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Cinéma

Kabullywood ( sortie en salles le 6 février 2019).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

AprĂšs sept annĂ©es, j’ai recomposĂ© le trajet des projections de presse. Pour aller voir le film Kabullywood rĂ©alisĂ© par Louis Meunier en Afghanistan oĂč il a vĂ©cu
dix annĂ©es.

Je suis parti avec un peu d’avance. Le film sortira en salles le 6 fĂ©vrier 2019.

Alors, je me suis attardĂ©. J’avais du temps. A la gare, je me suis laissĂ© descendre par l’escalator. A mesure que je dĂ©clinais, j’ai commencĂ© Ă  regarder cette publicitĂ© qui passe et repasse depuis des journĂ©es, peut-ĂȘtre depuis plusieurs semaines, peut-ĂȘtre depuis des annĂ©es, Ă  l’intĂ©rieur de ce magasin de vĂȘtements pour jeunes beautĂ©s. Ordinairement, cette publicitĂ© et tant d’autres rĂ©clames de toutes sortes s’accumulent sur mes trajets depuis mon rĂ©veil. Et je les passe comme s’il s’agit de simples tentacules, de simples tables de calculs et de conjugaisons, que j’écarte en croyant qu’elles ne me laissent aucune trace.

Ce matin-lĂ , j’ai regardĂ© cette publicitĂ© jusqu’au bout, plantĂ© devant la vitrine du magasin alors que d’autres personnes continuaient plus loin.

Quatre ou cinq jeunes femmes, on dirait des adolescentes, aussi jolies que des mannequins, sont ensemble dans une piĂšce. Elles ont l’ennui et l’oisivetĂ© pour seuls projets. Elles souffrent beaucoup de leur inactivitĂ©. Elles finiraient presque par se haĂŻr. Elles ne se parlent pas. Elles se regardent du coin de l’Ɠil d’une maniĂšre pesante en attendant que l’une d’entre elles trouve ce qu’elles pourraient bien faire.

Puis, le dĂ©clic arrive je ne sais comment. Le groupe de filles s’anime. On casse le sapin de NoĂ«l. Car on est des rebelles. On se retrouve toutes belles Ă  une station de ski, sur la neige et dans un tĂ©lĂ©phĂ©rique oĂč l’on rigole comme des folles en buvant du champagne Ă  volontĂ©. L’argent n’est pas un problĂšme. Et la vie non plus dĂšs lors que l’on s’amuse et que l’on peut dĂ©penser un argent qui nous vient d’on ne sait oĂč.

Cette pub doit durer Ă  peine une minute. Elle passe en boucle lĂ  oĂč je l’ai vue et sur d’autres Ă©crans. Un certain nombre d’adolescents, de prĂ©-adolescents et d’enfants, Ă©trangers et du pays gobent cette pub – et d’autres- de façon illimitĂ©e, seuls ou tandis que les adultes qui sont avec eux regardent ailleurs. En repartant, je me suis demandĂ© le montant du budget allouĂ© Ă  la rĂ©alisation de cette pub. Il est sĂ»rement facile Ă  connaĂźtre.

De maniÚre arbitraire, je me suis trÚs vite convaincu que le budget obtenu pour la réalisation de cette pub est sûrement plus élevé que celui dont a bénéficié Louis Meunier pour « faire » Kabullywood mais aussi pour le distribuer.

Cette pub, et quelques autres, compteront bien plus de spectateurs et de visiteurs que le film de Louis Meunier. Pour une question de moyens financiers et aussi parce-que le rĂȘve proposĂ© par cette pub est plus facilement accessible, davantage grand public, que celui dĂ©fendu par ce film qui sortira dans bien moins de salles que cette pub ne compte d’écrans dans toute la France.

 

 

 

 

A Kaboul, en Afghanistan, Sikandar, Shab et leurs amis dĂ©cident de restaurer le cinĂ©ma Aryub pour en faire un centre culturel. C’est leur façon de rĂ©sister Ă  la refonte de l’intĂ©grisme religieux aprĂšs le dĂ©part des armĂ©es occidentales. L’Afghanistan fait partie de ces pays davantage connus en occident pour la guerre et ses « fous » de Dieu. Louis Meunier s’attache aussi Ă  nous montrer ce qu’il peut de la culture et de l’histoire de ce pays avant cette folie. Il le fait selon moi avec respect. MĂȘme si la camĂ©ra est un regard et que chaque culture peut vivre diffĂ©remment le fait d’ĂȘtre vue ou emportĂ©e par l’Ɠil d’un Ă©tranger.

