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Correspondance et introspection

 

                                  Correspondance et introspection

 

 

Ce week-end, nous sommes passĂ©s Ă  l’heure d’étĂ©. Comme chaque annĂ©e, Ă  cette pĂ©riode de l’annĂ©e, nous avançons nos montres d’une heure.

 

Mais nous avons tellement de retard sur nos peurs et nos angoisses qu’il faudrait avancer nos horloges internes de plusieurs heures ou de plusieurs annĂ©es  pour essayer de le combler. Et mĂȘme comme ça, ce ne serait peut-ĂȘtre pas suffisant.

 

Notre planĂšte sera un jour Ă  court de certaines de ses richesses mais le rĂ©servoir de nos peurs et de nos angoisses est, lui, inĂ©puisable. InĂ©vitable. Nous sommes chacune et chacun des quantitĂ©s astronomiques de ces peurs et de ces angoisses et nous sommes dĂ©sormais des milliards sur Terre. MĂȘme s’il nous arrive rĂ©guliĂšrement de penser que nous sommes seuls sur Terre.

 

J’ai lu dans ce numĂ©ro du journal Les Echos que je cite et rĂ©cite, au point que l’on pourrait se demander si c’est la seule fois de ma vie que j’ouvre et lis un journal, qu’il a vraisemblablement fallu «  en gros, 250 millions d’annĂ©es pour constituer les stocks de charbon de gaz et de pĂ©trole qu’on est en train de griller, d’aprĂšs les spĂ©cialistes, en seulement 250 ans ! Â» (Chronique de Xavier Fontanet, dans le journal Les Echos du jeudi 26 mars 2020, page 12).

 

Pour que nos peurs et nos angoisses soient des rĂ©servoirs Ă  ce point inĂ©puisables, je me demande combien de temps il a fallu Ă  l’HumanitĂ© pour les constituer. Le jour oĂč on le saura, sans doute parviendrons-nous, aussi, Ă  entrer dans l’immortalitĂ©.

 

Sur ces peurs et sur ces angoisses, je n’ai pas plus de droits que les autres. Et j’ai peur ainsi que des angoisses comme tout le monde. Peut-ĂȘtre pas de façon aussi visible que d’autres. Peut-ĂȘtre pas toujours pour les mĂȘmes raisons que d’autres. Mais cela ne change rien :

 

Les peurs et les angoisses ne sont pas destinĂ©es Ă  des dĂ©filĂ©s de mode. Et je ne me perçois pas comme un couturier de mes peurs et de mes angoisses que j’exposerais plus que d’autres Ă  travers des mannequins vivants. A travers des bouquins, peut-ĂȘtre. Si j’y arrive un jour.

 

En attendant, je me résume aussi à des articles comme celui-ci.

 

 

Mon meilleur ami s’inquiĂšte pour moi. Il me l’a dit il y a quelques jours.  Ma mĂšre et ma sƓur, aussi. Un autre ami, Ă©galement. Et encore un autre.  Et d’autres personnes encore.

 

Ces attentions me font plaisir. Je les reçois au coup par coup. Cette Ă©pidĂ©mie est une Ă©preuve d’endurance. Et il n’y pas que le physique qui compte. Il y a aussi le mental, le moral. Comment on se repose. Comment on dĂ©truit ses mauvaises « morales Â». Oui, j’ai bien Ă©crit « dĂ©truit Â». « DĂ©truit Â» plutĂŽt que « couver Â» ou «  nourrir Â». DĂ©truire peut avoir du bon. Esquiver, aussi. DĂ©truire l’invisible. Esquiver cette occupation invisible.

On est presque dans une expĂ©rience dĂ©lirante (et dĂ©personnalisante ) : collectivement, et chacun Ă  sa façon, nous essayons de dĂ©truire ou d’esquiver l’invisible.

 

Hors du contexte d’une Ă©pidĂ©mie, de cette Ă©pidĂ©mie,  qui est bien rĂ©elle, si on racontait ça Ă  quelqu’un :

 

« J’essaie de dĂ©truire l’invisible. De l’esquiver Â». Elle ou il nous prendrait pour un fou.

 

 

L’inquiĂ©tude de mon meilleur ami pour moi est bien rĂ©elle. Ainsi que celles d’autres personnes. Pourtant, avant hier soir, sur le pĂ©riphĂ©rique, au volant de ma voiture, mon inquiĂ©tude Ă©tait concentrĂ©e sur un autre sujet :

 

Je m’étais montrĂ© « dur Â» avec ma fille Ă  la maison. On peut, comme me l’a dit plus tard mon meilleur ami, se dire que le principal, c’est de s’en rendre compte. Mais lorsque l’on est lancĂ© dans une certaine attitude assez extrĂȘme et qu’il nous est en quelque sorte impossible de nous dĂ©tendre, tout, absolument tout, peut ĂȘtre prĂ©texte Ă  nous « dĂ©clencher Â». J’ai Ă©tĂ© comme ça avec ma fille pendant dix Ă  quinze minutes avant hier.

 

A la fois, je percevais que j’étais trop dans le « dur Â». Mais c’était plus fort que moi. Une sorte de dĂ©personnalisation. Une forme de transe sans jouissance. OĂč ce qui reste, ensuite, c’est le souvenir prĂ©cis, immĂ©diat, de ce que l’on a « accompli Â» :

 

 Un acte de torture mental.

 

Ma fille s’est dĂ©fendue.  Ce qui est bon signe. Elle m’a dit :

 

«  Mais qu’est-ce que tu peux ĂȘtre pipelette ! Â». Et, moi, pour moitiĂ© conscient et pour moitiĂ© incandescent, j’ai rĂ©pondu :

 

« Parce-que je te rĂ©pĂšte des choses que tu es supposĂ©e savoir maintenant ! Â».

 

Lorsque je suis parti au travail, j’étais revenu Ă  mon Ă©tat « normal Â» et ma fille et moi avions de nouveau une relation agrĂ©able et affectueuse. Mais je n’ai pas aimĂ© ça de moi.

