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Le Chiffre zéro en Santé Mentale

Le chiffre zéro en Santé Mentale

 

“Tout travail mesure salaire”. Mon salaire, aujourd’hui, sera de parvenir à vous faire rire ou sourire au moins une fois. N’hésitez pas, donc, après lecture, à me le faire savoir. Ps : les pleurs sont éliminatoires. 

 

 Chaque fois que ma bouche salive, elle fait son travail. Devant certaines vitrines, et en présence de certaines personnes, ma bouche salive. Je devrais donc, à chaque fois, toucher un salaire. Sauf que je ne perçois pas de rémunération pour cela. A la place, comme tout le monde, je dois payer.

 

Je ressens donc régulièrement un très fort sentiment d’injustice. Il  y en a qui, à ma place, ne paient pas. On les paie pour saliver. Je voudrais être comme ces personnes. Comme je ne peux pas, chaque fois que je salive, j’en veux à la Terre entière.

 

Le travail, pour lequel je touche un salaire légal et officiel, fait partie des métiers pénibles. Mais sa pénibilité, comme pour la fabrication de ma salive, est selon moi largement sous évaluée. Puisque je me sens victime d’une grande injustice. Et, il me faut trouver le moyen de la réparer.

 

C’est là où les chiffres vont nous sauver. Car nous sommes dans un monde de chiffres. Et les chiffres sont à la fois les pionniers et les très grands réparateurs de notre monde.

 

C’est en fonction de nos chiffres que nous devenons des personnes importantes. Etre un zéro est très mauvais pour notre fiche de paie  mais aussi pour la santé. Le chiffre Un, lui, fait de nous des personnes du plus haut niveau. Mais il faut faire très attention avec les chiffres. Il ne faut pas jouer avec eux. Parce que nous ne sommes rien devant eux et sans eux.

 

 

Pour la pénibilité au travail du personnel infirmier en psychiatrie et en Santé mentale, je ne sais pas si des recherches ont été faites dans les domaines suivants :

 

Durée d’Exposition à la psychose, aux angoisses, au morcèlement, aux menaces de mort,  aux insultes, aux menaces suicidaires, aux auto-agressions…

 

Les effets de ce genre d’exposition prolongée sur un être humain lambda.

 

Les préconisations pour préserver le personnel soignant exposé de façon répétée à ce genre de situations et d’expériences.

 

Le ratio entre la durée de vie d’un soignant en santé mentale, ses conditions de travail, et le déclenchement d’une maladie telle que cancer, trouble musculo-squelettique, apathie, boulimie, prise de poids, anorexie, dépression, nymphomanie, éjaculations précoces et rétroactives, alcoolisme, spiritisme, paranoïa, insomnie, aigreurs d’estomac, déclenchement des règles, adénome de la prostate, appétence pour des mauvaises séries télé, développement des caries dentaires, épistaxis sédentaire, culpabilité dégénérative, exhibitionnisme saisonnier, allergies aux fantômes, mythomanies itératives et autres pathologies classées confidentielles.  

 

En santé mentale, une grande partie du travail réalisé  est régulièrement invisible

 

Il passe sous les radars des signes, des symptômes et des examens exploratoires complémentaires :

 

Sang, pipi, caca, radios, prise de sang, nombre de globules blancs, IRM….

 

Mais aussi des chiffres et des résultats chiffrés.

 

Il y a toujours cette idée qu’en Santé mentale on ne fait « rien ».

 

Mais, aussi que ne rien faire, c’est ne pas travailler.

 

Alors que la présence, être attentif, préventif , à l’affut ou savoir se rendre disponible au bon moment , cela échappe au chiffre, à l’examen exploratoire, à la prise de sang, à la prise de rendez-vous. Et cela nécessite pourtant un effort, une intuition, une certaine tension et des compétences particulières d’un soignant. Même s’il ne fait rien. Même si cela ne se chiffre pas.

 

Ne rien faire, c’est aussi écouter. Et, ensuite, si c’est possible, si c’est nécessaire, essayer de parler, de se faire admettre et écouter dans la conscience bousculée de l’autre.

 

 

Beaucoup de gens ont besoin d’être écoutés. Tout le monde a besoin d’être écouté. Mais aussi d’être regardé. Pas seulement en Santé Mentale. Partout. Tout le temps. Du plus petit nombril au plus grand nombril. Jusqu’à la mort.

 

Et, ce travail là ne se chiffre pas. Chiffrer le nombre de fois où l’on prend vraiment le temps d’écouter une personne. Où l’on prend vraiment la peine de la regarder et de la considérer.

 

Même si elle sent mauvais. Même si elle délire. Même si son élocution est difficile à comprendre. Même si ses propos et ses comportements nous heurtent. Même si cette personne est régulièrement persuadée que nous sommes des abrutis.  Ce qui peut être vrai. Même si elle pense que nous sommes des tortionnaires. Ses tortionnaires.  Des domestiques. Mais, aussi, des incapables et des incompétents !

 

Ce genre de situation, plus ou moins répétée, ne se chiffre pas. Autrement, autant énumérer le nombre de fois où nous clignons des yeux. Où nous salivons. Où nous réfléchissons. C’est impossible.

Pourtant, nous vivons ce genre de situation. En Santé Mentale, nous le faisons. Autrement, la relation, la matière première, le fusible direct de notre travail, avec les patients ( ou les « clients » ) ne se fait pas. Ne se crée pas.

 

Parce qu’il faut la créer, cette relation. Elle ne nous est pas donnée. Il nous faut aller la chercher. Et, malgré ça, malgré nos essais, la relation ne se fait pas forcément. Car il est très difficile de se mettre toujours au diapason d’une relation avec une autre personne. Même si c’est notre métier. Même si c’est notre volonté. Dans la vraie vie, c’est pareil. Nous ne sommes pas toujours synchrones avec tout le monde.

