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L’air de rien

 

                                                     L’air de rien

Il n’a l’air de rien. Mais il dit bonjour. Contrairement Ă  sa collĂšgue, plus haute placĂ©e, qui, me voyant les approcher, s’éloigne en m’ignorant.

 

J’ai dĂ©jĂ  vu sa collĂšgue, peut-ĂȘtre l’adjointe du gĂ©rant de ce supermarchĂ©, passer devant la clientĂšle attendant l’ouverture sans adresser le moindre bonjour. Nous Ă©tions alors Ă  peu prĂšs une dizaine, dont des femmes et des hommes, et, parmi nous, sans doute un certain nombre d’habituĂ©s.

 

Dangereux

 

Je ne vois pas ce qu’il y a de si dangereux dans le fait de dire bonjour Ă  des clients mais aussi Ă  des patients dans une salle d’attente. Comme si les voir, et le leur  confirmer, c’était prendre un risque particulier. Equivalent Ă  celui d’entrer dans un poulailler. Sauf qu’à la place des poules, des coqs et des poulets, il y aurait une foule de mendiants qui, nous prenant pour des Ă©pis de maĂŻs, pourrait nous transformer en moignons. Bien portants le matin, nous pourrions rentrer chez nous le soir Ă  l’état de cul-de-jatte avec notre carte d’invaliditĂ© simplement parce-que nous avons sautĂ© sur une mine en disant « bonjour Â».

 

Mais cette collĂšgue n’est pas le sujet : je ne crois pas que l’on puisse rĂ©aliser un saut de quatre mĂštres en s’enterrant. Laissons-la donc et toutes celles et ceux qui lui ressemblent dĂ©taler vers leurs apothĂ©oses et leurs fuites. Comme nous tous, ils n’iront pas plus loin, un jour ou l’autre, que la thrombose ou l’extinction. Et leurs signes de distinction sociale muette ou autre n’y changeront rien.

 

Lui, je ne l’avais pas vu depuis plusieurs mois. En souriant, il m’a demandĂ© :

 

«  Et la petite ? Â». Je lui ai rĂ©pondu qu’elle Ă©tait Ă  l’école. La derniĂšre fois, il avait constatĂ© comme elle avait grandi. Sans aller jusqu’à la poursuite aux flatteries et aux compliments, en tant que parent, ça fait du bien et c’est utile d’entendre le tĂ©moignage extĂ©rieur, et sincĂšre, de quelqu’un d’autre sur son enfant. Et il n’est pas nĂ©cessaire pour cela que ce « tĂ©moin Â» ou cette « tĂ©moin Â» soit notre ami. SincĂ©ritĂ©, nuance et contradiction bienveillante devraient, pourtant, aussi, faire partie des piliers de toute amitiĂ© rĂ©elle ou officielle.  

 

La maladie du temps

 

 

Nous sommes tous les tĂ©moins potentiels des uns et des autres. C’est un rĂŽle qui peut ĂȘtre difficile. Mais, le plus souvent, il s’agit quand mĂȘme, tout simplement, de se guĂ©rir partiellement de cette maladie du temps Ă  laquelle nous souscrivons souvent.

 

Le plus souvent, il s’agit quand mĂȘme, tout simplement, de prendre son temps.

 

J’ai donc pris Ă  peu prĂšs cinq minutes pour discuter avec ce vigile de supermarchĂ©. Cela fait plusieurs annĂ©es que je le croise lorsque je vais y faire quelques courses. Et que nous nous disons bonjour. Comme je le fais, aussi, avec ses autres collĂšgues vigiles. Tous noirs.

 

Certains intellectuels trĂšs mĂ©diatisĂ©s en France savent affirmer que la plupart des dĂ©tenus et des dĂ©linquants, en France, seraient des noirs et des Arabes. Et quelques journalistes et patrons, tout autant bien « Ă©clairĂ©s Â» par les projecteurs et leurs fortes personnalitĂ©s- financiĂšres, mĂ©diatiques et politiques- boivent ça comme du petit lait.

 

Mais ces intellectuels disent beaucoup moins que beaucoup de vigiles, d’agents de sĂ©curitĂ©, d’entretien, de soignants ou d’ouvriers de chantier qui continuent de protĂ©ger, de nettoyer, de soigner et de  construire la France sont, aussi, des noirs et des Arabes.