«  La libertĂ© n’est jamais acquise », constate Sikandar (l’acteur Omid Rawendah) vers la fin du film. Pour si Ă©loignĂ©e de la nĂŽtre que puisse nous paraĂźtre la vie en Afghanistan, nous pouvons peut-ĂȘtre trouver ici le conte un peu prĂ©monitoire de ce qui pourrait nous advenir en occident. Si la libertĂ© n’est jamais acquise et que la religion, l’argent et une certaine publicitĂ© devenaient l’unique vĂ©ritĂ©.

Le dossier de presse nous le rappelle :

« (
.) Dans les annĂ©es 70, le pays faisait figure de havre de libertĂ© et se trouvait dans une Ă©bullition culturelle faite de concerts, de dĂ©filĂ©s de mode, de projections de films ! ».

Kabullywood a des maladresses pour certaines de ses interprĂ©tations et pour ce qui est du dĂ©roulement de l’histoire. On pourra lui trouver des vertus comiques involontaires Ă  voir la prĂ©sentation caricaturale de certains protagonistes (mention spĂ©ciale au frĂšre de Shab). Evidemment, le principal est ailleurs. Car au travers de ce film, la vie nous arrĂȘte Ă  plusieurs reprises. Nettement. Sans artifices. Ce peut-ĂȘtre par une certaine lumiĂšre du pays. Un visage ou un regard (ceux par exemple du projectionniste Naser Nahimi qui joue son propre rĂŽle).

Certains moments de musique.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sous couvert de fiction, Kabullywood a des qualités documentaires. Et biographiques.

Le tournage du film a connu plusieurs attentats et menaces.

Si plusieurs des comĂ©diens se sont depuis exilĂ©s et ont intĂ©grĂ© le ThĂ©Ăątre du Soleil, l’actrice principale, Roya Heydari (Shab) a choisi de rester en Afghanistan pour continuer de s’engager.

 

Franck, ce mercredi 12 décembre 2018.

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Cinéma

Girl

 

Girl film de Lukas Dhont sorti en salles le 10 octobre 2018

«  Il y’a des choses que l’on ne peut pas changer » affirme Ă  Victor une de ses professeures de danse, dans une des meilleures Ă©coles de danse classique du pays.

A l’ñge oĂč dans l’univers des comics, certains jeunes dĂ©couvrent leurs super pouvoirs de mutants, Victor, lui, ploie sous l’encombrement de son corps de garçon.

Il lui faut forcer pour obtenir ce que la majorité des jeunes femmes a de naissance ou acquis plus tÎt que lui en travaillant «  doucement ».

La stricte discipline de la chirurgie et de la danse classique de haut niveau sert de justaucorps au film de Lukas Dhont. Et l’on souffre avec Lara-Victor, cĂŽtĂ© pile et cĂŽtĂ© face.

Lorsqu’une consultation avec la chirurgienne nous apprend que le corps de Lara-Victor est une cartouche dont il faut vider le pĂ©nis et sur laquelle il convient de pratiquer une colostomie qu’il gardera jusqu’à la – « trĂšs lente »- cicatrisation.

Lorsque ses rĂ©pĂ©titions de danse, en groupe ou en individuel, exigent qu’il transforme en profondeur son rapport Ă  la gravitĂ© terrestre. Car son corps est dĂ©ja raide de son expĂ©rience de vie de garçon pourtant gracile. Or «  Le poids doit participer Ă  l’action ».

D’un cĂŽtĂ© comme de l’autre, Lara-Victor se porte volontaire pour se confronter Ă  certains canons de perfection. Il lui faut en tout point ĂȘtre un modĂšle. Les hĂ©sitations de son corps et de son Ăąge ne sont plus de mise :

« Si tu retiens ton mouvement, tu tombes. Danse en profondeur. Tu dois travailler plus dur ».

Cependant, la chorégraphie des contradictions demeure un exercice imposé :

« Toi, tu veux tout de suite devenir une femme. Il faut vivre ton adolescence ».

Lara doit tenir. Elle peut Ă  la fois compter sur l’affection – idĂ©alisĂ©e ?- de son entourage proche. Elle doit aussi raviver son pĂšre lorsque celui perd pied. Et se heurter Ă  son petit frĂšre qu’elle materne quand celui-ci se rĂ©volte et la rejette.

