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Eloge des parents

Photo©Franck.Unimon

Eloge des parents

 

J’admets trĂšs facilement que d’autres parents puissent ĂȘtre «meilleurs » que moi avec leurs enfants. 

AprĂšs ma journĂ©e de travail terminĂ©e hier soir Ă  minuit, je suis redevenu un pĂšre ce matin. J’ai fait comme j’ai pu. 

Lorsque ce matin, ma fille m’a vu debout, elle s’est engagĂ©e vers moi, souriante, en me disant :

« Justement, je voulais te faire un bisou Â» ou «  Je voulais te prendre dans mes bras Â».

Ma fille est venue me faire un cĂąlin en se plaquant contre moi. Lorsque ce genre de moment arrive, beaucoup de parents, comme moi, sont plutĂŽt contents ou satisfaits. Ils se disent que tout ce qu’ils ont fait et font depuis la naissance de leurs enfants a portĂ© ou porte.

Ils se disent qu’ils sont des « bons Â» parents et que tout va bien. Ils peuvent aussi se dire qu’ĂȘtre parent, cela vaut vraiment le coup. MalgrĂ© le travail et tous les engagements que cela peut impliquer.

Combien de joies vĂ©ritables vivons-nous dans une existence ? Combien de joies, en prime abord, superbes, s’avĂšrent-elles ensuite factices, dĂ©risoires, dĂ©cevantes, dĂ©lĂ©tĂšres ou funĂšbres ?

L’attachement d’un enfant, c’est difficilement contestable. C’est toujours ou souvent « juste Â», massif, sans calcul, spontanĂ©, immĂ©diat et en mĂȘme temps trĂšs surprenant.

Mais Ă©galement passager.

Car nous ne sommes pas toujours disponibles. Nous ne sommes pas toujours bien inspirés et bien disposés en tant que parents.

En tant que parents et individus officiellement « responsables », «mĂ»rs » et « conscients », nous avons un certain nombre d’injonctions et d’impasses dans la tĂȘte dont, en principe, l’enfant est encore dĂ©livrĂ© ou dĂ©sintĂ©ressĂ©. Des injonctions et des impasses qu’en tant que parents nous devons leur « inculquer » mais Ă  des dosages et des frĂ©quences supportables. Des injonctions et des impasses dont nous devons aussi, en tant que parents, savoir les prĂ©server.

 

Les préserver.

 

On cesse d’utiliser un prĂ©servatif et tout moyen contraceptif pour faire des enfants et, une fois, qu’ils sont semĂ©s, prĂ©levĂ©s du nĂ©ant, nĂ©s, prĂ©sents et exposĂ©s, il nous faut aussi, en tant que parents, savoir les prĂ©server.

 

Savoir les prévenir.

 

Ce matin, j’ai tout fait pour ĂȘtre aussi rĂ©ceptif que possible lorsque ma fille me faisait part de sa bonne humeur et de ses trĂšs bonnes dispositions Ă  mon Ă©gard. Nous Ă©tions le premier jour du week-end, le samedi. La pĂ©riode de la semaine oĂč elle n’a pas Ă©cole et oĂč, mĂȘme si elle a ses devoirs scolaires Ă  faire, elle va pouvoir aussi se relĂącher et passer du temps avec ses parents. Puisque ce week-end, je ne travaille pas.

 

Je l’ai donc regardĂ©e et Ă©coutĂ©e. J’ai aussi dĂ» faire quelques rappels de rangement. Les deux paquets de mouchoirs en papier et les deux feuilles que j’avais aperçus prĂšs de son sac d’école ne devaient pas rester par terre dans le salon.

 

Mais tout s’est bien passĂ©. Ma fille est partie dĂ©tendue Ă  son cours de piscine avec sa mĂšre et , moi, «  l’allumette prĂšs du feu Â», je ne me suis pas fĂąchĂ©.

j’ai commencĂ© Ă  prendre mon petit dĂ©jeuner en essayant d’évaluer le temps Ă  ma portĂ©e afin de prendre le temps d’écrire ou, peut-ĂȘtre, d’aller sur le marchĂ© Ă  cĂŽtĂ© de chez nous.

 

Je n’ai pas parlĂ© Ă  ma fille ni Ă  ma compagne de ma journĂ©e de travail de la veille. Je leur parle assez peu de mon travail. J’opte gĂ©nĂ©ralement pour bien distinguer les deux univers. Le professionnel et le personnel. Le mental et l’émotionnel.

 

MĂȘme si les deux atmosphĂšres m’imprĂšgnent bien sĂ»r, je les disjoins ou fais de mon mieux afin de les sĂ©parer lorsque je me trouve dans l’une ou l’autre. Il s’agit de savoir se mĂ©nager des issues.

 

Mais ce matin encore, je repensais Ă  ce jeune de presque 15 ans, qui, hier soir, sortait de son entraĂźnement de football et qui s’est fait planter Ă  l’épaule pour se faire voler son tĂ©lĂ©phone portable. Rupture de l’aorte. Trois arrĂȘts cardiaques.

J’ai entendu la « nouvelle Â» hier soir, alors que j’étais au travail. C’est arrivĂ© entre 20 heures et 21 heures.

 

MalgrĂ© la mystĂ©rieuse embolie pulmonaire ( Le mystĂšre du Covid : Covid et embolie pulmonaire ) que j’ai faite fin 2023, Les arrĂȘts cardiaques ne sont pas mon domaine. Mais je travaille dans une sorte d’Open Space oĂč l’on assiste et entend presque en temps rĂ©el les situations annoncĂ©es et les moyens dĂ©ployĂ©s pour y faire face. Et puis, avant d’opter pour la psychiatrie Ă  partir de 1992, j’avais d’abord Ă©tĂ© un infirmier formĂ© pour les soins somatiques.

