« Les combats de boxe, la grande diversitĂ© des sports de combats, ainsi que tous les films, les   « idoles », les Ă©missions ou les documentaires qui les ont prĂ©cĂ©dĂ©s ou en dĂ©coulent sont une activitĂ© de bourrins pour des gogos qui ont de lâargent Ă dĂ©penser et des corps Ă estropier ».
Câest Ă peu prĂšs ce que pensent, ont pensĂ© ou penseront des gens « biens », rĂ©flĂ©chisâŠet « non-violents ». Les combats de boxe, la grande diversitĂ© des sports de combats, câest, dâun commun accord, de la sueur, des corps des deux sexes qui se confrontent et se choquent, de la souffrance, quelques fois des hĂ©matomes et un peu de sang, parfois des blessures et aussi des destructions irrĂ©versibles pour certaines et certains pratiquants. Mon mĂ©decin du sport mâa parlĂ© dâun boxeur qui avait pris tellement de coups quâĂ partir de la trentaine, celui-ci Ă©tait obligĂ© de prendre des notes chaque fois quâon lui parlait afin de se remĂ©morer ce quâon venait de lui dire : « ChĂ©ri, je te quitte avec ton meilleur ami. RĂ©ponse type : Attends ma puce, je vais chercher mon cahier et un stylo pour noter tout ce que tu viens de me dire ». On pourrait penser au film Memento de Christopher Nolan mais dans le film de Nolan, le hĂ©ros nâest pas un boxeur. Ou alors jâai dĂ©jĂ reçu tellement de coups que je lâai oubliĂ©.
La boxe et les sports de combat ont une mauvaise image auprĂšs dâun certain public. Voire le sport tout court. Chaque sport, de combat ou non, comporte des risques et il est nĂ©cessaire dâen respecter et de savoir en faire respecter les rĂšgles. Pour cela, il existe des MaĂźtres, des professeurs, des Ă©ducateurs, des formateurs, des mĂ©decins, des fĂ©dĂ©rations, des arbitres, des rĂšgles. Et, avant cela, il existe des parents, des tuteurs. Et des pratiquants conscients dâeux-mĂȘmes, de leurs possibilitĂ©s comme de leurs limites et de leurs erreurs, car ils auront appris Ă se connaĂźtre au travers des Ă©preuves, des apprentissages et des instructions diverses – y compris thĂ©oriques- quâelles et ils auront reçus ou seront allĂ©s chercher. Personnellement, jâai fini par comprendre quâune grande partie des blessures physiques liĂ©es au sport survient souvent alors que lâon a une vulnĂ©rabilitĂ© affective particuliĂšre. PrĂ©sentĂ©s comme cela la boxe et les sports de combats ressemblent dĂ©jĂ un peu moins Ă des pratiques de bourrins et de fanatiques pour gogos. MĂȘme sâil sây trouve des bourrins, des fanatiques et des gogos comme ailleurs. Mais, au moins, ces bourrins et ces fanatiques-lĂ se dĂ©ploient-ils Ă visage dĂ©couvert et acceptent de se retrouver seuls face Ă des adversaires plus ou moins prĂ©venus et plus ou moins prĂ©parĂ©s : un jour, la dĂ©faite de ces bourrins et fanatiques peut ĂȘtre aussi violente- dans les rĂšgles- que nâa pu lâĂȘtre leur carriĂšre victorieuse si celle-ci lâavait Ă©tĂ©.
Si lâon a besoin dâun peu plus de « preuves » intellectuelles et littĂ©raires de ce que la boxe ou les sports de combat peuvent permettre comme rĂ©flexion sur la condition humaine, des ouvrages comme De La Boxe de Joyce Carol-Oates, Un GoĂ»t de rouille et dâos de Craig Davidson (dont le rĂ©alisateur Jacques Audiard sâest inspirĂ© pour son film), ceux de F.X Toole dont on se souvient du Million Dollar Baby adaptĂ© au cinĂ©ma par Clint Eatswood donneront un certain aperçu.
Pour la suite de cet article, ma conviction est que, de toute façon, quâon le veuille ou non, notre quotidien est fait de ces combats de boxe que nous perdons ou que nous gagnons. Mais aussi de ceux que nous Ă©vitons sciemment- Ă©galement avec raison- et de beaucoup dâautres dont nous subissons les coups et les consĂ©quences parce-que nous les ignorons : nous nâavons pas ou plus connaissance de leur existence depuis si longtemps.
