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Lettre-Type
En rentrant des courses tout Ă l’heure, jâai croisĂ© un de nos voisins avec sa compagne. Celui-ci et sa compagne mâont tĂ©moignĂ© leur reconnaissance pour ma compagne et moi. Le voisin savait que ma compagne travaillait dans le paramĂ©dical (comment a-tâil su ?) mais pas pour moi. Je nâai pas pensĂ© Ă lui demander dans quel mĂ©tier il me voyait. Je rĂ©flĂ©chis encore Ă mon orientation professionnelle.
Un peu plus tĂŽt, sur un rĂ©seau social, un ami-combattant que je connais dans la vraie vie, mâavait exprimĂ© sa fiertĂ© de me connaĂźtre en cette pĂ©riode de pandĂ©mie et de confinement qui dure maintenant depuis un peu plus de cinq semaines. A cet ami comme Ă nos voisins, jâai dit :
« Je suis moins en premiĂšre ligne que nos collĂšgues de rĂ©animation et des urgences ( j’ai oubliĂ© de citer nos collĂšgues des Ehpad). MĂȘme, si, oui, en psychiatrie et en pĂ©dopsychiatrie, nous prenons des risques dâattraper le virus en prenant les transports en commun. Mais aussi dans nos services. Mais je ne me sens pas du tout un hĂ©ros ».
Dans les escaliers de notre immeuble, Ă un bon mĂštre de distance de moi, sa compagne derriĂšre lui, le voisin Ă©tait plus remontĂ© que moi. Tous deux portaient un masque. Elle, en tissu, sĂ»rement confectionnĂ© par elle-mĂȘme. Lui, un masque de chantier jetable. Et, moi, un masque chirurgical jetable avec lequel jâavais quittĂ© mon service lors de ma derniĂšre nuit.
Le voisin mâa parlĂ© de ce qui est dĂ©sormais encore plus sur la place publique maintenant que lâĂ©pidĂ©mie est devenue une Ă©mission aussi nĂ©vralgique que centrale dans nos vies. Et, cela, Ă un niveau mondial : le manque de reconnaissance depuis « trente ans » pour les personnels soignants. Il espĂ©rait que ça changerait aprĂšs la pĂ©riode de confinement. Et que les gens sortiraient pour manifester avec les personnels soignants. Je lâai un peu arrĂȘtĂ© pour lui dire :
« A mon avis, il y aura beaucoup de contestation sociale aprÚs le confinement. Pas uniquement les personnels soignants. Jusque là , les gilets jaunes étaient devenus assez isolés (Gilets jaunes, samedi 14 mars 2020) . Mais, là , ils ne seront plus seuls ».
La pandĂ©mie va tâelle changer le monde ? Peut-ĂȘtre pas cette fois. Mais elle y contribuera un peu plus. Ne serait-ce que d’un point de vue personnel.
En attendant, pandĂ©mie ou pas, fin de confinement ou pas, lâĂȘtre humain reste identique concernant certains traits de caractĂšres. Et, en rentrant chez moi, aprĂšs avoir quittĂ© ces voisins reconnaissants, je nâai pu mâempĂȘcher de penser Ă ces collĂšgues soignants en France et ailleurs qui ont Ă©tĂ© menacĂ©s, dâune façon ou dâune autre, par leurs voisins, afin qu’ils quittent leur immeuble ou partent travailler ailleurs car, en raison de leur profession, ils Ă©taient susceptibles de transmettre le virus.
La profession soignante, dans son ensemble, a donc une aura mouvante. Tant on projette sur elle, de nouveau, tant de peurs et tant de défaites monstrueuses.
A quand un génocide des soignants en France et ailleurs ? Puisque, pour certains, nous sommes si monstrueux.
Les soignants sont ces ĂȘtres impossibles Ă dĂ©finir et dont les actes restent si difficiles Ă verrouiller dans le chiffre. Et on dirait mĂȘme quâils le font exprĂšs. Ils ne pourraient pas se contenter dâĂȘtre des Saints et des Anges, une bonne fois pour toutes ?!
HĂ© non, les soignants ne peuvent pas ĂȘtre des Saints et des Anges. MĂȘme si, sans aucun doute, bien des soignants, Ă un moment ou Ă un autre de leur vie et de leur carriĂšre, lâont cru et le croient.
