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Je vois rouge

 

Je vois rouge un film de Bojina Panayotova (en salles ce 24 avril 2019)

« Elle fait partie de cette génération qui a décidé de fouiner » (le pÚre de la réalisatrice Bojina Panayotova à la mÚre de celle-ci) ; « je suis devenue un petit soldat à la caméra » (la réalisatrice Bojina Panayotova dans son film Je vois rouge).

En vieillissant, nous nous en remettons de plus en plus Ă  notre expĂ©rience. AprĂšs tout, si nous avons survĂ©cu, c’est bien la preuve, malgrĂ© nos erreurs et nos Ă©checs, que nous avons su comment interprĂ©ter le monde qui nous entoure. Et c’est ainsi que nous pouvons devenir malgrĂ© nous les standardistes et les VRP de certaines croyances et connaissances que nous prenons pour acquises :

La mĂ©moire des poissons rouges tiendrait Ă  peine sept secondes. Les « Millenials » – dont fait assurĂ©ment partie la rĂ©alisatrice Bojina Panayotova nĂ©e en 1982 en Bulgarie- seraient « sili-clonĂ©s » aux rĂ©seaux sociaux comme Ă  toute forme de vie ombilico-tabaco-cacao-numĂ©rique sur Terre. Ils seraient incapables de rester concentrĂ©s plus de huit secondes sur la mĂȘme action. Il faudrait donc leur Ă©crire des articles calibrĂ©s pour des lectures de moins de huit secondes. Ils seraient dĂ©connectĂ©s de la geste citoyenne. Leur conscience moyenne serait enfermĂ©e dans une bouteille de soda – ou dans une paire de baskets- et attendrait d’en ĂȘtre dĂ©livrĂ©e.

Les « Millenials » et les plus jeunes seraient de grands dĂ©serteurs de l’Histoire.

A ces « croyances », s’oppose le film de Bojina Panayotova. La rĂ©alisatrice avait 7 ans- supposĂ© ĂȘtre « l’ñge de raison »- lors de la chute du mur de Berlin en 1989. L’Histoire officielle de la chute du mur de Berlin et ses effets sur les pays de l’Est – dont la Bulgarie- ricochent sur son histoire personnelle. En dĂ©cidant, en 2018, de revenir en Bulgarie sur cette pĂ©riode d’avant la chute du mur de Berlin – et d’avant la sĂ©paration de ses parents- Bojina Panayotova, actrice principale de son « film-skype » propose un certain choc cinĂ©matographique et culturel.

 

Rien de rĂ©volutionnaire d’un point de vue graphique pourtant. Inutile de chercher le nouveau Blade Runner de Ridley Scott (rĂ©alisĂ© en 1982, annĂ©e de naissance de Bojina Panayotova) , Avalon de Mamoru Oshii ( 2001) ou le Sin City : J’ai tuĂ© pour elle de Frank Miller et Robert Rodriguez ( 2014) dans Je vois rouge. L’actrice-rĂ©alisatrice est tout simplement d’abord porteuse au moins d’une double culture : bulgare et française. Premier atout, premier choc entre la culture bulgare et française, et premier rĂ©servoir de crĂ©ation.

Si Je vois rouge aurait probablement pu surmonter et s’inspirer du handicap de la langue, le fait de suffisamment possĂ©der la langue bulgare permet Ă  Bojina Panayotova certaines audaces et certaines rencontres payantes. Telles que ses discussions avec le moniteur d’auto-Ă©cole.

 

Et l’on devine aussi Ă  travers son film celle qui a bĂ©nĂ©ficiĂ©- tant mieux pour ses ailes- d’un environnement familial et culturel assez privilĂ©giĂ© et qui a su voler vers des Ă©tudes plutĂŽt brillantes. Soit des atouts vraisemblables pour faire chargement de confiance avant de se lancer dans certaines ascensions. Son film est une de ces ascensions. Ensuite, son rapport dĂ©complexĂ© Ă  l’image, sa maitrise technique de la mise en scĂšne de sa vie quotidienne, jusqu’à un certain exhibitionnisme, spĂ©cifique Ă  la « norme » skype/selfie d’aujourd’hui, tranche trĂšs vite Ă  la fois avec la culture du secret communiste dans laquelle ont vĂ©cu ses parents en Bulgarie mais aussi avec leurs valeurs. Soit, selon la chronologie que l’on choisira, le second ou le premier atout et choc de son film. Entre la culture communiste de « l’Europe de l’Est » de son pays natal et d’origine a priori derniĂšre grande « vaincue » de l’Histoire, et la culture capitaliste de « l’Europe de l’Ouest » de son pays de jeune adolescente et de femme. Monde dont la dĂ©faite est aussi de plus en plus annoncĂ©e mais dont les Ă©boulis restent Ă  ce jour dans les angles morts de nos espaces et souvenirs quotidiens, ce qui nous permet de continuer d’exceller dans notre rĂŽle de grands bĂ©douins du dĂ©ni.