 

 

Je ne sais pas si cela a jouĂ© dans le fait qu’ensuite, je me sois relĂąchĂ© au moment de partir prendre mon train pour aller au travail.

Une fois à la gare, le panneau indiquait que le prochain arrivait dans
58 minutes. Impossible de l’attendre. Cela m’aurait fait arriver à 22h ou 22h30 dans mon service au lieu de 21h, heure à laquelle je commence.

 

En temps ordinaire, 45 minutes me suffisent en transports en commun pour arriver Ă  mon travail. LĂ , j’étais Ă  la gare avec une heure d’avance. Insuffisant pour ĂȘtre Ă  l’heure avec un train qui arrive dans 58 minutes.

 

Alors, j’ai dĂ» prendre ma voiture pour aller au travail. Une PremiĂšre pour moi depuis que je travaille sur Paris. En bientĂŽt 11 ans. La roue de mon vĂ©lo Ă©tait toujours crevĂ©e. Et une heure aurait Ă©tĂ© trop juste de toute façon pour ĂȘtre au travail Ă  vĂ©lo. Le temps de me changer. De me rendre au local oĂč je range mon vĂ©lo. Je suis une vraie mariĂ©e quand je prends mon vĂ©lo pour aller au travail. J’emporte tout mon trousseau : vĂȘtements de rechanges, complĂ©ments alimentaires, mon livret de famille, mon carnet de vaccinations etc


 

 

Lorsque mon meilleur ami m’a appelĂ© sur mon tĂ©lĂ©phone portable, je n’ai pas rĂ©pondu. J’étais sur le pĂ©riphĂ©rique. MĂȘme si c’est contre mes principes de prendre ma voiture pour aller au travail, je me disais qu’au moins, en prenant ma voiture, je faisais de «  la distance sociale Â» et donc de la prĂ©vention sanitaire.

 

Le trajet s’est dĂ©roulĂ© sans incident. MĂȘme si, au dĂ©but de mon trajet, sur la A15, j’avais aperçu sur l’autre voie, en sens inverse, une personne sur un brancard en train de se faire transporter. Accident de la route. L’accidentĂ© (un homme apparemment) Ă©tait conscient. A moitiĂ© assis sur le brancard. Plusieurs vĂ©hicules de secours Ă©taient arrĂȘtĂ©s sur l’autoroute. Vu le peu de trafic routier, les secours avaient dĂ» arriver assez « vite Â». A condition qu’ils ne soient pas trop surchargĂ©s et pas trop Ă©puisĂ©s par les effets de l’épidĂ©mie qui se surajoutent aux interventions « courantes Â».

 

 

J’ai Ă©coutĂ© le message de mon meilleur ami une fois au travail. Il souhaitait avoir de mes nouvelles.

 

La nuit a Ă©tĂ© calme jusqu’à 3h du matin.

 

 

A partir de 3h du matin, une jeune patiente, rĂ©hospitalisĂ©e la veille, a commencĂ© Ă  nous solliciter. Toutes les 30 secondes. «  Vous avez de l’eau gazeuse ? Â». « Vous avez une banane ? Â».

 

Il nous a fallu la maintenir dans sa chambre. Pour Ă©viter qu’elle ne dĂ©ambule dans le service, entre dans la chambre des autres patients ou adopte certains comportements que l’on qualifiera d’inadĂ©quats et qu’elle a dĂ©ployĂ©s en notre prĂ©sence, dans sa chambre oĂč, Ă  tour de rĂŽle, ma collĂšgue et moi avons fini par nous relayer.

 

Mains dans la culotte et simulation de masturbation. Tentative pour sortir de sa chambre. Tentative de s’installer dans l’armoire de sa chambre. S’allonger par terre. Simulation de coĂŻt par terre. Aller se voir dans le miroir. Baisser son pantalon. Relever le store. Tenter d’ouvrir la fenĂȘtre de sa chambre (situĂ©e en hauteur). Impossible de dĂ©tailler avec prĂ©cision le nombre de demandes, le nombre de fois oĂč nous nous sommes adressĂ©s Ă  elle et avons essayĂ© de la « raisonner Â» et de l’enjoindre Ă  aller se recoucher sur son lit.  OĂč elle ne restait pas tranquille. Le nombre de fois oĂč il lui Ă©tait impossible de passer plus d’une minute sans nous solliciter. Sans nous « provoquer Â». Sans faire le contraire de ce qu’on lui disait de faire. Une conversation, un accord avec elle ? Impossible.

 

 

 

Comme ça, jusqu’à 7h10 environ. Heure Ă  laquelle, une collĂšgue du jour est venue me relever aprĂšs que ma collĂšgue de nuit ait fait les transmissions. Nous Ă©tions du mĂȘme avis, cette collĂšgue de jour et moi : il valait mieux que la jeune patiente descende avec nous.

 

Pourquoi n’avons-nous pas sollicitĂ© le mĂ©decin de garde ? Pour ma part, parce-que nous « connaissions Â» dĂ©jĂ  cette patiente. Et que je me rappelle qu’il lui avait fallu plusieurs jours- et nuits- lors d’une de ses hospitalisations prĂ©cĂ©dentes pour s’apaiser et « faire Â» ses nuits, le traitement aidant.

Qu’a t’elle comme diagnostic ou comme maladie ? Je ne le dirai pas. Je peux dire qu’elle « Ă©tait Â» hypomane : agitĂ©e, dĂ©sinhibĂ©e, plus ou moins confuse. Mais je parlerai pas de son diagnostic car ce qui me prĂ©occupe, plus qu’un tableau ou une Ă©tiquette, c’est comment essayer d’entrer en relation, comment faire au mieux pour y parvenir, malgrĂ© l’état et la situation.

PlutĂŽt que d’appliquer un protocole de maniĂšre mathĂ©matique en se disant : devant tel tableau diagnostic, je fais ceci ou je fais cela.

