique les raisons pour lesquelles, la rentrée et le retour de vacances seront suivis, comme souvent depuis plusieurs années, malheureusement, de certaines crises sociales et autres.

Parce que certaines de nos élites continuent de mépriser et de méconnaître l’avenir. Ainsi que toute ou partie de nos histoires, de nos valeurs et de nos espoirs. Ce qui explique l’ascension sans filtre et apparemment sans frein de certains extrémismes et de certaines peurs. Pendant le mois d’août mais aussi lors des autres mois de l’année.

En attendant d’autres articles sur des thèmes diffĂ©rents, et je l’espère plus lĂ©gers,  on pourra trouver Ă  celui-ci une continuitĂ© avec mon article sur le livre Mes rĂŞves avaient un goĂ»t de sel.

Franck Unimon, ce samedi 17 aout 2019.

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Mes rêves avaient un goût de sel

 

 

 

 

 

Tandis que ma fille faisait sa sieste hier après-midi, j’ai terminé le livre Mes rêves avaient un goût de sel , publié en 2013, de J-Pierre Roybon, ancien nageur de combat. Il me restait à peine vingt ou trente pages à lire.

 

Dans les débuts de son livre, J-P Roybon, 65 ans en 2013 lorsque son livre a été publié, se sent obligé de prévenir, page 9 :

« Je ne suis ni écrivain, ni bardé de diplômes universitaires mais seulement détenteur d’un certificat d’études primaires ». Sans doute des restes du « mauvais » élève qu’il était, dans une autre vie, dans cette école obligatoire qu’il n’avait pas choisie et qui ne lui correspondait pas comme à tant d’autres hier, aujourd’hui et demain.

Je soussigné, moi, Franck Unimon, l’apprenti-écrivain anonyme connu seulement de lui-même, le plus ou moins universitaire avorté, le littéraire, et sans doute aussi l’artiste raté, je déclare avoir eu plaisir à lire son Mes rêves avaient un goût de sel comme je peux avoir plaisir à écouter certaines personnes qui ne sont pas de mon monde extérieur et immédiat. A première vue.

 

Je me suis retrouvé dans certaines de ces valeurs qui tiennent J-Pierre Roybon en tant qu’homme et militaire :

J’ai déjà pensé que mon père aurait pu être militaire compte-tenu de sa rigidité et de sa « rusticité ». Dans son récit, J-Pierre Roybon , alias Royco, insiste à plusieurs reprises sur le point qu’un bon nageur de combat se doit d’être « rustique ». En plus de démontrer de sérieuses aptitudes physiques, mentales, morales, techniques ainsi qu’ à la pratique de la solidarité et…obéissance aux ordres.

 

Dans les faits, mon père (de la même génération que J-Pierre Roybon et de quatre ans son aîné) avait été exempté de son service militaire car il était devenu « fou » au moment de le faire ou après avoir échoué au bac. J’ai un peu oublié la chronologie aujourd’hui. Par contre, j’ai fait mon service militaire même si j’ai passé la plus grande partie de mon service militaire à exercer en tant qu’infirmier diplômé d’Etat…en psychiatrie : pas mal pour quelqu’un dont le père était devenu « fou » une génération plus tôt au moment de faire son service militaire ou après avoir échoué au bac !

Pendant mon service militaire- encore obligatoire alors- je me suis un moment demandé si j’allais m’engager. En tant qu’infirmier. Non pour des raisons patriotiques ou guerrières. Je n’ai jamais été séduit par les attraits du clairon nous commandant de servir de chair à canon pour quelques décideurs protégés et dont les motivations profondes m’étaient étrangères. Peut-être aussi que ma filiation antillaise ainsi qu’avec l’histoire de l’esclavage m’a fait grandir dans une certaine méfiance envers la Nation française et blanche. Et je reste sceptique devant le sacrifice (« oscarisé » pour Denzel Washington) lors de la guerre de sécession de certains esclaves noirs américains dans le film Glory réalisé en 1989 par Edward Zwick.

 

A Lourdes, pendant mon service militaire en 1993, on nous avait ainsi servi des défilés militaires de différents pays et des images montées afin de nous sensibiliser à l’horreur- réelle- de la guerre au Kosovo. Si d’autres appelés venus comme moi à Lourdes avaient alors manifesté leur bruyant et enthousiaste patriotisme ainsi que leur émotion, j’étais resté discrètement perplexe devant la mise en scène de ces défilés militaires comme devant les images- et la musique- que l’on nous avait présentées.

Néanmoins, en lisant le livre de J-P Roybon, il m’est apparu que j’étais aussi attaché à ce qu’il décrit en matière d’abnégation de soi, d’efforts, d’entrainement physique et mental intense, d’éducation personnelle, de rite initiatique et d’apprentissage de la vie d’adulte et de la rencontre d’amis véritables et durables. Comme on peut le dire quelques fois crument :

Lorsque l’on en chie avec quelqu’un, on apprend à se connaître et il est impossible de se mentir à soi-même comme aux autres. Et J-P Roybon, lors de ses diverses formations, en a « chié » avec d’autres.

Dans son récit, on retrouve donc de manière amplifiée ces valeurs- et d’autres- que l’on peut admirer et courtiser lorsque l’on regarde la figure des samouraï ou de toutes ces femmes et ces hommes combattants qui sont au rendez-vous de certains codes d’honneur et actes héroïques. Quelle que soit leur place vis-à-vis de la « Loi » :

Qu’il s’agisse d’une femme ou d’un homme rĂ©sistant lors de la Seconde guerre Mondiale ou lors de la guerre d’AlgĂ©rie, cĂ´tĂ© algĂ©rien. Qu’il s’agisse d’une femme ou d’un homme esclave qui marronne. D’une personne dĂ©portĂ©e qui s’Ă©chappe d’un camp de concentration. D’une victime qui se soustrait Ă  son agresseur. Qu’il s’agisse d’un soldat ou d’un SamouraĂŻ.

Bien-sûr, au cinéma, on peut penser aux yakuzas tels que nous les a montrés un réalisateur comme Takeshi Kitano dans ses films Sonatine, Hana-Bi , Aniki, mon frère ou autres. Mais on peut aussi penser au personnage interprété par De Niro dans Heat de Michael Mann. Au personnage de garde du corps puis de tueur tenu par Denzel Washington dans Man on Fire de Tony Scott. Ou au rôle tenu par l’acteur Mads Mikkelsen dans le film Michael Kholhaas réalisé en 2013 par Arnaud des Pallières. On peut aussi penser à la première heure du film Jeanne d’Arc de Luc Besson. On peut également penser à certains intellectuels qui, à certains moments de l’Histoire, ont fait entendre leur voix, leur conscience et leur identité : Les Aimé Césaire, Gilbert Gratiant, Dany Laferrière et d’autres dont les musiciens et chanteurs Arthur H et Nicolas Repac ont mis en musique certains des textes et poèmes dans le très bel album L’Or noir sorti en 2012.

 

 

 

On peut bien-sûr penser à beaucoup d’autres figures féminines, masculines, historiques, contemporaines ou « fictives » qu’elles soient connues, oubliées ou inconnues, consensuelles, contrastées ou transgenres, chacun et chacune choisissant ses modèles selon ses propres critères, besoins et urgences personnelles et morales. Certaines personnes penseront à l’exemple de Simone Veil, d’autres à la navigatrice Ellen Mac Arthur, à la militante Angela Davis, à l’artiste Nina Simone, ou à PJ Harvey, Lady Gaga, Madonna, Beyoncé….

 

 

Ma vie personnelle et ma personnalité ont connu, connaissent et accomplissent un engagement moins extrême que ces exemples réels ou fictifs. J’ai pourtant connu des moments de ma vie où je me dirigeais vers ce genre d’engagement ou de rapport à la vie. Et où j’étais plus « rustique ». Plus engagé. Plus dur au mal. Je pense par exemple à ces deux ou trois années de ma vie, ou, adolescent, je m’entraînais avec assiduité à l’athlétisme avec certains copains. Et où j’aurais été capable- sans dopage- de donner encore plus de ma personne si mes résultats m’y avaient encouragé et que ma forme physique et morale me l’avaient permis.

Je pense aussi Ă©videmment au moins Ă  mes Ă©tudes d’infirmier d’Etat qui, dès la sortie du lycĂ©e, avant mes 18 ans, m’ont fait rentrer dans la tĂŞte une vision et une expĂ©rience du Monde et de la vie bien diffĂ©rente de celle que l’on peut s’en faire en allant au lycĂ©e, Ă  l’universitĂ© ou en effectuant des Ă©tudes oĂą sang, viscères, Ă©liminations de l’organisme et diverses maladies et Ă©tats de santĂ© restent, sauf drame familial et personnel, une expĂ©rience limitĂ©e dans l’espace et le temps ou circonscrite Ă  la lecture d’un livre, la vision d’un film, d’un reportage ou Ă  la dĂ©couverte d’un fait divers dans les mĂ©dia et les rĂ©seaux sociaux.

Pour avoir passĂ© trois ans Ă  la Fac après l’obtention de mon diplĂ´me d’Etat d’infirmier, je peux tĂ©moigner que mon regard sur le monde et sur la vie Ă©tait assez diffĂ©rent de celui d’un certain nombre de mes sympathiques camarades de DEUG d’Anglais. J’avais pourtant Ă  peine deux ou trois ans de plus que la majoritĂ© d’entre eux. Et si j’étais sorti du lycĂ©e comme eux en arrivant Ă  la fac, j’aurais sans aucun doute Ă©tĂ© dans le mĂŞme Ă©tat d’esprit que la plupart d’entre eux. MĂŞme si j’avais pu y cĂ´toyer un camarade se rendant avec ses parents au KĂ©nya pour y faire un safari durant les vacances de NoĂ«l, une autre dont le rĂŞve Ă©tait que ses parents lui achètent un cheval avec le box qui va avec. MĂŞme si j’avais pu voir une Ă©tudiante engueuler – telles de vulgaires gouvernantes- deux secrĂ©taires de l’âge de sa mère au motif que lors des dates de partiels de rattrapage elle serait…en vacances !

 

Je crois que mon « dĂ©calage » mental avec mes camarades de l’universitĂ©, sans doute dĂ©jĂ  Ă  l’œuvre en sourdine bien avant, m’a en fait poursuivi, rattrapĂ© et s’est accentuĂ© Ă  mesure de mes annĂ©es d’exercice infirmier et de ma vie d’adulte. Dans mes relations personnelles mais aussi professionnelles :

Signe que je suis encore un naïf et un « gentil », je reste étonné devant la vanité de certaines relations et rencontres dont je parle un peu dans mon article Paranoïa Sociale.

 

Il est aussi vrai qu’à mon niveau, je me suis « embourgeoisé ». Je me suis détendu avec les années et « laissé aller ». Je le vois à des indices très simples qui pourraient faire sourire mais qui, moi, me gênent un peu :

J’estime avoir entre trois et cinq kilos en trop et avoir un peu de ventre. Et j’ai beaucoup de mal à les perdre. La solution, pourtant simple, qui consiste à se dépenser physiquement, intensivement, de manière régulière, me résiste. Pourtant, j’aime faire du sport. Et je suis capable d’en faire seul, peu importe la température extérieure. Avec une préférence, quand même, pour les températures basses lorsqu’il s’agit de courir à l’extérieur.

J’ai aussi un dĂ©couvert bancaire chronique. Avec les annĂ©es, j’ai accumulĂ© des objets dont je ne me sers pas ou très peu. Si je m’étais dispensĂ© de la moitiĂ© voire du quart d’entre eux, mon solde bancaire serait sans doute crĂ©diteur et cela jusqu’Ă  ma mort voire au-delĂ .

Je continue pourtant assez régulièrement de me trousser de jolies petites histoires où il est question de nouveaux objets à acquérir.

Nous avons dû obtenir un crédit immobilier pour l’achat de notre appartement.

 

« Avant », j’aurais sans doute déjà perdu ces kilos et ce ventre. « Avant », je me serais habillé comme un chien. J’aurais mangé du pain industriel et acheté les paquets de gâteaux ou de biscuits les moins chers au kilo.

« Avant », je serais demeurĂ© locataire de mon appartement. Je n’aurais pas fait d’enfant. Je ne me serais pas mariĂ©.

 

Mais j’aurais quand même été incapable de supporter les entraînements et les risques que J-P Roybon nous décrit lors de sa formation de nageur de combat. Comme j’aurais été incapable d’obtenir la multitude de qualifications qu’il a obtenues. Et je n’aurais pas pu, je crois, désirer comme lui mettre en pratique ce qu’il a appris pour son « métier des armes ». Car contrairement à lui, à la destruction, j’ai dès le début préféré…la reconstruction, la guérison. L’apaisement. La compréhension. L’intellectualisation du Monde qui m’entoure. Ou à peu près tout ce qui pouvait me permettre de m’en rapprocher. C’est peut-être seulement une question de tempérament. Ou de paquetage émotionnel personnel.