Aujourdâhui, câest le premier jour (lâarticle a commencĂ© Ă ĂȘtre rĂ©digĂ© ce 9 janvier 2019) des soldes dans notre pays. Nous serons des milliers ou des millions Ă nous demander sâil yâa une petite affaire Ă en tirer. Hier, je me suis ainsi rendu dans un magasin de chaussures afin de bĂ©nĂ©ficier de trente pour cent de rĂ©duction grĂące Ă un code promotionnel utilisable en vente privĂ©e. Au lieu de me repĂ©rer et de mâinsulter â encore toi ?!- comme on le ferait avec un poivrot qui, toujours, croit voir pousser son avantage dans le prochain verre, le vendeur mâa reçu et     « conseillĂ© ». Ensuite, sa collĂšgue, Ă peu prĂšs la moitiĂ© de mon Ăąge, a fait de mĂȘme. Souriante et disponible, elle avait sĂ»rement le sentiment de me rendre service. Toutes les dĂ©marches ont Ă©tĂ© enregistrĂ©es sur un Ipad 3 (jâai demandĂ©, sĂ©duit par lâergonomie du clavier. Mais je nâai pas cherchĂ© Ă lâacheter) afin que le modĂšle de chaussures que jâai choisi â et payĂ©- me soit livrĂ© dans quelques jours Ă mon domicile. AprĂšs avoir Ă©tĂ© joint par tĂ©lĂ©phone par lâentreprise de livraison. Cette façon de consommer Ă©tait inconcevable lorsque jâĂ©tais enfant et que mes parents mâemmenaient essayer des chaussures dans le magasin Bata ou AndrĂ© du coin.
Hier, cette nouvelle façon de procĂ©der avait bien-sĂ»r quelque chose de pratique : Je suis reparti satisfait, avec lâassurance de bientĂŽt recevoir lâobjet de mes dĂ©sirs. Si celui-ci ne me convient pas, je pourrai toujours le retourner et me faire rembourser. Câest donc moi qui ai tout pouvoir de dĂ©cision. En plus, jâai bĂ©nĂ©ficiĂ© dâun tarif promotionnel avant le dĂ©but des soldes : mĂȘme si je sais que tant dâautres en ont Ă©galement bĂ©nĂ©ficiĂ© dans ce magasin ou un autre, cela me donne de prĂšs ou de loin le sentiment dâĂȘtre privilĂ©giĂ©. Car, bien-sĂ»r, je suis persuadĂ© dâavoir besoin de cette nouvelle paire de chaussures. MĂȘme si notre sociĂ©tĂ© cultive le manque, en extrait et en exploite la quintessence et me lâimplante rĂ©guliĂšrement dans lâaorte. Si bien que, mĂȘme si je suis prĂ©occupĂ© par lâavenir Ă©cologique, jâai assez rĂ©guliĂšrement la sensation â presque dĂ©lirante et hallucinatoire- dâĂȘtre privĂ© ou dâavoir Ă©tĂ© privĂ© de quelque chose. Soit en regardant les autres, soit en voyant tout ce que la sociĂ©tĂ© nous « offre ». Du fait de cette sensation de manque, certains de mes achats sont sans doute et ont sans doute Ă©tĂ© des achats « de revanche », une revanche illusoire Ă©videmment, plutĂŽt que des achats de rĂ©elle nĂ©cessitĂ©. Et comme nâimporte quelle personne dĂ©pendante, jâai souvent cru avoir le contrĂŽle sur ma consommation.
Il yâa quelques mois encore, alors que jâĂ©tais en plein entretien professionnel en vue dâobtenir un poste dans un service spĂ©cialisĂ© dans les addictions, cette question, sans doute rituelle, est tombĂ©e :
« Avez-vous des addictions ? ».
Je me suis empressĂ© de rĂ©pondre : « Non, non, je nâai pas dâaddictionâŠ. ». JâĂ©tais alors dans lâignorance et dans le dĂ©ni, persuadĂ© que le mot « addiction » Ă©tait une part de moi honteuse Ă mĂȘme de me faire Ă©chouer Ă lâentretien. JâĂ©tais aussi mal prĂ©parĂ© Ă cet entretien car un tout petit peu de rĂ©flexion mâaurait facilement permis de rĂ©pondre diffĂ©remment.