 

Il faut apprendre Ă  penser. Autant voire plus que d’apprendre Ă  appliquer et Ă  systĂ©matiser un type de rĂ©ponse et de comportement de maniĂšre bornĂ©e et automatique.

 

Or, avec l’épidĂ©mie, nos peurs et nos angoisses sont devenues automatiques. En quelques jours. A moins qu’elles ne l’aient toujours Ă©tĂ©, ce qui est bien possible, et qu’une certaine cosmĂ©tique sociale nous masquait certaines de nos peurs et de nos angoisses.

 

Pour avoir un aperçu de la vitalitĂ© de nos peurs et de nos angoisses concernant l’épidĂ©mie, il suffit de faire un petit « voyage Â» sur les rĂ©seaux sociaux. Le voyage est « gratuit Â» et peut ĂȘtre illimitĂ©.

 

 

RĂ©seaux sociaux ou non, je me suis fait prendre Ă  tout ça. L’épidĂ©mie ceci, l’épidĂ©mie cela. Et moi, je pense ça, et moi, je pense ceci.

 

 

Puis, j’ai fini par me dire que ça suffisait. Enfin. Qu’il me fallait changer d’état d’esprit. Au bout d’une bonne dizaine de jours, ou plus. Depuis l’appel, pardon, depuis l’allocution prĂ©sidentielle du 16 Mars 2020. Et tout ce qui s’en est ensuivi.

 

 J’approuve complĂštement tout ce qui est relatif aux gestes barriĂšres, Ă  la distance sociale, au confinement etc
.

 

Mais c’est de cet Ă©tat de vocifĂ©ration et d’excitation anxieuse gĂ©nĂ©rale, dont j’estime qu’il faut savoir sortir. Car cet Ă©tat de vocifĂ©ration et d’excitation anxieuse gĂ©nĂ©ralisĂ©e est une autre forme de confinement. Et, il est pire, je crois, que le confinement destinĂ© Ă  limiter et Ă  esquiver l’épidĂ©mie.

 

Bien-sĂ»r, pour moi qui peux sortir prendre l’air pour aller au travail, et ainsi augmenter Ă  chaque fois le risque d’attraper le virus, c’est facile de dire ça.

 

Hier soir, j’ai pu reprendre le train. Cette fois, je suis parti de chez moi avec plus d’une heure trente d’avance. J’ai attendu quinze minutes le train direct pour St Lazare.

 

J’en ai profitĂ© pour appeler mon meilleur ami. Je lui ai donnĂ© de mes nouvelles. Puis, il m’a donnĂ© de leurs nouvelles, de lui et de sa compagne. Pardon, de sa femme. Certaines personnes sont trĂšs susceptibles avec les usages sociaux. Et je voudrais m’éviter une descente de dĂ©cibels dans les oreilles.

 

Donc,  en discutant hier soir avec mon meilleur ami,  j’ai ainsi appris que sa compagne avait contractĂ© le virus la semaine derniĂšre. Au travail. Elle n’est pas soignante. Mais elle cĂŽtoie des personnes en situation prĂ©caire. Et une de ses collĂšgues avait contractĂ© le virus auparavant.

 

Donc, la compagne de mon meilleur ami Ă©tait confinĂ©e chez eux depuis quelques jours. D’abord de la fiĂšvre, jusqu’à 38°5, courbatures, fatigue, difficultĂ©s respiratoires. Ça allait mieux du cĂŽtĂ© de la fiĂšvre et des courbatures. Par contre, il semblait que chaque jour apportait un nouveau symptĂŽme. DiarrhĂ©e. Mal aux oreilles. NausĂ©es. J’ai dĂ©couvert tout ça en Ă©coutant mon meilleur ami. Comment ça se fait ? Parce-que depuis le dĂ©but de l’épidĂ©mie, je m’en tiens aux gestes selon moi prioritaires :

 

Se laver les mains, distance sociale, port du masque quand c’est possible. Et, rester calme, autant que possible. Et respecter le confinement.

 

 

Il faut bien rester calme en arrivant Ă  la gare St Lazare. MĂȘme s’il y a moins de monde que d’habitude. Le hall de la gare est devenu un atelier de « zombies Â». On y travaille sa vĂ©locitĂ© comme Ă  l’athlĂ©. A petites foulĂ©es, il s’agit de slalomer entres les « zombies Â» :

 

Des ĂȘtres humains comme moi, qui, patiemment, attendent leur train en faisant semblant d’ignorer les embruns de l’urgence.

Certains portent des masques. D’autres pas. En masques, j’ai vu un peu de tout. Cela va du masque de chantier, au masque de couleur noir apparemment en tissu, en passant par le masque chirurgical (il y a beaucoup de chirurgiens dĂ©sormais dans la rue) jusqu’à quelques masques FFP2. Il est certain qu’un marchĂ© des masques est en train de se crĂ©er et qu’aprĂšs l’épidĂ©mie, il va y avoir toute une gamme de masques de prĂ©vention sanitaire qui va arriver. MĂȘme les grands couturiers vont s’en inspirer. Comme pour le voile.

 

 

Quelques heures plus tĂŽt, le marchand de cycles qui m’a « dĂ©pannĂ© Â», ne portait pas de masque. Pas plus que l’autre client avec lequel je l’ai trouvĂ©. C’était dĂ©jĂ  une trĂšs grande et trĂšs agrĂ©able surprise qu’il soit ouvert. D’abord, lundi, il m’avait rappelĂ© alors que son magasin est fermĂ© les lundis. Je ne suis pas certain qu’une enseigne comme DĂ©cathlon aurait fait ça. Ensuite, en fin de matinĂ©e ce mardi, il s’est en effet rapidement occupĂ© de moi.

