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Noire N’Est Pas Mon MĂ©tier

 

Noire n’est pas mon mĂ©tier

 

16 actrices noires tĂ©moignent d’aprĂšs une idĂ©e d’AĂŻssa MaĂŻga

 

« Le noir, ça va avec tout ». On a dĂ©jĂ  entendu ça quelque part. DĂšs qu’il s’agit de se mettre Ă  son avantage, de se donner du volume et une bonne image de soi. VĂȘtement, maillot de bain, paire de chaussures, cosmĂ©tique, voiture, vernis Ă  ongle, lunettes de soleil. MĂȘme le pĂ©trole, qui permet Ă  l’industrie automobile et Ă  d’autres industries de faire de gros chiffres d’affaires, est noir.

Il est plein de circonstances oĂč la couleur noire, sĂ»rement l’une des plus employĂ©es de par le monde, est pratique. FrĂ©quentable. Estimable. On veut ĂȘtre pris au sĂ©rieux dans ses fonctions, susciter un air de dignitĂ© ? On optera pour un peu de noir voire pour une intĂ©gralitĂ© de noir. Un peu de trouble et de mystĂšre ? Optons pour du mascara.

Ce serait une erreur de considĂ©rer le noir comme la couleur attitrĂ©e du deuil et du malheur. D’abord, dans certaines cultures, ce serait plutĂŽt le blanc qui remplira cet office. Ensuite, il faudrait dire Ă  tous les rockeurs et Hard Rockeurs- vivants et enterrĂ©s- d’aller se rhabiller et de remplacer le noir de leurs vĂȘtements et de leur musique par du blanc ou du vert par exemple. Il est alors probable qu’ils nous regarderaient de travers et ne comprendraient pas ce qu’on leur baragouine.

RĂ©cemment, Karl Lagerfeld est mort. On sait nous parler de sa disparation et de ce qu’il a apportĂ© au monde de la culture et de l’art. Je suis bien moins expert que beaucoup d’autres pour en parler. Je le deviendrais peut-ĂȘtre un jour. Cependant, en tant que grand couturier, Karl Lagerfeld, et celles et ceux qui l’ont prĂ©cĂ©dĂ©, regardĂ©, ainsi que celles et ceux qui lui ont survĂ©cu ou se rĂ©clameront de lui, en a conçu des vĂȘtements classieux tout en noir. Et, lui-mĂȘme, comment s’habillait-il ? Les photos les plus connues de lui le montrent souvent portant du noir. Et c’est beau. C’est racĂ©. C’est Ă©lĂ©gant. RacĂ© ? Oui, racĂ©. Quelle classe ! Personne ne compare Karl Lagerfeld Ă  une guenon ou Ă  Cheetah, l’amie de Tarzan que celui-ci a rencontrĂ© un jour sur les rĂ©seaux sociaux de la jungle.

Etonnamment, dĂšs que la couleur noire s’anime et devient la particularitĂ© d’une personne faite de tissus cutanĂ©s, le temps se gĂąte. Un abĂźme s’avance. Et, dans certains milieux autorisĂ©s, on commence Ă  converger, inexorablement, vers un traquenard fait de miroirs dĂ©formants, d’extrapolations, de rumeurs et de superstitions. Un certain racisme se dĂ©chaine. Le racisme ressemble Ă  un organe. Il est possible qu’aprĂšs avoir Ă©tĂ© longtemps couvĂ©, qu’il devienne autonome, Ă©chappe Ă  son crĂ©ateur, et soit capable de se dupliquer sans fin en se diversifiant, lui qui refuse Ă  d’autres d’ĂȘtre diffĂ©rent de lui.

Le racisme, c’est peut-ĂȘtre l’histoire de Blanche Neige jalousĂ©e par sa belle-mĂšre. Entre les deux, un miroir sert de frontiĂšre et les dĂ©partage. D’un cĂŽtĂ©, une belle mĂšre droguĂ©e Ă  sa propre image qui se rĂȘve parfaite. D’un autre cĂŽtĂ©, la jeunesse insouciante qui ignore que son rayonnement est l’annonce du flĂ©trissement, inĂ©vitable de toute façon, de la belle-mĂšre. Il est des personnes, dĂšs qu’elles avancent en Ăąge, qui prennent le parti de l’accepter, de s’allier Ă  la jeunesse, d’apprendre d’elle, de lui transmettre le meilleur et de s’effacer. Il en est d’autres qui veulent continuer Ă  rĂ©gner et sont prĂȘtes Ă  tout emporter avec elles dans le gouffre plutĂŽt que de concevoir que le monde puisse leur survivre.

Tant que la couleur noire qualifie un objet, ça va. L’organe raciste se met en veille. DĂšs que la couleur noire prend forme humaine avec une personnalitĂ© propre, l’organe raciste se rĂ©veille et se met en alerte car le « danger » approche. Et ça peut dĂ©raper Ă  n’importe quel moment :

« Pour une Noire, vous ĂȘtes vraiment intelligente, vous auriez mĂ©ritĂ© d’ĂȘtre blanche ! ».

Dans le milieu du cinĂ©ma, l’actrice NadĂšge Beausson-Diagne a eu la primeur de cette photosensible rĂ©flexion qui l’a mise sur le cĂŽtĂ©. Elle et quinze autres actrices françaises tĂ©moignent dans le livre Noire n’est pas mon mĂ©tier de ce que le racisme a pu leur faire au cours de leur carriĂšre. Car leur particularitĂ© la plus flagrante est d’ĂȘtre noires.

« Oh, la chance d’avoir des fesses comme ça, vous devez ĂȘtre chaude au lit, non ?».

L’actrice NadĂšge Beausson-Diagne, encore elle, a reçu ce « compliment ». Elle ne nous dit pas- « la coquine ! »- si c’était le 14 fĂ©vrier, jour de la St Valentin.

Mata Gabin, MaĂŻmouna Gueye, Eye HaĂŻdara, Rachel Khan, AĂŻssa MaĂŻga, Sara Martins, Marie-PhilomĂšne NGA, Sabine Pakora, Firmine Richard, Sonia Rolland, Magaajyia Silberfeld, Shirley Souagnon, Assa Sylla, Karidja TourĂ© et France Zobda sont avec NadĂšge Beausson-Diagne les 16 actrices noires françaises qui tĂ©moignent dans ce livre. Et vu que nous sommes encore aujourd’hui le 8 Mars 2019, soit le jour « officiel » de la Femme, les nommer ce jour-lĂ  permet doublement de les honorer, elles et celles et ceux qui leur ressemblent qu’ils soient noirs ou pas d’ailleurs. Mais ici, le thĂšme du livre est d’abord la peau de couleur noire.

« Parce-que, pendant des siĂšcles, cette couleur de peau Ă©tait aussi celle des esclaves, des colonisĂ©s, parce qu’elle reste un fantasme exotique ou qu’elle renvoie Ă  une classe sociale pauvre, il faudrait qu’elle raconte encore et toujours cela au cinĂ©ma » ( l’actrice Rachel Kahn).

L’hĂ©ritage du passĂ© colonial de la France est pour quelque chose dans ce regard sur les Noires et Noirs de France. En Ă©tant un tout petit peu excessif, il doit bien se trouver aujourd’hui en France quelques personnes qui estiment – en toute bonne foi- que c’est dĂ©jĂ  trĂšs bien que les femmes et les hommes noirs soient acceptĂ©s dans les transports en commun, dans les Ă©coles et dans les lieux de soins. Deux cents ans plus tĂŽt, il en aurait Ă©tĂ© tout autrement :

C’est donc bien la « preuve » que la France est un pays Ă©voluĂ© et trĂšs tolĂ©rant. Et « notre » cher et charismatique GĂ©nĂ©ral de Gaulle parfois surnommĂ© « Papa de Gaulle », lors du dĂ©filĂ© de la Victoire sur les Champs ElysĂ©es Ă  la fin de la Seconde Guerre Mondiale en 1945 a aussi envoyĂ© un message trĂšs fort en expurgeant des troupes victorieuses les Arabes et les Noirs- pourtant français- qui avaient aussi contribuĂ© Ă  libĂ©rer la France.

La France rĂ©publicaine, dĂ©mocratique et exemplaire, a attendu 2007 pour qu’un PrĂ©sident de Droite nomme une Française d’origine arabe au poste prestigieux de Ministre de la Justice. Et il a fallu attendre 2012 pour qu’un PrĂ©sident socialiste- le parti socialiste Ă©tant censĂ© ĂȘtre plus progressiste qu’un parti de Droite- nomme une Française d’origine guyanaise – donc, noire- au mĂȘme poste prestigieux de Ministre de la Justice. Peu importe que, pour des raisons diffĂ©rentes, Rachida Dati, pour la premiĂšre, et Christiane Taubira, pour la seconde, aient quittĂ© leurs fonctions avant la fin du quinquennat prĂ©sidentiel. Le symbole est lĂ  : la France politique a dĂ» attendre le 21Ăšme siĂšcle pour s’ouvrir Ă  un dĂ©but de rĂ©elle diversitĂ© en nommant des Français « d’origine » Ă  des fonctions prestigieuses. Avant cela, bien-sĂ»r, il y’avait eu quelqu’un comme Roger Bambuck- Un Noir qui courait vite lorsqu’il Ă©tait athlĂšte de haut niveau-  au poste de SecrĂ©taire de la Jeunesse et des Sports.

Mon pĂšre, encouragĂ© par l’Etat Français, comme d’autres milliers d’Antillais Ă  venir travailler dans l’Hexagone- au dĂ©triment du dĂ©veloppement Ă©conomique de sa Guadeloupe natale- dans les annĂ©es 60 affirmait il y’a plus de vingt ans : « Je vois plus facilement un Noir ĂȘtre Ă©lu PrĂ©sident aux Etats-Unis qu’en France ! ». Pour mon pĂšre, la France est un pays de Blancs. Racistes. Pour lui, je n’ai rien Ă  faire en France depuis que je suis diplĂŽmĂ©. Je devrais vivre en Guadeloupe ou mĂȘme Ă  l’Etranger. Mais pas en France. En 1999, en acceptant une mutation professionnelle, mon pĂšre est retournĂ© vivre dans sa Guadeloupe natale quelques annĂ©es avant de prendre sa retraite. Il avait 22 ans lorsqu’il Ă©tait arrivĂ© en France en 1966. Ma mĂšre en avait 19 en 1967 lorsqu’elle avait quittĂ© sa Guadeloupe natale comme mon pĂšre afin d’y trouver du travail.

Barack Obama a donnĂ© en partie raison Ă  mon pĂšre en devenant le Premier Noir PrĂ©sident des Etats-Unis de 2009 Ă  2017. Il faudra un jour que je prenne le temps d’en discuter avec Barack. D’autant que son Ă©lection n’a pas fait de lui ou des Etats-Unis un PrĂ©sident et une Nation irrĂ©prochables. Barack Obama, c’est aussi celui qui, lors de son premier discours d’investiture a pu dire : « Nous n’allons pas nous excuser pour notre mode de vie ! ». Ce qui signifiait qu’il entendait poursuivre avec le mĂȘme panache et le mĂȘme aplomb bien des actions de la politique amĂ©ricaine en matiĂšre d’ingĂ©rence militaire comme en termes de non respect de l’écologie par exemple. En outre, aprĂšs lui, l’élection de Donald Trump en 2017 fait penser Ă  la revanche d’une certaine AmĂ©rique raciste. Et aussi encore plus libĂ©rale et individualiste. Donc, nous pondĂ©rerons notre enthousiasme envers Obama et certains exemples qui nous viennent des Etats-Unis. Si je cite Obama ici, c’est pour le symbole. Et pour cette forme d’ Espoir qu’il a pu un moment et certaines fois reprĂ©senter en faveur d’un Monde plus ouvert et moins raciste. Parler des Etats-Unis, c’est aussi parler de cinĂ©ma d’une certaine façon. Il existe lĂ -bas un certain « Savoir-faire » dans le domaine.