Jeune homme insuffisamment sĂ»r de sa fĂ©minitĂ©, Lara Ă©vite les douches collectives aprĂšs ses rĂ©pĂ©titions de danse. Elle Ă©vite aussi les bouches des garçons. Mais elle boit les paroles des jeunes rivales de son Ă©cole de danse qui la guettent et mĂ©disent alors que l’instance de leur corps est un supplice pour elle :

« Les gens parlent beaucoup ».

Devenir femme, prendre la place de quelqu’un d’autre dans un monde de compĂ©tition, et pourtant se jeter en pĂąture pour se faire accepter par la norme du groupe qu’elle s’est choisie- celui des apprenties danseuses de son Ă©cole – cela a un prix.

Un prix d’autant plus Ă©levĂ© que Lara n’est pas une leader pour s’imposer face Ă  la dictature du groupe de filles et de leurs hormones. Plus que d’autres, elle doit suivre cette consigne :

«  VĂ©rifiez votre espace ». Autrement, l’humiliation infligĂ©e par le groupe prĂ©cĂšdera la mutilation chirurgicale.

Sauf que Lara est celle qui, les pieds en sang, prend parfois une Ă©chelle pour s’étirer dans le mensonge. Et pour croire que devenir adulte, c’est tout affronter toute seule. Son sourire d’élite et sa voix douce saupoudrent des semi-remorques de peine.

«  Je sais que tu souffres. Je ne céderai pas ». «  Tu ne te facilites pas la tùche, hein ? ».

Si Lara expose volontiers son corps aux jugements des autres, elle reste close sur ses Ă©mois. Ce sont donc les autres qui doivent dĂ©duire ce qu’elle pense et ressent mĂȘme lorsqu’avec eux le courant ne passe pas. Et ce sont les autres filles qui s’accomplissent devant elle. Ce faisant, L’identitĂ© de Lara, reste floue. Au contraire de cette dĂ©termination, assez proche de celle du SamouraĂŻ, finalement, pour changer de sexe. La cisaille contre la grisaille.

 

 

A la fin de la sĂ©ance, je me suis tournĂ© vers une spectatrice pour l’interroger. Elle m’a rĂ©pondu avoir Ă©tĂ© «  prise jusqu’aux Ÿ du film » puis avoir ressenti une « fatigue du film ».

Girl a en effet peut-ĂȘtre Ă©tĂ© un peu trop appuyĂ©. Selon WikipĂ©dia, le film a Ă©tĂ© trĂšs bien reçu par la critique mĂȘme si l’unanimitĂ© est incomplĂšte :

 

« CamĂ©ra d’or, le Prix FIPRESCI et la Queer Palm, alors que Victor Polster remporte le Prix d’interprĂ©tation de la section Un certain regard. L’accueil des professionnels du cinĂ©ma est unanimement trĂšs positif, mais le film est cependant critiquĂ© par des militants de la cause trans».

(Source Wikipédia)

 

Girl justifie Ă  mon sens bien plus d’attention que le Black Swan (2010-2011) de Daren Aronofsky qui avait donnĂ© l’Oscar Ă  Natalie Portman pour son interprĂ©tation. Bien-sĂ»r, dans le film d’Aronofsky, le trouble identitaire Ă©tait d’un autre genre et l’on Ă©tait davantage dans le fantastique. Mais pour ce qu’il suggĂšre et sa profondeur, Girl est selon moi supĂ©rieur.

Sur un thĂšme assez proche, j’avais aussi bien aimĂ© les films Transamerica (2004) de Duncan Tucker et Man on High Heels ( 2015) de Jin Jang.

 

 

Franck, ce mardi 11 décembre 2018.

 

 

 

 

 

 

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Echos Statiques

Les Pompiers pour qui ?!

DĂšs que l’on a un emploi- et mĂȘme un peu avant- et quelques responsabilitĂ©s, il existe au moins deux sortes de courses, deux sortes de cultures, auxquelles beaucoup de citoyens ont bien du mal Ă  se soustraire. La premiĂšre consiste Ă  se presser afin d’arriver sur le lieu de travail Ă  peu prĂšs Ă  l’heure. Pour la version « single » et sans enfant. Pour la version  » familiale » ou parent seul avec enfant(s) en bas Ăąge, cela peut donner : Se rĂ©veiller, se prĂ©parer, puis rĂ©veiller, prĂ©parer, maintenir une bonne humeur,  emmener-dĂ©poser sa progĂ©niture Ă  l’heure Ă  la crĂšche, chez l’assistante maternelle, Ă  l’Ă©cole. Et, ensuite  » se presser afin d’arriver sur le lieu de travail Ă  peu prĂšs Ă  l’heure ». Personne ne s’en plaint car tout le monde le sait :  » Ce n’est que du bonheur ! ».