 

Le jeune s’est fait agresser non « loin Â» du lieu de travail de ses parents qui ont une situation sociale plutĂŽt Ă©levĂ©e. Dans un bon voire un trĂšs bon arrondissement de Paris.

 

Vers 23h30, hier soir, je suis allĂ© voir le collĂšgue mĂ©decin chef urgentiste le plus expĂ©rimentĂ© pour lui demander des « nouvelles». Celui-ci m’a confirmĂ© que le pronostic vital Ă©tait mauvais voire trĂšs mauvais.

 

Presque 15 ans, planté à coups de couteau pour un téléphone portable.

 

Les deux agresseurs auraient Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©s. J’imagine deux garçons Ă  peine plus ĂągĂ©s que la victime. Je dirais : pas plus de 20 ans et ayant dĂ©jĂ  agressĂ© d’autres personnes ou ayant dĂ©jĂ  un casier judiciaire.

 

Je me suis dit qu’il fallait vraiment vivre au jour le jour, et encore, pour espĂ©rer s’en sortir dans la vie en volant des tĂ©lĂ©phones portables jusqu’à ĂȘtre prĂȘt Ă  tuer, pardon, Ă  agresser Ă  coups de couteau, pour cela. On est vraiment dans le rĂ©sultat immĂ©diat par effraction, coĂ»te que coĂ»te. Pour un tĂ©lĂ©phone portable, on est prĂȘt Ă  mettre en charpie un plus jeune Ă  coups de couteau.

 

La vie de la victime est bousillĂ©e. Celle des parents (qui Ă©taient prĂ©sents hier soir Ă  l’hĂŽpital oĂč se trouvait leur fils) est bousillĂ©e. Celle des proches et ou de certains tĂ©moins est peut-ĂȘtre aussi bousillĂ©e. Pour un tĂ©lĂ©phone portable qui restera dĂ©sormais sans rĂ©seau, hors connexion, et Ă  l’état de piĂšce Ă  conviction.

 

La colĂšre des parents et des proches les empĂȘchera de voir que la vie des agresseurs est sans doute aussi bousillĂ©e ou qu’elle l’était dĂ©jĂ  auparavant.

Cette nuit, j’ai un peu essayĂ© d’imaginer quelle serait mon attitude de pĂšre devant ces deux agresseurs. Je me suis dit que j’irais peut-ĂȘtre visiter l’un des deux rĂ©guliĂšrement au parloir, en prison, aprĂšs la condamnation. Disons, une fois par mois. Pour le regarder, l’écouter. Pour lui infliger sans doute la vraie sentence. Pour l’humaniser ou le rĂ©-humaniser.

Pour lui parler de ma fille. Lui montrer deux ou trois photos d’elle. Une d’elle, petite, contre moi et une rĂ©cente avant sa mort aprĂšs avoir reçu des coups de couteau. Pour un tĂ©lĂ©phone portable.

Dans la rue, Ă  moins d’ĂȘtre dans un rĂšglement de comptes oĂč l’on voit l’autre comme un ennemi officiel qui accepte ou qui endosse ce statut, je crois que les agresseurs s’en prennent le plus souvent Ă  des inconnus. Des personnes qu’ils n’ont jamais vues et qu’ils ne reverront en principe jamais puisqu’ils vivent dans des aires et des rythmes trĂšs diffĂ©rents voire opposĂ©s et qu’ils se croisent soit par « opportunisme » ou Ă  des buts de prĂ©dation (ici, pour l’agression). Ce qui est bien pratique pour « oublier » ou banaliser ensuite l’évĂ©nement puisque l’on ne revoit pas ou plus, « en principe », la victime. On a donc moins Ă  se confronter Ă  la violence de ce que l’on a fait. On peut d’autant plus se convaincre que cela fait partie du passĂ© ou que la victime n’a pas trop souffert ou qu’elle s’en remettra puisque l’on n’a pas Ă  assister Ă  son agonie.

 

Mais je vais sans doute beaucoup trop loin. Les parents et les proches du jeune seront dans la colÚre et y resteront, pour certains, pendant des années, afin de ne pas déprimer.

 

Comment peut-on se relever de ça en tant que parents ? Alors que tout allait bien ou mieux oĂč se dĂ©roulait comme d’habitude, en un instant, parce qu’il Ă©tait dans cette rue-lĂ  plutĂŽt que dans une autre, leur fils s’est fait poignarder en plein Paris.

 

Aucun parent ne peut se prĂ©parer Ă  ça. Et on ne peut pas non plus couver son enfant en permanence. Etre parent reste donc un pari. Rien n’est dĂ©finitivement assurĂ© malgrĂ© des promesses encourageantes et tout le travail parental engagĂ© depuis le dĂ©but.  AprĂšs plusieurs annĂ©es, tout cela vous explose subitement en plein visage ainsi que dans tout le corps telle une cocotte- minute. Et face Ă  vous, il y a les agresseurs ou les auteurs de l’acte (des gens que vous n’aviez jamais vus, jamais rencontrĂ©s) lorsqu’ils sont arrĂȘtĂ©s et jugĂ©s, qui vous obligent Ă  prendre violemment conscience de ça :

 

 Il vous faut troquer la disparition brutale d’un ĂȘtre cher, Ă©duquĂ© et choisi (votre enfant) contre la prĂ©sence imposĂ©e de ces inconnus que vous n’avez pas choisis, sur lesquels vous allez devoir en quelque sorte vous appuyer, et qu’il vous faut dĂ©couvrir, Ă©couter et regarder lors de leur procĂšs lorsqu’il y en a un.

Photo©Franck.Unimon

Franck Unimon, samedi 25 janvier 2025.

 

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