Noire n’est pas mon mĂ©tier est paru en France 2018. Ces 16 actrices françaises qui tĂ©moignent tournent sur les planches ou au cinĂ©ma depuis le dĂ©but des annĂ©es 80 pour les plus expĂ©rimentĂ©es. J’ai beau ĂȘtre assez cinĂ©phile et sensible au sujet de la prĂ©sence des Noirs dans le cinĂ©ma français, je connaissais de visage et de nom seulement cinq de ces seize actrices : AĂŻssa MaĂŻga, Firmine Richard, Sara Martins, Sonia Rolland et Shirley Souagnon. Le hasard veut que Shirley Souagnon soit actuellement sans doute la plus connue de toutes. Or, Shirley Souagnon fait partie des trois absentes sur les deux photos du livre avec Eye HaĂŻdara et Magaajyia Silberfeld. MĂȘme si elle est actrice, Shirley Souagnon est aussi-principalement- l’humoriste du groupe, une humoriste engagĂ©e et consciente. Par choix. Pour avoir regardĂ© certains des sketches de Shirley Souagnon, je sais qu’elle ne mĂ©nage pas son public : elle est loin d’ĂȘtre la petite rigolote noire que l’on a envie d’inviter Ă  son anniversaire pour qu’elle nous fasse passer un bon moment. Je lui trouve une certaine agressivitĂ© et elle ne me fait pas rire pour l’instant. Mais elle n’a sans doute pas d’autre choix : d’une part parce qu’elle est homo dans un monde hĂ©tĂ©ro activement homophobe y compris parmi les Noirs. D’autre part parce qu’elle sait que le fait d’ĂȘtre Noir (e) et comique expose Ă  ĂȘtre considĂ©rĂ© comme une gentille irresponsable. D’une maniĂšre gĂ©nĂ©rale, Ă  moins d’user de l’ironie ou de l’humour noir, le comique (peu importe sa couleur de peau, son genre ou sa prĂ©fĂ©rence sexuelle) reste d’abord souvent considĂ©rĂ© comme une espĂšce de farfelu pour qui la lĂ©gĂšretĂ© et la sĂ©rĂ©nitĂ© sont des Ă©vidences. Et, pour beaucoup, c’est une surprise rĂ©guliĂšrement renouvelĂ©e de constater au travers d’un rĂŽle dramatique ou d’une confession touchante que le comique peut ĂȘtre plus endolori et plus grave qu’il ne le montre. Pour le moment, je prĂ©fĂšre largement Shirley Souagnon dans le rĂŽle qu’elle a tenu dans la sĂ©rie Engrenages Ă  ce que j’ai vu- et entendu d’elle- en tant qu’humoriste.

Je connaissais France Zobda de nom mais j’aurais Ă©tĂ© incapable de citer un film lui correspondant en tant qu’actrice. MĂȘme si j’avais dĂ©jĂ  entendu parler du film Adieu Foulards rĂ©alisĂ© en 1983 par Christian Lara et vu, en dĂ©calĂ©, le Black Mic-Mac rĂ©alisĂ© en 1985 par Thomas Gilou. Je n’ai toujours pas vu Les Caprices d’un fleuve rĂ©alisĂ© en 1996 par Bernard Giraudeau et jouĂ© Ă©galement par lui-mĂȘme et d’autres acteurs français plutĂŽt confirmĂ©s.

« Dans ma ville, Paris, les Noirs sont partout. Dans les films, nulle part ». (L’actrice AĂŻssa MaĂŻga).

Les noms et les visages d’Assa Sylla et de Karidja TourĂ© auraient pu peut-ĂȘtre me dire quelque chose. Mais je n’ai pas vu le film de CĂ©line Sciamma qui les a fait connaĂźtre : Bandes de filles, rĂ©alisĂ© en 2014. MĂȘme si je me rappelle de ce film et de sa campagne d’affichage.

Karidja TourĂ© s’interroge : « Pourquoi est-ce qu’on n’a pas fait la couverture d’un grand magazine comme Elle ? Avec nos visages d’actrices noires en Une ? ».

J’ai envie de rĂ©pondre Ă  Karidja TourĂ© :

Parce-que je doute que le magazine Elle mette en couverture des personnalitĂ©s comme BĂ©atrice Dalle ou Brigitte Fontaine qui sont des femmes blanches. Alors, mettre en couverture de Elle quatre jeunes actrices noires qui veulent conquĂ©rir le cinĂ©ma français, c’est lui demander l’impossible.

( Photo ci-dessous prise ce jeudi 11 avril 2019 au matin et ajoutĂ©e ce jour-mĂȘme. Karidja TourĂ© est la deuxiĂšme en partant de la droite, Assa Sylla, la premiĂšre)

 

D’autant qu’un peu plus tĂŽt, Karidja TourĂ© avait aussi fait ce constat :

« Ce n’est qu’aprĂšs que j’ai compris qu’il n’y’avait pas de Noires dans les Ă©coles de théùtres ou trĂšs peu. On n’existe pas, on y est introuvables ».

Je peux peut-ĂȘtre le confirmer. C’est uniquement en reprenant des cours de théùtre-plus poussĂ©s- au conservatoire d’Argenteuil que j’ai rencontrĂ© deux autres Noires parmi mes partenaires. J’avais 45 ans. Et je me rappelle aussi de deux autres jeunes noires , qui se connaissaient, et qui devaient ĂȘtre lycĂ©ennes. Elles avaient participĂ© Ă  deux ou trois cours. Elles me paraissaient capables. Elles ont pourtant trĂšs vite arrĂȘtĂ© de venir. Sur mes deux autres partenaires noires, l’une, lycĂ©enne, aprĂšs le Bac, s’est dirigĂ©e vers Sciences Po. Elle me paraissait trĂšs capable. Je situerais mon autre partenaire, un peu plus ĂągĂ©e mais bien plus jeune que moi, Ă©galement trĂšs capable, dans un entre-deux. Elle a dans un premier temps pris un poste Ă  responsabilitĂ©s dans un milieu professionnel extĂ©rieur au théùtre et au cinĂ©ma. Depuis, je ne sais pas ce qu’elle devient. Quant Ă  moi, je suis trĂšs ambivalent. Et j’ai compris depuis peu, depuis la tenue de ce blog, qu’il me faudrait une sorte de « cause » Ă  servir pour me dĂ©cider Ă  vĂ©ritablement m’impliquer professionnellement dans le cinĂ©ma et dans le théùtre en tant que comĂ©dien :

Bien des personnes choisissent de devenir comĂ©dien et de vivre de ce mĂ©tier par plaisir. J’en ai dĂ©jĂ  croisĂ© un certain nombre. La majoritĂ©. Il me semble que je n’ai pas ce droit-lĂ . Ou que je ne l’ai jamais eu. Cela m’est trĂšs difficile de raisonner de cette façon. Je crois que je n’ai pas les moyens de m’offrir cette insouciance. Ne serait-ce que d’un point de vue Ă©conomique et cela depuis le dĂ©but. Bien-sĂ»r, ce verrou Ă©conomique dĂ©pend de certaines prioritĂ©s qui nous viennent de notre Ă©ducation, de cette conscience acĂ©rĂ©e que nous avons de nous-mĂȘmes, de nos chances de rĂ©ussite, et de notre place dans le monde. Ça me rappelle cette anecdote du DJ français Laurent Garnier dans son livre Electrochoc qu’il avait Ă©crit en 2003 ( depuis, une deuxiĂšme version augmentĂ©e d’Electrochoc est parue mais je ne l’ai pas lue) avec David Brun-Lambert et que j’avais lu avec plaisir :

Il racontait avoir rencontrĂ© au cours de sa carriĂšre un certain nombre de DJs qui faisaient rĂ©fĂ©rence et dont il avait pu ĂȘtre un admirateur avant de devenir lui-mĂȘme DJ professionnel tout comme eux. Parmi eux, un DJ noir amĂ©ricain dont j’ai oubliĂ© le nom et qui devait ĂȘtre de Detroit. NaĂŻvement, Laurent Garnier, lors d’une discussion avec ce DJ noir, avait dit faire de la musique « Pour le Fun
. ». ( « Pour s’amuser, pour le plaisir »). Le DJ noir lui avait alors rĂ©pondu : « Pour le Fun ?! On ne fait pas de la musique pour le Fun ! ». J’ai dĂ» lire ce livre et cette anecdote il y’a plus de quinze ans. C’est seulement en lisant Noire n’est pas mon mĂ©tier cette semaine que je peux faire un peu plus le parallĂšle avec moi et mes rapports ambivalents envers le mĂ©tier de comĂ©dien.

Pour certains mĂ©dia français, parler des Noirs, c’est sans doute vendeur lorsqu’il s’agit de montrer des Ă©meutes dans les banlieues. Le sous-texte Ă©tant :

« Pourvu que tous ces Noirs restent dans les cages de leurs immeubles de banlieue et tout ira pour le mieux ».

Mais c’est aussi peut-ĂȘtre vendeur lorsqu’il s’agit de montrer deux Rappeurs – et leurs partisans- qui se bagarrent dans un aĂ©roport. Le sous-texte Ă©tant peut-ĂȘtre alors :

« EspĂ©rons que ces noirs, aprĂšs s’ĂȘtre battus, vont prendre l’avion pour rentrer dĂ©finitivement « chez » eux » dans leur pays de macaques ».

Pour certains esprits qu’un ouvrage comme Noire N’est pas Mon MĂ©tier dĂ©range, tout irait bien aussi si les actrices qui y tĂ©moignent  acceptaient de rester des corps aussi dociles qu’imbĂ©ciles. Ce livre de tĂ©moignages pourrait ainsi ĂȘtre le tombeau en mĂȘme temps que le sacrement dĂ©finitif du scĂ©nario fictif de leur intelligence. Mais ces seize actrices sont perspicaces. Elles sont loin de raisonner comme des manches Ă  balai :

« Je commence Ă  ĂȘtre spĂ©cialiste de la pute maintenant
 » (l’actrice Rachel Khan).

« Les rares fois oĂč on recherche une femme noire, c’est pour raconter une migration tragique, la prĂ©caritĂ© ou la banlieue dĂ©linquante. Les films d’époque aussi nous sont interdits, parce-que encore une fois, l’Inconscient collectif ne peut se reprĂ©senter une prĂ©sence noire sur le territoire français avant les annĂ©es 1980. A moins que ce ne soit une prostituĂ©e. C’est le seul genre de rĂŽle oĂč ĂȘtre noire est recommandĂ© ! » (l’actrice Sara Martins).

« Je joue toutes les dĂ©clinaisons possibles de la mama et de la putain africaines ; des personnages hauts en couleur sans capital intellectuel ou Ă©conomique. Si je n’acceptais pas ces personnages, concrĂštement, je ne travaillerais pas en tant que comĂ©dienne » (l’actrice Sabine Pakora).