Même si dans son récit, il ne dit rien concernant un éventuel besoin de revanche familial qu’il aurait eu à satisfaire suite à un conflit armé passé ou à un drame intime ( viol, agression, meurtre d’un des membres de la famille). Même s’il parle quand même de quelqu’un de sa famille ou de son entourage qui a eu un parcours militaire, il parle de son « destin » militaire comme d’un rêve qu’il faisait depuis son enfance. Les posters dans sa chambre et autres trophées de la mer en attestaient.

C’est un fait : là où certains rêvent de guerres, d’autres rêvent de paix. Enfant, je sais que je rêvais beaucoup. Mais je ne rêvais pas de guerres et pas de la mer non plus.

De mon côté, question violence familiale et intrafamiliale, sociale, et personnelle, j’estime avoir été suffisamment « nourri » dès ma naissance : esclavage, milieu social modeste voire pauvre et rural, rejet de ma mère par sa famille avant ses 18 ans car enceinte( fausse couche), immigration de mes parents noirs de peau- et « Français » en métropole (la France, ex-pays colonisateur) depuis leur Guadeloupe natale depuis des générations, immeuble HLM en banlieue parisienne, etc….

 

Et afin de prévenir- ou d’éclaircir- à nouveau ce malentendu courant :

Je ne vois aucune vocation dans ma décision, avant mes 18 ans, de faire des études d’infirmier d’Etat. C’est simplement qu’en raison de mon milieu social moyen et de la vision du Monde, du marché du travail et de la vie, disons, un peu anxiogène, que m’ont transmis mes parents ( mes oncles et tantes, des cousines et des cousins, et avant eux, mes grands-parents et sans doute mes ancêtres)  j’ai opté pour un repli stratégique et plus « sûr » dans le fonctionnariat et des études d’infirmier d’Etat. Lesquelles études, je le rappelle, sont au départ principalement orientées vers la médecine et la chirurgie et non sur le travail psychique et psychiatrique qui était et reste, lui, plutôt perçu de manière péjorative.

Je suis un infirmier diplômé d’Etat qui, à un moment donné, a choisi de travailler en psychiatrie. Dans les années 90. A une époque où j’étais plus « rustique » que maintenant.

Le caractère ou le tempérament plus ou moins « rustique » de mes parents les a à la fois pourvus- comme pour tant d’autres parents et individus- de cette robustesse qui leur a évité alcoolisme, dépression, délinquance, chômage, cancer et autres défaillances humaines. Et on retrouve sans aucun doute cette robustesse et cette « rusticité » chez les pionniers, les explorateurs, les aventuriers, les guerriers, les survivants mais aussi chez bien des héroïnes, héros et sauveteurs. Ainsi que chez beaucoup d’autres personnes « normales » que nous connaissons et rencontrons ou auxquelles nous devons beaucoup. Raison pour laquelle il faut essayer de se garder de juger de manière expéditive celles et ceux que l’on a spontanément envie de qualifier de personnes « bourrines » ou peu éduquées parce qu’elles manqueraient de délicatesse, de discussion, de charme ou de sex-appeal.

Je repense au navigateur Eric Tabarly qui répondait de manière laconique aux interviews. Je repense à Vélo, un cousin éloigné du côté de ma mère, que je n’ai jamais rencontré, mort pauvre, sans doute alcoolique et SDF. Vélo, Maitre Ka, est aujourd’hui une référence dans la musique antillaise. Et moi, plus lettré que lui, si on met un tambour devant moi, je ne sais même pas où poser mes doigts et c’est alors moi, « l’île-lettrée ». Bien-sûr, c’est déjà bien que je connaisse son nom ainsi que celui d’Alain Péters dont la trajectoire a finalement été assez jumelle. C’est peut-être pour ça, d’ailleurs, que l’histoire personnelle de ce dernier me parle autant. Alain Péters et Vélo font peut-être partie de mes Twin Towers intérieures que le Monde a vu s’effondrer le 11 septembre 2001.

 

Mes parents, eux, ont sûrement fléchi plus d’une fois. Mais ils sont restés droits. Ils ne sont pas tombés comme ces tours immenses, arrogantes et voyantes. Et lorsque j’écris que les Twin Towers étaient « arrogantes et voyantes », j’écris ici ce que j’imagine de ce qu’elles devaient inspirer aux intégristes qui les ont détruites et qui voudraient aussi détruire les femmes sans voile : si cela avait tenu à moi, les Twin Towers seraient toujours présentes. Comme mes parents, mes premières Twin Towers, sont aujourd’hui toujours présents.

 

Néanmoins le caractère ou le tempérament plus ou moins « rustique » de mes parents fait aussi qu’ils ont fait et font partie de ces nombreuses personnes qui n’ont jamais consulté et ne consulteront jamais un psychologue ou un professionnel lui ressemblant en cas de détresse ou de souffrance morale. Et qu’ils n’ont donc jamais considéré que cela pourrait éventuellement servir à un de leurs enfants.

 

Aujourd’hui et demain, il subsiste et subsistera des parents hermétiques à la psyché telle qu’on l’appréhende en occident. Pour ces quelques raisons, je crois être suffisamment équipé pour comprendre l’esprit qui a pu animer J-Pierre Roybon lors de son apprentissage militaire et tel qu’il nous le décrit dans son livre que j’ai bien aimé. Même si, contrairement à lui, je ne suis pas un guerrier. Du moins, est-ce ce que je crois ou ai besoin de croire et de me trousser comme histoire.

 

Dans une des conclusions de son livre, il écrit, page 443 :

« Certes, ma vie personnelle n’a pas été à la hauteur de mes réussites militaires mais les joies que m’avaient procurées ces années sous les drapeaux ont su combler certaines désillusions ».

Un peu plus loin, il confie son regret, devant la fin de la guerre du Vietnam, d’avoir été en quelque sorte « privé » de guerre sur le terrain et de la possibilité de mettre en pratique ce qu’il avait appris. S’il est né en 1948, J-P Roybon mentionne très indirectement et de très loin Mai 1968 et les mouvements pacifistes et hippies des années 60 par ce biais :

Seulement pour dire comme cette transformation du Monde, de la Société et de la Politique l’ont privé, lui et d’autres, de certaines sagas militaires. Et aussi que certaines valeurs d’honnêteté, d’engagement, de courage, de respect du drapeau et de la Marseillaise, se sont perdues. A ce stade, et même avant, on peut craindre que son témoignage soit porté par un courant profondément frontiste, raciste, passéiste, colonial et paramilitaire.

Sauf qu’il refuse l’aventure de l’Afrique, substitut aux militaires engagés en manque d’action pour cause de fin de guerre du Vietnam comme il nous l’explique en quelques lignes, page 444 :

« En 1973, la signature des accords de Paris mettait fin au conflit en prévoyant le retrait des forces US dans un délai de 60 jours. Tout était plié, terminé. Les combattants super-entraînés que nous étions devenus n’auraient donc pas la possibilité de mettre en pratique ce à quoi ils étaient destinés ; en fait nous étions des pur-sang interdits de courses. Alors plutôt que d’aller brouter l’herbe des hippodromes ou terminer dans un haras uniquement pour la reproduction équine, autant reprendre la vie sauvage vers des horizons nouveaux. L’Afrique en ce temps-là offrait ces perspectives, pour des hommes aux « aptitudes particulières », mais la formation qui avait été la mienne m’interdisait moralement de me battre en échange d’un chèque, fut-il très conséquent… Comme d’autres camarades, sans attendre l’âge de la retraite, je me suis remis en question et j’ai alors quitté la Marine pour la vie civile. L’appel de la mer était toujours très fort pour moi et en fonction de mes qualifications, je n’avais que l’embarras du choix pour trouver un travail dans le milieu sous-marin ».

 

Dans ce choix que J-P Roybon fait de refuser, comme plusieurs de ses camarades, de devenir mercenaire, j’ai immédiatement pensé à la personnalité d’un Bob Denard dont les agissements avaient pu être médiatisés dans les années 80-90. Sur un autre terrain et dans un autre cadre, cela peut aussi expliquer que Ange Mancini , ex-patron du Raid, ex-préfet de la Martinique, à la retraite depuis 2013, soit depuis associé au groupe Bolloré en Afrique pour la construction d’un chemin de fer de « 3000 kms en Afrique de l’Ouest ».

Ange Mancini est l’aĂ®nĂ© de quatre ans de J-P Roybon. Mais les deux hommes, de la mĂŞme gĂ©nĂ©ration, ont sĂ»rement bien des points communs dans leur parcours personnel et professionnel. BollorĂ©, quant Ă  lui, pour des gĂ©nĂ©rations plus « jeunes », nĂ©es dans les annĂ©es 60 et après, c’est le fossoyeur d’un certain esprit Canal+, d’une certaine insolence et fantaisie. La fin d’un Monde ou du Monde. D’une certaine façon, on peut dire que BollorĂ© a officialisĂ© le retour d’une certaine rusticitĂ© -mais dans le mauvais sens du terme- dans le milieu de la politique, de la tĂ©lĂ©, de l’économie, de l’art de s’exprimer et du divertissement. Du fric. Lorsque le groupe Chic chante  » Le Freak, c’est chic », quarante ans plus tard, ça peut toujours entraĂ®ner et faire danser malgrĂ© le jeu de mot Monstre/ fric. Mais lorsque BollorĂ© a commencĂ© Ă  agir sur Canal+, danser signifiait ĂŞtre Ă©jectĂ© de la piste de la chaine cryptĂ©e. Etre dĂ©classĂ© et dĂ©gradĂ©. Partir Ă  la casse.

 

Un peu plus loin, J-P Roybon écrit, page 445 : « (….) Dans cette ambiance très particulière qui se trouvait en total décalage avec mes plongées civiles ou militaires, j’appris à construire ou reconstruire des ouvrages portuaires que j’avais été précédemment formé à démolir, activité dans laquelle je m’étais montré assez compétent(…) ». « (….) Mon nouveau statut m’emmena dans l’océan pacifique, sur les sites nucléaires ainsi que les îles ou atolls sur lesquels mes services étaient demandés, puisque j’étais responsable des plongeurs polynésiens de l’AMM ( Arrondissement Mixte de Mururoa). Je rencontrai alors les peuples de la mer et je dois avouer qu’ils m’ont beaucoup appris, dans un domaine où je pensais tout connaître ».

 

« (…) Bien des années plus tard, je quittai le monde professionnel et de nouvelles aventures beaucoup plus paisibles s’ouvraient à moi car comme tout plongeur ayant eu le privilège de voir et connaître ce qu’il y’a de mieux sous la surface des mers, au fil du temps je suis devenu un contemplatif « subaquatique ».

 

Elle est peut-être là, la principale différence entre un guerrier, une personne qui s’agite et consomme, un terroriste et un pacifiste :

les trois premiers ont besoin d’action pour espérer s’accomplir et s’apaiser quitte à tout raser autour d’eux s’il le faut. Le dernier, lui, cherche davantage à maintenir le calme en lui et autour de lui et à accéder à la contemplation.

Finalement, le récit de J-P Roybon est une autre version de la quête du Ying et du Yang. Et il semble qu’après bien des épreuves, il s’en soit rapproché.

Franck Unimon, ce vendredi 9 aout 2019. 13h08.

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Puissants Fonds/ Livres

Noire N’Est Pas Mon MĂ©tier

 

Noire n’est pas mon métier

 

16 actrices noires témoignent d’après une idée d’Aïssa Maïga

 

« Le noir, ça va avec tout ». On a déjà entendu ça quelque part. Dès qu’il s’agit de se mettre à son avantage, de se donner du volume et une bonne image de soi. Vêtement, maillot de bain, paire de chaussures, cosmétique, voiture, vernis à ongle, lunettes de soleil. Même le pétrole, qui permet à l’industrie automobile et à d’autres industries de faire de gros chiffres d’affaires, est noir.

Il est plein de circonstances où la couleur noire, sûrement l’une des plus employées de par le monde, est pratique. Fréquentable. Estimable. On veut être pris au sérieux dans ses fonctions, susciter un air de dignité ? On optera pour un peu de noir voire pour une intégralité de noir. Un peu de trouble et de mystère ? Optons pour du mascara.

Ce serait une erreur de considérer le noir comme la couleur attitrée du deuil et du malheur. D’abord, dans certaines cultures, ce serait plutôt le blanc qui remplira cet office. Ensuite, il faudrait dire à tous les rockeurs et Hard Rockeurs- vivants et enterrés- d’aller se rhabiller et de remplacer le noir de leurs vêtements et de leur musique par du blanc ou du vert par exemple. Il est alors probable qu’ils nous regarderaient de travers et ne comprendraient pas ce qu’on leur baragouine.

