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J’ai revu quelqu’un…

CathĂ©drale d’Amiens, juillet 2021.

                                           J’ai revu quelqu’un
.

 

Il y a quelques jours, j’ai revu quelqu’un. Ce n’était pas dans une Ă©glise. Je l’avais appelĂ© il y a quelques mois. Nous avions discutĂ©.

 

Il ne me connaissait pas.

 

Je lui avais donnĂ© mon nom et le prĂ©nom de ma mĂšre qu’il aurait dĂ» connaĂźtre. Il ne se souvenait pas d’elle.

 

Alors, j’avais sorti d’autres prĂ©noms et d’autres noms du jeu de cartes de ma mĂ©moire. Parmi eux, un certain nombre de carrĂ©s d’as. Il connaissait bien ces cartes. C’était bien lui que j’avais rencontrĂ© il y a plus de trente ans. J’avais croisĂ© sa mĂšre, aussi. Une petite femme pleine d’autoritĂ© qui connaissait ma mĂšre et me saluait.

 

AprĂšs quelques minutes, il s’était excusĂ©. Il avait du travail. Je n’avais pas insistĂ©. Mais j’avais Ă©tĂ© un peu contrariĂ© que ce simple Ă©change lui suffise.

 

Nous nous sommes finalement vus il y a quelques jours. Quand il s’est approchĂ©, Ă  petits pas vers moi, nous nous sommes regardĂ©s. C’est plus par dĂ©duction que nous avons compris qui nous Ă©tions. Lui et moi Ă©tions dĂ©tendus. J’étais assis, lui, debout face Ă  moi. Autour de nous, les personnes prĂ©sentes sont devenues transparentes et silencieuses bien qu’elles aient continuĂ© Ă  parler entre elles Ă  voix haute.

 

Lorsqu’il a enlevĂ© son masque anti-Covid, je ne l’ai pas reconnu. Je suis pourtant assez physionomiste. Mais, Ă  part les yeux et le regard peut-ĂȘtre, dans la rue, je serais passĂ© Ă  cĂŽtĂ© de lui. Il avait le crĂąne rasĂ©. Avait minci. Une petite moustache taillĂ©e. Et portait la marque autour du cou de celles et ceux qui ont Ă©tĂ© gravement malades et pour lesquels une chirurgie lourde avait Ă©tĂ© nĂ©cessaire. Un cancer Ă©tait passĂ© par lĂ . J’avais aussi appris qu’il avait Ă©tĂ© de celles et ceux qui avaient attrapĂ© le Covid cette annĂ©e, en mars-avril. Il avait Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© plusieurs semaines puis avait repris.

 

De lui, j’avais le souvenir d’un homme trĂšs assurĂ©, trĂšs bon professionnel. Qui savait ce qu’il faisait. C’était ce qui Ă©manait de lui. MĂȘme si nous n’avions pas vraiment passĂ© de temps ensemble, il avait Ă©tĂ© un peu un modĂšle pour cela.

 

Un jour, il y a plus de trente ans, s’adressant Ă  quelqu’un que je devais connaĂźtre il avait dit, trĂšs content :

 

« Tu veux voir ma caisse ?! Â». A cette Ă©poque, tout juste adulte, je n’avais pas le permis. J’étais Ă  cet Ăąge oĂč, avec les premiers salaires, la voiture, les copains et les copines, on sort la nuit et on « profite Â» de la vie. J’avais tout Ă  apprendre pratiquement.

 

Nous avons repris nos marques en reparlant du passĂ©. Nous avons Ă©changĂ© Ă  nouveau des noms et des prĂ©noms inconnus Ă  notre entourage immĂ©diat. Alors que parmi ces collĂšgues immĂ©diats se trouvaient vraisemblablement des personnes qui le connaissaient intimement depuis des annĂ©es, maintenant.  Et, moi, le « nouveau Â», celui qui faisait moins que son Ăąge, j’arrivais avec ça.

 

Lorsque j’ai mentionnĂ© la date de notre derniĂšre rencontre, 1989, le collĂšgue avec lequel je venais de terminer une deuxiĂšme nuit de travail de suite, un « nouveau Â» comme moi, mais un petit peu plus ancien dans le service, s’est exclamĂ© :

 

« En 1989, j’avais deux ans ! Â».

 

Ma fille a dĂ©sormais un peu plus que deux ans. Tout Ă  l’heure, avec elle, j’ai de nouveau regardĂ© quelques vidĂ©os de Jacob Desvarieux, l’un des fondateurs du groupe de Zouk Kassav’, dĂ©cĂ©dĂ© il y a quelques jours.