La seconde course trĂšs courante se rĂ©sume Ă  se dĂ©pĂȘcher de rentrer chez soi comme si la planĂšte allait exploser et qu’il n’ y’a que chez soi que l’on pourra Ă©chapper au nĂ©ant.

A moins que ce ne soit pour mourir dans l’harmonie en couple, en famille, avec sa maitresse, son amant, son selfie ou en regardant sur Ă©cran, avant de trĂ©passer, les images de l’Apocalypse.

 

Avant, je vivais et travaillais en banlieue parisienne. J’allais à Paris principalement pour mon plaisir.

Depuis que je travaille dans Paris intra-muros, moi, le lent supersonique, je fais partie de ces chevaux de trait qui concourent Ă  chaque fois dans cette Ă©preuve de compĂ©tition- pour bourrins- oĂč la moindre seconde, la moindre inclinaison du corps dans les escalators, le moindre placement de pied dans les escaliers, le train, le mĂ©tro, sur les quais, sur l’accĂ©lĂ©rateur ou la pĂ©dale de vĂ©lo, semble de nature tantĂŽt Ă  nous inclure dans un sentiment de fĂ©licitĂ©, tantĂŽt dans un vĂ©cu de contrariĂ©. Selon que l’on a pu accĂ©der Ă  l’intĂ©rieur du transport en commun ou Ă  la bretelle de sortie convoitĂ©s, obtenir une place assise, Ă©viter le feu rouge, les embouteillages ou cet insupportable piĂ©tinement derriĂšre tant d’autres en attendant de passer Ă  notre tour la machine Ă  composter ou porte de validation. Laquelle sera ensuite supplantĂ©e par la machine Ă  cafĂ©, la pause cigarette, la pause dĂ©jeuner, la pause canapĂ©, la pause potin, la pause popotin, la pause portable ou internet afin de trouver de quoi nous injecter comme rĂ©compense, stimulant ou consolation.

 

J’ai encore un peu de patine humaine et j’évite donc, pour le moment, de donner des coups de sabots, des coups de postĂ©rieur ou autres, afin de me frayer un passage dans les entrailles de cette chair qui fait partie de notre vie active. Pourtant, chacune de mes nouvelles participations Ă  cet engouement contribue un peu plus Ă  mon dĂ©membrement. Et, un jour peut-ĂȘtre, alors que je mettrai un pied sur le quai, on entendra rĂ©sonner dans toute la gare mes hennissements. Ceux de celui qui appartiendra dĂ©sormais Ă  l’espĂšce vaillante et chevaline.

 

Il existe des moyens trĂšs simples de sonner le tocsin contre nos propres toxines. Pour bien ensemencer le dĂ©but de nos journĂ©es, de nos aprĂšs-midis ou de nos nuits de travail de façon plus Ă©cologique et humaine : partir en avance. Marcher lentement. Prendre le temps et apprendre Ă  respirer. Notre prof de chant au conservatoire de thĂ©Ăątre d’Argenteuil nous rĂ©pĂ©tait quelques fois :

«  Je suis sĂ»re qu’il n’y’aurait pas de guerres si les gens savaient respirer ! ».

MĂ©ditation, relaxation, yoga, art martial, pratique sportive, pratique socialisante, pacifiste et crĂ©ative, dĂ©sormais, mĂȘme des applications nous les enseignent afin de nous permettre de trouver des issues Ă  notre stress chronique. Mais lorsqu’arrive le dĂ©part pour le travail, nous restons nombreux Ă  avoir de bonnes raisons de dĂ©taler sous le coup de rasoir de la derniĂšre minute ou de la derniĂšre seconde.

En rentrant du travail, cependant, je suis gĂ©nĂ©ralement beaucoup plus relĂąchĂ©. Et, je laisse aux autres les premiĂšres places du tiercĂ© alors qu’ils filent au travail, Ă  un rendez-vous ou chez eux.

 

Ce dimanche matin, je me laisse donc facilement distancer par les quelques juments et canassons descendus comme moi à la gare. Et, je prise mon temps pour rentrer chez moi. Je suis aussi assez fatigué. Mes sabots clochent lentement contre les pavés.