Si le film de Bojina Panayotova met bien en relief certains faux-semblants dans lesquels ses parents et sa famille- autres bĂ©douins du dĂ©ni- s’étaient fondus parfois Ă  leur insu, il accueille aussi l’ambiguĂŻtĂ© et les limites morales de sa dĂ©marche alors qu’elle persĂ©vĂšre dans ses recherches sur cette Ă©poque d’avant la chute du mur de Berlin et d’avant l’exil de ses parents pour la France :

« Ma vĂ©ritĂ© ne t’appartient pas » ; « Tu sur-joues pour le film. T’as pas honte ?! » lui dira un moment sa mĂšre. NĂ©anmoins, dans les annĂ©es 80, un tel film nous aurait peut-ĂȘtre plus facilement convaincu (c’était dĂ©ja notre mode de pensĂ©e) que la rĂ©elle libertĂ© et le plein respect des droits de l’enfant, de la femme et de l’homme, se trouvent exclusivement- et en permanence- en occident oĂč la rĂ©alisatrice continue principalement de mener sa vie avec son compagnon et futur pĂšre de leur premier enfant. Mais en 2019, Je vois rouge nous chuchote que le Monde froid et effrayant oĂč s’étendait le mur de Berlin Ă©tait aussi le Monde d’une certaine naĂŻvetĂ© et ignorance feintes ou dĂ©libĂ©rĂ©es.

 

Alors qu’aujourd’hui, si la quĂȘte de la rĂ©alisatrice d’un peu de vĂ©ritĂ© comme d’un peu de sincĂ©ritĂ© des relations s’accompagnent de dĂ©sillusions et d’assez grandes blessures pour ses proches, nous savons aujourd’hui en occident que de plus en plus de vĂ©ritĂ©s et de libertĂ©s continuent de nous Ă©chapper. Et nous sommes peut-ĂȘtre autant voire plus dĂ©primĂ©s et pessimistes aujourd’hui que certains citoyens des pays de l’est Ă  l’époque du mur de Berlin.

 

Depuis la place rouge de notre nombril de spectateurs, on pourra pourtant durement- et trĂšs gratuitement- juger les parents et la famille de Bojina Panayotova et les voir comme des stakhanovistes persistants de l’endoctrinement soviĂ©tique. Et du « passĂ© ». Cela nous donnera peut-ĂȘtre l’occasion d’oublier provisoirement notre proximitĂ© avec la frontiĂšre de certaines de nos – petites et grandes- dĂ©faites personnelles et mutuelles. Mais il faudra tout autant, aussi, savoir saluer la trĂšs grande patience, le courage aussi, et la gĂ©nĂ©reuse indulgence de l’entourage de Bojina Panayotova. Car celle-ci, leur fille, niĂšce et petit fille-rĂ©alisatrice est, aussi, quelques fois, l’inquisitrice qui leur impose aussi une espĂšce de thĂ©rapie familiale et systĂ©mique – ou une sorte de tord-boyaux- assez sauvage. Soit une expĂ©rience inversement aussi brutale que la douceur et la juvĂ©nilitĂ© des traits de son visage : Bojina Panayotova fait en effet bien plus jeune que son Ăąge. Assez proche de la quarantaine au moment de ce tournage, elle en paraĂźt Ă  peine trente. Cette remarque sur son Ăąge a peut-ĂȘtre une importance : pour Bojina Panayotova, ce film est aussi celui d’une certaine maturation en tant que femme et personne. AprĂšs ĂȘtre passĂ©e de l’est Ă  l’ouest durant son enfance, elle songe sans doute dĂ©jĂ - dĂšs le dĂ©but du tournage de son film- Ă  passer Ă  l’état de mĂšre et Ă  assurer son avenir ainsi que celui de sa descendance. Je vois rouge bĂ©nĂ©ficie donc in fine d’une certaine dose de nuance dans son propos. Et son personnage « fĂ©minin » est aussi plus optimiste que le personnage de fiction de l’hĂ©roĂŻne Ioanna du « film » Peu m’importe si l’histoire nous considĂšre comme des barbares rĂ©alisĂ© par le Roumain Radu Jude (sorti en salles ce 20 fĂ©vrier 2019, critique disponible sur ce blog).

 

On pourra aussi trouver dans Je vois rouge et dans l’allure de Bojina Panayotova quelques lointaines correspondances avec certaines comĂ©dies de Julie Delpy mais aussi avec la roublardise d’un MichaĂ«l Moore.

Franck Unimon, ce vendredi 19 avril 2019.

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