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Peu de Gens Le Savent

Peu de Gens le Savent interlude d’Oxmo Puccino (Album OpĂ©ra Puccino)

Physique de Dr Dre, crùne rasé, visage de profil luisant, le menton imberbe. DerriÚre lui se tiennent deux masques de la Comedia Del Arte qui nous fixent tandis que son regard semble nous voir ou servir de repoussoir à un monde qui nous échappe.

Est-ce un vigile des grands magasins qui Ă  l’image d’un Gauz Ă©crira bien plus tard (en 2014) Debout- PayĂ© ? Nous sommes en 1998 lorsque sort son album OpĂ©ra Puccino. En France, les artistes M et Matmatah connaissent leurs premiers succĂšs. MĂ©nĂ©lik marque avec Bye-Bye. Manau se fait connaĂźtre avec La Tribu de Dana. Louise Attaque fonce avec Ton Invitation. Axelle Red dĂ©cide de Rester Femme. Florent Pagny chante Savoir Aimer. Le Supreme NTM (et Lord Kossity) dĂ©cline Ma Benz. Stomy Bugsy dĂ©clare Mon Papa Ă  moi est un Gangster. Passi affirme Je Zappe et je mate. Lara Fabian projette Je t’aime.

 

Faites l’expĂ©rience en 2019. Et c’est comme cela depuis plusieurs annĂ©es maintenant alors que le RAP- syncope un peu zombie- nous rattrape un peu plus chaque jour : Parlez de RAP avec des connaisseurs. Ils vous citeront pĂȘle-mĂȘle leurs artistes prĂ©fĂ©rĂ©s passĂ©s ou prĂ©sents comme d’autres vous parleront de leur cru prĂ©fĂ©rĂ© en matiĂšre de vin. Les dĂ©bats peuvent ĂȘtre tranchĂ©s tandis que chacun affichera ses arguments : Assassin, NTM, IAM, Kery James, Disiz, Damso, Youssoupha, MC Jean Gab1, Mc Solaar, Sinik, Soprano, Booba, Kaaris, La Fouine, Soprano, Abdel Malik, Orelsan, Rohff,, Jul, Nekfeu, Bigflo& Oli, Eddy de Pretto, Diam’s,
 D’autres noms dĂ©fileront. Des tĂȘtes tomberont. D’autres seront enterrĂ©s vivants.

 

Personne ne le citera.

 

Puis, soyez la premiĂšre ou le premier Ă  prononcer ces simples lettres : Oxmo Puccino.

Il y’a alors de grandes chances pour que l’accalmie et l’unanimitĂ© se fassent en quelques secondes. Oxmo Puccino semble contenir en lui cette alchimie : accalmie et unanimitĂ©.

Dans le milieu du RAP oĂč les « vedettes » sont aussi des habituĂ©es des « clashes », des « buzz » et des faits divers ( le rĂšglement de comptes entre Kaaris, Booba et leurs potes dans un aĂ©roport/ « Le combat du siĂšcle » prĂ©vu en Tunisie entre Booba et Kaaris prochainement etc… ) et oĂč les amateurs aiment dĂ©livrer des sentences dĂ©finitives comme n’importe quel spectateur excitĂ© devant un combat de rue, cela dĂ©tone lorsqu’un rappeur comme Oxmo Puccino semble plĂ©biscitĂ© par Ă  peu prĂšs tout le monde. D’autant que ce plĂ©biscite ne tient pas Ă  la peur qu’il suscite Ă  l’instar du personnage le CaĂŻd ( trĂšs bien interprĂ©tĂ© par Michael Clark Duncan dans le Daredevil rĂ©alisĂ© en 2003 par Mark Steven Johnson) ennemi hĂ©rĂ©ditaire de Daredevil, hĂ©ros de Comics.

MĂȘme si, dĂšs le dĂ©but de son interlude Peu de Gens le Savent, Oxmo Puccino s’enfuit tout de suite de l’illusion selon laquelle il serait « cool » parce qu’on l’a vu
sourire.

