
Jâai revu quelquâunâŠ.
Il y a quelques jours, jâai revu quelquâun. Ce nâĂ©tait pas dans une Ă©glise. Je lâavais appelĂ© il y a quelques mois. Nous avions discutĂ©.
Il ne me connaissait pas.
Je lui avais donnĂ© mon nom et le prĂ©nom de ma mĂšre quâil aurait dĂ» connaĂźtre. Il ne se souvenait pas dâelle.
Alors, jâavais sorti dâautres prĂ©noms et dâautres noms du jeu de cartes de ma mĂ©moire. Parmi eux, un certain nombre de carrĂ©s dâas. Il connaissait bien ces cartes. CâĂ©tait bien lui que jâavais rencontrĂ© il y a plus de trente ans. Jâavais croisĂ© sa mĂšre, aussi. Une petite femme pleine dâautoritĂ© qui connaissait ma mĂšre et me saluait.
AprĂšs quelques minutes, il sâĂ©tait excusĂ©. Il avait du travail. Je nâavais pas insistĂ©. Mais jâavais Ă©tĂ© un peu contrariĂ© que ce simple Ă©change lui suffise.
Nous nous sommes finalement vus il y a quelques jours. Quand il sâest approchĂ©, Ă petits pas vers moi, nous nous sommes regardĂ©s. Câest plus par dĂ©duction que nous avons compris qui nous Ă©tions. Lui et moi Ă©tions dĂ©tendus. JâĂ©tais assis, lui, debout face Ă moi. Autour de nous, les personnes prĂ©sentes sont devenues transparentes et silencieuses bien quâelles aient continuĂ© Ă parler entre elles Ă voix haute.
Lorsquâil a enlevĂ© son masque anti-Covid, je ne lâai pas reconnu. Je suis pourtant assez physionomiste. Mais, Ă part les yeux et le regard peut-ĂȘtre, dans la rue, je serais passĂ© Ă cĂŽtĂ© de lui. Il avait le crĂąne rasĂ©. Avait minci. Une petite moustache taillĂ©e. Et portait la marque autour du cou de celles et ceux qui ont Ă©tĂ© gravement malades et pour lesquels une chirurgie lourde avait Ă©tĂ© nĂ©cessaire. Un cancer Ă©tait passĂ© par lĂ . Jâavais aussi appris quâil avait Ă©tĂ© de celles et ceux qui avaient attrapĂ© le Covid cette annĂ©e, en mars-avril. Il avait Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© plusieurs semaines puis avait repris.
De lui, jâavais le souvenir dâun homme trĂšs assurĂ©, trĂšs bon professionnel. Qui savait ce quâil faisait. CâĂ©tait ce qui Ă©manait de lui. MĂȘme si nous nâavions pas vraiment passĂ© de temps ensemble, il avait Ă©tĂ© un peu un modĂšle pour cela.
Un jour, il y a plus de trente ans, sâadressant Ă quelquâun que je devais connaĂźtre il avait dit, trĂšs content :
« Tu veux voir ma caisse ?! ». A cette Ă©poque, tout juste adulte, je nâavais pas le permis. JâĂ©tais Ă cet Ăąge oĂč, avec les premiers salaires, la voiture, les copains et les copines, on sort la nuit et on « profite » de la vie. Jâavais tout Ă apprendre pratiquement.
Nous avons repris nos marques en reparlant du passĂ©. Nous avons Ă©changĂ© Ă nouveau des noms et des prĂ©noms inconnus Ă notre entourage immĂ©diat. Alors que parmi ces collĂšgues immĂ©diats se trouvaient vraisemblablement des personnes qui le connaissaient intimement depuis des annĂ©es, maintenant. Et, moi, le « nouveau », celui qui faisait moins que son Ăąge, jâarrivais avec ça.
Lorsque jâai mentionnĂ© la date de notre derniĂšre rencontre, 1989, le collĂšgue avec lequel je venais de terminer une deuxiĂšme nuit de travail de suite, un « nouveau » comme moi, mais un petit peu plus ancien dans le service, sâest exclamĂ© :
« En 1989, jâavais deux ans ! ».
Ma fille a dĂ©sormais un peu plus que deux ans. Tout Ă lâheure, avec elle, jâai de nouveau regardĂ© quelques vidĂ©os de Jacob Desvarieux, lâun des fondateurs du groupe de Zouk Kassavâ, dĂ©cĂ©dĂ© il y a quelques jours.