 

 

La veille, il m’avait appris avoir dĂ©pannĂ© «  une infirmiĂšre Â» et « un cardiologue Â». Et m’avait affirmĂ©, lorsque je lui avais appris ĂȘtre Ă©galement infirmier :

 

« Je vous soutiens ! Â». Et quel soutien ! La premiĂšre fois que j’étais venu dans son magasin de cycles, un des clients m’avait dit, content : « C’est un artisan, Ă  l’ancienne ! Â».

 

Il est certain que la relation clientĂšle est trĂšs diffĂ©rente avec lui. PĂ©dagogue, celui-ci ma expliquĂ© d’oĂč venait selon lui la cause de ma crevaison. La « roue Â» de ma jante Ă©tait usĂ©e. Elle Ă©tait d’origine. Plus de vingt ans.

Perfectionniste, une fois ma roue de jante et ma nouvelle chambre Ă  air posĂ©e, Monsieur est allĂ© jusqu’à tenter d’insĂ©rer le mieux possible le pneu. Il m’a expliquĂ© qu’il pouvait y avoir un effet de rebond vu que mon pneu s’était relĂąchĂ©.

 

J’en ai profitĂ© pour acheter d’autres chambres Ă  air, et encore ceci, et encore ça.  Ainsi qu’un nouveau carnet de vaccinations et une robe de mariĂ©e. Pour mon vĂ©lo.

 

Lorsqu’il m’a prĂ©sentĂ© l’addition, il m’a dit : «  ça monte vite ! Â». J’aurais peut-ĂȘtre payĂ© moins cher Ă  DĂ©cathlonmais ce que cet artisan m’a donnĂ© valait selon moi la somme qu’il m’a demandĂ©.  Cet homme-lĂ , pour moi, est un hĂ©ros. Travailler dans ces conditions, sans masque. Le voir se pencher comme il l’a fait pour rĂ©parer ma roue de vĂ©lo. Sans plier les genoux. Sans s’asseoir.  Sans faire attention Ă  son dos.

 

Je vois Ă©videmment un grand parallĂšle entre l’attitude de cet artisan, entre le mĂ©tier de soignant dans un hĂŽpital public mais aussi de tout professionnel dans une institution publique et avec toutes ces personnes qui acceptent bien des contraintes inhĂ©rentes Ă  leur travail et capables de donner plus que ce pour quoi on les paie ou les forme :

 

De la relation. Un rĂ©el conseil. Une attention vĂ©ritable.  Et non pas des phrases toutes faites solubles dans des protocoles, des spots publicitaires, et des mĂ©thodes de pensĂ©e et d’action servant avant tout Ă  se faire du fric et voir celle ou celui qui se prĂ©sente principalement comme un mouton bon Ă  tondre. J’ai tort de penser ça ?

 

 

On continue. Comme sur le chemin du retour, il y avait un Lidl. Je m’y suis arrĂȘtĂ© pour faire quelques courses. Il y avait un peu de monde. Mais pas autant qu’il peut y en avoir dans un Lidl. C’était la premiĂšre fois que je me rendais dans ce Lidl. Sur le parking, un homme d’une trentaine d’annĂ©es, devant une voiture, cĂŽtĂ© passager, s’est allumĂ© un pĂ©tard. Je croyais que lui et son copain partaient. Non. Ils venaient de se garer.

 

J’ai rĂ©ussi Ă  me garer plus loin. Et j’ai Ă©videmment gardĂ© mon masque chirurgical dans Lidl. Mais je n’étais pas trĂšs rassurĂ©. J’ai fait quelques courses. Quelques personnes portaient un masque. D’autres, non. Puis j’ai patientĂ© Ă  une caisse. La caissiĂšre avait une double couche de masques. Un masque chirurgical sur un masque en tissu apparemment. Une protection plastifiĂ©e se trouvait devant elle. Les deux hommes que j’avais vu se garer Ă©taient derriĂšre moi. Ils n’ont pas toujours respectĂ© la distance de un mĂštre. Et ils ne portaient pas de masque. J’ai fait avec en leur tournant le dos.

 

A la caisse, je n’avais mĂȘme pas encore payĂ© que le vigile, masquĂ©, m’a demandĂ© Ă  voir l’intĂ©rieur de mon sac Ă  dos. Je lui ai rĂ©pondu :

 

« Je vais peut-ĂȘtre payer d’abord, et ensuite, je vous montre ? Â». Il a acceptĂ©. J’avais donc une tĂȘte de suspect ?

 

AprĂšs avoir payĂ©, je lui ai montrĂ© l’intĂ©rieur de mon petit sac Ă  dos. Il a jetĂ© un coup d’Ɠil. Ça lui a suffi.

 

De retour chez moi, j’ai bien dormi. Plus que ce que j’avais prĂ©vu. Ma compagne est rentrĂ©e avec notre fille plus tard que prĂ©vu. Je ne m’en suis pas aperçu tout de suite.

 

Le temps de reprendre une douche, j’ai dĂ» rester dix minutes en tout avec ma compagne et ma fille. Puis, je suis reparti au travail. Par le train. Comme je l’ai dĂ©jĂ  dit. Avant de partir au travail  hier soir, ma fille m’a dit : «  Je t’adore ! Â». J’ai beaucoup de chance. A son Ăąge, on pardonne encore beaucoup Ă  ses parents. Cela change Ă  partir de l’adolescence.

Ou mĂȘme avant.

 

Hier soir, en sortant de la gare St Lazare, il n’y avait plus les policiers des derniĂšres fois. Ils ont disparu depuis plusieurs nuits. Peut-ĂȘtre l’effet du manque de masques que subissent aussi les policiers.

 

En m’éloignant de la gare St Lazare, j’ai aperçu une femme qui courait. Elle est venue sur ma droite. Elle courait sur la route. Comme on dit : «  Elle avançait bien Â». Allure rĂ©guliĂšre, dĂ©contractĂ©e. Elle devait ĂȘtre sur la fin de son footing. Elle Ă©tait facile. Belle foulĂ©e. Elle m’a rapidement distancĂ©, moi qui marchais, et dont le principal effort a consistĂ© Ă  traverser la route afin de me rapprocher d’une station de mĂ©tro. Ou de l’arrĂȘt d’un bus.