Car, au sujet de nos addictions ou dépendances, les faits sont plus durs et aussi imparables que certains uppercuts:
Lâimage pĂ©jorative du boxeur, câest celle du bourrin attardĂ© dont les traits du visage et les pensĂ©es sont des dessins abĂźmĂ©s. Celle, pĂ©jorative, de la personne dĂ©pendante ou addict, câest, Ă lâextrĂȘme, celle du toxicomane peut- ĂȘtre celle du junkie qui se prostitue et est prĂȘt Ă prostituer son perroquet, sa grand-mĂšre ou son enfant pour une dose. Alors que sans en arriver Ă cette situation extrĂȘme, je le rĂ©pĂšte, la personne dĂ©pendante, ce peut aussi ĂȘtre celle ou celui qui fixe en permanence lâĂ©cran de son ordinateur, de sa tablette ou de son smartphone mĂȘme lorsquâil est en prĂ©sence de son collĂšgue, conjoint, ami, enfant ou semblable.
Bien-sĂ»r, il nâyâa pas de dĂ©lit Ă cette dĂ©pendance â ou addiction- sociale, Ă celle-ci et Ă dâautres telles que le recours au crĂ©dit et au dĂ©couvert bancaire. Car ces addictions- sociales et Ă©conomiques- sont lĂ©gales, encouragĂ©es, et nous sommes consentants ou supposĂ©s ĂȘtre en mesure de disposer de tout notre discernement lorsque nous nous y adonnons. Car, officiellement, nous sommes des individualitĂ©s et des ĂȘtres libres. Tel est lâintitulĂ© de notre naissance. Nous sommes libres et Ă©gaux en droits. Aussi, notre usage dâune certaine consommation est-il le rĂ©sultat de notre vocation : Nous sommes faits pour ce produit, cette paire de chaussures, ce smartphone, cet ordinateur, ce crĂ©dit, cet Ă©cran de tĂ©lĂ©viseur, et, pourquoi pas, pour cette femme-ci plutĂŽt quâune autre, pour cette Ă©cole-lĂ pour notre enfant. Nous sommes faits pour cela car câest ce que nous « choisissons » et peu importe si nos choix sont trĂšs influencĂ©s par nos moyens â supposĂ©s- du moment.
Le terme de « vocation » est ici trĂšs trouble, peut-ĂȘtre fourbe, car il suggĂšre une prĂ©destination vertueuse alors que pour beaucoup, une vocation se prĂ©sente ou se dĂ©cide parce-que lâon a Ă©tĂ© privĂ© dĂšs lâenfance, parfois ou souvent avant mĂȘme notre naissance, de la capacitĂ© consciente et Ă©conomique de comparer afin dâarrĂȘter notre vĂ©ritable choix.
Pour ce qui est des soldes, je peux sans doute me rassurer en me disant que je consomme moins quâavant dâune maniĂšre gĂ©nĂ©rale et, aussi, que, quitte Ă le faire, autant que ce soit durant les soldes dĂšs lors que câest mesurĂ©, rĂ©flĂ©chi, et , si possible, Ă la baisse. Câest peut-ĂȘtre, ce que dans un service dâaddictologie, on appelle une rĂ©duction des risques. AprĂšs tout, celles et ceux qui suivent un rĂ©gime amincissant continuent bien de manger. Mais câest leur façon de manger, leurs habitudes de vie et alimentaires, qui changent.
La vraie richesse et la vĂ©ritable libertĂ© consistent sans doute Ă disposer de maniĂšre Ă©quilibrĂ©e de ses capacitĂ©s conscientes- donc morales, intellectuelles, psychologiques, physiques- et Ă©conomiques avant de faire des choix. Il yâa donc trĂšs peu de personnes libres contrairement Ă ce qui se dit.