Et lorsque l’on lit le CV de plusieurs d’entre elles, tant intellectuel qu’artistique, ainsi que leur tĂ©moignage, on comprend trĂšs vite qu’elles sont surqualifiĂ©es pour ce qu’on leur demande de jouer. A titre personnel, je me souviens avoir Ă©tĂ© contactĂ© en 2014 ou en 2015 pour « jouer » une silhouette d’homme de mĂ©nage. J’avais alors repris mes cours de théùtre au conservatoire et comptais dĂ©jĂ  plusieurs annĂ©es d’expĂ©riences théùtrales auparavant. La personne qui m’avait contactĂ© ne pensait visiblement pas Ă  mal et j’avais perçu son embarras lorsque je lui avais fait comprendre que je refusais ce genre de proposition. Je n’ai plus Ă©tĂ© rappelĂ©.

 

Si le racisme anti-noir oblitĂšre les carriĂšres en France (et AĂŻssa MaĂŻga en donne un tĂ©moignage marquant) je crois aussi que certaines personnes dĂ©cisionnaires sont nommĂ©es Ă  leur poste de dĂ©cision parce-que l’on « sait » qu’elles se conformeront aux directives qui leur seront donnĂ©es sans chercher Ă  innover. Cela existe dans toutes les entreprises. Cela devrait ĂȘtre moins le cas dans une entreprise cinĂ©matographique car on est supposĂ© ĂȘtre ici dans un univers crĂ©atif et artistique donc plutĂŽt ouvert sur le monde et son Ă©volution. Mais mĂȘme l’univers crĂ©atif et artistique a ses dirigeants conservateurs et nostalgiques. Le cinĂ©ma permet de recrĂ©er artificiellement des souvenirs et de les façonner de maniĂšre Ă  les faire se rapprocher du mythe. Mythe « recréé » devant lequel il sera possible ensuite de se prosterner et d’amener d’autres Ă  le faire avec nous. Si le fantasme absolu d’un producteur est de voir des actrices qui lui rappellent Ava Gardner ou Marilyn Monroe parce que celles-ci l’ont tant fait rĂȘver plus jeune, il aura beaucoup de mal Ă  accepter qu’AĂŻssa MaĂŻga ou une autre vienne remplacer Ava Gardner ou Marilyn Monroe dans un film qu’il produit. Comment, en regardant par exemple une Scarlett Johansson aujourd’hui, ne pas voir, d’une façon ou d’une autre, un zeste de Marilyn Monroe ? Comment ne pas trouver un air de Demi Moore Ă  la Jennifer Connelly que l’on voit dans le Alita : Battle Angel de Robert Rodriguez sorti derniĂšrement au cinĂ©ma ? Comment ne pas trouver chez Laetitia Casta un quelque chose de Brigitte Bardot ?

Par ailleurs, on peut ĂȘtre trĂšs cultivĂ© et raciste. On peut mĂȘme ĂȘtre une femme ou un homme politique -ou mĂ©decin- occuper un poste Ă  haute responsabilitĂ© et ĂȘtre raciste.

Mes remarques, ici, peuvent sembler fatalistes. Je suis pourtant de l’avis d’Aïssa Maïga lorsqu’elle dit :

« Mon territoire n’est pas limitĂ© Ă  la couleur de ma peau(
.) ».

Je suis aussi d’accord avec elle lorsqu’elle dit :

« Ce public au nom duquel on efface de l’histoire les acteurs Ă  la peau sombre est celui que je croise dans le mĂ©tro, dans la rue, dans les cafĂ©s. Si les gens ne s’enfuient pas en courant en me voyant, alors pourquoi le feraient-ils en m’apercevant sur une affiche de cinĂ©ma ? Je ne comprends toujours pas pourquoi le « public », prĂȘt Ă  se dĂ©placer au cinĂ©ma pour Will Smith ou Denzel Washington, ne pourrait souffrir de voir Mata, NadĂšge, Eriq ( Ebouaney), Alex ( Descas), AĂŻssa, Edouard ( Montoute), Firmine, Sonia (
.) tous noirs ou mĂ©tisses
.mais Français ? De quelle nature est la diffĂ©rence entre un Noir des Etats-Unis et un Noir venu d’Afrique, d’Outremer ou encore nĂ© ici ? Sommes-nous finalement trop Français pour des Noirs ? ».

 

Je crois ici que les Etats-Unis, en tant que PremiĂšre Puissance Mondiale, continuent d’exercer en France et ailleurs une forte et une folle fascination : beaucoup de gens ont encore envie de s’identifier aux AmĂ©ricains. Le fait que le Basket soit devenu en France un sport aussi prisĂ© est pour moi une preuve supplĂ©mentaire de cette fascination pour les Etats-Unis. Pareil pour le Rap. Imaginons le Tony Parker d’aujourd’hui en  1984. A Ă  l’époque oĂč Platini, Giresse, Tigana, Luis Fernandez et les autres Ă©taient devenus champions d’Europe de Football. En 1984, Tony Parker aurait eu beaucoup moins de couverture mĂ©diatique qu’aujourd’hui. A cette « Ă©poque », le Basket en particulier amĂ©ricain, Ă©tait moins populaire en France.

Un Noir AmĂ©ricain, c’est tellement plus « stylĂ© ». Plus « affirmĂ© ». C’est plus « cool ». C’est aussi plus « exotique ». En plus, en sport, les noirs amĂ©ricains restent devant. C’est aussi cela, la persistance du RĂȘve amĂ©ricain pour beaucoup de Français. En outre, culturellement, il y’a un Savoir-faire amĂ©ricain et un sens du spectacle rĂŽdĂ©, puissant, qui est sĂ©duisant. Si l’on prend par exemple un animateur tĂ©lĂ© comme Jimmy Fallon, il a tout de mĂȘme plus d’envergure qu’un Thierry Ardisson, un Cyril Hanouna ou un Nagui. Et on remarquera que Jimmy Fallon est un homme blanc. Mais tout autant AmĂ©ricain.

Si l’on devait comparer une des prestations de Billy Cristal lorsqu’il avait animĂ© la cĂ©rĂ©monie des Oscars et celle de Kad Merad lors des derniers CĂ©sars, je suis d’avis que ce serait l’AmĂ©ricain Billy Cristal qui l’emporterait.

Pareil pour certains humoristes qui sont les références de plusieurs de nos humoristes français adeptes du Stand-Up : qui sont ces modÚles ? Des Américains.

Je suis peu connaisseur de BeyoncĂ©, Lady Gaga et de celles qui les concurrencent ou les dĂ©passeront. Mais leur succĂšs mondial fait d’elles des modĂšles. Et, elles sont aussi amĂ©ricaines. Et lorsque certaines vedettes ne sont pas amĂ©ricaines, elles font en sorte de s’y rendre ou de s’y Ă©tablir. Car c’est lĂ -bas que « ça se passe ».

Et puis, il faut rappeler que pour beaucoup de Français, le cinĂ©ma français est synonyme de mauvais cinĂ©ma. C’est un prĂ©jugĂ© assez tenace. Je l’ai dĂ©jĂ  constatĂ© plusieurs fois en proposant d’aller voir un film français. Pour un certain nombre de personnes en France, cinĂ©ma français rime encore avec tĂ©lĂ©film, mauvaise sĂ©rie tĂ©lĂ©visĂ©e, film intello pour nĂ©vrosĂ©s ou film d’humour gras. Je ne suis pas sĂ»r que le cinĂ©ma d’auteur français d’une maniĂšre gĂ©nĂ©rale soit autant apprĂ©ciĂ© Ă  sa juste valeur qu’il le devrait en France. Je crois qu’il existe en France un public «Pop-Corn », jeune et familial assez peu curieux du cinĂ©ma.

Lorsque je repense au remake amĂ©ricain True Lies du film français La Totale– qui est une comĂ©die rĂ©alisĂ©e en 1991 par Claude Zidi- autant l’aspect comĂ©die Ă©tait ratĂ© dans la version amĂ©ricaine rĂ©alisĂ©e par James Cameron, autant, dans la partie action, la version originale française Ă©tait ridiculisĂ©e. Il y’a une efficacitĂ©- ainsi qu’une rentabilitĂ© Ă©conomique- dans le cinĂ©ma amĂ©ricain qui captive encore beaucoup de spectateurs et plus encore un certain nombre de producteurs français, qui leur donnent la sensation d’assister de nouveau au dĂ©barquement du D-Day sauf que cela se passe sur grand Ă©cran. Et Will Smith comme Denzel Washington, mĂȘme s’ils sont noirs, font partie des GI’S qui dĂ©barquent sur les Ă©crans français.

C’est sĂ»rement parce qu’un rĂ©alisateur-producteur-scĂ©nariste comme Luc Besson ( Un Français, donc) a empruntĂ© les mĂȘmes recettes que ses films d’action marchent auprĂšs d’un certain public, plutĂŽt nombreux en France. Voire aux Etats-Unis. Ou dans le monde.

Il n’y’a pas de hĂ©ros noir dans la sĂ©rie GOT (Game of Thrones), une sĂ©rie amĂ©ricaine Ă  succĂšs de plus que j’aime beaucoup. S’il s’était trouvĂ© un hĂ©ros noir dans GOT, au vu du succĂšs de la sĂ©rie, dont la 8Ăšme et derniĂšre saison commence Ă  ĂȘtre annoncĂ©e pour ĂȘtre vĂ©ritablement lancĂ©e Ă  partir du 14 avril prochain sur la chaine HBO, l’acteur qui l’aurait interprĂ©tĂ© aurait aujourd’hui une cĂŽte autrement supĂ©rieure Ă  nos actrices et acteurs noirs français. Surtout lorsque l’on voit comme le fait de participer Ă  cette sĂ©rie a particuliĂšrement « boostĂ© » la carriĂšre de plusieurs des actrices et acteurs engagĂ©s. A un point qui est peut-ĂȘtre exagĂ©rĂ© compte tenu du fait que certaines et certains des comĂ©diens ont plus de jeu que d’autres. Mais le cinĂ©ma, ce puissant dĂ©terminant social, est plus un vecteur d’exagĂ©ration que de modĂ©ration.

NĂ©anmoins, plus prĂšs de nous, il y’a encore quelques annĂ©es, un Bilal Hassani, « Arabe et Queer » n’aurait pas pu reprĂ©senter la France Ă  l’Eurovision ce 26 avril prochain. Et, il est vraisemblable que la dirigeante du RN ( ex-Front National), d’autres dirigeants d’autres partis politiques ainsi que certaines personnalitĂ©s ou intellectuels français soient particuliĂšrement irritĂ©s de savoir que Bilal Hassani reprĂ©sentera la France Ă  l’Eurovision. Parler de « l’effet » Bilal Hassani aprĂšs avoir Ă©voquĂ© « l’effet » GOT a sans doute un cĂŽtĂ© comique. Mais c’est pour souligner qu’il y’a quelques ouvertures malgrĂ© tout en France. Et que pour avoir regardĂ© la phase finale de la sĂ©lection française avec quelques ados dans mon service, j’ai pu percevoir comme Bilal Hassani Ă©tait un modĂšle pour ces jeunes car il a eu la force et le courage de prendre le risque de s’affirmer tel qu’il est.

Mais cela prendra encore du temps avant que cela Ă©volue vĂ©ritablement en France quant Ă  la visibilitĂ© des Noirs dans le cinĂ©ma. Noire n’est pas mon mĂ©tier aurait pu s’appeler Noire n’est pas mon pays mais aussi Noire est mon mĂ©tier Ă  tisser. Pour que le changement soit incontestable, cela nĂ©cessitera d’avoir la persĂ©vĂ©rance et la patience – symbolique et concrĂšte- de plusieurs PĂ©nĂ©lope.