 

La veille, ma collĂšgue de nuit m’avait dit avoir trouvĂ© qu’il y avait plus de monde dans les transports en commun. Pour elle, cela tenait au fait que bien des personnes travaillent au noir pour s’en sortir financiĂšrement. Et que le confinement se prolongeant, il leur faut le rompre afin de pouvoir s’y retrouver un minimum Ă©conomiquement. Moi, je crois aussi que certaines personnes trouvent le temps long, confinĂ©es chez elles. Et comme l’occupation virale que nous vivons est invisible, elle paraĂźt inexistante. On croit s’ĂȘtre habituĂ© au danger. On croit que le plus dur est passĂ©. S’ajoute Ă  cela l’effet psychologique de l’heure d’étĂ© et le fait que les jours se rallongent.

 

On pense plus facilement Ă  la mort lorsqu’il fait nuit plus vite, plus tĂŽt et plus longtemps. Et qu’il fait sombre et gris dehors. Mais lorsque les jours se rallongent de plus en plus et qu’il fait jour de plus en plus tĂŽt comme c’est dĂ©sormais le cas
..

 

Alors que mĂȘme si les tempĂ©ratures restent fraĂźches (1 degrĂ© ou deux  encore ce matin, je crois) il fait beau. Il y a du soleil et les lumiĂšres du jour sont belles. D’autant plus parce qu’il y a moins de pollution atmosphĂ©rique puisqu’il y a moins de voitures qui circulent et sans doute aussi moins d’usines en activitĂ©. Et moins d’activitĂ© Ă©conomique d’une maniĂšre gĂ©nĂ©rale.

 

 

Hier soir, une fois dans Paris, j’ai fait une partie du trajet jusqu’à mon travail en bus. L’autre partie Ă  pied. Il y avait un peu plus de monde dans le bus que la derniĂšre fois Ă  la mĂȘme heure.

 

Lorsqu’une femme est descendue du bus, deux hommes montĂ©s dans le bus en mĂȘme temps que moi, se sont ni plus ni moins installĂ©s juste devant moi. Comme au « bon vieux temps Â». Bien que l’un porte un masque (chirurgical) et l’autre, une Ă©toffe autour de son visage, Je leur ai dit :

 

« Messieurs, il n ‘y a pas un mĂštre, lĂ  ! Â».

 

L’un des deux, l’aĂźnĂ© visiblement, m’a rĂ©pondu dans un sourire :

 

« On ne va pas rester debout, quand mĂȘme
. Â».

 

Je me suis abstenu de faire du mauvais esprit et de dire :

 

« Lorsque vous serez mort, vous n’aurez plus besoin de vous asseoir Â».

 

A la place, je me suis levĂ© et je me suis reculĂ©. Mais voilĂ  qu’arrive un autre homme, « tendance Â» SDF qui vient s’asseoir presque en vis-Ă -vis avec moi. Je me lĂšve et m’éloigne encore. Cette fois, je me rapproche de l’avant du bus oĂč je m’assieds Ă  une distance de un mĂštre d’autres passagers dĂ©jĂ  assis. Dont une dame, sur ma gauche, qui porte un masque et qui tricote ou regarde son tĂ©lĂ©phone portable.

 

 

Dix minutes passent Ă  peine lorsque mon ex-voisin « tendance Â» SDF commence Ă  se plaindre et Ă  demander Ă  ce que l’on appelle les pompiers !  Le chauffeur de bus l’interpelle, alors : «  Qu’est-ce qui se passe, monsieur ?! Â» tout en continuant de rouler. Et les deux hommes «  On ne va pas rester debout, quand mĂȘme Â», qui sont dĂ©sormais les plus proches de l’homme qui se plaint attendant manifestement que ça se passe. Aucun des deux ne rĂ©agit particuliĂšrement.

 

 

Trente secondes plus tard, je suis dehors et je marche. Je laisse le bus repartir. Je tombe sur ce coucher de soleil que je prends en photo avec la Tour Eiffel en arriĂšre plan.

 

 

AprĂšs une bonne demi-heure de marche, je me rapproche de mon service quand je tombe sur une jeune hospitalisĂ©e, dehors. Elle est en pleurs et en compagnie d’un homme qui m’explique qu’il allait appeler ses parents.

La jeune me rĂ©pond qu’elle vient de fuguer du service. Elle me suit sans difficultĂ©. L’homme, rassurĂ© de savoir que je connais cette jeune, nous salue.

 

 

Tout en marchant vers le service, la jeune me rĂ©pond qu’elle voulait revoir ses parents. Que ceux-ci lui manquent. Elle me montre par oĂč elle a fuguĂ©. Sa fugue me rappelle une autre fugue il y a plus de quinze ans dans un autre service oĂč j’avais travaillĂ©.

Ce jour-lĂ , aprĂšs ĂȘtre allĂ© au cinĂ©ma, j’avais optĂ© pour aller faire un tour au magasin Virgin Ă  la DĂ©fense. Magasin depuis remplacĂ© par un Mark & Spencer si je ne me trompe.

 

Alors que j’allais entrer dans le Virgin, j’étais tombĂ© sur une jeune du service. Puis, une seconde. Puis, une troisiĂšme. Puis, celle qui Ă©tait peut-ĂȘtre l’instigatrice de la fugue.

Le temps de comprendre, une des quatre jeunes m’avait dĂ©posĂ© dans la main la « sĂ©curitĂ© Â» de la fenĂȘtre par laquelle elles avaient fuguĂ©. Le service Ă©tait situĂ© en rez de jardin.