Récemment, Karl Lagerfeld est mort. On sait nous parler de sa disparation et de ce qu’il a apporté au monde de la culture et de l’art. Je suis bien moins expert que beaucoup d’autres pour en parler. Je le deviendrais peut-être un jour. Cependant, en tant que grand couturier, Karl Lagerfeld, et celles et ceux qui l’ont précédé, regardé, ainsi que celles et ceux qui lui ont survécu ou se réclameront de lui, en a conçu des vêtements classieux tout en noir. Et, lui-même, comment s’habillait-il ? Les photos les plus connues de lui le montrent souvent portant du noir. Et c’est beau. C’est racé. C’est élégant. Racé ? Oui, racé. Quelle classe ! Personne ne compare Karl Lagerfeld à une guenon ou à Cheetah, l’amie de Tarzan que celui-ci a rencontré un jour sur les réseaux sociaux de la jungle.

Etonnamment, dès que la couleur noire s’anime et devient la particularité d’une personne faite de tissus cutanés, le temps se gâte. Un abîme s’avance. Et, dans certains milieux autorisés, on commence à converger, inexorablement, vers un traquenard fait de miroirs déformants, d’extrapolations, de rumeurs et de superstitions. Un certain racisme se déchaine. Le racisme ressemble à un organe. Il est possible qu’après avoir été longtemps couvé, qu’il devienne autonome, échappe à son créateur, et soit capable de se dupliquer sans fin en se diversifiant, lui qui refuse à d’autres d’être différent de lui.

Le racisme, c’est peut-ĂŞtre l’histoire de Blanche Neige jalousĂ©e par sa belle-mère. Entre les deux, un miroir sert de frontière et les dĂ©partage. D’un cĂ´tĂ©, une belle mère droguĂ©e Ă  sa propre image qui se rĂŞve parfaite. D’un autre cĂ´tĂ©, la jeunesse insouciante qui ignore que son rayonnement est l’annonce du flĂ©trissement, inĂ©vitable de toute façon, de la belle-mère. Il est des personnes, dès qu’elles avancent en âge, qui prennent le parti de l’accepter, de s’allier Ă  la jeunesse, d’apprendre d’elle, de lui transmettre le meilleur et de s’effacer. Il en est d’autres qui veulent continuer Ă  rĂ©gner et sont prĂŞtes Ă  tout emporter avec elles dans le gouffre plutĂ´t que de concevoir que le monde puisse leur survivre.

Tant que la couleur noire qualifie un objet, ça va. L’organe raciste se met en veille. Dès que la couleur noire prend forme humaine avec une personnalité propre, l’organe raciste se réveille et se met en alerte car le « danger » approche. Et ça peut déraper à n’importe quel moment :

« Pour une Noire, vous êtes vraiment intelligente, vous auriez mérité d’être blanche ! ».

Dans le milieu du cinéma, l’actrice Nadège Beausson-Diagne a eu la primeur de cette photosensible réflexion qui l’a mise sur le côté. Elle et quinze autres actrices françaises témoignent dans le livre Noire n’est pas mon métier de ce que le racisme a pu leur faire au cours de leur carrière. Car leur particularité la plus flagrante est d’être noires.

« Oh, la chance d’avoir des fesses comme ça, vous devez être chaude au lit, non ?».

L’actrice Nadège Beausson-Diagne, encore elle, a reçu ce « compliment ». Elle ne nous dit pas- « la coquine ! »- si c’était le 14 février, jour de la St Valentin.

Mata Gabin, Maïmouna Gueye, Eye Haïdara, Rachel Khan, Aïssa Maïga, Sara Martins, Marie-Philomène NGA, Sabine Pakora, Firmine Richard, Sonia Rolland, Magaajyia Silberfeld, Shirley Souagnon, Assa Sylla, Karidja Touré et France Zobda sont avec Nadège Beausson-Diagne les 16 actrices noires françaises qui témoignent dans ce livre. Et vu que nous sommes encore aujourd’hui le 8 Mars 2019, soit le jour « officiel » de la Femme, les nommer ce jour-là permet doublement de les honorer, elles et celles et ceux qui leur ressemblent qu’ils soient noirs ou pas d’ailleurs. Mais ici, le thème du livre est d’abord la peau de couleur noire.

« Parce-que, pendant des siècles, cette couleur de peau était aussi celle des esclaves, des colonisés, parce qu’elle reste un fantasme exotique ou qu’elle renvoie à une classe sociale pauvre, il faudrait qu’elle raconte encore et toujours cela au cinéma » ( l’actrice Rachel Kahn).

L’héritage du passé colonial de la France est pour quelque chose dans ce regard sur les Noires et Noirs de France. En étant un tout petit peu excessif, il doit bien se trouver aujourd’hui en France quelques personnes qui estiment – en toute bonne foi- que c’est déjà très bien que les femmes et les hommes noirs soient acceptés dans les transports en commun, dans les écoles et dans les lieux de soins. Deux cents ans plus tôt, il en aurait été tout autrement :

C’est donc bien la « preuve » que la France est un pays évolué et très tolérant. Et « notre » cher et charismatique Général de Gaulle parfois surnommé « Papa de Gaulle », lors du défilé de la Victoire sur les Champs Elysées à la fin de la Seconde Guerre Mondiale en 1945 a aussi envoyé un message très fort en expurgeant des troupes victorieuses les Arabes et les Noirs- pourtant français- qui avaient aussi contribué à libérer la France.

La France rĂ©publicaine, dĂ©mocratique et exemplaire, a attendu 2007 pour qu’un PrĂ©sident de Droite nomme une Française d’origine arabe au poste prestigieux de Ministre de la Justice. Et il a fallu attendre 2012 pour qu’un PrĂ©sident socialiste- le parti socialiste Ă©tant censĂ© ĂŞtre plus progressiste qu’un parti de Droite- nomme une Française d’origine guyanaise – donc, noire- au mĂŞme poste prestigieux de Ministre de la Justice. Peu importe que, pour des raisons diffĂ©rentes, Rachida Dati, pour la première, et Christiane Taubira, pour la seconde, aient quittĂ© leurs fonctions avant la fin du quinquennat prĂ©sidentiel. Le symbole est lĂ  : la France politique a dĂ» attendre le 21ème siècle pour s’ouvrir Ă  un dĂ©but de rĂ©elle diversitĂ© en nommant des Français « d’origine » Ă  des fonctions prestigieuses. Avant cela, bien-sĂ»r, il y’avait eu quelqu’un comme Roger Bambuck- Un Noir qui courait vite lorsqu’il Ă©tait athlète de haut niveau-  au poste de SecrĂ©taire de la Jeunesse et des Sports.

Mon père, encouragĂ© par l’Etat Français, comme d’autres milliers d’Antillais Ă  venir travailler dans l’Hexagone- au dĂ©triment du dĂ©veloppement Ă©conomique de sa Guadeloupe natale- dans les annĂ©es 60 affirmait il y’a plus de vingt ans : « Je vois plus facilement un Noir ĂŞtre Ă©lu PrĂ©sident aux Etats-Unis qu’en France ! ». Pour mon père, la France est un pays de Blancs. Racistes. Pour lui, je n’ai rien Ă  faire en France depuis que je suis diplĂ´mĂ©. Je devrais vivre en Guadeloupe ou mĂŞme Ă  l’Etranger. Mais pas en France. En 1999, en acceptant une mutation professionnelle, mon père est retournĂ© vivre dans sa Guadeloupe natale quelques annĂ©es avant de prendre sa retraite. Il avait 22 ans lorsqu’il Ă©tait arrivĂ© en France en 1966. Ma mère en avait 19 en 1967 lorsqu’elle avait quittĂ© sa Guadeloupe natale comme mon père afin d’y trouver du travail.

Barack Obama a donnĂ© en partie raison Ă  mon père en devenant le Premier Noir PrĂ©sident des Etats-Unis de 2009 Ă  2017. Il faudra un jour que je prenne le temps d’en discuter avec Barack. D’autant que son Ă©lection n’a pas fait de lui ou des Etats-Unis un PrĂ©sident et une Nation irrĂ©prochables. Barack Obama, c’est aussi celui qui, lors de son premier discours d’investiture a pu dire : « Nous n’allons pas nous excuser pour notre mode de vie ! ». Ce qui signifiait qu’il entendait poursuivre avec le mĂŞme panache et le mĂŞme aplomb bien des actions de la politique amĂ©ricaine en matière d’ingĂ©rence militaire comme en termes de non respect de l’écologie par exemple. En outre, après lui, l’élection de Donald Trump en 2017 fait penser Ă  la revanche d’une certaine AmĂ©rique raciste. Et aussi encore plus libĂ©rale et individualiste. Donc, nous pondĂ©rerons notre enthousiasme envers Obama et certains exemples qui nous viennent des Etats-Unis. Si je cite Obama ici, c’est pour le symbole. Et pour cette forme d’ Espoir qu’il a pu un moment et certaines fois reprĂ©senter en faveur d’un Monde plus ouvert et moins raciste. Parler des Etats-Unis, c’est aussi parler de cinĂ©ma d’une certaine façon. Il existe lĂ -bas un certain « Savoir-faire » dans le domaine.

Noire n’est pas mon métier est paru en France 2018. Ces 16 actrices françaises qui témoignent tournent sur les planches ou au cinéma depuis le début des années 80 pour les plus expérimentées. J’ai beau être assez cinéphile et sensible au sujet de la présence des Noirs dans le cinéma français, je connaissais de visage et de nom seulement cinq de ces seize actrices : Aïssa Maïga, Firmine Richard, Sara Martins, Sonia Rolland et Shirley Souagnon. Le hasard veut que Shirley Souagnon soit actuellement sans doute la plus connue de toutes. Or, Shirley Souagnon fait partie des trois absentes sur les deux photos du livre avec Eye Haïdara et Magaajyia Silberfeld. Même si elle est actrice, Shirley Souagnon est aussi-principalement- l’humoriste du groupe, une humoriste engagée et consciente. Par choix. Pour avoir regardé certains des sketches de Shirley Souagnon, je sais qu’elle ne ménage pas son public : elle est loin d’être la petite rigolote noire que l’on a envie d’inviter à son anniversaire pour qu’elle nous fasse passer un bon moment. Je lui trouve une certaine agressivité et elle ne me fait pas rire pour l’instant. Mais elle n’a sans doute pas d’autre choix : d’une part parce qu’elle est homo dans un monde hétéro activement homophobe y compris parmi les Noirs. D’autre part parce qu’elle sait que le fait d’être Noir (e) et comique expose à être considéré comme une gentille irresponsable. D’une manière générale, à moins d’user de l’ironie ou de l’humour noir, le comique (peu importe sa couleur de peau, son genre ou sa préférence sexuelle) reste d’abord souvent considéré comme une espèce de farfelu pour qui la légèreté et la sérénité sont des évidences. Et, pour beaucoup, c’est une surprise régulièrement renouvelée de constater au travers d’un rôle dramatique ou d’une confession touchante que le comique peut être plus endolori et plus grave qu’il ne le montre. Pour le moment, je préfère largement Shirley Souagnon dans le rôle qu’elle a tenu dans la série Engrenages à ce que j’ai vu- et entendu d’elle- en tant qu’humoriste.

Je connaissais France Zobda de nom mais j’aurais été incapable de citer un film lui correspondant en tant qu’actrice. Même si j’avais déjà entendu parler du film Adieu Foulards réalisé en 1983 par Christian Lara et vu, en décalé, le Black Mic-Mac réalisé en 1985 par Thomas Gilou. Je n’ai toujours pas vu Les Caprices d’un fleuve réalisé en 1996 par Bernard Giraudeau et joué également par lui-même et d’autres acteurs français plutôt confirmés.

« Dans ma ville, Paris, les Noirs sont partout. Dans les films, nulle part ». (L’actrice Aïssa Maïga).

Les noms et les visages d’Assa Sylla et de Karidja Touré auraient pu peut-être me dire quelque chose. Mais je n’ai pas vu le film de Céline Sciamma qui les a fait connaître : Bandes de filles, réalisé en 2014. Même si je me rappelle de ce film et de sa campagne d’affichage.

Karidja Touré s’interroge : « Pourquoi est-ce qu’on n’a pas fait la couverture d’un grand magazine comme Elle ? Avec nos visages d’actrices noires en Une ? ».

J’ai envie de répondre à Karidja Touré :

Parce-que je doute que le magazine Elle mette en couverture des personnalités comme Béatrice Dalle ou Brigitte Fontaine qui sont des femmes blanches. Alors, mettre en couverture de Elle quatre jeunes actrices noires qui veulent conquérir le cinéma français, c’est lui demander l’impossible.