Pour l’actrice Marie-PhilomĂšne Nga, la solution passe aussi par des projets dont elle est l’initiatrice et qu’elle dirige en France et Ă  l’étranger :

« C’est ainsi que, vivant Ă  Paris dorĂ©navant, je me retrouve conceptrice, organisatrice de projets entre l’Afrique, la France et l’Inde ».

L’actrice Magaajyia Silberfeld et France Zobda sont aussi dans le mĂȘme Ă©tat d’esprit.

« (
.) Quelques jours aprĂšs, je suis repartie Ă  Los Angeles, Ă  l’occasion de la premiĂšre de mon court-mĂ©trage Vagabonds et pour ĂȘtre lĂ  au moment des Oscar. LĂ -bas, si on travaille, on peut y arriver. LĂ -bas, on rencontre quelqu’un qui vous fait rencontrer quelqu’un d’autre, etc. Tout est possible
On pourra me repĂ©rer, qui sait ! ». (l’actrice Magaajvia Silberfeld).

Grande aptitude Ă  la « rĂ©silience », « entourage de qualitĂ© supĂ©rieure » et autodĂ©rision font partie des « armes » de ces Mesdames. (voir la premiĂšre partie mon article L’école Robespierre concernant le titre de « Madame » et « Monsieur »).

Certaines personnes souhaiteraient que le cinĂ©ma français adopte des quotas comme aux Etats-Unis pour assurer une certaine reprĂ©sentation de la diversitĂ© dans le cinĂ©ma français. J’étais plutĂŽt contre. Je trouvais ce moyen « artificiel » et assez facile Ă  contourner : Je considĂ©rais qu’il suffirait de mettre un Arabe ou un Noir Ă  l’arriĂšre-plan ou dans un rĂŽle sans intĂ©rĂȘt pour considĂ©rer avoir rempli son quota. Je considĂ©rais que des quotas, seuls, seraient insuffisants pour inverser la tendance. Mais, finalement, si on fait une comparaison avec le code de la route, on s’aperçoit qu’il a bien fallu Ă©tablir des rĂšgles de conduite et verbaliser certaines infractions pour rĂ©guler certains comportements et faire diminuer certains risques d’accidents ainsi que la mortalitĂ© sur la route. Dans le milieu du cinĂ©ma et du théùtre, c’est un peu pareil. Cela peut d’abord paraĂźtre dĂ©placĂ© de parler de « mortalitĂ© » pour des comĂ©diens exclus ou Ă©cartĂ©s du fait de leur couleur de peau dans un milieu de toute façon trĂšs sĂ©lectif que l’on soit noir ou blanc. Mais un comĂ©dien privĂ© de rĂŽles est comme tout employĂ© privĂ© d’emploi rĂ©munĂ©rĂ© : Il est Ă©conomiquement condamnĂ©. L’éventualitĂ© de sa mortalitĂ© sociale et morale se fait alors plus concrĂšte. Il faudrait donc peut-ĂȘtre pĂ©naliser certains projets théùtraux et cinĂ©matographiques qui choisissent leurs comĂ©diens au faciĂšs ou rĂ©servent toujours les mĂȘmes rĂŽles dĂ©gradants aux mĂȘmes comĂ©diens comme on pĂ©nalise les excĂšs de vitesse ou l’abus d’alcool au volant. Pour cela, il faudrait d’abord une rĂ©elle volontĂ© politique, culturelle et sociale en vue de permettre une certaine Ă©quitĂ©. EquitĂ© qui serait toujours imparfaite car l’ĂȘtre humain est imparfait. Ensuite, il faudrait que cette volontĂ© politique puisse imposer ces codes ou ces lois Ă  des producteurs et Ă  des distributeurs. Ce qui serait dĂ©jĂ  beaucoup plus difficile : malgrĂ© les limitations de vitesse de plus en plus strictes, les constructeurs automobiles continuent de vendre des voitures trĂšs puissantes afin de les rendre attractives. Et ces voitures trouvent acquĂ©reurs. Ce sont les acquĂ©reurs qui Ă©copent des amendes, de la perte de points et du retrait de permis. Pas les constructeurs automobiles ni les concessionnaires automobiles. Les premiers continuent de « construire ». Et les seconds Ă  vendre.

Le changement viendra sans doute du public qui plĂ©biscitera de plus en plus un certain type de cinĂ©ma oĂč une certaine diversitĂ© sera montrĂ©e. Parce-que cela correspondra Ă  un besoin qu’il essaiera de satisfaire comme cela a Ă©tĂ© le cas pour le RAP qui, de musique marginale il y’a trente ans, est devenue aujourd’hui un genre musical que n’importe quel jeune, blanc ou noir, de classe sociale modeste ou bourgeoise, Ă©coute.

Pour cela, il faut des artistes chefs de file qui proposent des Ɠuvres qui vont remplir un vide que certains producteurs actuels, accrochĂ©s Ă  leurs rĂ©fĂ©rences et Ă  leur passĂ©, sont incapables de percevoir. AprĂšs tout, il est bien des chefs d’entreprise qui, alors qu’ils auraient pu ĂȘtre des pionniers, ont trĂšs mal anticipĂ© le dĂ©veloppement de l’Ă©conomie numĂ©rique par exemple. Ou de certaines innovations technologiques telles que le smartphone.

Tout Ă  l’heure, j’ai Ă©tĂ© un peu sarcastique envers Kad Merad en tant que Maitre de cĂ©rĂ©monie des CĂ©sars cette annĂ©e. Mais cette annĂ©e, Kad Merad est peut-ĂȘtre pour quelque chose dans le fait que l’artiste Eddy de Pretto soit venu interprĂ©ter un titre de Charles Aznavour :

J’me voyais dĂ©jĂ . MĂȘme si l’interprĂ©tation d’Eddy de Pretto ne m’a pas convaincu et que j’ai du mal pour l’instant Ă  ĂȘtre emballĂ© par sa prĂ©sence scĂ©nique, je vois dans sa participation aux derniers CĂ©sars le signe d’un changement. Il y’a dix ou quinze ans, un artiste comme Eddy De Pretto (Artiste hybride entre le chant et le RAP et homo affirmĂ©) n’aurait pas Ă©tĂ© conviĂ© Ă  la cĂ©rĂ©monie des CĂ©sars en France.

« Dans cette clartĂ© Ă©blouissante oĂč rĂšgnent nos absences, je regarde ma fille qui danse dans la cuisine » (l’actrice Rachel Kahn).

Ma fille, pour l’instant, se croit blanche. Comme beaucoup d’enfants, elle a entonnĂ© les paroles de La Reine Des Neiges : « DĂ©livrĂ©eéééééééééé ! Je ne serai plus jamais la mĂȘĂȘĂȘĂȘĂȘĂȘĂȘĂȘ-me ! ». Comme beaucoup d’autres enfants avant et aprĂšs elle, ma fille aime porter une robe de Blanche Neige. Dans son Ă©cole, les enfants viennent de partout. Juifs, musulmans, Arabes, Blancs, Noirs sont ensemble. MalgrĂ© quelques mĂšres en tenue musulmane traditionnelle. MalgrĂ©, dĂ©jĂ , cette course vers l’école privĂ©e. Ma fille, comme la plupart des enfants de son Ăąge, est encore loin de savoir le mĂ©tier qu’elle souhaitera faire plus tard. Ou elle n’en parle pas pour l’instant. Avec sa mĂšre, je parle de ce monde en noir et blanc et je veille Ă  ce que, Ă  la maison, elle entende toutes sortes de musiques. Et regarde d’autres dessins animĂ©s que ceux ou, invariablement, les protagonistes sont uniformĂ©ment blancs. En sa prĂ©sence, je discute avec des personnes de diffĂ©rentes origines et diffĂ©rentes cultures. Je ne vois pas pourquoi je devrais dĂ©ja lui farcir la tĂȘte avec l’esclavage et le racisme. Je ne peux pas prĂ©voir ses rencontres et ce qu’elles ( lui) donneront. De temps Ă  autre, je lui parle de la RĂ©union et de la Guadeloupe.

Je sais que l’on peut ĂȘtre noir et raciste. Je sais que le racisme est multiforme. Et qu’il s’exerce aussi contre d’autres sur d’autres critĂšres que la couleur de peau. Je sais que j’ai des prĂ©jugĂ©s. Mais, moi, je n’empĂȘche personne de devenir acteur parce qu’il est blanc. Et je n’ai jamais refusĂ© de jouer sur scĂšne ou dans un court-mĂ©trage avec une partenaire blanche ou un partenaire blanc. MĂȘme si cela pourrait ĂȘtre le thĂšme d’un sketch ou d’un court mĂ©trage humoristique.

Cependant, je devrai ĂȘtre prĂȘt le jour oĂč quelqu’un voudra dĂ©cider Ă  la place de ma fille de la personne qu’elle est parce qu’elle est noire.

Franck Unimon, ce vendredi 8 mars 2019.

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L’instinct de vie

 

                                     

« Les souvenirs deviennent-ils les dĂ©mons du sujet qui les garde ? » se demande Patrick Pelloux dans son livre L’instinct de vie ?

 

Si le « diable » – ou ce qui en est pour nous l’agent permanent- avait souhaitĂ© faire de la tĂȘte de Patrick Pelloux un passage cloutĂ© de tourments, il ne s’y serait pas pris autrement :

 

MĂ©decin urgentiste engagĂ© et « connu » au moins depuis 2003 pour avoir alertĂ© les mĂ©dias des consĂ©quences sanitaires de la canicule, auteur de plusieurs ouvrages relatifs au monde de la SantĂ©, Patrick Pelloux Ă©tait aussi un chroniqueur attitrĂ© de Charlie Hebdo depuis plusieurs annĂ©es lorsqu’eut lieu « l’attentat de Charlie Hebdo » ce 7 janvier 2015. Puis celui de l’hyper cacher de Vincennes aprĂšs l’assassinat la veille de la policiĂšre Clarissa Jean-Philippe.

Dans ce livre de 174 pages dĂ©coupĂ© en quatorze chapitres- publiĂ© en 2017 soit environ deux ans aprĂšs l’attentat- Patrick Pelloux prend le parti de s’inspirer de sa dĂ©marche personnelle de reconstruction aprĂšs l’attentat du 7 janvier :

Rappelons qu’il Ă©tait ce jour-lĂ  en pleine rĂ©union professionnelle non loin du journal Charlie Hebdo. Sans cette rĂ©union, il se serait trouvĂ© au journal parmi ses collĂšgues et amis lorsque les terroristes sont arrivĂ©s, ont assassinĂ© et meurtri.

Charlie Hebdo Ă©tait Ă  la fois un peu sa maison et son territoire. Son « chez nous » comme dans tout service ou toute entreprise oĂč des employĂ©s se sentent « bien » comme en couple ou en famille. Soit une expĂ©rience encore plutĂŽt courante dans le monde du travail oĂč se crĂ©ent pour le meilleur et pour le pire bien des histoires affectives et amicales entre collĂšgues.

