
Eloge des parents
J’admets très facilement que d’autres parents puissent être «meilleurs » que moi avec leurs enfants.
Après ma journĂ©e de travail terminĂ©e hier soir Ă minuit, je suis redevenu un père ce matin. J’ai fait comme j’ai pu.
Lorsque ce matin, ma fille m’a vu debout, elle s’est engagée vers moi, souriante, en me disant :
« Justement, je voulais te faire un bisou » ou « Je voulais te prendre dans mes bras ».
Ma fille est venue me faire un câlin en se plaquant contre moi. Lorsque ce genre de moment arrive, beaucoup de parents, comme moi, sont plutôt contents ou satisfaits. Ils se disent que tout ce qu’ils ont fait et font depuis la naissance de leurs enfants a porté ou porte.
Ils se disent qu’ils sont des « bons » parents et que tout va bien. Ils peuvent aussi se dire qu’être parent, cela vaut vraiment le coup. Malgré le travail et tous les engagements que cela peut impliquer.
Combien de joies véritables vivons-nous dans une existence ? Combien de joies, en prime abord, superbes, s’avèrent-elles ensuite factices, dérisoires, décevantes, délétères ou funèbres ?
L’attachement d’un enfant, c’est difficilement contestable. C’est toujours ou souvent « juste », massif, sans calcul, spontané, immédiat et en même temps très surprenant.
Mais également passager.
Car nous ne sommes pas toujours disponibles. Nous ne sommes pas toujours bien inspirés et bien disposés en tant que parents.
En tant que parents et individus officiellement « responsables », «mûrs » et « conscients », nous avons un certain nombre d’injonctions et d’impasses dans la tête dont, en principe, l’enfant est encore délivré ou désintéressé. Des injonctions et des impasses qu’en tant que parents nous devons leur « inculquer » mais à des dosages et des fréquences supportables. Des injonctions et des impasses dont nous devons aussi, en tant que parents, savoir les préserver.
Les préserver.
On cesse d’utiliser un préservatif et tout moyen contraceptif pour faire des enfants et, une fois, qu’ils sont semés, prélevés du néant, nés, présents et exposés, il nous faut aussi, en tant que parents, savoir les préserver.
Savoir les prévenir.
Ce matin, j’ai tout fait pour être aussi réceptif que possible lorsque ma fille me faisait part de sa bonne humeur et de ses très bonnes dispositions à mon égard. Nous étions le premier jour du week-end, le samedi. La période de la semaine où elle n’a pas école et où, même si elle a ses devoirs scolaires à faire, elle va pouvoir aussi se relâcher et passer du temps avec ses parents. Puisque ce week-end, je ne travaille pas.
Je l’ai donc regardée et écoutée. J’ai aussi dû faire quelques rappels de rangement. Les deux paquets de mouchoirs en papier et les deux feuilles que j’avais aperçus près de son sac d’école ne devaient pas rester par terre dans le salon.
Mais tout s’est bien passé. Ma fille est partie détendue à son cours de piscine avec sa mère et , moi, « l’allumette près du feu », je ne me suis pas fâché.
j’ai commencé à prendre mon petit déjeuner en essayant d’évaluer le temps à ma portée afin de prendre le temps d’écrire ou, peut-être, d’aller sur le marché à côté de chez nous.
Je n’ai pas parlé à ma fille ni à ma compagne de ma journée de travail de la veille. Je leur parle assez peu de mon travail. J’opte généralement pour bien distinguer les deux univers. Le professionnel et le personnel. Le mental et l’émotionnel.
MĂŞme si les deux atmosphères m’imprègnent bien sĂ»r, je les disjoins ou fais de mon mieux afin de les sĂ©parer lorsque je me trouve dans l’une ou l’autre. Il s’agit de savoir se mĂ©nager des issues.
Mais ce matin encore, je repensais à ce jeune de presque 15 ans, qui, hier soir, sortait de son entraînement de football et qui s’est fait planter à l’épaule pour se faire voler son téléphone portable. Rupture de l’aorte. Trois arrêts cardiaques.
J’ai entendu la « nouvelle » hier soir, alors que j’étais au travail. C’est arrivé entre 20 heures et 21 heures.
Malgré la mystérieuse embolie pulmonaire ( Le mystère du Covid : Covid et embolie pulmonaire ) que j’ai faite fin 2023, Les arrêts cardiaques ne sont pas mon domaine. Mais je travaille dans une sorte d’Open Space où l’on assiste et entend presque en temps réel les situations annoncées et les moyens déployés pour y faire face. Et puis, avant d’opter pour la psychiatrie à partir de 1992, j’avais d’abord été un infirmier formé pour les soins somatiques.