( Photo ci-dessous prise ce jeudi 11 avril 2019 au matin et ajoutée ce jour-même. Karidja Touré est la deuxième en partant de la droite, Assa Sylla, la première)

 

D’autant qu’un peu plus tôt, Karidja Touré avait aussi fait ce constat :

« Ce n’est qu’après que j’ai compris qu’il n’y’avait pas de Noires dans les écoles de théâtres ou très peu. On n’existe pas, on y est introuvables ».

Je peux peut-être le confirmer. C’est uniquement en reprenant des cours de théâtre-plus poussés- au conservatoire d’Argenteuil que j’ai rencontré deux autres Noires parmi mes partenaires. J’avais 45 ans. Et je me rappelle aussi de deux autres jeunes noires , qui se connaissaient, et qui devaient être lycéennes. Elles avaient participé à deux ou trois cours. Elles me paraissaient capables. Elles ont pourtant très vite arrêté de venir. Sur mes deux autres partenaires noires, l’une, lycéenne, après le Bac, s’est dirigée vers Sciences Po. Elle me paraissait très capable. Je situerais mon autre partenaire, un peu plus âgée mais bien plus jeune que moi, également très capable, dans un entre-deux. Elle a dans un premier temps pris un poste à responsabilités dans un milieu professionnel extérieur au théâtre et au cinéma. Depuis, je ne sais pas ce qu’elle devient. Quant à moi, je suis très ambivalent. Et j’ai compris depuis peu, depuis la tenue de ce blog, qu’il me faudrait une sorte de « cause » à servir pour me décider à véritablement m’impliquer professionnellement dans le cinéma et dans le théâtre en tant que comédien :

Bien des personnes choisissent de devenir comĂ©dien et de vivre de ce mĂ©tier par plaisir. J’en ai dĂ©jĂ  croisĂ© un certain nombre. La majoritĂ©. Il me semble que je n’ai pas ce droit-lĂ . Ou que je ne l’ai jamais eu. Cela m’est très difficile de raisonner de cette façon. Je crois que je n’ai pas les moyens de m’offrir cette insouciance. Ne serait-ce que d’un point de vue Ă©conomique et cela depuis le dĂ©but. Bien-sĂ»r, ce verrou Ă©conomique dĂ©pend de certaines prioritĂ©s qui nous viennent de notre Ă©ducation, de cette conscience acĂ©rĂ©e que nous avons de nous-mĂŞmes, de nos chances de rĂ©ussite, et de notre place dans le monde. Ça me rappelle cette anecdote du DJ français Laurent Garnier dans son livre Electrochoc qu’il avait Ă©crit en 2003 ( depuis, une deuxième version augmentĂ©e d’Electrochoc est parue mais je ne l’ai pas lue) avec David Brun-Lambert et que j’avais lu avec plaisir :

Il racontait avoir rencontré au cours de sa carrière un certain nombre de DJs qui faisaient référence et dont il avait pu être un admirateur avant de devenir lui-même DJ professionnel tout comme eux. Parmi eux, un DJ noir américain dont j’ai oublié le nom et qui devait être de Detroit. Naïvement, Laurent Garnier, lors d’une discussion avec ce DJ noir, avait dit faire de la musique « Pour le Fun…. ». ( « Pour s’amuser, pour le plaisir »). Le DJ noir lui avait alors répondu : « Pour le Fun ?! On ne fait pas de la musique pour le Fun ! ». J’ai dû lire ce livre et cette anecdote il y’a plus de quinze ans. C’est seulement en lisant Noire n’est pas mon métier cette semaine que je peux faire un peu plus le parallèle avec moi et mes rapports ambivalents envers le métier de comédien.

Pour certains média français, parler des Noirs, c’est sans doute vendeur lorsqu’il s’agit de montrer des émeutes dans les banlieues. Le sous-texte étant :

« Pourvu que tous ces Noirs restent dans les cages de leurs immeubles de banlieue et tout ira pour le mieux ».

Mais c’est aussi peut-être vendeur lorsqu’il s’agit de montrer deux Rappeurs – et leurs partisans- qui se bagarrent dans un aéroport. Le sous-texte étant peut-être alors :

« Espérons que ces noirs, après s’être battus, vont prendre l’avion pour rentrer définitivement « chez » eux » dans leur pays de macaques ».

Pour certains esprits qu’un ouvrage comme Noire N’est pas Mon MĂ©tier dĂ©range, tout irait bien aussi si les actrices qui y tĂ©moignent  acceptaient de rester des corps aussi dociles qu’imbĂ©ciles. Ce livre de tĂ©moignages pourrait ainsi ĂŞtre le tombeau en mĂŞme temps que le sacrement dĂ©finitif du scĂ©nario fictif de leur intelligence. Mais ces seize actrices sont perspicaces. Elles sont loin de raisonner comme des manches Ă  balai :

« Je commence à être spécialiste de la pute maintenant… » (l’actrice Rachel Khan).

« Les rares fois où on recherche une femme noire, c’est pour raconter une migration tragique, la précarité ou la banlieue délinquante. Les films d’époque aussi nous sont interdits, parce-que encore une fois, l’Inconscient collectif ne peut se représenter une présence noire sur le territoire français avant les années 1980. A moins que ce ne soit une prostituée. C’est le seul genre de rôle où être noire est recommandé ! » (l’actrice Sara Martins).

« Je joue toutes les déclinaisons possibles de la mama et de la putain africaines ; des personnages hauts en couleur sans capital intellectuel ou économique. Si je n’acceptais pas ces personnages, concrètement, je ne travaillerais pas en tant que comédienne » (l’actrice Sabine Pakora).

Et lorsque l’on lit le CV de plusieurs d’entre elles, tant intellectuel qu’artistique, ainsi que leur témoignage, on comprend très vite qu’elles sont surqualifiées pour ce qu’on leur demande de jouer. A titre personnel, je me souviens avoir été contacté en 2014 ou en 2015 pour « jouer » une silhouette d’homme de ménage. J’avais alors repris mes cours de théâtre au conservatoire et comptais déjà plusieurs années d’expériences théâtrales auparavant. La personne qui m’avait contacté ne pensait visiblement pas à mal et j’avais perçu son embarras lorsque je lui avais fait comprendre que je refusais ce genre de proposition. Je n’ai plus été rappelé.

 

Si le racisme anti-noir oblitère les carrières en France (et Aïssa Maïga en donne un témoignage marquant) je crois aussi que certaines personnes décisionnaires sont nommées à leur poste de décision parce-que l’on « sait » qu’elles se conformeront aux directives qui leur seront données sans chercher à innover. Cela existe dans toutes les entreprises. Cela devrait être moins le cas dans une entreprise cinématographique car on est supposé être ici dans un univers créatif et artistique donc plutôt ouvert sur le monde et son évolution. Mais même l’univers créatif et artistique a ses dirigeants conservateurs et nostalgiques. Le cinéma permet de recréer artificiellement des souvenirs et de les façonner de manière à les faire se rapprocher du mythe. Mythe « recréé » devant lequel il sera possible ensuite de se prosterner et d’amener d’autres à le faire avec nous. Si le fantasme absolu d’un producteur est de voir des actrices qui lui rappellent Ava Gardner ou Marilyn Monroe parce que celles-ci l’ont tant fait rêver plus jeune, il aura beaucoup de mal à accepter qu’Aïssa Maïga ou une autre vienne remplacer Ava Gardner ou Marilyn Monroe dans un film qu’il produit. Comment, en regardant par exemple une Scarlett Johansson aujourd’hui, ne pas voir, d’une façon ou d’une autre, un zeste de Marilyn Monroe ? Comment ne pas trouver un air de Demi Moore à la Jennifer Connelly que l’on voit dans le Alita : Battle Angel de Robert Rodriguez sorti dernièrement au cinéma ? Comment ne pas trouver chez Laetitia Casta un quelque chose de Brigitte Bardot ?

Par ailleurs, on peut être très cultivé et raciste. On peut même être une femme ou un homme politique -ou médecin- occuper un poste à haute responsabilité et être raciste.

Mes remarques, ici, peuvent sembler fatalistes. Je suis pourtant de l’avis d’Aïssa Maïga lorsqu’elle dit :

« Mon territoire n’est pas limité à la couleur de ma peau(….) ».

Je suis aussi d’accord avec elle lorsqu’elle dit :

« Ce public au nom duquel on efface de l’histoire les acteurs à la peau sombre est celui que je croise dans le métro, dans la rue, dans les cafés. Si les gens ne s’enfuient pas en courant en me voyant, alors pourquoi le feraient-ils en m’apercevant sur une affiche de cinéma ? Je ne comprends toujours pas pourquoi le « public », prêt à se déplacer au cinéma pour Will Smith ou Denzel Washington, ne pourrait souffrir de voir Mata, Nadège, Eriq ( Ebouaney), Alex ( Descas), Aïssa, Edouard ( Montoute), Firmine, Sonia (….) tous noirs ou métisses….mais Français ? De quelle nature est la différence entre un Noir des Etats-Unis et un Noir venu d’Afrique, d’Outremer ou encore né ici ? Sommes-nous finalement trop Français pour des Noirs ? ».

 

Je crois ici que les Etats-Unis, en tant que Première Puissance Mondiale, continuent d’exercer en France et ailleurs une forte et une folle fascination : beaucoup de gens ont encore envie de s’identifier aux AmĂ©ricains. Le fait que le Basket soit devenu en France un sport aussi prisĂ© est pour moi une preuve supplĂ©mentaire de cette fascination pour les Etats-Unis. Pareil pour le Rap. Imaginons le Tony Parker d’aujourd’hui en  1984. A Ă  l’époque oĂą Platini, Giresse, Tigana, Luis Fernandez et les autres Ă©taient devenus champions d’Europe de Football. En 1984, Tony Parker aurait eu beaucoup moins de couverture mĂ©diatique qu’aujourd’hui. A cette « Ă©poque », le Basket en particulier amĂ©ricain, Ă©tait moins populaire en France.

Un Noir Américain, c’est tellement plus « stylé ». Plus « affirmé ». C’est plus « cool ». C’est aussi plus « exotique ». En plus, en sport, les noirs américains restent devant. C’est aussi cela, la persistance du Rêve américain pour beaucoup de Français. En outre, culturellement, il y’a un Savoir-faire américain et un sens du spectacle rôdé, puissant, qui est séduisant. Si l’on prend par exemple un animateur télé comme Jimmy Fallon, il a tout de même plus d’envergure qu’un Thierry Ardisson, un Cyril Hanouna ou un Nagui. Et on remarquera que Jimmy Fallon est un homme blanc. Mais tout autant Américain.

Si l’on devait comparer une des prestations de Billy Cristal lorsqu’il avait animé la cérémonie des Oscars et celle de Kad Merad lors des derniers Césars, je suis d’avis que ce serait l’Américain Billy Cristal qui l’emporterait.

Pareil pour certains humoristes qui sont les références de plusieurs de nos humoristes français adeptes du Stand-Up : qui sont ces modèles ? Des Américains.

Je suis peu connaisseur de BeyoncĂ©, Lady Gaga et de celles qui les concurrencent ou les dĂ©passeront. Mais leur succès mondial fait d’elles des modèles. Et, elles sont aussi amĂ©ricaines. Et lorsque certaines vedettes ne sont pas amĂ©ricaines, elles font en sorte de s’y rendre ou de s’y Ă©tablir. Car c’est lĂ -bas que « ça se passe ».

Et puis, il faut rappeler que pour beaucoup de Français, le cinéma français est synonyme de mauvais cinéma. C’est un préjugé assez tenace. Je l’ai déjà constaté plusieurs fois en proposant d’aller voir un film français. Pour un certain nombre de personnes en France, cinéma français rime encore avec téléfilm, mauvaise série télévisée, film intello pour névrosés ou film d’humour gras. Je ne suis pas sûr que le cinéma d’auteur français d’une manière générale soit autant apprécié à sa juste valeur qu’il le devrait en France. Je crois qu’il existe en France un public «Pop-Corn », jeune et familial assez peu curieux du cinéma.

Lorsque je repense au remake amĂ©ricain True Lies du film français La Totale– qui est une comĂ©die rĂ©alisĂ©e en 1991 par Claude Zidi- autant l’aspect comĂ©die Ă©tait ratĂ© dans la version amĂ©ricaine rĂ©alisĂ©e par James Cameron, autant, dans la partie action, la version originale française Ă©tait ridiculisĂ©e. Il y’a une efficacitĂ©- ainsi qu’une rentabilitĂ© Ă©conomique- dans le cinĂ©ma amĂ©ricain qui captive encore beaucoup de spectateurs et plus encore un certain nombre de producteurs français, qui leur donnent la sensation d’assister de nouveau au dĂ©barquement du D-Day sauf que cela se passe sur grand Ă©cran. Et Will Smith comme Denzel Washington, mĂŞme s’ils sont noirs, font partie des GI’S qui dĂ©barquent sur les Ă©crans français.