Nous sommes des millions voire des milliards ultra-connectĂ©s et nous sommes presque tout autant Ă ĂȘtre ultra-isolĂ©s. Cela nous fait perdre bien des combats. Ce 7 janvier, cela faisait quatre ans que lâattentat de Charlie Hebdo avait eu lieu. Le 8 Janvier, cela faisait quatre ans que la policiĂšre Clarissa Jean-Philippe- « alors quâelle Ă©tait appelĂ©e pour un banal accident de la route »- Ă©tait abattue Ă Montrouge par le terroriste qui, le lendemain, le 9 janvier 2015, allait attaquer lâHyper-Casher de Vincennes. En janvier 2015, des gens se battaient en faisant la queue pour se procurer le numĂ©ro de Charlie Hebdo de lâaprĂšs-attentat. Des millions de gens dĂ©filaient le 11 janvier 2015 « pour » Charlie et aussi, sans doute, pour lâHyper-Casher. Y compris des chefs dâEtat et des personnalitĂ©s politiques cherchant Ă se placer au bon endroit afin dâĂȘtre bien vus des photographes et des mĂ©dia.
Assez vite, des dissonances sont apparues : un compatriote mâexpliquait quâen Guadeloupe, la marche du 11 janvier « pour » Charlie avait plutĂŽt Ă©tĂ© perçue comme une marche « raciste » car rien nâavait Ă©tĂ© dit ou fait ce jour-lĂ en mĂ©moire de la policiĂšre Clarissa Jean-Philippe, noire et antillaise.
Des « Je suis Charlie » cessaient de lâĂȘtre car en dĂ©saccord avec lâhumour et des articles de lâhebdomadaire. Certains de ces ex « Je suis Charlie » regrettant que les terroristes aient mal accompli leur travail le 7 janvier 2015.
Certains intellectuels et journalistes, aussi, ont critiqué et critiquent Charlie Hebdo pour sa persistance à aborder certains sujets : Les intégrismes religieux islamistes et catholiques par exemple.
Des membres de Charlie Hebdo ont quittĂ© le journal depuis. Jâai dâabord cru que câĂ©tait dĂ» aux effets- trĂšs comprĂ©hensifs- du traumatisme post-attentat. Jâai compris rĂ©cemment que des dissensions parmi les membres du journal aprĂšs lâattentat Ă©taient peut-ĂȘtre la cause principale de certains de ces dĂ©parts. Et que certains de ces ex-confrĂšres, lorsquâils se croisent dĂ©sormais, ne « se disent plus bonjour ».
Et puis, il yâa eu cette intervention rĂ©cente de Zineb El Rhazoui, « la journaliste la plus menacĂ©e de France » (ou du monde ?) dans lâĂ©mission tĂ©lĂ©visĂ©e de Thierry Ardisson. Jâen ai eu connaissance hier soir, par hasard, en tombant sur un post dâun « ami Facebook » et ex-collĂšgue du mensuel Brazil.
Zineb El Rhazoui, une des rescapĂ©es de lâattentat du 7 janvier 2015, ex-journaliste de Charlie Hebdo Ă©galement, a aussi Ă©crit sur lâattentat du Bataclan le 13 novembre 2015 (13 Zineb raconte lâenfer du 13 novembre avec 13 tĂ©moins au cĆur des attaques, Ă©ditions Ring). Livre que jâai achetĂ© et sur lequel jâĂ©crirai sĂ»rement comme jâai parlĂ© du film Utoya dans la rubrique CinĂ©ma. Cela mâa un peu dĂ©rangĂ© que Zineb El Rhazoui passe dans lâĂ©mission de Thierry Ardisson car je le perçois, lui, un peu comme un animateur tĂ©lĂ© opportuniste ( autant que les autres ?). Mais le principal Ă©tait sans doute que Zineb El Rhazoui puisse venir sâexprimer sur un plateau tĂ©lĂ©. Et sans doute quâil valait mieux venir sâexprimer dans lâĂ©mission de Thierry Ardisson plutĂŽt que dans celle dâun autre animateur tĂ©lĂ©…ou dans le vide.