 

 

Pour m’amuser, je veux bien essayer d’imaginer quelques uns de ces intellectuels et journalistes, femmes comme hommes, officiant en tant que vigile, agent de sĂ©curitĂ© ou ouvrier de chantier. En tant que mĂ©decin, infirmier ou aide-soignant. Ou, mĂȘme, en tant que caissiĂšre ou caissier. Ça changera un peu de certains hymnes nationaux qui voient les vaisseaux de l’immigration, lorsqu’ils ne coulent pas sous les flots et sous le bĂ©ton, comme la chienlit sĂ©paratiste qui ensevelit et abĂźme la France sous tous les flĂ©aux :

 

Drogues, grand banditisme, terrorisme, maladies, intégrisme religieux, récession du niveau scolaire, carbonisation économique, viols, vols.

 

Car il faut savoir que, pour certaines et certains, un Noir et un Arabe, c’est forcĂ©ment ça. MĂȘme si on lui dit bonjour.

 

Et je ne me fais aucune illusion : une personne originaire de l’Outre-Mer a bien la nationalitĂ© française de naissance. Mais ça reste nĂ©anmoins une personne noire. Donc, dans la rue, Ă  premiĂšre vue, c’est une personne susceptible d’ĂȘtre une personne immigrĂ©e.

 

 

Norme de pensée

 

MĂȘme si je me sens Français, je connais cette « norme Â» de pensĂ©e. Je l’ai d’une certaine façon intĂ©riorisĂ©e comme une sorte de solfĂšge. Un solfĂšge que je me dois de transmettre en partie Ă  ma fille de maniĂšre circonstanciĂ©e (ni trop, ni pas assez) afin qu’elle soit suffisamment Ă©duquĂ©e pour s’adapter au monde qui l’entoure :

 

Chanter La Reine des Neiges comme d’autres enfants, oui. Mais la laisser croire que tout le monde voudra d’elle comme une personne « libĂ©rĂ©e, dĂ©livrĂ©e Â», non.

 

Il n’est pas nĂ©cessaire d’ĂȘtre allĂ© au conservatoire ou d’avoir fait de trĂšs hautes Ă©tudes pour apprendre ce solfĂšge. Pas besoin non plus de mĂ©thode Assimil. DĂšs l’enfance, l’air de rien, on apprend ce solfĂšge  un petit peu tous les jours. Chacun, chez soi, en Ă©coutant des gens trĂšs intelligents et trĂšs affirmĂ©s. On apprend ainsi que les Noirs, les Arabes, les Blancs, les asiatiques et les autres ceci
et cela. Et, il faut dire que certains faits collent trĂšs bien- comme certaines affiches et certains tracts politiques- Ă  l’image que l’on s’était fait et que l’on se fait de certaines personnes.

 

A la « fin Â», ce qui peut changer cette lecture de la partition des autres, c’est la rencontre. Le fait de prĂ©fĂ©rer l’action Ă  la superstition et  Ă  la mauvaise expĂ©rience. Quand il y  a eu une mauvaise expĂ©rience. En sortant de chez soi. Et ça commence par dire bonjour.

Par prendre le temps d’écouter ce que les autres sont et ont Ă  nous dire. S’ils ont envie de nous le dire. S’ils sentent que l’on est prĂȘt Ă  les Ă©couter un peu. Mais aussi Ă  les croire. Et, donc, Ă  les voir pour ce qu’ils sont.

 

Je ne parle pas d’aller discuter avec un proxĂ©nĂšte qui est en train de tabasser une de ses « employĂ©es-victimes Â», avec un dealer qui est pleine livraison de marchandise ou avec un braqueur en train de faire l’amour avec sa voiture-bĂ©lier. Ou de vouloir sympathiser Ă  tout prix avec la voisine ou le voisin qui, pour une raison ou pour une autre, prĂ©fĂšre entrer et sortir de l’immeuble par les toits plutĂŽt qu’en empruntant les escaliers communs.