C’est sûrement parce qu’un réalisateur-producteur-scénariste comme Luc Besson ( Un Français, donc) a emprunté les mêmes recettes que ses films d’action marchent auprès d’un certain public, plutôt nombreux en France. Voire aux Etats-Unis. Ou dans le monde.

Il n’y’a pas de héros noir dans la série GOT (Game of Thrones), une série américaine à succès de plus que j’aime beaucoup. S’il s’était trouvé un héros noir dans GOT, au vu du succès de la série, dont la 8ème et dernière saison commence à être annoncée pour être véritablement lancée à partir du 14 avril prochain sur la chaine HBO, l’acteur qui l’aurait interprété aurait aujourd’hui une côte autrement supérieure à nos actrices et acteurs noirs français. Surtout lorsque l’on voit comme le fait de participer à cette série a particulièrement « boosté » la carrière de plusieurs des actrices et acteurs engagés. A un point qui est peut-être exagéré compte tenu du fait que certaines et certains des comédiens ont plus de jeu que d’autres. Mais le cinéma, ce puissant déterminant social, est plus un vecteur d’exagération que de modération.

Néanmoins, plus près de nous, il y’a encore quelques années, un Bilal Hassani, « Arabe et Queer » n’aurait pas pu représenter la France à l’Eurovision ce 26 avril prochain. Et, il est vraisemblable que la dirigeante du RN ( ex-Front National), d’autres dirigeants d’autres partis politiques ainsi que certaines personnalités ou intellectuels français soient particulièrement irrités de savoir que Bilal Hassani représentera la France à l’Eurovision. Parler de « l’effet » Bilal Hassani après avoir évoqué « l’effet » GOT a sans doute un côté comique. Mais c’est pour souligner qu’il y’a quelques ouvertures malgré tout en France. Et que pour avoir regardé la phase finale de la sélection française avec quelques ados dans mon service, j’ai pu percevoir comme Bilal Hassani était un modèle pour ces jeunes car il a eu la force et le courage de prendre le risque de s’affirmer tel qu’il est.

Mais cela prendra encore du temps avant que cela évolue véritablement en France quant à la visibilité des Noirs dans le cinéma. Noire n’est pas mon métier aurait pu s’appeler Noire n’est pas mon pays mais aussi Noire est mon métier à tisser. Pour que le changement soit incontestable, cela nécessitera d’avoir la persévérance et la patience – symbolique et concrète- de plusieurs Pénélope.

Pour l’actrice Marie-Philomène Nga, la solution passe aussi par des projets dont elle est l’initiatrice et qu’elle dirige en France et à l’étranger :

« C’est ainsi que, vivant à Paris dorénavant, je me retrouve conceptrice, organisatrice de projets entre l’Afrique, la France et l’Inde ».

L’actrice Magaajyia Silberfeld et France Zobda sont aussi dans le même état d’esprit.

« (….) Quelques jours après, je suis repartie à Los Angeles, à l’occasion de la première de mon court-métrage Vagabonds et pour être là au moment des Oscar. Là-bas, si on travaille, on peut y arriver. Là-bas, on rencontre quelqu’un qui vous fait rencontrer quelqu’un d’autre, etc. Tout est possible…On pourra me repérer, qui sait ! ». (l’actrice Magaajvia Silberfeld).

Grande aptitude à la « résilience », « entourage de qualité supérieure » et autodérision font partie des « armes » de ces Mesdames. (voir la première partie mon article L’école Robespierre concernant le titre de « Madame » et « Monsieur »).

Certaines personnes souhaiteraient que le cinéma français adopte des quotas comme aux Etats-Unis pour assurer une certaine représentation de la diversité dans le cinéma français. J’étais plutôt contre. Je trouvais ce moyen « artificiel » et assez facile à contourner : Je considérais qu’il suffirait de mettre un Arabe ou un Noir à l’arrière-plan ou dans un rôle sans intérêt pour considérer avoir rempli son quota. Je considérais que des quotas, seuls, seraient insuffisants pour inverser la tendance. Mais, finalement, si on fait une comparaison avec le code de la route, on s’aperçoit qu’il a bien fallu établir des règles de conduite et verbaliser certaines infractions pour réguler certains comportements et faire diminuer certains risques d’accidents ainsi que la mortalité sur la route. Dans le milieu du cinéma et du théâtre, c’est un peu pareil. Cela peut d’abord paraître déplacé de parler de « mortalité » pour des comédiens exclus ou écartés du fait de leur couleur de peau dans un milieu de toute façon très sélectif que l’on soit noir ou blanc. Mais un comédien privé de rôles est comme tout employé privé d’emploi rémunéré : Il est économiquement condamné. L’éventualité de sa mortalité sociale et morale se fait alors plus concrète. Il faudrait donc peut-être pénaliser certains projets théâtraux et cinématographiques qui choisissent leurs comédiens au faciès ou réservent toujours les mêmes rôles dégradants aux mêmes comédiens comme on pénalise les excès de vitesse ou l’abus d’alcool au volant. Pour cela, il faudrait d’abord une réelle volonté politique, culturelle et sociale en vue de permettre une certaine équité. Equité qui serait toujours imparfaite car l’être humain est imparfait. Ensuite, il faudrait que cette volonté politique puisse imposer ces codes ou ces lois à des producteurs et à des distributeurs. Ce qui serait déjà beaucoup plus difficile : malgré les limitations de vitesse de plus en plus strictes, les constructeurs automobiles continuent de vendre des voitures très puissantes afin de les rendre attractives. Et ces voitures trouvent acquéreurs. Ce sont les acquéreurs qui écopent des amendes, de la perte de points et du retrait de permis. Pas les constructeurs automobiles ni les concessionnaires automobiles. Les premiers continuent de « construire ». Et les seconds à vendre.

Le changement viendra sans doute du public qui plébiscitera de plus en plus un certain type de cinéma où une certaine diversité sera montrée. Parce-que cela correspondra à un besoin qu’il essaiera de satisfaire comme cela a été le cas pour le RAP qui, de musique marginale il y’a trente ans, est devenue aujourd’hui un genre musical que n’importe quel jeune, blanc ou noir, de classe sociale modeste ou bourgeoise, écoute.

Pour cela, il faut des artistes chefs de file qui proposent des Ĺ“uvres qui vont remplir un vide que certains producteurs actuels, accrochĂ©s Ă  leurs rĂ©fĂ©rences et Ă  leur passĂ©, sont incapables de percevoir. Après tout, il est bien des chefs d’entreprise qui, alors qu’ils auraient pu ĂŞtre des pionniers, ont très mal anticipĂ© le dĂ©veloppement de l’Ă©conomie numĂ©rique par exemple. Ou de certaines innovations technologiques telles que le smartphone.

Tout à l’heure, j’ai été un peu sarcastique envers Kad Merad en tant que Maitre de cérémonie des Césars cette année. Mais cette année, Kad Merad est peut-être pour quelque chose dans le fait que l’artiste Eddy de Pretto soit venu interpréter un titre de Charles Aznavour :

J’me voyais déjà. Même si l’interprétation d’Eddy de Pretto ne m’a pas convaincu et que j’ai du mal pour l’instant à être emballé par sa présence scénique, je vois dans sa participation aux derniers Césars le signe d’un changement. Il y’a dix ou quinze ans, un artiste comme Eddy De Pretto (Artiste hybride entre le chant et le RAP et homo affirmé) n’aurait pas été convié à la cérémonie des Césars en France.

« Dans cette clarté éblouissante où règnent nos absences, je regarde ma fille qui danse dans la cuisine » (l’actrice Rachel Kahn).

Ma fille, pour l’instant, se croit blanche. Comme beaucoup d’enfants, elle a entonné les paroles de La Reine Des Neiges : « Délivréeéééééééééé ! Je ne serai plus jamais la mêêêêêêêê-me ! ». Comme beaucoup d’autres enfants avant et après elle, ma fille aime porter une robe de Blanche Neige. Dans son école, les enfants viennent de partout. Juifs, musulmans, Arabes, Blancs, Noirs sont ensemble. Malgré quelques mères en tenue musulmane traditionnelle. Malgré, déjà, cette course vers l’école privée. Ma fille, comme la plupart des enfants de son âge, est encore loin de savoir le métier qu’elle souhaitera faire plus tard. Ou elle n’en parle pas pour l’instant. Avec sa mère, je parle de ce monde en noir et blanc et je veille à ce que, à la maison, elle entende toutes sortes de musiques. Et regarde d’autres dessins animés que ceux ou, invariablement, les protagonistes sont uniformément blancs. En sa présence, je discute avec des personnes de différentes origines et différentes cultures. Je ne vois pas pourquoi je devrais déja lui farcir la tête avec l’esclavage et le racisme. Je ne peux pas prévoir ses rencontres et ce qu’elles ( lui) donneront. De temps à autre, je lui parle de la Réunion et de la Guadeloupe.

Je sais que l’on peut être noir et raciste. Je sais que le racisme est multiforme. Et qu’il s’exerce aussi contre d’autres sur d’autres critères que la couleur de peau. Je sais que j’ai des préjugés. Mais, moi, je n’empêche personne de devenir acteur parce qu’il est blanc. Et je n’ai jamais refusé de jouer sur scène ou dans un court-métrage avec une partenaire blanche ou un partenaire blanc. Même si cela pourrait être le thème d’un sketch ou d’un court métrage humoristique.

Cependant, je devrai être prêt le jour où quelqu’un voudra décider à la place de ma fille de la personne qu’elle est parce qu’elle est noire.

Franck Unimon, ce vendredi 8 mars 2019.

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L’instinct de vie

 

                                     

« Les souvenirs deviennent-ils les démons du sujet qui les garde ? » se demande Patrick Pelloux dans son livre L’instinct de vie ?

 

Si le « diable » – ou ce qui en est pour nous l’agent permanent- avait souhaitĂ© faire de la tĂŞte de Patrick Pelloux un passage cloutĂ© de tourments, il ne s’y serait pas pris autrement :

 

Médecin urgentiste engagé et « connu » au moins depuis 2003 pour avoir alerté les médias des conséquences sanitaires de la canicule, auteur de plusieurs ouvrages relatifs au monde de la Santé, Patrick Pelloux était aussi un chroniqueur attitré de Charlie Hebdo depuis plusieurs années lorsqu’eut lieu « l’attentat de Charlie Hebdo » ce 7 janvier 2015. Puis celui de l’hyper cacher de Vincennes après l’assassinat la veille de la policière Clarissa Jean-Philippe.

Dans ce livre de 174 pages découpé en quatorze chapitres- publié en 2017 soit environ deux ans après l’attentat- Patrick Pelloux prend le parti de s’inspirer de sa démarche personnelle de reconstruction après l’attentat du 7 janvier :

Rappelons qu’il était ce jour-là en pleine réunion professionnelle non loin du journal Charlie Hebdo. Sans cette réunion, il se serait trouvé au journal parmi ses collègues et amis lorsque les terroristes sont arrivés, ont assassiné et meurtri.

Charlie Hebdo était à la fois un peu sa maison et son territoire. Son « chez nous » comme dans tout service ou toute entreprise où des employés se sentent « bien » comme en couple ou en famille. Soit une expérience encore plutôt courante dans le monde du travail où se créent pour le meilleur et pour le pire bien des histoires affectives et amicales entre collègues.

Ce 7 janvier 2015, sa très grande proximité affective avec les personnes du journal, sa grande proximité géographique et son sens de l’engagement professionnel plus que prononcé (ce qui lui vaut et lui a aussi valu certaines inimitiés professionnelles et politiques) sont sans doute ce qui l’a incité- il lui était impossible de réagir autrement- à intervenir avec d’autres professionnels urgentistes sur les lieux. Avant que les lieux soient sécurisés nous apprend t’il dans son livre :

Lorsque d’autres professionnels urgentistes et lui sont entrés dans le journal ce jour-là, ils ignoraient si les terroristes y étaient encore présents. Attitude héroïque, suicidaire ou téméraire ? Cet article a d’autres volontés que ce « débat » qui, même avec de grandes précautions, se rapprocherait du jugement moral et facile que détiennent généralement les personnes bien planquées à distance des frontières de l’horreur. Dans les faits, dans la même situation, si l’accès au journal avait été «libre», d’autres personnes très impliquées affectivement avec les victimes, même non qualifiées médicalement, auraient eu la même réaction que Patrick Pelloux et ces urgentistes professionnels. C’est là où, pour Pelloux, le « diable » a pu largement faire son trou dans sa tête :

Le soignant, pour être à même d’être aussi « opérationnel » que possible, mais aussi pour pouvoir quitter la scène clinique et retourner à la vie civile – et chez lui- à peu près indemne et fréquentable- « sans » usure de l’âme- doit pouvoir avoir une certaine distance affective avec ce qu’il voit et vit au travail. On peut d’ailleurs reprocher à certains professionnels de la Santé plutôt aguerris et/ou performants une sorte « d’anesthésie » profonde voire une certaine indifférence émotionnelle et affective apparente ou patente. Le Monde de la Santé tangue en permanence entre ces trois ou quatre modèles « parfaits » et extrêmes du soignant :

L’un capable d’empathie et l’autre Ă  la technique administrative, diagnostique et gestuelle irrĂ©prochable mais au « cĹ“ur », au regard et au rĂ©confort absents ou froids. Ces trois ou quatre modèles ( et d’autres) peuvent bien-sĂ»r coexister dans la moelle Ă©pinière d’un mĂŞme soignant en une alchimie respirable mais cela est loin d’être une Ă©vidence et une science exacte et dĂ©finitive.