Le jeune s’est fait agresser non « loin » du lieu de travail de ses parents qui ont une situation sociale plutôt élevée. Dans un bon voire un très bon arrondissement de Paris.
Vers 23h30, hier soir, je suis allé voir le collègue médecin chef urgentiste le plus expérimenté pour lui demander des « nouvelles». Celui-ci m’a confirmé que le pronostic vital était mauvais voire très mauvais.
Presque 15 ans, planté à coups de couteau pour un téléphone portable.
Les deux agresseurs auraient été arrêtés. J’imagine deux garçons à peine plus âgés que la victime. Je dirais : pas plus de 20 ans et ayant déjà agressé d’autres personnes ou ayant déjà un casier judiciaire.
Je me suis dit qu’il fallait vraiment vivre au jour le jour, et encore, pour espérer s’en sortir dans la vie en volant des téléphones portables jusqu’à être prêt à tuer, pardon, à agresser à coups de couteau, pour cela. On est vraiment dans le résultat immédiat par effraction, coûte que coûte. Pour un téléphone portable, on est prêt à mettre en charpie un plus jeune à coups de couteau.
La vie de la victime est bousillée. Celle des parents (qui étaient présents hier soir à l’hôpital où se trouvait leur fils) est bousillée. Celle des proches et ou de certains témoins est peut-être aussi bousillée. Pour un téléphone portable qui restera désormais sans réseau, hors connexion, et à l’état de pièce à conviction.
La colère des parents et des proches les empêchera de voir que la vie des agresseurs est sans doute aussi bousillée ou qu’elle l’était déjà auparavant.
Cette nuit, j’ai un peu essayé d’imaginer quelle serait mon attitude de père devant ces deux agresseurs. Je me suis dit que j’irais peut-être visiter l’un des deux régulièrement au parloir, en prison, après la condamnation. Disons, une fois par mois. Pour le regarder, l’écouter. Pour lui infliger sans doute la vraie sentence. Pour l’humaniser ou le ré-humaniser.
Pour lui parler de ma fille. Lui montrer deux ou trois photos d’elle. Une d’elle, petite, contre moi et une récente avant sa mort après avoir reçu des coups de couteau. Pour un téléphone portable.
Dans la rue, à moins d’être dans un règlement de comptes où l’on voit l’autre comme un ennemi officiel qui accepte ou qui endosse ce statut, je crois que les agresseurs s’en prennent le plus souvent à des inconnus. Des personnes qu’ils n’ont jamais vues et qu’ils ne reverront en principe jamais puisqu’ils vivent dans des aires et des rythmes très différents voire opposés et qu’ils se croisent soit par « opportunisme » ou à des buts de prédation (ici, pour l’agression). Ce qui est bien pratique pour « oublier » ou banaliser ensuite l’événement puisque l’on ne revoit pas ou plus, « en principe », la victime. On a donc moins à se confronter à la violence de ce que l’on a fait. On peut d’autant plus se convaincre que cela fait partie du passé ou que la victime n’a pas trop souffert ou qu’elle s’en remettra puisque l’on n’a pas à assister à son agonie.
Mais je vais sans doute beaucoup trop loin. Les parents et les proches du jeune seront dans la colère et y resteront, pour certains, pendant des années, afin de ne pas déprimer.
Comment peut-on se relever de ça en tant que parents ? Alors que tout allait bien ou mieux où se déroulait comme d’habitude, en un instant, parce qu’il était dans cette rue-là plutôt que dans une autre, leur fils s’est fait poignarder en plein Paris.
Aucun parent ne peut se préparer à ça. Et on ne peut pas non plus couver son enfant en permanence. Etre parent reste donc un pari. Rien n’est définitivement assuré malgré des promesses encourageantes et tout le travail parental engagé depuis le début. Après plusieurs années, tout cela vous explose subitement en plein visage ainsi que dans tout le corps telle une cocotte- minute. Et face à vous, il y a les agresseurs ou les auteurs de l’acte (des gens que vous n’aviez jamais vus, jamais rencontrés) lorsqu’ils sont arrêtés et jugés, qui vous obligent à prendre violemment conscience de ça :
Il vous faut troquer la disparition brutale d’un être cher, éduqué et choisi (votre enfant) contre la présence imposée de ces inconnus que vous n’avez pas choisis, sur lesquels vous allez devoir en quelque sorte vous appuyer, et qu’il vous faut découvrir, écouter et regarder lors de leur procès lorsqu’il y en a un.

Franck Unimon, samedi 25 janvier 2025.