Dans cet extrait dâintervention dâenviron deux minutes, jâai regardĂ© et Ă©coutĂ© cette jeune et belle femme dire comment, en tant que rescapĂ©e de lâattentat du 7 janvier 2015, elle avait personnellement ressenti ce 7 janvier 2019, ce « mĂ©pris » du PrĂ©sident Macron. Ce mĂ©pris que les gilets jaunes (8 Ăšme ou 9 Ăšme samedi de mobilisation de suite) ont Ă©voquĂ© pour expliquer leur colĂšre et leur mouvement. Zineb El Rhazoui Ă©tait visiblement Ă©mue. Elle en a expliquĂ© les raisons. Sur le plateau tĂ©lĂ©, la sympathie et lâempathie Ă©taient prĂ©sentes. Je me suis pourtant demandĂ© dans quelle solitude elle allait se retrouver ensuite, une fois quâelle aurait quittĂ© ce plateau tĂ©lĂ©. Comme plusieurs des survivants de Charlie Hebdo, Zineb El Rhazoui vit dĂ©sormais sous escorte. Ce qui comprime beaucoup sa vie personnelle et sociale Ă lâimage sans doute dâun Roberto Saviano. Ou, dans un autre registre, dâun Edward Snowden ou dâun Julian Assange.
Je nâai pas le courage â et sans doute ni lâextra-luciditĂ©- dâune Zineb El Rhazoui. Lequel courage (libertĂ©, tĂ©mĂ©ritĂ©, tĂ©nacitĂ© ou inconscience) sâĂ©tait manifestĂ© bien avant quâelle rejoigne la rĂ©daction de Charlie Hebdo. Je ne la connais pas. Je ne la rencontrerai sans doute jamais. Et si je la rencontrais, je ne vois pas ce que je pourrais lui dire Ă elle comme Ă dâautres -qui risquent leur vie avec leur culture et leur intelligence pour leurs idĂ©es- de consistant. Mais je peux la nommer elle et dâautres. Ce que je viens de faire. Et, ce faisant, je contribue un peu moins Ă sa mort directe ou indirecte, car ne pas ou ne plus nommer les ĂȘtres, ne pas ou ne plus penser Ă eux, câest, dâune façon ou dâune autre, les faire disparaĂźtre ou les laisser disparaitre.
Avant le 7 janvier 2015, je ne lisais pas Charlie Hebdo. Jâavais essayĂ©, une fois, plusieurs annĂ©es auparavant, alors que Philippe Val dirigeait encore le journal. Je nâavais pas aimĂ© le style ainsi que le contenu. Si jâai un peu de chance, vu que je garde beaucoup de choses, je retrouverai ce numĂ©ro un jour. Depuis le 7 janvier 2015, je lis Charlie Hebdo. Je trouve un certain nombre de leurs articles trĂšs bien Ă©crits et instructifs. Il sây parle bien-sĂ»r de lâintĂ©grisme islamiste puisque câest celui-ci qui constitue leur Hiroshima mĂ©moriel. En cela, pour moi, Charlie Hebdo est le journal dâun deuil impossible. Mais dans Charlie Hebdo, on y parle aussi beaucoup dâautres actualitĂ©s telles que les gilets jaunes, lâĂ©cologie, les migrants, la souffrance infirmiĂšre dans les hĂŽpitaux ( il yâa quelques mois, le journal avait sollicitĂ© les tĂ©moignages de personnels exerçant dans les milieux de la santĂ©), la politique en France et ailleursâŠ.
En commençant Ă Ă©crire cet article, je nâavais pas prĂ©vu de parler autant de Charlie Hebdo. De Lâhyper-casher, de Clarissa Jean-Philippe (qui « a » depuis ce 11 janvier 2019 une allĂ©e qui porte son nom dans le 14Ăšme arrondissement de Paris). Il ne sây trouvait dâailleurs aucune ligne mentionnant Charlie Hebdo, Zineb El Rhazoui, Edward Snowden, Roberto Saviano, Julian Assange. Tout au plus avais-je prĂ©vu de mentionner, tout de mĂȘme, lâattentat de Charlie Hebdo le 7 janvier. Il est tellement de situations immĂ©diates, quotidiennes, qui nous Ă©prouvent et nous prennent. Mais nous sommes aujourdâhui le lundi 14 janvier 2019. Presquâune semaine est passĂ©e depuis que jâai commencĂ© la rĂ©daction de cet article. Nous sommes nombreux Ă ĂȘtre assignĂ©s trĂšs tĂŽt Ă une fonction, un statut, une façon de penser ou une particularitĂ© et Ă croire que cela est dĂ©finitif. PlutĂŽt que de mâen tenir dĂ©finitivement Ă la premiĂšre version de cet article, jâai prĂ©fĂ©rĂ© lâouvrir Ă ce qui mâavait ouvert, moi, entre-temps.