Les rues sont dĂ©sertes. Lui, je le trouve allongĂ© sur le trottoir, le haut du corps adossĂ© contre le muret d’un Moneygram. Il faudra peut-ĂȘtre un jour effectuer une Ă©tude Ă  propos de cette intersection. Car Ă  peu prĂšs au mĂȘme endroit, il y’a bientĂŽt un an maintenant, j’y avais trouvĂ© un homme ĂągĂ©, Ă  peu prĂšs confus, perdu, le visage un peu ensanglantĂ© aprĂšs un rasage maladroit. Et, un peu plus haut, quelques mois plus tard, alors que j’emmenais ma fille Ă  l’école maternelle, un jeune Ă©tudiant du Garac m’avait sollicitĂ© pour joindre sa mĂšre aprĂšs qu’une bande l’ait repĂ©rĂ© dans le train puis menacĂ© en vue d’obtenir son tĂ©lĂ©phone portable.

J’avais pu contacter une des filles de l’homme ĂągĂ©. Celle-ci Ă©tait venue le chercher en voiture quelques minutes plus tard.

J’avais Ă©coutĂ© le jeune Ă©tudiant. Je l’avais interrogĂ© afin de m’assurer de sa crĂ©dibilitĂ©. Puis, j’avais joint sa mĂšre avant de laisser le fils parler Ă  sa mĂšre avec mon tĂ©lĂ©phone portable.

Sa mĂšre m’avait ensuite remerciĂ© par sms. Quelques semaines plus tard, j’avais recroisĂ© notre jeune homme Ă  la gare St Lazare. Nous nous Ă©tions un peu parlĂ©s. Il m’avait semblĂ© avoir rĂ©cupĂ©rĂ© de sa mĂ©saventure. Lors de notre premiĂšre rencontre, j’avais insistĂ© quant au fait que seul face Ă  plusieurs, dĂšs lors que ses agresseurs Ă©taient parvenus Ă  l’encercler dans un endroit isolĂ©, il avait bien fait de leur cĂ©der son tĂ©lĂ©phone portable et de ne pas essayer de rĂ©sister.

Ma fille, ĂągĂ©e alors de quatre ans et quelques mois, m’avait reparlĂ© de cette rencontre survenue sur le trajet de son Ă©cole. Je lui avais bien-sĂ»r expliquĂ© les faits en m’appliquant Ă  une certaine sobriĂ©tĂ©.

 

Ce dimanche matin, lorsque je passe devant notre homme du jour, je pense d’abord qu’il cuve. Nous sommes au lendemain du troisiĂšme samedi de manifestation des «  Gilets jaunes » Ă  Paris et dans toute la France mais aussi Ă  l’üle de La RĂ©union (pour les endroits oĂč ce mouvement de contestation sociale au dĂ©part spontanĂ© et sans leader officiel a pour l’instant le plus fait parler de lui).

J’envisage notre homme comme un manifestant ayant pris part à la manifestation de la veille. Mais ça, c’est d’abord ce que j’ai envie de croire bien qu’il ne porte aucun gilet jaune.

En effet, une semaine plus tĂŽt, je me suis senti coupable d’ĂȘtre restĂ©, comme souvent, extĂ©rieur Ă  ce mouvement de contestation et de manifestation sociale. J’approuve ce mouvement de contestation sociale tel qu’il a Ă©tĂ© initiĂ©. Je comprends les raisons originelles de ce mouvement. Je dĂ©sapprouve les tentatives de rĂ©cupĂ©ration politiques et syndicales. Ainsi que la stratĂ©gie du gouvernement Macron (et de celles et ceux qui suivront) pour discrĂ©diter ce mouvement et ceux qui lui ressemblent et lui ressembleront.

Je dĂ©sapprouve aussi le fait que certaines personnes ou organisations en profitent pour casser pour des raisons extĂ©rieures Ă  la colĂšre de dĂ©part. Mais je crois qu’il est trĂšs difficile voire impossible de faire exactement le tri entre la colĂšre comprĂ©hensible de certains citoyens qui cassent ou bloquent certains endroits du pays pour exister car c’est tout ce qu’il leur reste comme moyen. Et la jouissance de certains qui cassent pour casser et/ou qui se servent du mouvement spontanĂ© des « gilets jaunes » pour leur propre intĂ©rĂȘt.