Alors, jâai repensĂ© Ă cette attestation dĂ©rogatoire de dĂ©placement que nous devons tous, dĂ©sormais, remplir chaque fois que nous sortons de chez nous, en cette pĂ©riode de pandĂ©mie et de confinement, afin de nous justifier en cas de contrĂŽle policier quant au bien fondĂ© de la rupture, provisoire, de notre confinement. Pour aller au travail, comme mes collĂšgues, jâai une dĂ©rogation permanente valable un mois, qui doit ĂȘtre renouvelĂ©e, qui mâa Ă©tĂ© fournie par mon employeur via le service de la DRH.
Et, je me suis dit que, peut-ĂȘtre que je devrais dĂšs maintenant, sur le mĂȘme modĂšle, prĂ©parer une lettre type au cas oĂč, ma compagne et moi, recevrions, un jour, une jolie lettre de menace dâune de nos voisines, ou dâun de nos voisins, compte-tenu de notre mĂ©tier de soignant. Car si je crois en lâĂȘtre humain pour de bon, je crois aussi en lui pour le pire. Cela est peut-ĂȘtre le rĂ©sultat de ma dĂ©formation professionnelle ou personnelle. Peut-ĂȘtre aussi, parce-que je me connais un peu mieux moi-mĂȘme.
Voici cette lettre-type que je mâimagine afficher bien en Ă©vidence en bas de mon immeuble si, une de mes voisines ou un de mes voisins dĂ©posait dans notre boite Ă lettres une lettre- que jâimagine anonyme- nous gratifiant dâinsultes ou de menaces en raison de notre profession :
 » ChÚre voisine ou cher voisin,
Jâai accusĂ© bonne rĂ©ception de ce courrier que tu as dĂ©posĂ© dans notre boite Ă lettres. Au vu du caractĂšre trĂšs contagieux du virus qui court et qui nous obsĂšde tous depuis plusieurs semaines, jâespĂšre que tu as pris les prĂ©cautions nĂ©cessaires en te risquant jusquâĂ notre boite Ă lettres. Je nâaimerais pas avoir Ă apprendre que tu as attrapĂ© le virus en sortant de chez toi.
Tu as donc appris que ma compagne et moi sommes des soignants. Et, dans ton courrier, tu nous enjoins à dégager. Je résume ta pensée.
Nous sommes en effet soignants, ma compagne et moi. Officiellement, mĂȘme si cette appellation me fait un drĂŽle dâeffet, nous ferions partie des « hĂ©ros de la Nation ». Mais je comprends que, pour toi, nous sommes plutĂŽt des zĂ©ros de la Nation. Et quâil faudrait plutĂŽt nous rayer du voisinage.
Dans notre métier, nous nous occupons de tout le monde :
Des personnes déprimées. Des fous. Des personnes dangereuses. Mais aussi des lùches.
Tu te reconnaĂźtras peut-ĂȘtre un peu dans lâune de ces catĂ©gories de personnes. Et, si tu en trouves une autre, sache, que, dans notre mĂ©tier, nous nous occupons aussi de ces personnes. « Tout le monde », câest vraiment « Tout le monde ».
Alors, faisons simple et rapide. Nous sommes soignants, ma compagne et moi. Mais nous lisons aussi les journaux et nous connaissons aussi la Loi. La Loi est trÚs claire concernant le courrier que tu nous as adressé :
Ton courrier est interdit par la Loi. Donc, dĂšs que je le pourrai, je me rendrai avec ton courrier au commissariat de notre ville qui, comme tu le sais, se trouve Ă peine Ă cinq minutes Ă pied de chez nous, et je verrai, lĂ , si je fais une main courante ou si je porte plainte contre X. X, câest toi. Moi, tu sais dĂ©ja comment je mâappelle.
Je choisis de publier ce courrier en bas de notre immeuble bien en Ă©vidence afin que chacune et chacun sache Ă quoi sâen tenir nous concernant. Mais aussi par rapport Ă la Loi.
Et, je choisis aussi de publier ce courrier- au minimum- en bas de notre immeuble afin que le plus de personnes sachent quel genre de courrier tu tâes permis de nous adresser. Afin que, sâil nous arrive quoique ce soit dans les temps futurs, quâil soit possible de te retrouver et de tâinterroger quant Ă ton Ă©ventuelle responsabilitĂ©.
Franck Unimon.
Ps : de maniĂšre plus apaisante, et je l’espĂšre, plus optimiste, il est possible de voir ou de revoir Panorama 18 mars-19 avril 2020