Oxmo Puccino est sans doute respectĂ© parce qu’il sait de quoi il parle. Parce qu’il a connu ce que beaucoup de parias des citĂ©s ou des banlieues ont vĂ©cu et vivent. Et qu’il le raconte. PosĂ©ment. Dans son style. Depuis son enfance, comme un certain nombre, ses poumons et sa voix ont stockĂ© tant de goudron qu’ils sont devenus le bitume du monde sur lequel Oxmo Puccino marche avec ses mots prĂšs du micro. D’ailleurs, malgrĂ© ses travers, en prenant la parole et grĂące Ă  sa rĂ©ussite Ă©conomique et sociale, le RAP reste un modĂšle pour les minoritĂ©s invisibles lassĂ©es d’ĂȘtre Ă©vincĂ©es des productions cinĂ©matographiques, tĂ©lĂ©visĂ©es et thĂ©Ăątrales voire littĂ©raires….

 

Peu de gens le savent est peut-ĂȘtre un titre mineur pour celles et ceux qui avaient entendu cet album Ă  sa sortie ou qui le connaissent jusque dans ses moindres intonations. Puisqu’il s’agit officiellement d’un interlude. Mais c’est celui qui m’a le plus parlĂ© en dĂ©couvrant rĂ©cemment OpĂ©ra Puccino.

Ma toute premiĂšre expĂ©rience du RAP date de 1979 avec le tube Rapper’s Delight de Sugarhill Gang dans une soirĂ©e antillaise Ă  Colombes. Au milieu de la musique Kompa haĂŻtienne, de titres antillais et sans doute de musique salsa, le tube m’avait fait l’effet d’un Concorde me faisant dĂ©coller vers New-York. Ce sera un peu pareil quelques annĂ©es plus tard avec le titre Rock it d’Herbie Hancock en pleine soirĂ©e antillaise.

J’étais trop vieux ou trop orientĂ© vers d’autres genres musicaux lorsque vers les annĂ©es 80-90, le RAP est « revenu » en France. J’avais aussi quittĂ© “ma” citĂ© HLM de Nanterre depuis quelques annĂ©es. D’oĂč, aujourd’hui, ma culture RAP  de pois chiche et ma dĂ©couverte rĂ©cente d’OpĂ©ra Puccino.

OpĂ©ra Puccino s’écoule en trois temps. Durant les 45 premiĂšres secondes, Puccino rappe tranquillement. Si l’on peut se demander s’il caricature un peu le fait de rapper, il n’y’a d’abord rien de particulier lorsqu’il bande ses muscles : « J’ai entendu dire que j’étais cool car on m’aurait vu sourire. Reste ici et rectifions le tir
 ».

L’importance de l’image que l’on donne de soi. De la rĂ©putation. La nĂ©cessitĂ© d’avoir une image de dur- de pur ?- pour se faire respecter d’autrui et ne pas se faire marcher dessus :

Ce sont des standards dans le monde de la citĂ©, de la rue et du RAP. Mais, aussi, dans le monde de celles et ceux qui ont « rĂ©ussi ». Sauf que dans le monde de celles et ceux qui ont « rĂ©ussi » ou qui font partie des « bourgeois », cela se fait avec des codes que d’aucuns qualifieraient de plus sournois ou plus hypocrites.

AprĂšs le mot « honnĂȘtement », cela fait environ quarante cinq secondes qu’Oxmo Puccino Rappe. Il transforme alors son titre selon moi en classique. C’est une sorte de confession dont on a du mal Ă  dire si elle a d’abord Ă©tĂ© trĂšs bien Ă©crite puis trĂšs bien reprise, en insĂ©rant par moments des touches d’improvisations. Ou s’il s’agit d’une libre improvisation dĂ©cidĂ©e Ă  un moment donnĂ©. La rythmique, basse-batterie, sobre, est pratiquement la mĂȘme depuis le dĂ©but. Elle s’arrĂȘtera quelques secondes avant qu’Oxmo Puccino couse le point final de son titre et alors que sa voix se rapprochera de l’état de celle d’un LKJ (Linton Kwesi Johnson ) dans son titre Sonny’s Lettah ou Reality.