Ce 7 janvier 2015, sa trĂšs grande proximitĂ© affective avec les personnes du journal, sa grande proximitĂ© gĂ©ographique et son sens de l’engagement professionnel plus que prononcĂ© (ce qui lui vaut et lui a aussi valu certaines inimitiĂ©s professionnelles et politiques) sont sans doute ce qui l’a incitĂ©- il lui Ă©tait impossible de rĂ©agir autrement- Ă  intervenir avec d’autres professionnels urgentistes sur les lieux. Avant que les lieux soient sĂ©curisĂ©s nous apprend t’il dans son livre :

Lorsque d’autres professionnels urgentistes et lui sont entrĂ©s dans le journal ce jour-lĂ , ils ignoraient si les terroristes y Ă©taient encore prĂ©sents. Attitude hĂ©roĂŻque, suicidaire ou tĂ©mĂ©raire ? Cet article a d’autres volontĂ©s que ce « dĂ©bat » qui, mĂȘme avec de grandes prĂ©cautions, se rapprocherait du jugement moral et facile que dĂ©tiennent gĂ©nĂ©ralement les personnes bien planquĂ©es Ă  distance des frontiĂšres de l’horreur. Dans les faits, dans la mĂȘme situation, si l’accĂšs au journal avait Ă©tĂ© «libre», d’autres personnes trĂšs impliquĂ©es affectivement avec les victimes, mĂȘme non qualifiĂ©es mĂ©dicalement, auraient eu la mĂȘme rĂ©action que Patrick Pelloux et ces urgentistes professionnels. C’est lĂ  oĂč, pour Pelloux, le « diable » a pu largement faire son trou dans sa tĂȘte :

Le soignant, pour ĂȘtre Ă  mĂȘme d’ĂȘtre aussi « opĂ©rationnel » que possible, mais aussi pour pouvoir quitter la scĂšne clinique et retourner Ă  la vie civile – et chez lui- Ă  peu prĂšs indemne et frĂ©quentable- « sans » usure de l’ñme- doit pouvoir avoir une certaine distance affective avec ce qu’il voit et vit au travail. On peut d’ailleurs reprocher Ă  certains professionnels de la SantĂ© plutĂŽt aguerris et/ou performants une sorte « d’anesthĂ©sie » profonde voire une certaine indiffĂ©rence Ă©motionnelle et affective apparente ou patente. Le Monde de la SantĂ© tangue en permanence entre ces trois ou quatre modĂšles « parfaits » et extrĂȘmes du soignant :

L’un capable d’empathie et l’autre Ă  la technique administrative, diagnostique et gestuelle irrĂ©prochable mais au « cƓur », au regard et au rĂ©confort absents ou froids. Ces trois ou quatre modĂšles ( et d’autres) peuvent bien-sĂ»r coexister dans la moelle Ă©piniĂšre d’un mĂȘme soignant en une alchimie respirable mais cela est loin d’ĂȘtre une Ă©vidence et une science exacte et dĂ©finitive.

Pour Patrick Pelloux – dont au moins les Ă©crits et les chroniques attestent aussi de rĂ©elles prĂ©occupations humanistes- aprĂšs ce 7 janvier 2015 (et pour bien d’autres que lui) il Ă©tait impossible d’ĂȘtre Ă©motionnellement et affectivement absent. Pourtant, s’il avait la possibilitĂ© de retourner dans le passĂ© et de revivre cet Ă©vĂ©nement et le stress post-traumatique qui en a dĂ©coulĂ© depuis, on devine qu’il s’immergerait Ă  nouveau dans le Charlie Hebdo de ce 7 janvier 2015.

Ce dĂ©but d’article pourrait peut-ĂȘtre donner l’impression que L’Instinct de vie relate l’attentat de Charlie Hebdo de bout en bout ce jour-lĂ . Ce serait un malentendu:

L’instinct de vie est un kit destinĂ© Ă  aider Ă  la reconstruction morale, sociale, affective, psychologique et Ă©motionnelle. Il a Ă©tĂ© conçuavec des mots trĂšs simples– au moins pour aider celles et ceux qui ont Ă©tĂ© victimes d’attentats ou d’évĂ©nements traumatiques ainsi que leurs proches ou celles et ceux qui essaient d’apporter une aide en des circonstances similaires.

Pelloux le prĂ©cise : ce qui a Ă©tĂ© trĂšs difficile y compris pour des professionnels de la SantĂ© intervenant par exemple lors de l’attentat du Bataclan du 13 novembre 2015 ( ce jour-lĂ  ont aussi eu lieu des attentats au Stade de France ainsi que dans des rues du 1OĂšme et du 11 Ăšme arrondissement de Paris : 130 personnes – dont 7 des terroristes- ont Ă©tĂ© tuĂ©es et plus de trois cents blessĂ©s ont Ă©tĂ© hospitalisĂ©s ), c’est de devoir faire face- dans le monde civil- Ă  des scĂšnes cliniques et des situations habituellement « rĂ©servĂ©es » Ă  des zones de guerre. Le personnel de santĂ© civil dĂ©pĂȘchĂ© sur les lieux n’était pas prĂ©parĂ© Ă  faire face Ă  des blessures de guerre et Ă  une telle Ă©chelle. Et, les victimes ainsi que leur entourage ont dĂ» dĂ©couvrir Ă©galement Ă  une plus grande Ă©chelle le quotidien des personnes dĂ©veloppant un stress post-traumatique voire une nĂ©vrose traumatique.

Le livre de Pelloux « bĂ©nĂ©ficie » de son expĂ©rience de professionnel de la SantĂ©. Et de victime. Il donne donc un certain nombre de conseils. Ainsi que des repĂšres permettant Ă  d’éventuelles victimes, professionnels de la SantĂ©, proches et entourages de mieux comprendre ce qui peut se passer pour une victime. Quelques extraits en vrac :

« Les mots étaient doux avant. Soudain, tous les mots du monde ont été assassinés ».

« Tout a explosĂ©. Durant les premiers temps, on reste dans la sidĂ©ration. Impensable. L’entourage ne peut pas comprendre ou pas forcĂ©ment. (
). Ce n’est mĂȘme pas de la peur, c’est au delĂ . Un besoin de sĂ©curitĂ© extrĂȘme ».

« J’ai vu des choses que je n’aurais pas dĂ» voir. C’est cela qui fait le traumatisme. (
.) Analyser qu’il faudra vivre avec un drame, savoir qu’il est impossible d’oublier et que tout son ĂȘtre, toute sa psychĂ© devra apprendre Ă  vivre avec cette souffrance ».

« Il faut vivre les trois premiĂšres heures pour arriver Ă  respirer normalement, puis les trois premiers jours, puis les trois premiers mois. Pourquoi trois mois ? Parce que c’est sans doute la durĂ©e qu’il m’a fallu pour rĂ©ussir Ă  dormir deux heures de suite ».

« (
.) Ce dont j’ai besoin, c’est de lĂ©gĂšretĂ© et de douceur. Or, c’est peut-ĂȘtre la chose la plus compliquĂ©e Ă  offrir Ă  quelqu’un de traumatisĂ© ».

« (
) Ne dites jamais Ă  une victime : « ça va passer » ; « ça va aller mieux » ; « Tu vas oublier » ; « C’est la vie » ; « Y’a plus grave ».

« Ce stress dure plus longtemps qu’il n’est Ă©crit dans les articles scientifiques. Il dure des mois (
.). Cela fait deux ans que les flashs me reviennent, par moments. Il suffit d’un petit dĂ©tail. Qui les rĂ©active. Clac ! ».

« Qu’il est difficile d’aider une victime ! Il faudrait ĂȘtre lĂ  et ne pas ĂȘtre lĂ . A l’écoute. Sans poser de questions. Le mieux est de consulter un psychiatre ou un psychologue des cellules d’urgence mĂ©dico-psychologique (CUMP) des SAMU (
) ».

« (
..) Rien ne calme cette culpabilitĂ©, ni l’alcool, ni le cannabis, ni la cocaĂŻne, ni les amphĂ©tamines. C’est un leurre (
). Une chose est certaine : l’illusion de l’ivresse passĂ©e, tout s’aggrave, les troubles du sommeil, les cauchemars, les angoisses, les flashs, les peurs et la culpabilitĂ© ».

« Pour se reconstruire, il faut accepter de rire et de sourire ».

LivrĂ©s de cette façon, ces extraits peuvent peut-ĂȘtre donner l’illusion que Patrick Pelloux s’est reconstruit facilement. Si son livre est optimiste et volontariste, il indique nĂ©anmoins ça et lĂ  qu’il a pleurĂ© tous les jours pendant trois semaines aprĂšs l’attentat du 7 janvier 2015. Qu’il a penchĂ© durant quelques mois vers l’alcool. Sans trop s’étendre sur le sujet, Ă  travers ses chats, il nous renseigne sur ce qu’une personne traumatisĂ©e peut aussi « dĂ©gager » de mortifĂšre pour un entourage proche et intime qui absorberait tout sans aucune limite, distance ou filtre. MĂȘme s’il a depuis repris ses fonctions de mĂ©decin urgentiste, il a conscience d’ĂȘtre restĂ© vulnĂ©rable. Et le 13 novembre 2015, c’est en tant que rĂ©gulateur et non en tant qu’intervenant de terrain qu’il a- avec ses divers collĂšgues- participĂ© aux sauvetages des victimes des attentats au Bataclan et dans les rues de Paris.

On peut ĂȘtre en dĂ©saccord avec certains de ses avis par exemple quant Ă  la prescription de mĂ©dicaments ou non ou sur la façon d’assurer leur réévaluation. Car cela semble plus facile Ă  dire qu’à faire. On peut par moments lui reprocher d’ĂȘtre un peu trop sĂ»r de lui mĂȘme s’il se dĂ©fend de tout savoir.

Mais on doit avant tout voir ce livre– qui peut ĂȘtre une initiation Ă  la Victimologie– comme un        ( Grand) Acte civique de trĂšs grande utilitĂ© publique pour ce qu’il apprend ou incite Ă  apprendre que l’on soit soignant ou non, victime ou non, proche d’une victime ou non. Car comme le dit son ouvrage, celui-ci  et celui d’autres auteurs -tel le mĂ©decin-gĂ©nĂ©ral Louis Crocq- sont au service de la vie. Les terroristes et les intĂ©gristes, eux, desservent la vie et contrairement au reste du monde se coupent de tout attachement affectif pour pouvoir mieux justifier et rĂ©aliser leurs assassinats physiques et symboliques. Pour les « sceptiques », il est encore assez facile de retrouver sur le net des photos de certaines victimes des attentats du 13 novembre 2015 pour voir Ă  nouveau qu’elles Ă©taient de tous horizons.

Cet article se veut un complĂ©ment, pour le meilleur espĂ©rons-le, de celui (assez mal Ă©crit) sur le livre Sans blessures apparentes de Jean-Paul Mari. Et de l’article sur le film Utoya. Il a Ă©tĂ© Ă©crit en bĂ©nĂ©ficiant du dĂ©ferlement proche et protecteur de musiques Reggae et Dub Ă  un volume moyennement Ă©levĂ©. Celui en particulier des artistes et groupes Manutension, Steel Pulse et Rod Anton.

 

Peinture : Patrick MarquĂšs.

 

 

 

Franck, ce mardi 5 février 2019.

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Le Fils du pauvre

                                               Le Fils du pauvre de Mouloud Feraoun.

 

 

Quelle que soit l’heure oĂč on lĂšve l’encre, Ă©crire a Ă  voir avec la nuit. Celle oĂč l’on ferme son sommeil. Et oĂč subsiste notre souffle, notre pensĂ©e, notre volontĂ©.

Il en a fallu des semaines pour lire ce « petit » livre d’à peine 135 pages. Deux heures auraient pu suffire. Ou trois si l’on veut prendre son pouls.

 

Dans son livre Noureev, l’insoumis , Ariane Dollfus ( que je viens de confondre avec la photographe Diane Arbus) raconte la grande pauvretĂ© dans laquelle le futur danseur Ă©toile ( puis chorĂ©graphe) avait grandi. Seul garçon parmi ses sƓurs, pendant plusieurs annĂ©es, il avait Ă©tĂ© le petit Dieu de la maison. Jusqu’au retour du pĂšre, dĂ©crit comme un rival particuliĂšrement brutal.