Jâen ai parlĂ© dans un de mes articles rĂ©cents intitulĂ© : Jacob Desvarieux. Dans mon blog, on trouvera dâautres articles relatifs Ă Kassavâ dans la catĂ©gorie Moon France.
Sur Youtube, je suis tombĂ© sur cette vidĂ©o de quelques minutes lors de lâenterrement de Jacob Desvarieux. Quatre hommes en costume portent son cercueil et se mettent Ă zouker sur un de ses titres : KavaliĂ© O Dam. ( Pour ĂȘtre plus exact : ces quatre hommes dansent le quadrille dans sa version crĂ©ole)
Ma fille Ă©tait assise sur mes genoux alors que nous regardions ça. Jâai trouvĂ© ça beau ! ça m’a…touchĂ©. Et encore plus parce-que je pouvais regarder ça avec ma fille. Elle mâa demandĂ© oĂč Ă©tait Jacob Desvarieux, ou, pourquoi il Ă©tait dans le cercueil. Je lui ai alors rĂ©pondu :
« Parce quâil est mort ».
En regardant cette vidĂ©o, j’aurais aussi bien aimĂ© ĂȘtre le dĂ©funt qu’ĂȘtre Ă la place d’un de ces quatre hommes qui portent le cercueil.
Sur une autre vidĂ©o, un homme interrogĂ© a dit ce que la mort de Desvarieux lui faisait. On aurait dit un pĂȘcheur dâune soixantaine dâannĂ©es. Il sâest exprimĂ© en CrĂ©ole. Jâai pris lâinitiative de traduire ses propos Ă ma fille⊠jusquâĂ ce quâelle me fasse comprendre que cela lâagaçait. Je lui ai alors demandĂ© en souriant :
« Ah, bon ! Ou KonÚt Palé Kréyol ?! » (« Ah, bon, tu sais parler Créole ?! »).
Je fais attention Ă lâusage du CrĂ©ole avec ma fille. Afin quâil ne soit pas un geste de colĂšre. Je le parle mal mais je sais ce quâune langue peut crĂ©er en soi de sensible. Et je le rĂ©serve Ă des moments agrĂ©ables avec elle. Lecture de contes. Quelques formulations.
Le dĂ©cĂšs de Jacob Desvarieux a Ă©tĂ© une bonne occasion, de plus, de filer la langue crĂ©ole sur le comptoir de ces instants vĂ©cus avec ma fille. Si je le pouvais, je parlerais aussi le CrĂ©ole rĂ©unionnais et haĂŻtien en plus dâautres langues. Dont LâArabe et le Japonais.
Jâai Ă©tĂ© Ă©tonnĂ©, en Ă©voquant devant mon collĂšgue masquĂ© certains prĂ©noms et noms dâanciens collĂšgues avec lesquels il avait travaillĂ© directement, quâil martĂšle plusieurs fois, ce verdict :
« Il est mort ! ».
Au point que jâai fini par lui dire, presque Ă©tonnĂ© :
« Mais, on finit par mourir un jour, de toutes façons ?! ».
Il mâa regardĂ© en silence, comme sâil disposait dâun plan secret pour Ă©viter ça. Mais quâil le gardait pour lui. Ou quâil Ă©tait encore trop tĂŽt pour en parler. Jâai alors compris la raison pour laquelle il reculait la date de son dĂ©part Ă la retraite prĂ©vu initialement pour cette annĂ©e.
Je ne suis pas fort. Mais je trouve que lâon fait aussi toute une histoire avec la mort. Câest ce que je me suis dit en regardant ces quelques vidĂ©os sur Jacob Desvarieux. Jâavais oubliĂ© de parler de ses solos de guitares qui, lors des concerts de Kassavâ, Ă©taient un passage obligĂ©. Et, personne ne sâen plaignait.
Afin de coller Ă notre Ă©poque, jâai aussi pris le temps de regarder avec ma fille quelques vidĂ©os de Billie Eilish. Ce sera peut-ĂȘtre son futur dâadolescente. Billie Eilish doit aujourdâhui avoir Ă peu prĂšs lâĂąge que jâavais lorsque jâavais rencontrĂ© mon aĂźnĂ© Ă la Maison de Nanterre, vers le milieu ou Ă la fin de mes annĂ©es dâĂ©tudes dâinfirmier. C’Ă©tait aussi la pĂ©riode oĂč Kassav’ et le Zouk, d’une maniĂšre gĂ©nĂ©rale, dĂ©bordaient aux Antilles.