 

Discuter

 

Je suis restĂ© Ă  peu prĂšs cinq minutes Ă  discuter avec ce vigile de sĂ©curitĂ©.  Ă‡a, c’était dans mes compĂ©tences. Dans ma vie de tous les jours, j’ai cette « chance Â» :

 

Je rencontre plus souvent des vigiles de sĂ©curitĂ© comme lui et avec lesquels ça se passe trĂšs bien. Je rencontre trĂšs rarement des proxĂ©nĂštes qui tabassent une de leurs « employĂ©es-victimes Â», un dealer livrant sa marchandise de plusieurs tonnes en bas de chez moi ou des braqueurs qui prĂ©parent leur prochain casse sur mon palier.  

 

 

Amazon fait le guet

 

A quelques mĂštres des casiers de livraison du site Amazon situĂ©s Ă  l’entrĂ©e du supermarchĂ©, il m’a appris qu’il avait d’abord arrĂȘtĂ© l’école en CM2.

Les 200 milliards d’euros ou de dollars d’Amazon ( la fortune du PDG d’Amazon, Jeff Bezos, l’homme le plus riche du monde, s’est tellement accentuĂ©e depuis l’épidĂ©mie du Covid que l’évaluer en dollars ou en euros n’a plus d’importance ) ont continuĂ© de faire le guet dans notre dos pendant notre conversation. 

 

AprĂšs le CM2, il  a effectuĂ© un mĂ©tier manuel  et technique. Sur les chantiers. Je n’ai pas l’impression, s’il en avait eu la possibilitĂ©, qu’il se serait arrĂȘtĂ© au CM2. Nos penseurs et nos patrons qui, eux, « savent tout Â» sont gĂ©nĂ©ralement allĂ©s bien plus loin que le CM2 et ont, plutĂŽt rarement, travaillĂ© sur un chantier comme cet homme. Pendant 12 ans, au Portugal. Un pays qu’il avait « dĂ©couvert Â».

 

Donc, oui, il m’a confirmĂ© avoir appris Ă  parler Portugais. En prenant des cours du soir. Ce qui lui a permis d’atteindre un niveau de 3Ăšme. Mais, Ă©tudier dans ces conditions, tout en travaillant et en ayant une vie de famille, c’est « difficile Â» me dit-il. Et je le concĂšde facilement.

 

Reconversion

 

Puis, il a Ă©tĂ© au chĂŽmage. Ce qui l’a amenĂ© Ă  venir vivre en France oĂč il est donc devenu vigile dans ce supermarchĂ©. Mais il a une maison au Portugal :

 

 Â« LĂ -bas, quand on a un travail, c’est plus facile qu’en France Â» m’explique-t’il.

J’ai un niveau d’études supĂ©rieur Ă  lui et je ne le savais pas. Pas plus que je ne sais parler Portugais. Et, je ne suis jamais allĂ© au Portugal, pays dont j’ai dĂ©jĂ  entendu dire du « bien Â».

 

Il prĂ©fĂšre la vie au Portugal Ă  la vie en France. Trop de stress si j’ai bien compris. Mais nous sommes en rĂ©gion parisienne. Il raisonnerait peut-ĂȘtre diffĂ©remment en province me dis-je maintenant.

 

Du fait du Covid, il n’a pas pu retourner au pays cette annĂ©e. Je le croyais HaĂŻtien. Il est de la CĂŽte-d’Ivoire.  Et puis, en Ă©tĂ©, le billet d’avion revient Ă  1200 voire 1300 euros par personne. Donc, cette annĂ©e, les vacances estivales se sont dĂ©roulĂ©es en Normandie et Ă  la Rochelle. Il connaissait dĂ©jĂ  la Rochelle.

 

Vivre en disant bonjour

 

RĂ©sumons :

Cet homme, qui a fait moins  d’études que moi, parle autant de langues que moi si ce n’est davantage. Et il a su se reconvertir face au chĂŽmage en changeant de pays, de culture et de langue. Et il a une maison au Portugal. Un pays, qui, Ă©conomiquement, s’en sort plutĂŽt bien mĂȘme si, actuellement, le Portugal est moins « puissant Â» que la France.

 

 Je me demande si nos penseurs (politiques et autres) qui chient sur l’immigration en permanence auraient Ă©tĂ© capables, seraient capables, un jour, de faire ce que cet homme a fait :

Changer de pays, de culture et de langue. Et vivre, l’air de rien. En disant bonjour.

 

Franck Unimon, ce jeudi 17 septembre 2020.

 

 

 

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