Feraoun « Fouroulou », dans les montagnes rudes de sa Kabylie, a aussi joui de ce statut. Mais il y’avait bien plus d’amour entre son pĂšre et lui ainsi qu’autour de lui.

LĂ  oĂč la famille de Rudolf Noureev vivait dans un certain isolement dans mon souvenir, celle de Feraoun se tenait au sein d’une communautĂ© qu’il nous raconte. Sa grand-mĂšre paternelle, ses parents, son oncle paternel Lounis, sa femme, la redoutable Helima, ses tantes Nana et Khalti, ses sƓurs, ses cousines, son copain d’enfance protecteur Akli -qui deviendra berger-, les voisins et les cousins, la Djema, l’exil durant un temps, du pĂšre aimĂ© (hĂ©bergĂ© alors au 23, rue de la Goutte d’or Ă  Paris, 18Ăšme) pour aller travailler dans les fonderies d’Aubervilliers


 

« (
.) Nos ancĂȘtres, paraĂźt-il, se groupĂšrent par nĂ©cessitĂ©. Ils ont trop souffert de l’isolement pour apprĂ©cier comme il convient l’avantage de vivre unis. Le bonheur d’avoir des voisins qui rendent service, aident, prĂȘtent, secourent, compatissent ou tout au moins partagent votre sort ! Nous craignons l’isolement comme la mort. Mais il y’a toujours des querelles, des brouilles passagĂšres suivies de raccommodements Ă  propos d’une fĂȘte ou d’un malheur. « Nous sommes voisins pour le paradis et non pour la contrariĂ©té ». VoilĂ  le plus sympathique de nos proverbes ». (Mouloud/Menrad Feraoun dans Le Fils du pauvre).

Noureev (1938-1993) quittera la maison familiale un peu Ă  la façon d’un Basquiat, endossant sa libertĂ© avant sa majoritĂ©. Et, plutĂŽt que la rue, il parviendra Ă  intĂ©grer une trĂšs grande Ă©cole de danse. Puis devenu un danseur de haut niveau, Ă  l’occasion d’une tournĂ©e internationale, il prendra Ă  nouveau la fuite. Cette fois-ci afin d’échapper au rĂ©gime politique- communiste- de son pays. Il s’installera en France oĂč, jusqu’à sa mort et aujourd’hui encore, il bĂ©nĂ©ficiera d’une aura internationale. MĂȘme si, Ă  la façon du Surfer d’Argent, personnage de comics probablement inspirĂ© de la mythologie, Noureev ne pourra jamais retourner dans son pays natal ou mĂȘme y acheter une datcha.

Feraoun (1913-1962, 41 ans lors de la parution de son livre, Le Fils du pauvre), d’abord fils unique parmi ses soeurs puis fils aĂźnĂ©, a plutĂŽt Ă©tĂ© le trĂšs bon Ă©lĂšve cherchant Ă  plaire au moins Ă  son pĂšre, Ă  ses professeurs, et Ă  la rĂšgle.

« (
.) Crois-tu que nous sommes faits pour les Ă©tudes ? Nous sommes pauvres. Les Ă©tudes, c’est rĂ©servĂ© aux riches ».

Cependant, Fouroulou est un Ă©lĂšve brillant. Et sa famille va se montrer aussi combattive que la M’man Tine de Rue Case-NĂšgres pour son petit JosĂ© (livre de Joseph Zobel, paru en 1950, ensuite adaptĂ© au cinĂ©ma par Euzhan Palcy en 1983).

Enfant « gĂąté » selon ses propres termes et observateur attentif de la condition de son entourage, Feraoun, de par sa personnalitĂ©, a dĂ©veloppĂ© un certain sens de l’autodĂ©rision et de l’ironie :

« (
.) A l’ñge oĂč ses camarades s’éprenaient d’Elvire, lui, apprenait « le lac » seulement pour avoir une bonne note. Mais comme il dĂ©bitait son texte d’un ton hargneux, au lieu d’y mettre comme il se doit la douceur mĂ©lancolique d’un cƓur sensible et dĂ©licat, le professeur le gourmandait et Fouroulou allait s’asseoir plein de rancune ».

Mais cet esprit est aussi fait d’un sentiment de dette et donc de devoir envers sa famille et ses origines. Il a besoin d’ĂȘtre en accord avec elles. Il est aussi mariĂ© et pĂšre. Pour cela, peut-ĂȘtre, il lui est impossible de s’enfuir comme de se rĂ©volter Ă  la diffĂ©rence d’un Noureev ou d’un Basquiat alors qu’il nous envoie un peu de sa terre natale :

« çof rival » ; « tamens » ; « kanoun » ; «  akoufi ventru » ; « hechaichi » ; « vieux khaounis » ; « djenoun » ; « zaouias » ; « dokhars » ; « mechmel » ; « kouba » ; « ikoufan vide ».

 

Lire son Le Fils du pauvre aprĂšs son Journal ( voir mon article dans cette mĂȘme rubrique ) nous convainc qu’il Ă©tait ainsi quasiment prĂ©destinĂ© Ă  ĂȘtre assassinĂ© pendant la Guerre d’AlgĂ©rie. En AlgĂ©rie. Il y’a bien-sĂ»r de la tristesse devant le constat de ce dĂ©terminisme. Une tristesse que l’on pourrait entendre dans le titre Mr Pastorius interprĂ©tĂ© par Miles Davis en hommage au bassiste Jaco Pastorius. Mais il s’agit d’une tristesse que l’on pourrait comprendre Ă  voir l’enfance de Feraoun surmonter ces Ă©tapes de la vie qu’il nous raconte pour, finalement, en 1962, en quelques minutes, se faire buter Ă  49 ans par des volontaires de l’OAS qui disposaient d’armes pour principales compĂ©tences.

 

On pourrait me dire que j’idĂ©alise trop Mouloud Feraoun que je n’ai jamais connu ou rencontrĂ©. Que cela en devient inquiĂ©tant. Qu’il vaut mieux le laisser dans son anonymat et dans son assassinat. Qu’il Ă©tait en fait double ou triple.

 

Oui.

 

Comme la plupart d’entre nous.

 

 

« (
.) Oh ! Les pauvres yeux de fous, je ne les verrai nulle part sans Ă©motion. Eux seuls reflĂštent la souffrance de l’ñme et recherchent Ă©perdus ce que le cƓur et le cerveau n’ont plus ». Mouloud Feraoun dans Le Fils du pauvre.

 

 

Franck Unimon, ce mardi 8 janvier 2019.

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Sans Blessures Apparentes

Sans Blessures Apparentes (EnquĂȘte sur les damnĂ©s de la guerre) de Jean-Paul Mari ( 2008).

 

« Je vais sans doute écrire sur votre livre Sans blessures apparentes que je
cite déjà dans un article sur lequel je travaille encore en ce moment ».

 

Je suis l’insouciant qui a Ă©crit cela hier dans un mail Ă  son auteur, Jean-Paul Mari. Cela me paraissait simple Ă  ce moment-lĂ . J’allais « parler » du stress post-traumatique, le sujet de son livre Sans Blessures apparentes, paru en 2008.

 

Jean-Paul Mari est « journaliste-Ă©crivain et grand reporter » (ainsi que rĂ©alisateur de documentaire). J’ai Ă©tĂ© content lorsque Jean-Paul Mari a rĂ©pondu Ă  mon mail. J’ai entrevu une rencontre possible, de nouvelles perspectives. Une espĂšce de conte de fĂ©e. Cet Ă©tat a subsistĂ© quelques secondes ou quelques minutes.

 

Je vais sans doute Ă©crire Ă  propos du livre de Jean-Pierre Mari, Sans blessures apparentes. C’est mon intention.

 

Pourtant, je ne parviens pas à agencer mes phrases correctement. Je suis un ßlot face à des éléments beaucoup plus puissants que lui :

Les reportages de guerre de Jean-Paul Mari ; les expĂ©riences traumatiques vĂ©cues par d’autres figures qui – pendant des annĂ©es- sont apparues comme indĂ©montables et dures au mal.

Des grands reporters. Des militaires de carriÚre. Ces personnages, vous savez, qui inspirent les auteurs de romans, les producteurs et les réalisateurs de cinéma. Et auxquels on a envie de ressembler :

«  Bigger than life ! ». «  You can do it ! ». « Quand on veut, on peut ! ».

Des héros, des légendes, qui convoquent notre dépendance à la mythologie. Des personnes qui ont su bannir ces quelques faiblesses usitées :

Procrastination, lùcheté, suffisance, égoïsme, société de consommation, auto-aveuglement, Ikéa


Des personnes, qui au contraire de l’artiste Paul Personne il y’a plusieurs annĂ©es, se sont abstenues- ont pu s’abstenir- de chanter :

« Donne moi une seconde de courage ».

 

Certaines de ces personnes, de ces personnalités, citées dans le livre de Jean-Paul Mari, tel Hélie de St Marc ou «  Sorj » sont par ailleurs devenues écrivains.

 

Le seul reproche que je ferais au livre Sans blessures apparentes, c’est que l’on y reste beaucoup entre mecs. Y compris lorsqu’il nous raconte certaines de ses sĂ©ances avec son psychiatre-psychanalyste «  aveugle mais clairvoyant », taquin et bienveillant. Ce sera, si je peux me le permettre, ma seule vĂ©ritable critique.

Critique que je nuance tout de suite : peut-ĂȘtre a-t’il Ă©tĂ© impossible Ă  Jean-Paul Mari, pour diverses raisons, d’ĂȘtre suffisamment proche de femmes grands reporters ou militaires de carriĂšre afin de nous faire part, aussi, de leurs expĂ©riences.

 

Mais je crois avoir compris la cause de mon hĂ©bĂ©tude il y’a quelques minutes (ou il y’a quelques semaines : car je reprends cet article ce vendredi 30 novembre 2018) lorsqu’il a Ă©tĂ© question de parler de ce livre-ci de Jean-Paul Mari.

J’ai de l’admiration pour ce que Jean-Paul Mari –et d’autres- ont vĂ©cu. Je m’estime incapable d’aller aussi loin qu’eux. Or, ce livre est le fait de personnes prĂȘtes Ă  prendre des risques insoupçonnĂ©s pour dĂ©couvrir ce qu’elles sont et ce qu’elles font sur terre. Un extrait de Sans Blessures apparentes pour s’en apercevoir :

« (
.) A l’heure de la survie, plus de jeu social, d’interrogations existentielles. En une heure d’assaut, face au danger, le soldat en apprend plus sur lui-mĂȘme que pendant des annĂ©es de bureau ».

Jusque lĂ , l’affiche du cinĂ©ma grand public tient encore le devant de la scĂšne et chacune et chacun trouvera en soi le visage de son hĂ©roĂŻne ou de son hĂ©ros prĂ©fĂ©rĂ©, de celle ou celui qui lui apparaĂźt inĂ©branlable et opĂ©rationnel en toute circonstance.

Cependant, Sans blessures apparentes a peu d’affinitĂ©s avec l’univers de Barbara Cartland.

 

Etre un guerrier ou un battant, c’est bien-sĂ»r beaucoup mieux que d’ĂȘtre une victime ou du bĂ©tail le jour des soldes. Mais l’état de grĂące du guerrier et du battant est provisoire. Dans la vraie vie, les grandes figures apparemment indestructibles ont aussi leurs fissures. Une fois leur Ki lĂ©zardĂ©, Les hĂ©ros dĂ©priment comme n’importe qui voire davantage que n’importe qui. S’il leur faut apprendre Ă  se relever comme tout le monde, le plus difficile pour eux est peut-ĂȘtre de devoir aussi accepter, devant leurs mortes ailes, de se dĂ©couvrir vulnĂ©rables Ă  l’image du commun des mortels.