Pour Patrick Pelloux – dont au moins les écrits et les chroniques attestent aussi de réelles préoccupations humanistes- après ce 7 janvier 2015 (et pour bien d’autres que lui) il était impossible d’être émotionnellement et affectivement absent. Pourtant, s’il avait la possibilité de retourner dans le passé et de revivre cet événement et le stress post-traumatique qui en a découlé depuis, on devine qu’il s’immergerait à nouveau dans le Charlie Hebdo de ce 7 janvier 2015.

Ce début d’article pourrait peut-être donner l’impression que L’Instinct de vie relate l’attentat de Charlie Hebdo de bout en bout ce jour-là. Ce serait un malentendu:

L’instinct de vie est un kit destinĂ© Ă  aider Ă  la reconstruction morale, sociale, affective, psychologique et Ă©motionnelle. Il a Ă©tĂ© conçuavec des mots très simples– au moins pour aider celles et ceux qui ont Ă©tĂ© victimes d’attentats ou d’évĂ©nements traumatiques ainsi que leurs proches ou celles et ceux qui essaient d’apporter une aide en des circonstances similaires.

Pelloux le précise : ce qui a été très difficile y compris pour des professionnels de la Santé intervenant par exemple lors de l’attentat du Bataclan du 13 novembre 2015 ( ce jour-là ont aussi eu lieu des attentats au Stade de France ainsi que dans des rues du 1Oème et du 11 ème arrondissement de Paris : 130 personnes – dont 7 des terroristes- ont été tuées et plus de trois cents blessés ont été hospitalisés ), c’est de devoir faire face- dans le monde civil- à des scènes cliniques et des situations habituellement « réservées » à des zones de guerre. Le personnel de santé civil dépêché sur les lieux n’était pas préparé à faire face à des blessures de guerre et à une telle échelle. Et, les victimes ainsi que leur entourage ont dû découvrir également à une plus grande échelle le quotidien des personnes développant un stress post-traumatique voire une névrose traumatique.

Le livre de Pelloux « bénéficie » de son expérience de professionnel de la Santé. Et de victime. Il donne donc un certain nombre de conseils. Ainsi que des repères permettant à d’éventuelles victimes, professionnels de la Santé, proches et entourages de mieux comprendre ce qui peut se passer pour une victime. Quelques extraits en vrac :

« Les mots étaient doux avant. Soudain, tous les mots du monde ont été assassinés ».

« Tout a explosé. Durant les premiers temps, on reste dans la sidération. Impensable. L’entourage ne peut pas comprendre ou pas forcément. (…). Ce n’est même pas de la peur, c’est au delà. Un besoin de sécurité extrême ».

« J’ai vu des choses que je n’aurais pas dû voir. C’est cela qui fait le traumatisme. (….) Analyser qu’il faudra vivre avec un drame, savoir qu’il est impossible d’oublier et que tout son être, toute sa psyché devra apprendre à vivre avec cette souffrance ».

« Il faut vivre les trois premières heures pour arriver à respirer normalement, puis les trois premiers jours, puis les trois premiers mois. Pourquoi trois mois ? Parce que c’est sans doute la durée qu’il m’a fallu pour réussir à dormir deux heures de suite ».

« (….) Ce dont j’ai besoin, c’est de légèreté et de douceur. Or, c’est peut-être la chose la plus compliquée à offrir à quelqu’un de traumatisé ».

« (…) Ne dites jamais à une victime : « ça va passer » ; « ça va aller mieux » ; « Tu vas oublier » ; « C’est la vie » ; « Y’a plus grave ».

« Ce stress dure plus longtemps qu’il n’est écrit dans les articles scientifiques. Il dure des mois (….). Cela fait deux ans que les flashs me reviennent, par moments. Il suffit d’un petit détail. Qui les réactive. Clac ! ».

« Qu’il est difficile d’aider une victime ! Il faudrait être là et ne pas être là. A l’écoute. Sans poser de questions. Le mieux est de consulter un psychiatre ou un psychologue des cellules d’urgence médico-psychologique (CUMP) des SAMU (…) ».

« (…..) Rien ne calme cette culpabilité, ni l’alcool, ni le cannabis, ni la cocaïne, ni les amphétamines. C’est un leurre (…). Une chose est certaine : l’illusion de l’ivresse passée, tout s’aggrave, les troubles du sommeil, les cauchemars, les angoisses, les flashs, les peurs et la culpabilité ».

« Pour se reconstruire, il faut accepter de rire et de sourire ».

LivrĂ©s de cette façon, ces extraits peuvent peut-ĂŞtre donner l’illusion que Patrick Pelloux s’est reconstruit facilement. Si son livre est optimiste et volontariste, il indique nĂ©anmoins ça et lĂ  qu’il a pleurĂ© tous les jours pendant trois semaines après l’attentat du 7 janvier 2015. Qu’il a penchĂ© durant quelques mois vers l’alcool. Sans trop s’étendre sur le sujet, Ă  travers ses chats, il nous renseigne sur ce qu’une personne traumatisĂ©e peut aussi « dĂ©gager » de mortifère pour un entourage proche et intime qui absorberait tout sans aucune limite, distance ou filtre. MĂŞme s’il a depuis repris ses fonctions de mĂ©decin urgentiste, il a conscience d’ĂŞtre restĂ© vulnĂ©rable. Et le 13 novembre 2015, c’est en tant que rĂ©gulateur et non en tant qu’intervenant de terrain qu’il a- avec ses divers collègues- participĂ© aux sauvetages des victimes des attentats au Bataclan et dans les rues de Paris.

On peut être en désaccord avec certains de ses avis par exemple quant à la prescription de médicaments ou non ou sur la façon d’assurer leur réévaluation. Car cela semble plus facile à dire qu’à faire. On peut par moments lui reprocher d’être un peu trop sûr de lui même s’il se défend de tout savoir.

Mais on doit avant tout voir ce livre– qui peut ĂŞtre une initiation Ă  la Victimologie– comme un        ( Grand) Acte civique de très grande utilitĂ© publique pour ce qu’il apprend ou incite Ă  apprendre que l’on soit soignant ou non, victime ou non, proche d’une victime ou non. Car comme le dit son ouvrage, celui-ci  et celui d’autres auteurs -tel le mĂ©decin-gĂ©nĂ©ral Louis Crocq- sont au service de la vie. Les terroristes et les intĂ©gristes, eux, desservent la vie et contrairement au reste du monde se coupent de tout attachement affectif pour pouvoir mieux justifier et rĂ©aliser leurs assassinats physiques et symboliques. Pour les « sceptiques », il est encore assez facile de retrouver sur le net des photos de certaines victimes des attentats du 13 novembre 2015 pour voir Ă  nouveau qu’elles Ă©taient de tous horizons.

Cet article se veut un complément, pour le meilleur espérons-le, de celui (assez mal écrit) sur le livre Sans blessures apparentes de Jean-Paul Mari. Et de l’article sur le film Utoya. Il a été écrit en bénéficiant du déferlement proche et protecteur de musiques Reggae et Dub à un volume moyennement élevé. Celui en particulier des artistes et groupes Manutension, Steel Pulse et Rod Anton.

 

Peinture : Patrick Marquès.

 

 

 

Franck, ce mardi 5 février 2019.

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Le Fils du pauvre

                                               Le Fils du pauvre de Mouloud Feraoun.

 

 

Quelle que soit l’heure où on lève l’encre, écrire a à voir avec la nuit. Celle où l’on ferme son sommeil. Et où subsiste notre souffle, notre pensée, notre volonté.

Il en a fallu des semaines pour lire ce « petit » livre d’à peine 135 pages. Deux heures auraient pu suffire. Ou trois si l’on veut prendre son pouls.

 

Dans son livre Noureev, l’insoumis , Ariane Dollfus ( que je viens de confondre avec la photographe Diane Arbus) raconte la grande pauvreté dans laquelle le futur danseur étoile ( puis chorégraphe) avait grandi. Seul garçon parmi ses sœurs, pendant plusieurs années, il avait été le petit Dieu de la maison. Jusqu’au retour du père, décrit comme un rival particulièrement brutal.

Feraoun « Fouroulou », dans les montagnes rudes de sa Kabylie, a aussi joui de ce statut. Mais il y’avait bien plus d’amour entre son père et lui ainsi qu’autour de lui.

Là où la famille de Rudolf Noureev vivait dans un certain isolement dans mon souvenir, celle de Feraoun se tenait au sein d’une communauté qu’il nous raconte. Sa grand-mère paternelle, ses parents, son oncle paternel Lounis, sa femme, la redoutable Helima, ses tantes Nana et Khalti, ses sœurs, ses cousines, son copain d’enfance protecteur Akli -qui deviendra berger-, les voisins et les cousins, la Djema, l’exil durant un temps, du père aimé (hébergé alors au 23, rue de la Goutte d’or à Paris, 18ème) pour aller travailler dans les fonderies d’Aubervilliers…

 

« (….) Nos ancêtres, paraît-il, se groupèrent par nécessité. Ils ont trop souffert de l’isolement pour apprécier comme il convient l’avantage de vivre unis. Le bonheur d’avoir des voisins qui rendent service, aident, prêtent, secourent, compatissent ou tout au moins partagent votre sort ! Nous craignons l’isolement comme la mort. Mais il y’a toujours des querelles, des brouilles passagères suivies de raccommodements à propos d’une fête ou d’un malheur. « Nous sommes voisins pour le paradis et non pour la contrariété ». Voilà le plus sympathique de nos proverbes ». (Mouloud/Menrad Feraoun dans Le Fils du pauvre).

Noureev (1938-1993) quittera la maison familiale un peu à la façon d’un Basquiat, endossant sa liberté avant sa majorité. Et, plutôt que la rue, il parviendra à intégrer une très grande école de danse. Puis devenu un danseur de haut niveau, à l’occasion d’une tournée internationale, il prendra à nouveau la fuite. Cette fois-ci afin d’échapper au régime politique- communiste- de son pays. Il s’installera en France où, jusqu’à sa mort et aujourd’hui encore, il bénéficiera d’une aura internationale. Même si, à la façon du Surfer d’Argent, personnage de comics probablement inspiré de la mythologie, Noureev ne pourra jamais retourner dans son pays natal ou même y acheter une datcha.

Feraoun (1913-1962, 41 ans lors de la parution de son livre, Le Fils du pauvre), d’abord fils unique parmi ses soeurs puis fils aîné, a plutôt été le très bon élève cherchant à plaire au moins à son père, à ses professeurs, et à la règle.

« (….) Crois-tu que nous sommes faits pour les études ? Nous sommes pauvres. Les études, c’est réservé aux riches ».

Cependant, Fouroulou est un élève brillant. Et sa famille va se montrer aussi combattive que la M’man Tine de Rue Case-Nègres pour son petit José (livre de Joseph Zobel, paru en 1950, ensuite adapté au cinéma par Euzhan Palcy en 1983).

Enfant « gâté » selon ses propres termes et observateur attentif de la condition de son entourage, Feraoun, de par sa personnalité, a développé un certain sens de l’autodérision et de l’ironie :

« (….) A l’âge où ses camarades s’éprenaient d’Elvire, lui, apprenait « le lac » seulement pour avoir une bonne note. Mais comme il débitait son texte d’un ton hargneux, au lieu d’y mettre comme il se doit la douceur mélancolique d’un cœur sensible et délicat, le professeur le gourmandait et Fouroulou allait s’asseoir plein de rancune ».