Sur un ring, le boxeur a une acuitĂ© maximale. Car il sait et sent intuitivement que sa vie en dĂ©pend. La vie de Zineb El Rhazoui et dâautres personnalitĂ©s â y compris parmi leurs adversaires idĂ©ologiques- ressemble Ă cela. Sauf que certains coups que lâon reçoit dans la vie sont tellement vicieux. Tellement imprĂ©visibles. Tellement protĂ©gĂ©s derriĂšre des armĂ©es de diffĂ©rentes espĂšces. DerriĂšre de vastes immunitĂ©s. Il nous faut apprendre Ă les encaisser et Ă les esquiver dĂšs quâon le peut. Mais dans la vie de tous les jours, on ne peut pas tout le temps vivre aux aguets, les poings fermĂ©s et les yeux ouverts. MĂȘme un boxeur professionnel et expĂ©rimentĂ© ne peut pas le faire indĂ©finiment sur un ring. Alors, dans la vie de tous les jours, certaines et certains en profitent. Dâautres donnent des coups sans le savoir et aussi parce quâils ne peuvent pas faire autrement avant dâapprendre Ă avoir une conscience et Ă changer de comportement. Et aussi, parce-que, mĂȘme sâils feront du mal Ă quelques uns, ils feront du bien Ă beaucoup dâautres.
DâoĂč lâimportance de (savoir) bien sâentourer, de disposer de lieux de rĂ©sidences- et de retraits- sĂ»rs et de savoir entretenir des relations de bon voisinage et en bonne intelligence y compris avec des personnes que notre instinct premier nous donnerait plutĂŽt envie de rejeter ou de dĂ©fier. Cette façon de raisonner contredit ce que jâai pu Ă©crire plus haut ou est une maniĂšre lĂąche et hypocrite de se dĂ©filer ?
Je repense Ă Christophe, mon ex-rĂ©dacteur en chef de Brazil alors quâau festival de Cannes, jâavais Ă©tĂ© content de lui montrer des photos que je venais dâacheter. Parmi elles, une photo de Jet Li. Christophe avait eu une mine dĂ©pitĂ©e. Lui, dĂ©fenseur dâun cinĂ©ma dâauteur indĂ©pendant, face Ă un de « ses » journalistes lui montrant une photo dâun acteur de cinĂ©ma grand spectacle a priori sans fondement. Mais Jet Li est un artiste martial. Et, aussi bon soit-il, et il lâest, toute personne qui sây connaĂźt un tout petit peu en films dâart martiaux sait qui est Bruce Lee. Dans son dernier film, Operation Dragon, alors quâil se rend, mandatĂ© par le gouvernement britannique, Ă un tournoi dâart martial, Bruce Lee croise un combattant teigneux prĂȘt Ă se bagarrer Ă tout bout de champ. ProvoquĂ© par celui-ci, Bruce Lee lui rĂ©pond : « Disons que mon art consiste Ă combattre sans combattre ».
Mais on peut prĂ©fĂ©rer cette conclusion qui reprend mot pour mot les propos dâun manager, Thibaut Griboval, sur son site sixty-two.be, bien quâau dĂ©part, son orientation libĂ©rale me crispe. Car celle-ci a souvent tendance Ă mettre dans la lumiĂšre celles et ceux qui « rĂ©ussissent » et Ă gommer tous les autres qui se sont fracassĂ©s en cours de route en essayant de rĂ©ussir :
« Nous entrons plutĂŽt dans une Ă©conomie de la crĂ©ativitĂ©, oĂč le leader est celui qui sait ouvrir des portes, voire des avenues, dans un espace surchargĂ© dâinformations, difficilement lisible ».
On peut aussi sâen tenir Ă Ă©prouver une certaine culpabilitĂ©. Comme celle que jâai ressentie ce samedi, en croisant deux gilets jaunes, alors que je me rendais Ă nouveau dans un magasin pour profiter des soldes. Ou hier soir en Ă©coutant et en voyant Zineb El Rhazoui parler du « mĂ©pris » du PrĂ©sident Macron lors de lâĂ©mission tĂ©lĂ©visĂ©e de Thierry Ardisson.
Quoiquâil en soit, aujourdâhui ou demain, un ou plusieurs combats de boxe avec soi-mĂȘme auront lieu.
Franck Unimon, ce lundi 14 janvier 2019.