 

Cet autre extrait de Sans Blessures apparentes peut peut-ĂȘtre nous en convaincre :

 « (
.) Plus la guerre menĂ©e a Ă©tĂ© longue et sauvage, plus le sevrage sera brutal. Soudain tout s’arrĂȘte (
.). Autour d’une nappe blanche, les PrĂ©sidents des deux camps apposent leurs Ă©lĂ©gantes signatures Ă  la plume au bas d’un TraitĂ© et dĂ©cident que la guerre est finie, le chaos rĂ©volu et le crime Ă  nouveau immoral. Ainsi, d’un coup, d’un seul, il faudrait tout oublier ! Redevenir doux comme un agneau, pĂšre attentif, mari aimant, citoyen modĂšle, bien Ă  l’heure le dimanche pour la partie de boules Ă  la sortie de la messe ou de dominos aprĂšs la mosquĂ©e (
.)».

 

 

Ce livre me parle, car dans notre vie « ordinaire », nous pouvons, dans une certaine mesure, ressentir ce que ressentent certains militaires et journalistes qui se rendent au chevet d’un conflit armĂ©. Certaines situations de notre quotidien professionnel et personnel peuvent Ă©galement agir tels des sĂ©rums de vĂ©ritĂ© ou devenir des expĂ©riences traumatisantes ou traumatiques.

Un jour, alors que pendant des années nous avons su et pu grùce à nos forces vives surmonter bien des épreuves et sauver les meubles, nos limites au moins morales peuvent venir toquer à notre porte. Bien que cela ne nous ressemble pas, nous flanchons et nous nous enlisons dans un mauvais polar qui prend le dessus sur notre volonté.

Cela peut ĂȘtre sous la forme d’une ancienne relation affective nocive ou pathologique, fantĂŽme qui revient et dont on a du mal Ă  se dĂ©tacher ; cela peut-ĂȘtre sous la forme d’une addiction ; d’un accident « bĂȘte » ; d’une tentative de suicide ; d’une dĂ©pression ; d’un mal quelconque ; d’une maladie grave. Ou d’un manquement Ă  nos responsabilitĂ©s personnelles et professionnelles.

MĂȘme s’il nous reste alors des (belles) annĂ©es Ă  vivre, notre dĂ©sactivation prononcĂ©e nous indique que nous avons trop exigĂ© de nous-mĂȘmes pendant trop longtemps. Ou que nous nous sommes beaucoup leurrĂ©s sur ce que nous sommes. Il nous reste alors grossiĂšrement deux options : soit nous nous sommes trop Ă©prouvĂ©s et tenons malgrĂ© tout (par orgueil ou par sacrifice) Ă  perpĂ©tuer les mĂȘmes actes ou les mĂȘmes exploits en mĂ©moire d’un passĂ© devenu dĂ©lĂ©tĂšre. Alors, le pire pour nous est Ă  venir sous la forge d’un suicide Ă  retardement ou Ă  prise rapide.

Soit nous comprenons qu’il nous faut changer de vie, de projets, de destinĂ©e, couper le cordon ombilical avec certaines exigences et certains rĂ©flexes de notre passĂ©, et, pour cela, au besoin, nous acceptons de nous faire soutenir et aiguiller par des personnes de confiance, volontaires, rĂ©sistantes et rĂ©demptrices. C’est cette seconde option que Jean-Paul Mari, et plusieurs des personnes dont il parle dans son livre, ont pu choisir.

 

A la fin de son livre, Jean-Paul Mari fournit une bibliographie et adresse des remerciements Ă  des personnes, des professionnels et des associations que l’on aurait tort d’ignorer. C’est peut-ĂȘtre dĂ» Ă  mon insolence, Ă  ma vanitĂ©- et Ă  mon besoin d’une certaine fĂ©minitĂ©- cependant, si la lecture de Sans Blessures apparentes m’a rappelĂ© deux livres qui me semblent avoir des points communs avec lui :

 

Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés ( journal de la consultation souffrance et travail) ( 2008) de Marie Pezé, psychologue-psychanalyste, ouvrage dont Marc-Antoine Roudil et Sophie Bruneau avaient réalisé un documentaire deux ans auparavant.

 

Je ne lui ai pas dit au revoir : des enfants de déportés parlent (1996) de Claudine Vegh, psychiatre-psychanalyste.

Franck Unimon, ce jeudi 16 aout 2018.

 

 

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Journal 1955-1962 de Mouloud Feraoun

 

 

 

J’ai entendu parler de Mouloud Feraoun pour la premiĂšre fois cette annĂ©e, en 2018. C’était il y’a environ deux-trois mois. Cela a commencĂ© dans l’une des mĂ©diathĂšques de ma ville.

Mes indĂ©pendances : Chroniques 2010-2016 (parution en 2017) de Kamel Daoud faisait partie des livres exposĂ©s Ă  l’entrĂ©e. J’avais dĂ©jĂ  entendu parler de Daoud et de son livre inspirĂ© de L’Etranger de Camus. J’ai empruntĂ© les chroniques de Daoud. Cela m’a beaucoup plu et m’a instruit. J’ai beaucoup de lacunes. En France, nous sommes engraissĂ©s Ă  la culture anglo-saxonne. DĂšs que l’on s’éloigne de cette citĂ© du monde

(les Etats-Unis, la Grande-Bretagne) notre ignorance culturelle et linguistique croĂźt.

Les chroniques de Daoud ont entre-autres placĂ© sous mes yeux le nom de l’auteure Assia Djebar, qui, de son vivant, faisait partie de l’AcadĂ©mie française.

Le Blanc de l’AlgĂ©rie (parution en 1996) d’Assia Djebar stationnait dans la rĂ©serve d’une des mĂ©diathĂšques de ma ville. Ce livre relate le dĂ©cĂšs de plusieurs personnalitĂ©s algĂ©riennes souvent par assassinats, un peu par suicide, par maladie ou par accident : Kateb Yacine, Mouloud Mammeri, Jean SĂ©nac, Albert Camus, Frantz Fanon et d’autres autant connus ou moins connus. Djebar avait connu personnellement plusieurs de ces personnes ou des proches de ces dĂ©funts.

J’ai fait quelques recherches sur le net en relation avec la guerre d’AlgĂ©rie. Car Daoud, dans ses chroniques, comme Assia Djebar avant lui, explique aussi comme un demi-siĂšcle plus tard, l’AlgĂ©rie peine Ă  assurer le rĂȘve et les espoirs de l’indĂ©pendance.

 

J’ai fait connaissance avec d’autres noms de l’Histoire algĂ©rienne. Des femmes et des hommes. Des militants FLN mais aussi des artistes, des Ă©crivains, des intellectuels. Certains Pro-FLN et d’autres plutĂŽt prudents vis-Ă -vis du FLN. Parmi ces «  prudents », Mouloud Feraoun.

 

Le journal de Mouloud Feraoun dĂ©bute en 1955. La guerre d’AlgĂ©rie a alors un an.

 

Vingt Ă  vingt cinq ans plus tard alors qu’elle sera « terminĂ©e », enfant, nĂ© et vivant Ă  Nanterre de parents exilĂ©s de leur Guadeloupe natale, je percevrai quelques fois des restes de la guerre d’AlgĂ©rie et des autres guerres d’indĂ©pendance dans le Maghreb contre l’Etat français. Tout en ignorant cette histoire « évidente » pour les jeunes arabes de mon Ăąge.

Je serai par exemple plusieurs fois surpris de voir que le mĂȘme copain d’origine algĂ©rienne, marocaine ou tunisienne (je le voyais comme un Arabe sans jugement particulier comme je me voyais et me vois, aussi, comme un Noir) seul, peut ĂȘtre trĂšs sympathique. Et qu’il peut, mystĂ©rieusement, devenir moins sympathique sitĂŽt qu’il se trouve au contact d’autres garçons ayant les mĂȘmes origines culturelles que lui. Et, ce sera bien plus tard, Ă  l’ñge adulte, que je finirai par capter que tous ces garçons rencontrĂ©s dans le passĂ© agissaient ainsi par loyautĂ© envers l’Histoire de leurs familles et de la dĂ©colonisation de leur pays d’origine (AlgĂ©rie, Maroc, Tunisie principalement).

Ce sera plus tard, aussi, par recoupements, que je comprendrai que lorsque mon pĂšre, certains dimanches matins, m’emmenait, parfois dans le froid- sans doute pour m’endurcir- assister aux matches de foot auxquels il participait Ă  Nanterre avec ses compatriotes et collĂšgues contre d’autres employĂ©s des PTT, cela se passait aux abords d’un bidonville (ou de la citĂ© blanche ?) non loin de la maison d’arrĂȘt de Nanterre inexistante alors (sa construction s’est achevĂ©e en 1991).

Je me rappelle de ce gamin de mon Ăąge ou peut-ĂȘtre mon aĂźnĂ©, parti en courant avec le ballon de foot qui m’avait Ă©tĂ© confiĂ©, tandis qu’un autre me distrayait en discutant aimablement avec moi. Et qu’un troisiĂšme, sans doute embarrassĂ©, m’avait alertĂ©. J’avais alors tournĂ© la tĂȘte. Un seul regard m’avait suffi pour estimer impossible de rattraper le voleur de ballon qui filait vers le bidonville (ou la citĂ© blanche ?), pĂ©rimĂštre inconnu et intimidant, dont les frontiĂšres se trouvaient Ă  environ une centaine de mĂštres du terrain de foot. De cet Ă©vĂ©nement, en y repensant rĂ©trospectivement, je me suis dit que ce ballon de foot avait dĂ» constituer une formidable Ă©vasion voire une certaine promotion pour ce gamin et les autres de son quartier (bidonville ou citĂ©) ainsi que pour certains adultes. Tandis qu’il avait sĂ»rement amorcĂ© pour moi l’abandon dĂ©finitif d’une future carriĂšre. En effet, Ă  dĂ©faut de marquer des buts, on attend souvent d’un footballeur professionnel qu’il soit au moins capable de garder le ballon.

 

Depuis cette Ă©poque malheureusement (mon enfance remonte aux annĂ©es 70-80) par la suite, la guerre d’Afghanistan de 1979 Ă  1989, la guerre Iran-Irak de 1980 Ă  1988, la guerre du Golfe au KoweĂŻt en 1991, les attentats islamistes en France en 1995, les attentats du 11 septembre 2001 Ă  New-York, l’invasion de l’Irak en 2003

(officiellement en raison de la prĂ©sence d’armes de «  destruction massive »), les attentats islamistes en France depuis le dĂ©but des annĂ©es 201O et le conflit israĂ©lo-palestinien font partie des Ă©vĂ©nements ( avec le Liban, la Syrie
) qui, depuis les annĂ©es de dĂ©colonisation, ont contribuĂ© Ă  dĂ©grader davantage les relations des pays occidentaux   ( dont la France) avec certains pays du Maghreb , du Proche-Orient et de l’Asie.

Mouloud Feraoun ne vivra jamais cela. C’est sans doute mieux. Comme il ne verra jamais le documentaire La Guerre sans nom de Bertrand Tavernier et Patrick Rotman.