Jâai Ă©tĂ© un peu gĂȘnĂ© par quelques postures et images de la demoiselle Elish. Pour ma fille qui est encore en dessous de l’Ăąge de l’adolescence.
Jâai compris assez facilement ce qui peut expliquer le succĂšs de la jeune femme (Billie Eilish) :
La maitrise de lâimage et du son. Certaines provocations et mimiques Ă connotation sexuelle ou sensuelle ou comment titiller les tĂ©tons et les limites. Le style vestimentaire. La voix Ă©raillĂ©e et supportĂ©e par la technique. LâĂ©nergie spĂ©cifique Ă cet « Ăąge » de la vie. Les thĂšmes interprĂ©tĂ©s comme artiste et personne plutĂŽt que comme une victime claustrĂ©e. Le fait aussi qu’elle chante en Anglais. Dans l’article consacrĂ© Ă Desvarieux et Kassav’, j’ai appris tout Ă l’heure que des pressions avaient Ă©tĂ© exercĂ©es sur le groupe afin qu’il chante…en Français. Comme La Compagnie CrĂ©ole. Cette volontĂ© comme ce projet sont pour moi inconcevables. MĂȘme si je sais qu’une artiste comme l’Islandaise Björk a aussi dĂ» son succĂšs international Ă l’usage de l’Anglais ( comparativement Ă l’artiste Mari Boine); ou que Bob Marley a dĂ» transposer ses idĂ©es depuis son argot jamaĂŻcain Ă travers le garrot d’une langue anglaise plus accessible au grand public, le rythme d’une musique a aussi ses rĂšgles et ses conditions pour que ses auteurs et ses interprĂštes restent en adĂ©quation avec lui !
Eilish, « native » de la langue anglaise n’a pas eu Ă subir ce genre de chantage de l’industrie du disque.
Sur scĂšne, accompagnĂ©e de deux ou trois musiciens et de machines dĂ©vouĂ©es, Eilish se sert de sa voix et de son corps tels des processeurs qui lui obĂ©issent au doigt et Ă lâĆil.
Ensuite, Eilish est dĂ©ja arrivĂ©e Ă ce stade de la cĂ©lĂ©britĂ© oĂč celle-ci recycle lâenthousiasme du public qui, en grossissant, attire de nouvelles personnes. Comme moi qui, aprĂšs avoir aperçu un ou deux articles rĂ©cemment Ă son sujet, ai dĂ©cidĂ© de pousser la porte numĂ©rique de Youtube afin de me faire une idĂ©e. Pourquoi ? Parce-que sur le mĂȘme journal oĂč figurait un hommage Ă Desvarieux se trouvait aussi un article sur Eilish et que câĂ©tait la deuxiĂšme fois en moins de dix jours que dans un journal, je la voyais soit en couverture ou dans les colonnes dâun article.
De Billie Eilish ( existe-tâil un rapport avec Billie Holiday ?), Ă Jacob Desvarieux et Kassavâ en passant par cet aĂźnĂ© de dix ans- et collĂšgue- revu trente ans plus tard, il y a de multiples façons de se rencontrer soi-mĂȘme. Et de se voir. Je me suis senti un peu malade Ă la suite de ma rencontre avec cet aĂźnĂ©. Je me suis mĂȘme demandĂ© si, Ă son contact chargĂ©, j’avais attrapĂ© le Covid. Non pour son Ă©tat de santĂ©. Mais pour son Ă©tat dâesprit.
La mort de Jacob Desvarieux ne mâa pas mis dans cet Ă©tat dâesprit. Pour Billie Eilish, on verra selon la façon dont elle dĂ©cĂšdera. J’espĂšre bien-sĂ»r que ce sera le plus tard possible pour elle et que ce sera une assez belle mort.
Une mort Ă la Amy Winehouse me catastrophe. Jâai lâimpression dâĂȘtre le tĂ©moin privilĂ©giĂ© et impuissant dâune dĂ©tresse en direct. Et je nâaime pas ça !
Pour nous avoir aussi évité ça, à nouveau un trÚs grand merci à Jacob Desvarieux. Comme on dit en Créole, Méci On Pil !
Franck Unimon, ce vendredi 13 aout 2021