Peu de gens le savent dure quatre minutes. Lors de ces quatre minutes, on passe par le « hall », gare de stationnement et de procrastination des jeunes sans (prĂ©)destination qui, enfants, ne dĂ©rangeaient pas, et qui, devenus plus grands et plus affirmĂ©s, font dĂ©sormais peur. Et se comportent « mal ». Le monde des adultes- dĂ©passĂ©s et usĂ©s- qu’ils connaissent n’exerce sur eux aucune fascination. Et, ce, depuis des annĂ©es dĂ©ja. Oxmo Puccino parle du « hall » encombrĂ© de jeunes mais la cave, monde et mode souterrain, est aussi un terrain pratiquĂ©.

Sa façon un peu comique de dire le mot « hall », fait penser Ă  l’accent wolof mais aussi au mot anglais « All ». Il parle du « Tout » pour parler du vide et de la grande solitude avec lesquels correspondent ces jeunes qui boivent et qui fument en groupe. Qui font (et qui sont) les durs. Mais qui dĂ©priment en sourdine et ont peur de l’avenir.

Puccino est Ă  la fois le confident, le tĂ©moin, de la citĂ© et d’une certaine banlieue, comme pourrait l’ĂȘtre le pilier de bar dans Ces Gens-lĂ  (1966) de Jacques Brel. Oui, son surnom de « Black Jacques Brel » est ici pleinement comprĂ©hensible. Mais c’est ici un pilier de bar qui a un certain humour. L’humour de l’aĂźnĂ© voire du pĂšre (Puccino a « seulement » 23 ans alors) qui gronderait gentiment ses cadets ou ses fils. Ses « Hein ?! » (plus d’une dizaine) quelques fois couplĂ©s Ă  des bĂ©gaiements et Ă  des « enfoirĂ© ! » sont Ă  double sens : ils simulent celui qui feint d’ĂȘtre malentendant ou qui, alcoolisĂ©, aurait perdu toute ou partie de son discernement. Pourtant, ils ponctuent et affirment surtout, dans une grande familiaritĂ©/connivence ce que, dans les faits, lui et ses interlocuteurs, ont trĂšs bien compris : les formations et les diplĂŽmes qu’ils ont acquis avec fiertĂ© font partie de lots en tocs rĂ©servĂ©s Ă  tous ces jeunes sacrifiĂ©s/avariĂ©s depuis leur enfance.

A propos de la violence armĂ©e et aveugle ou aveugle et armĂ©e qui fait peur aux honnĂȘtes gens et aux mĂ©dia, Puccino rappelle que les jeunes des citĂ©s et de certaines banlieues commencent d’abord par la subir trĂšs tĂŽt avant (« ça fait beaucoup quand mĂȘme ») d’en devenir les Ă©missaires forcĂ©s ou volontaires.

L’humour de Puccino, Ă  la fois noir mais aussi calĂ© sur une certaine autodĂ©rision, Ă©vite Ă  son titre d’ĂȘtre dĂ©primant. Dans une version plus sombre, si j’avais Ă©tĂ© Ă  mĂȘme de savoir mixer, Ă  la fin de ses quatre minutes, j’aurais relancĂ© son texte Ă  l’identique, accentuĂ© ses bĂ©gaiements, en redoublant d’échos certaines de ses phrases et de ses « Hein ?! » en faisant porter Ă  son texte la chemise de cendres d’une dĂ©mence Ă  la fois contestataire et sans rĂ©mission.

Franck Unimon, ce lundi 18 février 2019.

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