 

Je participe rarement Ă  des manifestations. Je me mĂ©fie beaucoup des effets de groupe. J’ai l’impression de disposer de plus de clairvoyance- mĂȘme si je me trompe- en pensant seul qu’en me contentant de suivre aveuglement, sans rĂ©flĂ©chir, un groupe de personnes. Je sais que mon raisonnement, poussĂ© Ă  l’extrĂȘme, est une absurditĂ©. Car, ĂȘtre seul, c’est aussi ĂȘtre isolĂ©, vulnĂ©rable, incomplet, incompĂ©tent et impuissant. Je sais aussi que l’on a besoin des autres et qu’il est nĂ©cessaire d’avoir des alliĂ©s. Alors, disons que je suis trĂšs attachĂ© au fait de pouvoir choisir mes alliĂ©s plutĂŽt que de me les voir imposĂ©s un peu Ă  la roulette russe. Mais que trouver de bons alliĂ©s, cela peut nĂ©cessiter du temps.

 

Pendant toutes ces considĂ©rations, notre homme «  du dimanche » reste inerte devant moi. Et, je suis bien-sĂ»r seul face Ă  lui. Quelques minutes plus tĂŽt, avant de le trouver, un autre homme m’avait accostĂ© alors que je marchais devant lui. Dans un Français approximatif, cet homme de « derriĂšre » (il Ă©tait derriĂšre moi) m’avait interpellĂ© poliment pour me demander si j’avais une feuille de papier cigarette Ă  rouler. Non. Il Ă©tait reparti dans le sens opposĂ©.

 

Et moi, aprĂšs m’ĂȘtre Ă©loignĂ© de cet homme, maintenant je rebrousse chemin.

 

Notre homme inerte cuve peut-ĂȘtre son alcool. Il a une respiration rĂ©guliĂšre, ample et apaisĂ©e. C’est bien-sĂ»r trĂšs bien. Mais il n’a pas rĂ©pondu lorsque je lui ai parlĂ©. Il n’a pas rĂ©agi. Je ne sais rien de ce qu’il a pris. Je me mets Ă  penser Ă  Basquiat, qui, lors de son overdose fatale, avait donnĂ©, aussi, Ă  sa petite amie de l’époque, l’impression de dormir paisiblement.

Alors, j’appelle le 15. Tout en me disant que du fait de la manifestation des « gilets jaunes » et des affrontements avec les «  forces de l’ordre », les services sanitaires d’urgence ont dĂ» ĂȘtre particuliĂšrement sollicitĂ©s la veille.

Le samedi 1er dĂ©cembre : « 263 » personnes «  ont Ă©tĂ© blessĂ©es au cour des violences  dont 133 dans la capitale » selon le journal gratuit 20 Minutes de ce lundi 3 dĂ©cembre. Toujours selon ce mĂȘme journal gratuit « (
) «  Gilets jaunes. Le mouvement durera si le gouvernement ne recule pas, estiment deux experts ».

La dame du SAMU me demande des renseignements. Je lui rĂ©ponds. Lieu. Age approximatif de l’homme. CaractĂ©ristiques de la respiration. Pas de trace de sang apparente. Pas de rĂ©action.

Elle me demande de le stimuler en le touchant. Je le fais parce qu’elle me le dit de le faire parce-que, seul, je me dispenserais d’une pareille initiative : il m’est impossible de prĂ©voir la rĂ©action de cet homme lorsque je vais le toucher. Je suis pour lui un inconnu. Il aurait pu avoir une rĂ©action, instinctive, de dĂ©fense ou de protection telle que mordre ma main par exemple lorsque, dans un premier temps, j’avais entrepris de la passer devant ses narines afin de m’assurer qu’il respirait. Avant d’appeler le SAMU.

Je suis au tĂ©lĂ©phone avec cette dame du SAMU lorsque notre homme bouge la tĂȘte, puis se gratte le nez. J’en informe la dame du SAMU. La dame du SAMU me demande si je peux rester avec lui le temps que les pompiers arrivent. Et elle me sollicite afin que je continue les stimulations. J’accepte. Elle me remercie et raccroche.

Quelques secondes plus loin, notre homme commence à ouvrir les yeux. Il me regarde. Je lui parle :

« Bonjour Monsieur. J’ai appelĂ© le SAMU. Les pompiers vont venir s’occuper de vous ».

Assez vite, il se met sur pied, devant moi :

« Les pompiers pour qui ?! ».

« Pour s’occuper de vous car vous n’allez pas bien. Vous ne pouvez pas rester là ».

« Moi, je vais pas bien ?! ». Devant moi, cet homme m’explique maintenant :

« Il ne faut pas appeler les pompiers ! Ils vont croire que c’est grave ! ».