Lorsque ce documentaire est distribuĂ© en 1992, Ă  Paris il est visible dans une seule salle durant une semaine du cĂŽtĂ© de St-Michel. Feraoun, mort trente ans plus tĂŽt, n’est alors quant Ă  lui plus visible. Autrement, il aurait peut-ĂȘtre vu sur l’écran, ces tĂ©moignages de Français (ou de leurs proches) racontant leur service militaire alors qu’ils Ă©taient simples appelĂ©s ou peu gradĂ©s lors de la guerre d’AlgĂ©rie. Il aurait aussi peut-ĂȘtre croisĂ© certains de ces « spectateurs », majoritairement blancs, ayant cinquante ou soixante ans de moyenne d’ñge et principalement de sexe masculin.

 

Lorsque le journal de Feraoun dĂ©bute en 1955, la guerre d’AlgĂ©rie a officiellement un an. Mouloud Feraoun, lui, originaire de Tizi-Hibel en Kabylie, a alors 42 ans. C’est un homme d’ñge mĂ»r, mariĂ© et pĂšre de famille. C’est aussi un Ă©crivain reconnu y compris par l’élite française tant intellectuelle, politique que militaire (RoblĂšs, Camus, Malraux, Alquier, Soustelle
).

Son journal laisse transparaĂźtre qu’il avait des relations sociales faciles avec son entourage proche et moins proche et qu’il savait aussi Ă©couter et conseiller. C’est un homme au fait de son Ă©poque, dans son pays, l’AlgĂ©rie, mais aussi de ce qui se passe dans le monde et qui s’informe Ă©galement par la radio et la presse ( il cite par exemple Le Canard EnchainĂ© mais aussi le journal Le Monde me semble-t’il).

Son journal s’adosse donc Ă  la luciditĂ© et Ă  la rigueur malgrĂ© les Ă©vĂ©nements dont il est le tĂ©moin direct ou indirect voire la victime parmi d’autres. A le lire, on peut trouver « normal » et « facile » que Mouloud Feraoun, Ă©crivain patentĂ©, ait pu tenir ce journal pendant sept ans. Sauf si l’on prend en compte le fait que la guerre est une violence vorace en corps et en temps. Et qu’elle a la propriĂ©tĂ© de faire perdre ses moyens Ă  n’importe qui, aguerri ou non, jusqu’à fixer dans l’axe des ĂȘtres l’hĂ©lice du stress post-traumatique. Car comme l’écrit Jean-Paul Mari (Ă©galement rĂ©alisateur du documentaire La Bleuite ) dans son livre Sans Blessures apparentes :

 

«  On comprend toujours pourquoi une guerre éclate mais rarement pourquoi elle perdure ».

 

Feraoun comprend trĂšs vite les raisons de cette guerre. D’un cĂŽtĂ©, la colonisation de l’AlgĂ©rie par la France, empire colonial, en 1830. La condescendance-ignorance de la France pour les AlgĂ©riens considĂ©rĂ©s comme des sous-ĂȘtres et conservĂ©s sans autre projet dans l’analphabĂ©tisme et la pauvretĂ©. La rĂ©pression meurtriĂšre de l’Etat français lors des premiĂšres manifestations pacifiques des AlgĂ©riens en faveur de plus d’équitĂ©. Puis, la torture, les viols et les exĂ©cutions arbitraires de l’armĂ©e française lorsque la rĂ©volte algĂ©rienne dĂ©bute en 1954.

 

Voici un extrait de ce que Feraoun écrit en 1955 dans son Journal :

 

«  (
..) La vĂ©ritĂ©, c’est qu’il n’y’a jamais eu mariage. Non. Les Français sont restĂ©s Ă  l’écart. DĂ©daigneusement Ă  l’écart. Les Français sont restĂ©s Ă©trangers. Ils croyaient que l’AlgĂ©rie c’était eux. Maintenant que nous nous estimons assez forts ou que nous les croyons un peu faibles, nous leur disons : non messieurs, l’AlgĂ©rie c’est nous. Vous ĂȘtes Ă©trangers sur notre terre.

Ce qu’il eĂ»t fallu pour s’aimer ? Se connaĂźtre d’abord, or nous ne nous connaissons pas. Qu’on demande Ă  une femme kabyle ce que c’est qu’un Français. Elle dira que c’est un mĂ©crĂ©ant, un homme souvent beau et fort mais sans pitiĂ©. Il est peut-ĂȘtre intelligent. Son intelligence, il la tient du dĂ©mon, de mĂȘme que sa force. Qu’attend-elle du Français, rien de bon (
..) Qu’est-ce qu’un IndigĂšne pour un EuropĂ©en ? C’est l’homme de peine, la femme de mĂ©nage. Un ĂȘtre bizarre aux mƓurs ridicules, au costume particulier, au langage impossible. Un personnage plus ou moins sale, plus ou moins dĂ©guenillĂ©, plus ou moins antipathique. En tout cas un ĂȘtre Ă  part, bien Ă  part et qu’on laisse oĂč il est (
..).

Inutile de chercher ailleurs. Un siĂšcle durant, on s’est coudoyĂ© sans curiositĂ©, il ne reste plus qu’à rĂ©colter cette indiffĂ©rence rĂ©flĂ©chie qui est le contraire de l’amour (
.) ».

 

Il est courant de lire ou d’entendre que l’on apprend de nos erreurs mais aussi que la diplomatie et les façons de communiquer entre les ĂȘtres humains ont Ă©voluĂ© par rapport au « passé ». Pourtant, dans son livre de chroniques Mes IndĂ©pendances, un demi-siĂšcle plus tard aprĂšs Feraoun (au 21Ăšme siĂšcle, le nĂŽtre ) Kamel Daoud fait ce constat  :

« (
.) La France, malgrĂ© les millions d’AlgĂ©riens qui y vivent , est un pays Ă©tranger, membre d’un occident de destination ou de rĂ©criminations (
..) ».

Mais retournons dans le passĂ© avec le Journal de Feraoun et de l’autre cĂŽtĂ© du conflit, avec le FLN. Dans son journal, lorsqu’il le mentionne, Feraoun parle principalement du FLN dans son journal sans nommer explicitement ses diffĂ©rents leaders. Ou alors il parle de « simples » leader, plutĂŽt en bas de l’échelle de la hiĂ©rarchie du FLN et qu’il cĂŽtoie directement ou dont il entend parler dans son quotidien.

Au dĂ©part parti libĂ©rateur du peuple algĂ©rien, le FLN se rĂ©vĂšle aussi porteur de souffrances et de sacrifices pour celles et ceux qu’il se destine Ă  dĂ©livrer : interdiction formelle de boire et de fumer. Obligation de s’en remettre Ă  l’Islam tel qu’il est Ă©dictĂ© par les membres du FLN. Obligation de se soumettre au FLN mĂȘme si certains de ses reprĂ©sentants abusent de leurs pouvoirs.

Un nouvel extrait de son Journal, cette fois-ci en 1958, nous parle de certains de ces leaders du FLN auxquels sont confrontĂ©s Feraoun et sa famille dans leur quotidien. Feraoun s’est alors « exilé » Ă  Alger ou sa sƓur vient lui rendre visite. La Guerre de LibĂ©ration ou guerre d’AlgĂ©rie a alors quatre ans et elle se terminera quatre ans plus tard :

« (
.) Ma pauvre sƓur qui en avait gros sur le cƓur, baisse la voix, demande si on peut l’entendre du dehors, se rassure, s’enhardit Ă  dire du mal puis une fois lancĂ©e, allez arrĂȘter ce flot verbeux qui se prĂ©cipite soudain comme un cri de rĂ©volte confus et interminable, comme un abcĂšs qui crĂšve, comme un ciel sombre qui soudain se purifie rageusement.

Tout le monde comprend que les « frĂšres » ne sont pas infaillibles, ne sont pas courageux, ne sont pas des hĂ©ros. Mais on sait aussi qu’ils sont cruels et hypocrites. Ils ne peuvent donner que la mort mais, eux, il faut tout leur donner. Ils continuent de rançonner, de rĂ©quisitionner, de dĂ©truire. Ils continuent de parler religion, d’interdire tout ce qu’ils ont pris l’habitude d’interdire et ce qu’il leur chante de nouveau d’interdire (
.) ».

 

Feraoun souhaite la libĂ©ration de l’AlgĂ©rie et au delĂ  de ça, la paix pour tous. Mais les monstruositĂ©s commises par l’Etat français et le FLN sont les deux reflets d’un mĂȘme sang. Au cours de leurs affrontements, ils vendangent, aussi, quantitĂ© d’innocents. Et en lisant ce genre d’extrait, on est trĂšs tentĂ© de se dire qu’en 1958, dĂ©jĂ , existaient les ferments du fanatisme islamiste ( terroriste ou non ) qui se sont depuis fait connaĂźtre de par le monde. Du fait Ă  la fois de la responsabilitĂ© de dirigeants du Maghreb, Moyen-Orient et de l’Asie mais aussi, Ă©videmment, du fait des calculs, de la cĂ©citĂ© ou de l’ignorance complaisante des dirigeants ( politiques, Ă©conomiques et industriels) des principales grandes puissances occidentales.

 

Un tel systĂšme dĂ©chausse les plus grandes volontĂ©s tolĂ©rantes et pacifistes. Sur les deux derniĂšres annĂ©es du conflit, entre 1960 et 1962, Feraoun se livre moins dans son journal ou nous en dit « moins ». On peut comprendre son besoin de dĂ©tourner son regard de la mort, armure ambiante que tout le monde porte et qui Ă©touffe le feu de la vie. Et puis, on peut imaginer qu’il Ă©crivait la nuit aprĂšs ses journĂ©es de travail alors que tout le monde chez lui Ă©tait endormi. De quoi Ă©puiser aussi bien moralement que physiquement. Surtout aprĂšs avoir dĂ» quitter la Kabylie pour Alger et se retrouver d’autant plus exposĂ© Ă  cette troisiĂšme furie qu’est l’OAS, identitĂ© meurtriĂšre aux Ă©lans autarciques.

 

Peut-ĂȘtre est-ce pour ces quelques raisons qu’il Ă©voque en quelques mots ses rencontres avec Malraux, GeneviĂšve de Gaulle-Anthonioz (la niĂšce de De Gaulle), la mort de Camus.

J’aurais aimĂ© savoir s’il avait entendu parler de Jacques VergĂšs et de sa campagne en faveur, entre-autres, de Djamila Bouhired, militante du FLN, un temps condamnĂ©e Ă  mort. J’aurais voulu connaĂźtre son opinion sur Frantz Fanon Ă©galement engagĂ© aux cĂŽtĂ©s du FLN.

 

Dans son film Au-delĂ  de la gloire (distribuĂ© en 1980), Samuel Fuller – soldat et reporter durant la Seconde guerre mondiale- nous apprend que, quelle que soit la guerre en cours, les morts portent toujours les mĂȘmes noms. Alors qu’il a pu depuis le dĂ©but de la guerre d’AlgĂ©rie Ă©chapper Ă  la mort, le nom de Feraoun Ă©choue un jour sur la liste de courses d’assassins de l’OAS. On peut se demander si en restant en Kabylie, il serait restĂ© en vie.

En partant du principe qu’aprĂšs la guerre d’AlgĂ©rie, une vie Ă©tait encore possible. D’autant que Feraoun dĂ©ploie ici une formidable capacitĂ© de rĂ©sistance face Ă  l’endoctrinement comme Ă  l’avilissement.

 

En lisant son journal, il se crĂ©e un lien entre lui et nous. Si bien qu’on s’étonne tout d’abord qu’il s’abstienne de nous raconter ses derniers jours et ses derniers moments ce 15 mars 1962. Et puis, on se reprend. Ce journal n’est pas un roman.

 

Franck Unimon, ce mercredi 15 aout 2018.