J’en ai parlĂ© dans un de mes articles rĂ©cents intitulĂ© : Jacob Desvarieux. Dans mon blog, on trouvera d’autres articles relatifs Ă  Kassav’ dans la catĂ©gorie Moon France.

 

Sur Youtube, je suis tombĂ© sur cette vidĂ©o de quelques minutes lors de l’enterrement de Jacob Desvarieux. Quatre hommes en costume portent son cercueil et se mettent Ă  zouker sur un de ses  titres : KavaliĂ© O Dam. ( Pour ĂȘtre plus exact : ces quatre hommes dansent le quadrille dans sa version crĂ©ole)

Ma fille Ă©tait assise sur mes genoux alors que nous regardions ça. J’ai trouvĂ© ça beau ! ça m’a…touchĂ©. Et encore plus parce-que je pouvais regarder ça avec ma fille.  Elle m’a demandĂ© oĂč Ă©tait Jacob Desvarieux, ou, pourquoi il Ă©tait dans le cercueil. Je lui ai alors rĂ©pondu :

« Parce qu’il est mort Â».

En regardant cette vidĂ©o, j’aurais aussi bien aimĂ© ĂȘtre le dĂ©funt qu’ĂȘtre Ă  la place d’un de ces quatre hommes qui portent le cercueil.  

 

Sur une autre vidĂ©o, un homme interrogĂ© a dit ce que la mort de Desvarieux lui faisait. On aurait dit un pĂȘcheur d’une soixantaine d’annĂ©es. Il s’est exprimĂ© en CrĂ©ole. J’ai pris l’initiative de traduire ses propos Ă  ma fille
  jusqu’à ce qu’elle me fasse comprendre que cela l’agaçait. Je lui ai alors demandĂ© en souriant :

« Ah, bon ! Ou KonĂšt PalĂ© KrĂ©yol ?! Â» (« Ah, bon, tu sais parler CrĂ©ole ?! Â»).

 

Je fais attention Ă  l’usage du CrĂ©ole avec ma fille. Afin qu’il ne soit pas un geste de colĂšre. Je le parle mal mais je sais ce qu’une langue peut crĂ©er en soi de sensible. Et je le rĂ©serve Ă  des moments agrĂ©ables avec elle. Lecture de contes. Quelques formulations.

 

Le dĂ©cĂšs de Jacob Desvarieux a Ă©tĂ© une bonne occasion, de plus, de filer la langue crĂ©ole sur le comptoir de ces instants vĂ©cus avec ma fille. Si je le pouvais, je parlerais aussi le CrĂ©ole rĂ©unionnais et haĂŻtien en plus d’autres langues. Dont L’Arabe et le Japonais.

 

J’ai Ă©tĂ© Ă©tonnĂ©, en Ă©voquant devant mon collĂšgue masquĂ© certains prĂ©noms et noms d’anciens collĂšgues avec lesquels il avait travaillĂ© directement, qu’il martĂšle plusieurs fois, ce verdict :

 

« Il est mort ! Â».

 

Au point que j’ai fini par lui dire, presque Ă©tonnĂ© :

 

« Mais, on finit par mourir un jour, de toutes façons ?! Â».

 

Il m’a regardĂ© en silence, comme s’il disposait d’un plan secret pour Ă©viter ça. Mais qu’il le gardait pour lui. Ou qu’il Ă©tait encore trop tĂŽt pour en parler. J’ai alors compris la raison pour laquelle il reculait la date de son dĂ©part Ă  la retraite prĂ©vu initialement pour cette annĂ©e.

 

Je ne suis pas fort. Mais je trouve que l’on fait aussi toute une histoire avec la mort. C’est ce que je me suis dit en regardant ces quelques vidĂ©os sur Jacob Desvarieux. J’avais oubliĂ© de parler de ses solos de guitares qui, lors des concerts de Kassav’, Ă©taient un passage obligĂ©. Et, personne ne s’en plaignait.

 

Afin de coller Ă  notre Ă©poque, j’ai aussi pris le temps de regarder avec ma fille quelques vidĂ©os de Billie Eilish. Ce sera peut-ĂȘtre son futur d’adolescente. Billie Eilish doit aujourd’hui avoir Ă  peu prĂšs l’ñge que j’avais lorsque j’avais rencontrĂ© mon aĂźnĂ© Ă  la Maison de Nanterre, vers le milieu ou Ă  la  fin de mes annĂ©es d’études d’infirmier. C’Ă©tait aussi la pĂ©riode oĂč Kassav’ et le Zouk, d’une maniĂšre gĂ©nĂ©rale, dĂ©bordaient aux Antilles. 