Je comprends sa logique. Mais moi, j’étais face Ă  ce dilemme que je lui traduis :

«  Et moi, comment je fais pour savoir que ce n’est pas grave ? ».

Lui : « Hein ?! ». Il me regarde, son visage prĂšs du mien comme si je suis presque la moitiĂ© d’un idiot. L’esprit peut-ĂȘtre encore assombri par les reflets de l’alcool bien que son haleine soit « neutre ». Mais aussi parce-que le Français n’est pas sa langue maternelle. Ou peut-ĂȘtre pour mieux discerner si je tiens plus de l’homme ou du cheval. Il mesure entre cinq Ă  dix centimĂštres de plus que moi et tangue un peu.

Il reprend :

« (
.) Comment tu fais pour 
savoir que ce n’est pas grave ?! Tu parles aux gens
. ».

Moi : «  Mais je t’ai parlé ! ». (Vu qu’il m’a tutoyĂ© et au vu de l’aspect un peu sec et sans glaçons de l’échange, je le tutoie aussi).

Lui : «  A moi, tu m’as parlé ?! »

Moi : « Mais est-ce que tu te rends compte que je me suis inquiété pour toi ?! ».

Lui : « Quand on s’inquiĂšte pour quelqu’un, on fait pas ça ! 
On lui parle ! ».

A ce moment de notre discussion, je me demande s’il envisage de me frapper vu qu’il est prĂšs de moi, visiblement plus remontĂ© que reconnaissant, et qu’il m’attribue de mauvaises intentions Ă  son encontre. La situation me paraĂźt bien-sĂ»r prendre une tournure quelque peu ironique bien que, je le sais, probable : le secouriste agressĂ©.

Il a un peu reculĂ© lorsqu’il me dit, assez agressif, voire un peu menaçant :

«  Reste attendre
tes pompiers, tes policiers
. ».

Moi : «  Ne reste pas sur la route ! » ( Il se trouve alors sur la route, sur le passage piĂ©tons). J’ajoute : «  Il y’a des voitures qui passent ! ». Il quitte aussitĂŽt la route et se remet sur le trottoir face Ă  moi. Quelques mĂštres et quelques secondes nous sĂ©parent.

Puis, il se retourne et sans ajouter un mot, me tourne le dos, traverse l’avenue en restant bien en rythme sur le passage piĂ©ton. Aucune voiture ne passe. TrĂšs vite, il s’échappe de ma vue. Il marche Ă  une allure plutĂŽt rapide pour un mourant s’il est mourant ou pour un homme en train de faire une overdose s’il fait une overdose. Il me semble que j’aurais Ă©tĂ© incapable de me dĂ©placer aussi vite :

 

Je suis évidemment rassuré pour sa santé.

 

Je rappelle le SAMU. Une collĂšgue de la dame que j’ai eue me rĂ©pond. Je lui explique. Je lui dis aussi que notre homme Ă©tait un «  peu » tendu et que je me suis demandĂ© s’il allait me frapper. (S’il l’avait fait, j’aurais Ă©tĂ© obligĂ© de changer de registre : je serais devenu victime ou agresseur de « mon » patient. OĂč cela se serait-il terminé ? Au commissariat ?).

Au téléphone avec le SAMU, je hasarde que notre homme devait avoir des problÚmes de papier.

(Mais peut-ĂȘtre avait-il dĂ©ja un casier judiciaire pour Ă©briĂ©tĂ© ou pour trouble de l’ordre public ?).

La dame du SAMU prend ça avec humour. Elle me demande quelques informations complĂ©mentaires concernant la tenue vestimentaire de notre homme. Oh, oui, je m’en souviens bien.

Cette dame du SAMU me dit :

« C’est bien, monsieur, vous avez eu les bons rĂ©flexes ». Je la sais sincĂšre. Je considĂšre qu’elle parle de mon premier appel pour prĂ©venir le SAMU. Pour moi, les bons rĂ©flexes ont aussi Ă©tĂ© de laisser partir notre homme. Lorsqu’il aura dĂ©grisĂ©, je me demande de quoi et de qui il se souviendra. D’ĂȘtre tombĂ© sur un baltringue (moi) qui a failli le mettre dans la merde ?!

En rentrant, je raconte l’histoire Ă  ma compagne. AmusĂ©e, elle me dit :

« Cela aurait été drÎle que, finalement, ce soit pour toi que les pompiers viennent ».

Franck, ce lundi 3 décembre 2018.