 

 Parce-que, contrairement aux chiffres, nous avons tous des limites. Même dans la vraie vie. Surtout dans la vraie vie. C’est pareil en Santé Mentale.

 

 

Regarder l’autre, l’ écouter, être avec lui, cela engage personnellement les soignants en Santé Mentale. Ce n’est pas la blouse qui fait le soignant. Ni le protocole. Ni le code d’accès. Même si ça peut aider.

 Il n’y a pas de trucage possible. Il n’ y a pas de « truc ». De formules toutes faites. De Com’. De pschit-pschit. De sourire avec des dents ultra blanches pour que cela suffise à détartrer définitivement une angoisse, un déficit de l’attention, une impulsivité, le déni, une immaturité émotionnelle, une névrose obsessionnelle ou autre. Cela peut paraître vrai dans une publicité ou se réaliser dans un film grand spectacle en 3D et en 4 ou 5K en contre-plongée. Mais cela ne se passe pas comme ça en Santé Mentale. Autrement, beaucoup de soignants en Santé Mentale feraient carrière sur scène, à Hollywood  ou sur Netflix ou HBO et gagneraient beaucoup plus d’argent.

 

Tout le monde a envie et besoin d’être regardé et écouté. Même notre Président de la République et tous les autres avant et après lui. Même ses Ministres. Même les chefs d’entreprise. Il n’y a pas que les Divas et les Stars ou les célébrités qui ont envie d’être regardées et écoutées.

 

Tout le monde, lorsqu’il prend la parole ou fait un discours, aime être écouté et être regardé et se sentir particulièrement brillant. Et important. Le nombre de fois où cela arrive ne se chiffre pas. Cela ne se chiffre plus.

 

 

Si nos sommités politiques et nos grands décideurs et décideuses, chefs d’entreprises, chefs de service, managers et autres, se retrouvaient seules dans l’espace,  sur une île ou dans une cité déserte à s’adresser de plain-pied face à une caméra ou un robot. Sans savoir s’il est écouté. S’il est regardé. Obéi. Sa vie serait très stressante. Peu gratifiante. Même en étant archi bien payé, bien coiffé, bien habillé. Même en voyant graviter en permanence autour de son sourire fait de belles dents extra blanches, un drône, un satellite, une caméra ou un robot attentif à ses faits et gestes. 

 

Cette personne déprimerait et serait alors très contente qu’un( e )  soignant ( e ) en Santé mentale – qui ne fait rien– soit juste là, pour quelques temps, pour l’entendre ruminer. Pour l’entendre. Car le/la soignant  ( e) de Santé Mentale propose son entendement.

 

Donc, cette personne déprimée, délirante ou suicidaire, voire dangereuse pour la société pourrait raconter au soignant en santé mentale présent ( femme ou homme) ce qui lui passe par la tête. Y compris, si c’est ce que pense cette personne, à quel point elle a des grands plans pour la planète. Des plans de la plus haute importance. Et à quel point, elle souffre, aussi, de ne pas être reconnue à sa juste valeur.

 

Mégalomane ou non, aimable, introverti, extraverti, désagréable, fuyant, abandonné, de manière chronique ou passagère, tous les profils de postes et de personnes , avec ou sans inhibition, se retrouvent nez à nez avec nous, soignants en Santé Mentale.

 

Même si nous ne faisons rien, nous les recevons comme nous pouvons.  Que les relations soient faciles ou difficiles avec elles et leurs proches et leurs familles.

 

Ce travail ne se chiffre pas. Nous ne pouvons pas être partout à la fois.

 

A la comptabilité. Dans des services administratifs. Au téléphone. Dans des réunions. Face à des caméras et des micros. En déplacement. Dans notre bureau. Devant un ordinateur.

 

Nous résistons au changement ? Nous sommes anachroniques ? Parce-que les gens ont moins besoin qu’auparavant d’être écoutés, regardés, compris,  acceptés , rattrapés, protégés, encouragés, soignés et conseillés ?

 

Il est vrai que nous sommes rarement des girouettes. C’est plus simple pour être des personnes rassurantes et de confiance.

 

Nous ne réalisons pas non plus de sondages. Parce-que nous manquons d’ambition et estimons que nos intentions et nos actions ont plus d’importance que notre prestige, notre image ou notre carrière. C’est vrai, nous avons tort. Dans le monde des chiffres, il faut être carriériste. 

 

 Nous ne changeons pas non plus régulièrement d’interlocuteur et de lieu, et de milieu,  toutes les deux ou trois heures. Ou tous les deux ou trois jours. Ces lieux et ces interlocuteurs étant séparés de plusieurs kilomètres et de plusieurs heures, les uns avec les autres.

 

Il n’existe pas d’interface, de journalistes, de ministres, de porte-parole, d’auteurs de nos discours, de sous-secrétaires, d’attachés de presse, de coiffeurs, de maquilleuses, de porte-plume, de chauffeurs, de médecin personnel, d’avocat, de vigile, de garde du corps, et de quantités d’autres intermédiaires et de professionnels plus ou moins anonymes, transitoires ou autres qui font tampon entre nous et les situations  diversement et directement rencontrées.

 

C’est sans doute aussi pour cela qu’en Santé Mentale, nous ne faisons rien.

 

Car  si nous faisions véritablement quelque chose, les chiffres le formuleraient. Car les chiffres disent tout. Les chiffres n’oublient jamais.

 

Nous devrions, tous les jours, et toutes les nuits, nous incliner devant toutes les divinités  magnifiques des chiffres et leur demander à toutes de nous pardonner et de nous éloigner de l’obscurité du chiffre zéro.

 

Franck Unimon, ce vendredi 30 juillet 2021.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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