 

J’ai Ă©tĂ© un peu gĂȘnĂ© par quelques postures et images de la demoiselle Elish. Pour ma fille qui est encore en dessous de l’Ăąge de l’adolescence.

J’ai compris assez facilement ce qui peut expliquer le succĂšs de la jeune femme (Billie Eilish) :

La maitrise de l’image et du son. Certaines provocations et mimiques Ă  connotation sexuelle ou sensuelle ou comment titiller les tĂ©tons et les limites. Le style vestimentaire. La voix Ă©raillĂ©e et supportĂ©e par la technique. L’énergie spĂ©cifique Ă  cet « Ăąge Â» de la vie. Les thĂšmes interprĂ©tĂ©s comme artiste et personne plutĂŽt que comme une victime claustrĂ©e. Le fait aussi qu’elle chante en Anglais. Dans l’article consacrĂ© Ă  Desvarieux et Kassav’, j’ai appris tout Ă  l’heure que des pressions avaient Ă©tĂ© exercĂ©es sur le groupe afin qu’il chante…en Français. Comme La Compagnie CrĂ©ole. Cette volontĂ© comme ce projet sont pour moi inconcevables. MĂȘme si je sais qu’une artiste comme l’Islandaise Björk a aussi dĂ» son succĂšs international Ă  l’usage de l’Anglais ( comparativement Ă  l’artiste Mari Boine); ou que Bob Marley a dĂ» transposer ses idĂ©es depuis son argot jamaĂŻcain Ă  travers le garrot d’une langue anglaise plus accessible au grand public, le rythme d’une musique a aussi ses rĂšgles et ses conditions pour que ses auteurs et ses interprĂštes restent en adĂ©quation avec lui !   

Eilish, “native” de la langue anglaise n’a pas eu Ă  subir ce genre de chantage de l’industrie du disque. 

Sur scĂšne, accompagnĂ©e de deux ou trois musiciens et de machines dĂ©vouĂ©es, Eilish se sert de sa voix et de son corps tels des processeurs qui lui obĂ©issent au doigt et Ă  l’Ɠil.

 

Ensuite, Eilish est dĂ©ja arrivĂ©e Ă  ce stade de la cĂ©lĂ©britĂ© oĂč celle-ci recycle l’enthousiasme du public qui, en grossissant, attire de nouvelles personnes. Comme moi qui, aprĂšs avoir aperçu un ou deux articles rĂ©cemment Ă  son sujet, ai dĂ©cidĂ© de pousser la porte numĂ©rique de Youtube afin de me faire une idĂ©e. Pourquoi ? Parce-que sur le mĂȘme journal oĂč figurait un hommage Ă  Desvarieux se trouvait aussi un article sur Eilish et que c’était la deuxiĂšme fois en moins de dix jours que dans un journal, je la voyais soit en couverture ou dans les colonnes d’un article.

 

De Billie Eilish ( existe-t’il un rapport avec Billie Holiday ?), Ă  Jacob Desvarieux et Kassav’ en passant par cet aĂźnĂ© de dix ans- et collĂšgue- revu trente ans plus tard, il y a de multiples façons de se rencontrer soi-mĂȘme. Et de se voir. Je me suis senti un peu malade Ă  la suite de ma rencontre avec cet aĂźnĂ©. Je me suis mĂȘme demandĂ© si, Ă  son contact chargĂ©, j’avais attrapĂ© le Covid. Non pour son Ă©tat de santĂ©. Mais pour son Ă©tat d’esprit.

 

La mort de Jacob Desvarieux ne m’a pas mis dans cet Ă©tat d’esprit. Pour Billie Eilish, on verra selon la façon dont elle dĂ©cĂšdera. J’espĂšre bien-sĂ»r que ce sera le plus tard possible pour elle et que ce sera une assez belle mort.

Une mort Ă  la Amy Winehouse me catastrophe. J’ai l’impression d’ĂȘtre le tĂ©moin privilĂ©giĂ© et impuissant d’une dĂ©tresse en direct. Et je n’aime pas ça !  

Pour nous avoir aussi Ă©vitĂ© ça, Ă  nouveau un trĂšs grand merci Ă  Jacob Desvarieux. Comme on dit en CrĂ©ole, MĂ©ci On Pil !

 

Franck Unimon, ce vendredi 13 aout 2021

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