Ensuite, cela s’était passĂ© trĂšs vite. « L’instigatrice Â» de la fugue (une fugueuse multirĂ©cidiviste. Dont une des fugues solitaires s’était mal terminĂ©e pour elle en ce sens que, recueillie par un homme, elle s’était faite violer par lui) avait donnĂ© le signal et les quatre jeunes s’étaient mises Ă  courir dans la DĂ©fense, me laissant sur place. J’avais prĂ©venu mes collĂšgues d’alors qui se demandaient oĂč ces jeunes avaient bien pu passer. Elles avaient tout « simplement Â» pris le RER en fraudant et s’étaient rendues Ă  la DĂ©fense. Elles Ă©taient finalement revenues d’elles-mĂȘmes, saines et sauves, dans le service un peu plus tard. Sauf, peut-ĂȘtre, l’instigatrice de la fugue. J’ai un peu oubliĂ©.

 

 

Hier soir, la fugue de cette jeune a Ă©tĂ© plus brĂšve. Cinq Ă  dix minutes. Mais j’aurais pu ne pas la croiser.  Elle aussi a des « conduites Ă  risques Â» : tentatives de suicide, rapports sexuels (non-protĂ©gĂ©s ?) avec des hommes
.

 

Plus tard hier soir, au moment d’aller dans sa chambre, elle me remerciera en quelque sorte. Et m’expliquera que ma prĂ©sence l’avait rassurĂ©e. Car l’homme avec lequel je l’avais trouvĂ©e, lui faisait « peur Â» car elle ne le connaissait pas. Comme m’a dit ma collĂšgue de nuit : peut-ĂȘtre que cette jeune s’est fait peur.

 

Ma collĂšgue de nuit hier soir a d’abord Ă©tĂ© une collĂšgue de jour terminant sa journĂ©e Ă  21H.

Mais Ă  21h15, aucune de mes collĂšgues de nuit n’était prĂ©sente. J’ai donc un peu mieux regardĂ© le planning. Erreur de planning : une collĂšgue encore en arrĂȘt de travail avait Ă©tĂ© marquĂ©e comme prĂ©sente hier soir avec moi.

Ma collĂšgue de nuit mobilisable me rĂ©pond qu’il n’y a dĂ©jĂ  plus de train pour venir.

 

Je pourrais joindre le cadre d’astreinte comme on dit. Mais celle-ci ou celui-ci est un cadre qui ne connaĂźt pas le service et qui s’occupe de l’hĂŽpital d’une maniĂšre gĂ©nĂ©rale. De tous les services. Je ne sais pas sur quel genre de cadre je vais tomber. Une ou un administratif ? Un cadre ou une cadre  qui va tenter de « m’envoyer Â» un ou une collĂšgue d’ailleurs qui ne connaĂźt rien au service ? Un cadre ou une cadre qui va m’apporter plus de contraintes que d’aide ? Un cadre ou une cadre incapable de penser par lui-mĂȘme ou par elle-mĂȘme et va qui appliquer des protocoles et me les imposer ?

 

J’opte pour essayer de joindre nos cadres. Notre faisant fonction de cadre ne rĂ©pond pas tout de suite lorsque je l’appelle. Alors, je me souviens que nous pouvons joindre notre cadre de pĂŽle ( ex-cadre sup) Ă  toute heure en cette pĂ©riode d’épidĂ©mie. Nous avons encore cette chance de pouvoir joindre notre cadre de pĂŽle Ă  toute heure du jour et de la nuit sur son tĂ©lĂ©phone portable. Elle nous en a informĂ©s. Je la joins rapidement. Elle me donne rapidement son aval pour que ma collĂšgue de jour fasse cette nuit en heures sup avec moi. En deux minutes, c’est rĂ©glĂ©, contre beaucoup plus de temps si j’étais tombĂ© sur une cadre ou un cadre d’astreinte « collĂ© Â» au protocole.

 

 

La nuit se passe bien.

 

 

 

Cette nuit, vers 5h15, une jeune vient nous trouver. Elle a une boule dans le ventre. Une angoisse. L’un de nous reste un peu avec elle, l’écoute. Discute avec elle. Lui  donne un traitement prescrit pour ce genre de situation. Cela s’apaise vers 6h05.

 

 

Dans la journĂ©e d’hier, la jeune qui nous avait sollicitĂ© toutes les 30 secondes la nuit prĂ©cĂ©dente avait Ă©tĂ© transfĂ©rĂ©e dans un service de psychiatrie adulte. Sans doute dans une chambre d’isolement ou chambre de contention. En tout cas, dans un service plus fermĂ© que le nĂŽtre.

 

 

Ce matin,  j’ai eu l’idĂ©e de retourner dans cette pharmacie oĂč, fin fĂ©vrier, j’avais achetĂ© trois masques FFP2 comme je l’ai Ă©crit Ă  la fin de mon article Coronavirus.

 

Un peu sur la dĂ©fensive, une pharmacienne m’a rĂ©pondu qu’ils n’avaient plus de masques. J’ai demandĂ© :

 

« Donc, il n’y en n’aura plus ?! Â». Elle m’a rĂ©pondu un peu sur le mĂȘme ton, toujours sur la dĂ©fensive:

 

« Ă§a ne veut pas dire qu’il n’y en n’aura plus ! Mais on ne sait pas quand il y en aura ! Â».

 

On sentait la femme qui avait Ă©tĂ© dĂ» ĂȘtre agressĂ©e verbalement plus d’une fois par des clients angoissĂ©s et Ă©nervĂ©s. Mais on sentait aussi la personne apeurĂ©e par l’épidĂ©mie. Depuis mon passage dans cette pharmacie un mois plus tĂŽt ( le 24 fĂ©vrier), chaque caisse de cette pharmacie avait Ă©tĂ© protĂ©gĂ©e de maniĂšre Ă©viter les contacts et
.tous les personnels que j’ai croisĂ©s dans cette pharmacie, de la femme de mĂ©nage, en passant par les vigiles, ce matin, portaient un masque
.FFP2. Soit, actuellement, la « Rolls Â» des masques prĂ©ventifs en cette pĂ©riode d’épidĂ©mie.