Mais cet esprit est aussi fait d’un sentiment de dette et donc de devoir envers sa famille et ses origines. Il a besoin d’être en accord avec elles. Il est aussi marié et père. Pour cela, peut-être, il lui est impossible de s’enfuir comme de se révolter à la différence d’un Noureev ou d’un Basquiat alors qu’il nous envoie un peu de sa terre natale :

« çof rival » ; « tamens » ; « kanoun » ; «  akoufi ventru » ; « hechaichi » ; « vieux khaounis » ; « djenoun » ; « zaouias » ; « dokhars » ; « mechmel » ; « kouba » ; « ikoufan vide ».

 

Lire son Le Fils du pauvre après son Journal ( voir mon article dans cette même rubrique ) nous convainc qu’il était ainsi quasiment prédestiné à être assassiné pendant la Guerre d’Algérie. En Algérie. Il y’a bien-sûr de la tristesse devant le constat de ce déterminisme. Une tristesse que l’on pourrait entendre dans le titre Mr Pastorius interprété par Miles Davis en hommage au bassiste Jaco Pastorius. Mais il s’agit d’une tristesse que l’on pourrait comprendre à voir l’enfance de Feraoun surmonter ces étapes de la vie qu’il nous raconte pour, finalement, en 1962, en quelques minutes, se faire buter à 49 ans par des volontaires de l’OAS qui disposaient d’armes pour principales compétences.

 

On pourrait me dire que j’idéalise trop Mouloud Feraoun que je n’ai jamais connu ou rencontré. Que cela en devient inquiétant. Qu’il vaut mieux le laisser dans son anonymat et dans son assassinat. Qu’il était en fait double ou triple.

 

Oui.

 

Comme la plupart d’entre nous.

 

 

« (….) Oh ! Les pauvres yeux de fous, je ne les verrai nulle part sans émotion. Eux seuls reflètent la souffrance de l’âme et recherchent éperdus ce que le cœur et le cerveau n’ont plus ». Mouloud Feraoun dans Le Fils du pauvre.

 

 

Franck Unimon, ce mardi 8 janvier 2019.

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Sans Blessures Apparentes

Sans Blessures Apparentes (Enquête sur les damnés de la guerre) de Jean-Paul Mari ( 2008).

 

« Je vais sans doute écrire sur votre livre Sans blessures apparentes que je
cite déjà dans un article sur lequel je travaille encore en ce moment ».

 

Je suis l’insouciant qui a écrit cela hier dans un mail à son auteur, Jean-Paul Mari. Cela me paraissait simple à ce moment-là. J’allais « parler » du stress post-traumatique, le sujet de son livre Sans Blessures apparentes, paru en 2008.

 

Jean-Paul Mari est « journaliste-écrivain et grand reporter » (ainsi que réalisateur de documentaire). J’ai été content lorsque Jean-Paul Mari a répondu à mon mail. J’ai entrevu une rencontre possible, de nouvelles perspectives. Une espèce de conte de fée. Cet état a subsisté quelques secondes ou quelques minutes.

 

Je vais sans doute écrire à propos du livre de Jean-Pierre Mari, Sans blessures apparentes. C’est mon intention.

 

Pourtant, je ne parviens pas à agencer mes phrases correctement. Je suis un îlot face à des éléments beaucoup plus puissants que lui :

Les reportages de guerre de Jean-Paul Mari ; les expériences traumatiques vécues par d’autres figures qui – pendant des années- sont apparues comme indémontables et dures au mal.

Des grands reporters. Des militaires de carrière. Ces personnages, vous savez, qui inspirent les auteurs de romans, les producteurs et les réalisateurs de cinéma. Et auxquels on a envie de ressembler :

«  Bigger than life ! ». «  You can do it ! ». « Quand on veut, on peut ! ».

Des héros, des légendes, qui convoquent notre dépendance à la mythologie. Des personnes qui ont su bannir ces quelques faiblesses usitées :

Procrastination, lâcheté, suffisance, égoïsme, société de consommation, auto-aveuglement, Ikéa…

Des personnes, qui au contraire de l’artiste Paul Personne il y’a plusieurs années, se sont abstenues- ont pu s’abstenir- de chanter :

« Donne moi une seconde de courage ».

 

Certaines de ces personnes, de ces personnalités, citées dans le livre de Jean-Paul Mari, tel Hélie de St Marc ou «  Sorj » sont par ailleurs devenues écrivains.

 

Le seul reproche que je ferais au livre Sans blessures apparentes, c’est que l’on y reste beaucoup entre mecs. Y compris lorsqu’il nous raconte certaines de ses séances avec son psychiatre-psychanalyste «  aveugle mais clairvoyant », taquin et bienveillant. Ce sera, si je peux me le permettre, ma seule véritable critique.

Critique que je nuance tout de suite : peut-être a-t’il été impossible à Jean-Paul Mari, pour diverses raisons, d’être suffisamment proche de femmes grands reporters ou militaires de carrière afin de nous faire part, aussi, de leurs expériences.

 

Mais je crois avoir compris la cause de mon hébétude il y’a quelques minutes (ou il y’a quelques semaines : car je reprends cet article ce vendredi 30 novembre 2018) lorsqu’il a été question de parler de ce livre-ci de Jean-Paul Mari.

J’ai de l’admiration pour ce que Jean-Paul Mari –et d’autres- ont vécu. Je m’estime incapable d’aller aussi loin qu’eux. Or, ce livre est le fait de personnes prêtes à prendre des risques insoupçonnés pour découvrir ce qu’elles sont et ce qu’elles font sur terre. Un extrait de Sans Blessures apparentes pour s’en apercevoir :

« (….) A l’heure de la survie, plus de jeu social, d’interrogations existentielles. En une heure d’assaut, face au danger, le soldat en apprend plus sur lui-même que pendant des années de bureau ».

Jusque là, l’affiche du cinéma grand public tient encore le devant de la scène et chacune et chacun trouvera en soi le visage de son héroïne ou de son héros préféré, de celle ou celui qui lui apparaît inébranlable et opérationnel en toute circonstance.

Cependant, Sans blessures apparentes a peu d’affinités avec l’univers de Barbara Cartland.

 

Etre un guerrier ou un battant, c’est bien-sûr beaucoup mieux que d’être une victime ou du bétail le jour des soldes. Mais l’état de grâce du guerrier et du battant est provisoire. Dans la vraie vie, les grandes figures apparemment indestructibles ont aussi leurs fissures. Une fois leur Ki lézardé, Les héros dépriment comme n’importe qui voire davantage que n’importe qui. S’il leur faut apprendre à se relever comme tout le monde, le plus difficile pour eux est peut-être de devoir aussi accepter, devant leurs mortes ailes, de se découvrir vulnérables à l’image du commun des mortels.

 

Cet autre extrait de Sans Blessures apparentes peut peut-être nous en convaincre :

 « (….) Plus la guerre menée a été longue et sauvage, plus le sevrage sera brutal. Soudain tout s’arrête (….). Autour d’une nappe blanche, les Présidents des deux camps apposent leurs élégantes signatures à la plume au bas d’un Traité et décident que la guerre est finie, le chaos révolu et le crime à nouveau immoral. Ainsi, d’un coup, d’un seul, il faudrait tout oublier ! Redevenir doux comme un agneau, père attentif, mari aimant, citoyen modèle, bien à l’heure le dimanche pour la partie de boules à la sortie de la messe ou de dominos après la mosquée (….)».

 

 

Ce livre me parle, car dans notre vie « ordinaire », nous pouvons, dans une certaine mesure, ressentir ce que ressentent certains militaires et journalistes qui se rendent au chevet d’un conflit armé. Certaines situations de notre quotidien professionnel et personnel peuvent également agir tels des sérums de vérité ou devenir des expériences traumatisantes ou traumatiques.

Un jour, alors que pendant des années nous avons su et pu grâce à nos forces vives surmonter bien des épreuves et sauver les meubles, nos limites au moins morales peuvent venir toquer à notre porte. Bien que cela ne nous ressemble pas, nous flanchons et nous nous enlisons dans un mauvais polar qui prend le dessus sur notre volonté.

Cela peut être sous la forme d’une ancienne relation affective nocive ou pathologique, fantôme qui revient et dont on a du mal à se détacher ; cela peut-être sous la forme d’une addiction ; d’un accident « bête » ; d’une tentative de suicide ; d’une dépression ; d’un mal quelconque ; d’une maladie grave. Ou d’un manquement à nos responsabilités personnelles et professionnelles.

Même s’il nous reste alors des (belles) années à vivre, notre désactivation prononcée nous indique que nous avons trop exigé de nous-mêmes pendant trop longtemps. Ou que nous nous sommes beaucoup leurrés sur ce que nous sommes. Il nous reste alors grossièrement deux options : soit nous nous sommes trop éprouvés et tenons malgré tout (par orgueil ou par sacrifice) à perpétuer les mêmes actes ou les mêmes exploits en mémoire d’un passé devenu délétère. Alors, le pire pour nous est à venir sous la forge d’un suicide à retardement ou à prise rapide.

Soit nous comprenons qu’il nous faut changer de vie, de projets, de destinée, couper le cordon ombilical avec certaines exigences et certains réflexes de notre passé, et, pour cela, au besoin, nous acceptons de nous faire soutenir et aiguiller par des personnes de confiance, volontaires, résistantes et rédemptrices. C’est cette seconde option que Jean-Paul Mari, et plusieurs des personnes dont il parle dans son livre, ont pu choisir.

 

A la fin de son livre, Jean-Paul Mari fournit une bibliographie et adresse des remerciements à des personnes, des professionnels et des associations que l’on aurait tort d’ignorer. C’est peut-être dû à mon insolence, à ma vanité- et à mon besoin d’une certaine féminité- cependant, si la lecture de Sans Blessures apparentes m’a rappelé deux livres qui me semblent avoir des points communs avec lui :

 

Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés ( journal de la consultation souffrance et travail) ( 2008) de Marie Pezé, psychologue-psychanalyste, ouvrage dont Marc-Antoine Roudil et Sophie Bruneau avaient réalisé un documentaire deux ans auparavant.

 

Je ne lui ai pas dit au revoir : des enfants de déportés parlent (1996) de Claudine Vegh, psychiatre-psychanalyste.

Franck Unimon, ce jeudi 16 aout 2018.

 

 

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Journal 1955-1962 de Mouloud Feraoun

 

 

 

J’ai entendu parler de Mouloud Feraoun pour la première fois cette année, en 2018. C’était il y’a environ deux-trois mois. Cela a commencé dans l’une des médiathèques de ma ville.

Mes indépendances : Chroniques 2010-2016 (parution en 2017) de Kamel Daoud faisait partie des livres exposés à l’entrée. J’avais déjà entendu parler de Daoud et de son livre inspiré de L’Etranger de Camus. J’ai emprunté les chroniques de Daoud. Cela m’a beaucoup plu et m’a instruit. J’ai beaucoup de lacunes. En France, nous sommes engraissés à la culture anglo-saxonne. Dès que l’on s’éloigne de cette cité du monde

(les Etats-Unis, la Grande-Bretagne) notre ignorance culturelle et linguistique croît.

Les chroniques de Daoud ont entre-autres placé sous mes yeux le nom de l’auteure Assia Djebar, qui, de son vivant, faisait partie de l’Académie française.

Le Blanc de l’Algérie (parution en 1996) d’Assia Djebar stationnait dans la réserve d’une des médiathèques de ma ville. Ce livre relate le décès de plusieurs personnalités algériennes souvent par assassinats, un peu par suicide, par maladie ou par accident : Kateb Yacine, Mouloud Mammeri, Jean Sénac, Albert Camus, Frantz Fanon et d’autres autant connus ou moins connus. Djebar avait connu personnellement plusieurs de ces personnes ou des proches de ces défunts.

J’ai fait quelques recherches sur le net en relation avec la guerre d’Algérie. Car Daoud, dans ses chroniques, comme Assia Djebar avant lui, explique aussi comme un demi-siècle plus tard, l’Algérie peine à assurer le rêve et les espoirs de l’indépendance.

 

J’ai fait connaissance avec d’autres noms de l’Histoire algérienne. Des femmes et des hommes. Des militants FLN mais aussi des artistes, des écrivains, des intellectuels. Certains Pro-FLN et d’autres plutôt prudents vis-à-vis du FLN. Parmi ces «  prudents », Mouloud Feraoun.

 

Le journal de Mouloud Feraoun débute en 1955. La guerre d’Algérie a alors un an.

 

Vingt à vingt cinq ans plus tard alors qu’elle sera « terminée », enfant, né et vivant à Nanterre de parents exilés de leur Guadeloupe natale, je percevrai quelques fois des restes de la guerre d’Algérie et des autres guerres d’indépendance dans le Maghreb contre l’Etat français. Tout en ignorant cette histoire « évidente » pour les jeunes arabes de mon âge.