 

Je me suis abstenu de dire Ă  cette professionnelle que je « savais Â» que la France est en pĂ©nurie de masques. Que la Chine est aujourd’hui capable de produire 110 millions de masques par jour contre 1 million pour la France actuellement. Que je l’avais lu dans le journal Les Ă©chos que je cite, Ă  nouveau, du jeudi 26 mars dernier. ( article de FrĂ©dĂ©ric Schaeffer, page 8 Comment la Chine est parvenue Ă  produire 110 millions de masques par jour). ( Le sacrifice )

 

Je me suis abstenu de lui dire qu’en tant qu’infirmier dans un hĂŽpital, j’étais un peu au courant de la pĂ©nurie de masques et de tenues prĂ©ventives. Cette professionnelle et  personne subissait les Ă©vĂ©nements comme tout le monde. MĂȘme si on pouvait supposer qu’elle, comme ses collĂšgues, « bĂ©nĂ©ficiaient Â» sans doute d’un stock de masques FPP2. On pouvait se dire qu’elle comme ses collĂšgues assuraient avant tout leurs arriĂšres et que c’était chacun pour soi et le business comme d’habitude puisque la pharmacie restait ouverte et que j’imagine que son chiffre d’affaires devait ĂȘtre particuliĂšrement attractif depuis l’épidĂ©mie, contrairement au chiffre d’affaires des kiosques Ă  journaux. Et des hĂŽpitaux publics.

 

A la place, j’ai prĂ©fĂ©rĂ© voir une certaine forme d’ironie dans ce genre de situation. Ainsi qu’un caractĂšre comique dans ce revirement caricatural et extrĂȘme d’attitude :

 

Un mois plus tĂŽt, le 24 fĂ©vrier, un des collĂšgues de cette pharmacienne me disait tranquillement qu’il espĂ©rait que « Ă§a allait bientĂŽt se calmer Â», toute cette inquiĂ©tude autour de l’épidĂ©mie du coronavirus. Tout en me vendant trois ou quatre masques Ă  3,99 euros l’unitĂ©, soit un tarif dĂ©ja exorbitant. Un mois plus tard, cette pharmacie, entreprise privĂ©e dont le chiffre d’affaires doit ĂȘtre plutĂŽt bon, ne vend plus ces masques FPP2 mais tous les personnels de cette pharmacie en portent. Pendant ce temps-lĂ , dans mon service, dans un hĂŽpital public, plusieurs de mes collĂšgues sont rĂ©guliĂšrement en colĂšre devant cette pĂ©nurie de matĂ©riel de protection, dont, nous, «  les hĂ©ros de la nation Â», nous manquons.

 

Pendant qu’on est encore un peu du cĂŽtĂ© des « hĂ©ros de la nation Â», nous, les soignants.

 

Afin de tĂ©moigner du quotidien en tant «  qu’agent hospitalier Â» en pĂ©riode d’épidĂ©mie du coronavirus, j’avais pensĂ© Ă  une amie et collĂšgue de ma compagne. J’en parle dans un de mes derniers articles.

 

On se souvient que cette personne que je considĂ©rais comme lĂ©gitime voire plus lĂ©gitime que moi pour tĂ©moigner avait finalement dĂ©clinĂ© au motif qu’elle s’estimait
. Â« illĂ©gitime Â» pour tĂ©moigner.

Depuis, cette personne a contractĂ© le Covid. Et, je ne l’ai pas relancĂ©e pour tĂ©moigner.

 

Il semblerait qu’aprĂšs s’ĂȘtre portĂ©e volontaire pour aller s’occuper de patients atteints du virus, en psychiatrie adulte, qu’elle l’ait attrapĂ©e. Si c’est vraiment comme ça qu’elle l’a attrapĂ©e, il lui a donc « suffi Â» Â» de quelques heures d’exposition en utilisant des masques chirurgicaux au lieu de masques FFP2 (puisqu’il n’y avait pas de masques FFP2 Ă  disposition). Je ne me moque pas d’elle. Mais il y a quand mĂȘme un aspect ironique dans la situation : se sentir illĂ©gitime pour tĂ©moigner, et, Ă  peine une semaine plus tard, attraper le virus. C’est quand mĂȘme au moins ironique. Voire comique. Fort heureusement, elle se remet chez elle du virus.

 

Il y a quelques jours, j’ai essayĂ© de « draguer Â» une  de  mes collĂšgues de jour afin qu’elle tĂ©moigne. AprĂšs que celle-ci vienne de me raconter qu’en passant par la station Stalingrad, le matin, assez tĂŽt, pour venir au travail, qu’elle avait peur. Car elle croisait une population de toxicomanes. Et que cette population restait imprĂ©visible. Or, Ă  l’heure oĂč elle passait Ă  Stalingrad, du fait du confinement, il y avait trĂšs peu d’autres personnes dans les mĂ©tros.

Ma compagne, aussi, m’avait dĂ©jĂ  racontĂ© l’équivalent de ce genre « d’anecdote Â». En prenant le RER E, quasi-dĂ©sert, en se rendant au travail.

Mais ma collĂšgue « Stalingrad Â», lorsque je lui ai demandĂ© :

« Voudrais-tu tĂ©moigner de ton quotidien durant l’épidĂ©mie ? Â» m’a alors rĂ©pondu qu’elle ne comprenait pas ce que je lui demandais. Elle, qui venait de me dire que la prochaine fois qu’elle rencontrerait des policiers dans la rue, qu’elle leur dirait qu’il faudrait faire en sorte d’assurer la sĂ©curitĂ© de certains endroits comme Stalingrad. Mais quand je lui ai proposĂ© l’idĂ©e de tĂ©moigner, sous couvert d’anonymat, c’était comme si je lui avais parlĂ© dans un mĂ©talangage.

 

Quelques nuits plus tĂŽt, Ă  une autre collĂšgue, j’avais aussi fait la mĂȘme proposition. Elle avait dĂ©clinĂ©, m’expliquant qu’elle avait trop de prĂ©occupations personnelles en ce moment. Ce que je sais. Mais, aussi, sa mĂ©fiance. A quoi ce tĂ©moignage allait-il servir ? Pourquoi ? Pour qui ? Et, j’avais retrouvĂ© certains des rouages de pensĂ©e et d’inquiĂ©tude que j’avais dĂ©jĂ  connus il y a plusieurs annĂ©es dĂšs qu’il s’agit de demander Ă  un infirmier de s’exprimer oralement ou par Ă©crit. Publiquement.  Et de laisser une trace.

Laisser une trace de son expression personnelle, pour un infirmier, c’est comme laisser une empreinte sur une scĂšne de crime.  On souffre peut-ĂȘtre particuliĂšrement d’une forme de nĂ©vrose de l’antiseptie, mais, cette fois, mentale : Tout doit rester propre et immaculĂ© aprĂšs notre passage. On ne doit pas pouvoir soupçonner ou suspecter que l’on a pu exister ou penser en dehors du groupe. Ou de la norme supposĂ©e du groupe dont on fait partie dans le corps mĂ©dical et paramĂ©dical.

 

On peut aussi, par pudeur,  ĂȘtre un soignant travaillant dans le public et, pourtant, concevoir notre expression et ce que l’on pense comme relevant uniquement du domaine privĂ©.

 

 

Donc, je ne sais pas si je fais vraiment « bien Â» d’écrire ce que j’écris et comment je l’écris dans ce tĂ©moignage en pĂ©riode d’épidĂ©mie, d’insomnie, coronavirus Covid-19. Mais je sais que d’autres ne se priveront pas et ne se privent pas de s’exprimer qu’ils soient du milieu de la santĂ© ou Ă©trangers Ă  ce milieu.

 

 

La polĂ©mique autour du professeur Raoult ? D’éventuels traitements qui seraient ou pourraient ĂȘtre efficaces ? Je ne m’en occupe pas. Je suis concentrĂ© sur ma vie de tous les jours. Les gestes barriĂšres. Sur mes relations avec mes collĂšgues et les patients. Mais aussi appeler certaines personnes. Ou rĂ©pondre aux messages lorsque l’on m’en envoie. Sur ma vie avec ma compagne et ma fille. Sur, par exemple, le fait que j’avais prĂ©vu de passer moins de temps sur cet article. Beaucoup moins de temps. Et, voilĂ , je n’ai pas encore dĂ©jeunĂ©. Je ne me suis pas encore reposĂ© et je suis encore en train d’écrire. Heureusement, je ne travaille pas cette nuit ni demain soir. Ce sont mes repos hebdomadaires. Demain et aprĂšs-demain, je resterai avec ma fille Ă  la maison. J’espĂšre Ă©videmment faire mieux qu’avant hier soir.

 

Ces derniers temps, ma compagne et moi avons commencĂ© Ă  regarder une sĂ©rie qui s’appelle Warrior, produite, je crois par la fille de Bruce Lee, Shannon Lee d’aprĂšs « The Writings of Bruce Lee Â» peut-on lire sur la jaquette du dvd. Un des dvds empruntĂ©s Ă  la mĂ©diathĂšque de ma ville lorsque celle-ci Ă©tait encore ouverte. Avec Sanjuro  de Kurosowa, Guy Jamet de et avec Alex Lutz.

 

La sĂ©rie Warrior est moyenne. Elle rĂ©plique beaucoup ce que l’on a pu voir ailleurs. Le « hĂ©ros Â» est un peu trop prĂ©tentieux. Il y a beaucoup de tics en ce qui concerne plusieurs des personnages. Mais cette sĂ©rie a un autre mĂ©rite en plus de nous faire penser Ă  autre chose que l’épidĂ©mie. Elle nous rappelle le racisme antichinois des Etats-Unis car nous sommes, je crois, au dĂ©but du 20Ăšme siĂšcle, au dĂ©but de cette sĂ©rie.

 

Cette sĂ©rie nous rappelle que les Etats-Unis sont un pays qui s’est construit sur le racisme. Sur diffĂ©rents racismes. Anti-AmĂ©rindien( Dans les trois premiers Ă©pisodes de la premiĂšre saison, on  n’en voit aucun dans Warrior, c’est dire !)  Antichinois, anti-Irlandais, anti-noir etc
.

 

Ce pays a «  pris Â» le meilleur de diverses cultures, de diverses communautĂ©s tout en dĂ©limitant en permanence ces diverses cultures et ces diverses communautĂ©s. En les minant de rivalitĂ©s et de haines solides. Et le pays, les Etat-Unis, s’est construit sur ça.

 

Alors, aujourd’hui, on parle beaucoup de l’épidĂ©mie, de la menace Ă©conomique chinoise. On parle moins, pour l’instant, du terrorisme ou d’une catastrophe nuclĂ©aire.

Tout cela constitue, avec d’autres Ă©videmment, des expĂ©riences bien concrĂštes qui peuvent nous menacer ou nous inquiĂ©ter. Mais lorsque l’on regarde d’un peu plus prĂšs l’histoire intestine des Etats-Unis, on peut se dire que Chine ou pas, Ă©pidĂ©mie de Coronavirus ou pas, les Etats-Unis possĂšdent dĂ©jĂ  en eux, depuis le dĂ©but, tout ce qu’il faut pour s’autodĂ©truire un jour ou l’autre.

 

Donc, peut-ĂȘtre que, plutĂŽt que de s’obsĂ©der uniquement sur l’épidĂ©mie du coronavirus et de tout ce dont elle nous prive ou peut nous priver, faut-il, aussi, prendre le temps de l’introspection. Et essayer de construire. Et essayer de voir ce qui, en nous, peut nous permettre d’esquiver notre tendance- assez automatique- Ă  l’autodestruction. Et au dĂ©ni.

 

Franck Unimon, ce mercredi 1er avril 2020.

 

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