Je serai par exemple plusieurs fois surpris de voir que le même copain d’origine algérienne, marocaine ou tunisienne (je le voyais comme un Arabe sans jugement particulier comme je me voyais et me vois, aussi, comme un Noir) seul, peut être très sympathique. Et qu’il peut, mystérieusement, devenir moins sympathique sitôt qu’il se trouve au contact d’autres garçons ayant les mêmes origines culturelles que lui. Et, ce sera bien plus tard, à l’âge adulte, que je finirai par capter que tous ces garçons rencontrés dans le passé agissaient ainsi par loyauté envers l’Histoire de leurs familles et de la décolonisation de leur pays d’origine (Algérie, Maroc, Tunisie principalement).

Ce sera plus tard, aussi, par recoupements, que je comprendrai que lorsque mon père, certains dimanches matins, m’emmenait, parfois dans le froid- sans doute pour m’endurcir- assister aux matches de foot auxquels il participait à Nanterre avec ses compatriotes et collègues contre d’autres employés des PTT, cela se passait aux abords d’un bidonville (ou de la cité blanche ?) non loin de la maison d’arrêt de Nanterre inexistante alors (sa construction s’est achevée en 1991).

Je me rappelle de ce gamin de mon âge ou peut-être mon aîné, parti en courant avec le ballon de foot qui m’avait été confié, tandis qu’un autre me distrayait en discutant aimablement avec moi. Et qu’un troisième, sans doute embarrassé, m’avait alerté. J’avais alors tourné la tête. Un seul regard m’avait suffi pour estimer impossible de rattraper le voleur de ballon qui filait vers le bidonville (ou la cité blanche ?), périmètre inconnu et intimidant, dont les frontières se trouvaient à environ une centaine de mètres du terrain de foot. De cet événement, en y repensant rétrospectivement, je me suis dit que ce ballon de foot avait dû constituer une formidable évasion voire une certaine promotion pour ce gamin et les autres de son quartier (bidonville ou cité) ainsi que pour certains adultes. Tandis qu’il avait sûrement amorcé pour moi l’abandon définitif d’une future carrière. En effet, à défaut de marquer des buts, on attend souvent d’un footballeur professionnel qu’il soit au moins capable de garder le ballon.

 

Depuis cette époque malheureusement (mon enfance remonte aux années 70-80) par la suite, la guerre d’Afghanistan de 1979 à 1989, la guerre Iran-Irak de 1980 à 1988, la guerre du Golfe au Koweït en 1991, les attentats islamistes en France en 1995, les attentats du 11 septembre 2001 à New-York, l’invasion de l’Irak en 2003

(officiellement en raison de la présence d’armes de «  destruction massive »), les attentats islamistes en France depuis le début des années 201O et le conflit israélo-palestinien font partie des événements ( avec le Liban, la Syrie…) qui, depuis les années de décolonisation, ont contribué à dégrader davantage les relations des pays occidentaux   ( dont la France) avec certains pays du Maghreb , du Proche-Orient et de l’Asie.

Mouloud Feraoun ne vivra jamais cela. C’est sans doute mieux. Comme il ne verra jamais le documentaire La Guerre sans nom de Bertrand Tavernier et Patrick Rotman.

Lorsque ce documentaire est distribué en 1992, à Paris il est visible dans une seule salle durant une semaine du côté de St-Michel. Feraoun, mort trente ans plus tôt, n’est alors quant à lui plus visible. Autrement, il aurait peut-être vu sur l’écran, ces témoignages de Français (ou de leurs proches) racontant leur service militaire alors qu’ils étaient simples appelés ou peu gradés lors de la guerre d’Algérie. Il aurait aussi peut-être croisé certains de ces « spectateurs », majoritairement blancs, ayant cinquante ou soixante ans de moyenne d’âge et principalement de sexe masculin.

 

Lorsque le journal de Feraoun débute en 1955, la guerre d’Algérie a officiellement un an. Mouloud Feraoun, lui, originaire de Tizi-Hibel en Kabylie, a alors 42 ans. C’est un homme d’âge mûr, marié et père de famille. C’est aussi un écrivain reconnu y compris par l’élite française tant intellectuelle, politique que militaire (Roblès, Camus, Malraux, Alquier, Soustelle…).

Son journal laisse transparaître qu’il avait des relations sociales faciles avec son entourage proche et moins proche et qu’il savait aussi écouter et conseiller. C’est un homme au fait de son époque, dans son pays, l’Algérie, mais aussi de ce qui se passe dans le monde et qui s’informe également par la radio et la presse ( il cite par exemple Le Canard Enchainé mais aussi le journal Le Monde me semble-t’il).

Son journal s’adosse donc à la lucidité et à la rigueur malgré les événements dont il est le témoin direct ou indirect voire la victime parmi d’autres. A le lire, on peut trouver « normal » et « facile » que Mouloud Feraoun, écrivain patenté, ait pu tenir ce journal pendant sept ans. Sauf si l’on prend en compte le fait que la guerre est une violence vorace en corps et en temps. Et qu’elle a la propriété de faire perdre ses moyens à n’importe qui, aguerri ou non, jusqu’à fixer dans l’axe des êtres l’hélice du stress post-traumatique. Car comme l’écrit Jean-Paul Mari (également réalisateur du documentaire La Bleuite ) dans son livre Sans Blessures apparentes :

 

«  On comprend toujours pourquoi une guerre éclate mais rarement pourquoi elle perdure ».

 

Feraoun comprend très vite les raisons de cette guerre. D’un côté, la colonisation de l’Algérie par la France, empire colonial, en 1830. La condescendance-ignorance de la France pour les Algériens considérés comme des sous-êtres et conservés sans autre projet dans l’analphabétisme et la pauvreté. La répression meurtrière de l’Etat français lors des premières manifestations pacifiques des Algériens en faveur de plus d’équité. Puis, la torture, les viols et les exécutions arbitraires de l’armée française lorsque la révolte algérienne débute en 1954.

 

Voici un extrait de ce que Feraoun écrit en 1955 dans son Journal :

 

«  (…..) La vérité, c’est qu’il n’y’a jamais eu mariage. Non. Les Français sont restés à l’écart. Dédaigneusement à l’écart. Les Français sont restés étrangers. Ils croyaient que l’Algérie c’était eux. Maintenant que nous nous estimons assez forts ou que nous les croyons un peu faibles, nous leur disons : non messieurs, l’Algérie c’est nous. Vous êtes étrangers sur notre terre.

Ce qu’il eût fallu pour s’aimer ? Se connaître d’abord, or nous ne nous connaissons pas. Qu’on demande à une femme kabyle ce que c’est qu’un Français. Elle dira que c’est un mécréant, un homme souvent beau et fort mais sans pitié. Il est peut-être intelligent. Son intelligence, il la tient du démon, de même que sa force. Qu’attend-elle du Français, rien de bon (…..) Qu’est-ce qu’un Indigène pour un Européen ? C’est l’homme de peine, la femme de ménage. Un être bizarre aux mœurs ridicules, au costume particulier, au langage impossible. Un personnage plus ou moins sale, plus ou moins déguenillé, plus ou moins antipathique. En tout cas un être à part, bien à part et qu’on laisse où il est (…..).

Inutile de chercher ailleurs. Un siècle durant, on s’est coudoyé sans curiosité, il ne reste plus qu’à récolter cette indifférence réfléchie qui est le contraire de l’amour (….) ».

 

Il est courant de lire ou d’entendre que l’on apprend de nos erreurs mais aussi que la diplomatie et les façons de communiquer entre les êtres humains ont évolué par rapport au « passé ». Pourtant, dans son livre de chroniques Mes Indépendances, un demi-siècle plus tard après Feraoun (au 21ème siècle, le nôtre ) Kamel Daoud fait ce constat  :

« (….) La France, malgré les millions d’Algériens qui y vivent , est un pays étranger, membre d’un occident de destination ou de récriminations (…..) ».

Mais retournons dans le passé avec le Journal de Feraoun et de l’autre côté du conflit, avec le FLN. Dans son journal, lorsqu’il le mentionne, Feraoun parle principalement du FLN dans son journal sans nommer explicitement ses différents leaders. Ou alors il parle de « simples » leader, plutôt en bas de l’échelle de la hiérarchie du FLN et qu’il côtoie directement ou dont il entend parler dans son quotidien.

Au départ parti libérateur du peuple algérien, le FLN se révèle aussi porteur de souffrances et de sacrifices pour celles et ceux qu’il se destine à délivrer : interdiction formelle de boire et de fumer. Obligation de s’en remettre à l’Islam tel qu’il est édicté par les membres du FLN. Obligation de se soumettre au FLN même si certains de ses représentants abusent de leurs pouvoirs.

Un nouvel extrait de son Journal, cette fois-ci en 1958, nous parle de certains de ces leaders du FLN auxquels sont confrontés Feraoun et sa famille dans leur quotidien. Feraoun s’est alors « exilé » à Alger ou sa sœur vient lui rendre visite. La Guerre de Libération ou guerre d’Algérie a alors quatre ans et elle se terminera quatre ans plus tard :

« (….) Ma pauvre sœur qui en avait gros sur le cœur, baisse la voix, demande si on peut l’entendre du dehors, se rassure, s’enhardit à dire du mal puis une fois lancée, allez arrêter ce flot verbeux qui se précipite soudain comme un cri de révolte confus et interminable, comme un abcès qui crève, comme un ciel sombre qui soudain se purifie rageusement.

Tout le monde comprend que les « frères » ne sont pas infaillibles, ne sont pas courageux, ne sont pas des héros. Mais on sait aussi qu’ils sont cruels et hypocrites. Ils ne peuvent donner que la mort mais, eux, il faut tout leur donner. Ils continuent de rançonner, de réquisitionner, de détruire. Ils continuent de parler religion, d’interdire tout ce qu’ils ont pris l’habitude d’interdire et ce qu’il leur chante de nouveau d’interdire (….) ».

 

Feraoun souhaite la libération de l’Algérie et au delà de ça, la paix pour tous. Mais les monstruosités commises par l’Etat français et le FLN sont les deux reflets d’un même sang. Au cours de leurs affrontements, ils vendangent, aussi, quantité d’innocents. Et en lisant ce genre d’extrait, on est très tenté de se dire qu’en 1958, déjà, existaient les ferments du fanatisme islamiste ( terroriste ou non ) qui se sont depuis fait connaître de par le monde. Du fait à la fois de la responsabilité de dirigeants du Maghreb, Moyen-Orient et de l’Asie mais aussi, évidemment, du fait des calculs, de la cécité ou de l’ignorance complaisante des dirigeants ( politiques, économiques et industriels) des principales grandes puissances occidentales.

 

Un tel système déchausse les plus grandes volontés tolérantes et pacifistes. Sur les deux dernières années du conflit, entre 1960 et 1962, Feraoun se livre moins dans son journal ou nous en dit « moins ». On peut comprendre son besoin de détourner son regard de la mort, armure ambiante que tout le monde porte et qui étouffe le feu de la vie. Et puis, on peut imaginer qu’il écrivait la nuit après ses journées de travail alors que tout le monde chez lui était endormi. De quoi épuiser aussi bien moralement que physiquement. Surtout après avoir dû quitter la Kabylie pour Alger et se retrouver d’autant plus exposé à cette troisième furie qu’est l’OAS, identité meurtrière aux élans autarciques.

 

Peut-être est-ce pour ces quelques raisons qu’il évoque en quelques mots ses rencontres avec Malraux, Geneviève de Gaulle-Anthonioz (la nièce de De Gaulle), la mort de Camus.

J’aurais aimé savoir s’il avait entendu parler de Jacques Vergès et de sa campagne en faveur, entre-autres, de Djamila Bouhired, militante du FLN, un temps condamnée à mort. J’aurais voulu connaître son opinion sur Frantz Fanon également engagé aux côtés du FLN.

 

Dans son film Au-delà de la gloire (distribué en 1980), Samuel Fuller – soldat et reporter durant la Seconde guerre mondiale- nous apprend que, quelle que soit la guerre en cours, les morts portent toujours les mêmes noms. Alors qu’il a pu depuis le début de la guerre d’Algérie échapper à la mort, le nom de Feraoun échoue un jour sur la liste de courses d’assassins de l’OAS. On peut se demander si en restant en Kabylie, il serait resté en vie.

En partant du principe qu’après la guerre d’Algérie, une vie était encore possible. D’autant que Feraoun déploie ici une formidable capacité de résistance face à l’endoctrinement comme à l’avilissement.

 

En lisant son journal, il se crée un lien entre lui et nous. Si bien qu’on s’étonne tout d’abord qu’il s’abstienne de nous raconter ses derniers jours et ses derniers moments ce 15 mars 1962. Et puis, on se reprend. Ce journal n’est pas un roman.

 

Franck Unimon, ce mercredi 15 aout 2018.