 

PS : Cet article a d’abord Ă©tĂ© Ă©crit avant l’article https://balistiqueduquotidien.com/privilegie/Je l’ai corrigĂ© et complĂ©tĂ© ce dimanche 9 dĂ©cembre 2018.

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Privilégié

« (
.) La rĂ©alitĂ©, c’est que, pour ĂȘtre un bon entrepreneur, il ne faut pas aimer l’argent, mais miser sur l’audace et savoir se mettre en danger » a « assuré » lors d’une interview de cinq pages un milliardaire Ă  la retraite. Les photos de l’interview Ă©taient quant Ă  elle assurĂ©es par une photographe de renom.

L’interview datait dĂ©jĂ  de prĂšs de six mois lorsque je suis tombĂ© dessus cette semaine. Dans le magazine d’un quotidien prestigieux : Le Monde. AprĂšs une page de pub pour le tĂ©lĂ©phone portable Huawei P20 Pro que je sais depuis cette semaine Ă©galement ĂȘtre « Le » tĂ©lĂ©phone portable du moment, devant l’Iphone et le Samsung Galaxy qui sont au tĂ©lĂ©phone portable depuis des annĂ©es ce que sont Messi et Ronaldo au Ballon d’or.

 

Il y’a un ou deux jours, sur ce rĂ©seau social, une connaissance a entre-autres Ă©crit qu’elle comprenait la colĂšre des « gilets jaunes » mĂȘme si elle ne «  la partage pas ».

 

Nous sommes le mercredi 5 dĂ©cembre 2018 et dans trois jours, le mouvement de manifestation des « gilets jaunes » va Ă  nouveau faire parler de lui pour le troisiĂšme ( quatriĂšme ) samedi de suite si mes comptes sont bons. Sur les Champs-ElysĂ©es, une des vitrines de la rĂ©ussite Ă©conomique et culturelle de la France, l’expression de cette manifestation au dĂ©part spontanĂ©e, populaire, bien que virulente, est dĂ©sormais dĂ©peinte comme celle par laquelle le « chaos » peut dĂ©filer en France. Soit du fait de l’Etat qui a d’emblĂ©e haussĂ© le ton et menacĂ© Ă  l’annonce de la toute premiĂšre manifestation des « gilets jaunes ». Soit du fait du caractĂšre quelque peu incontrĂŽlable et aveugle de certaines manifestations de violence lors de ce mouvement des « gilets jaunes ». Soit du fait, aussi, de la rĂ©cupĂ©ration de ce mouvement. On ne sait plus. On ne sait plus si la violence, lors des manifestations des « gilets jaunes » vient d’abord de l’Etat, ou des casseurs qui en profitent, ou de personnes rĂ©ellement en colĂšre, ou d’organisations d’extrĂȘme droite, anarchistes ou d’extrĂȘme gauche. L’organigramme de ces expressions de violence est difficile Ă  Ă©tablir ou Ă  lire pour le quidam que je suis. Et, bien-sĂ»r, comme souvent, lors d’une pĂ©riode de trouble, les principaux acteurs directs ou indirects de cette situation sont peu disposĂ©s Ă  se faire tirer le portrait lors d’une photo de classe permettant de clairement les identifier.

 

Depuis deux ou trois semaines, donc, discuter du mouvement «  des gilets jaunes » peut susciter divers avis contraires au sein d’une mĂȘme famille, d’un mĂȘme groupe d’amis, de connaissances ou de collĂšgues. Et cela peut dĂ©boucher vraisemblablement sur des dĂ©saccords profonds pour ne pas mentionner des diffĂ©rends Ă  caractĂšre dĂ©finitif. Car chacune et chacun se sent « expert » sur le sujet. Chacun et chacune est Ă  vif sur le sujet.

 

Je vais donc m’attacher Ă  parler de celui que je connais le mieux pour parler du mouvement des « gilets jaunes ». C’est Ă  dire, que je vais parler de moi. Le travers Ă  parler de soi, c’est de faire Ă©talage de son nombrilisme et de son narcissisme plutĂŽt que de sa conscience et de sa rĂ©elle connaissance d’un sujet donnĂ©. L’avantage, c’est que je suis prĂ©venu dĂšs le dĂ©but du piĂšge Ă  Ă©viter en parlant de moi.

En soi, le narcissisme et le nombrilisme peuvent ĂȘtre socialement tolĂ©rĂ©s. Car si le narcissisme et le nombrilisme Ă©taient rĂ©dhibitoires, les rĂ©seaux sociaux auraient pĂ©riclitĂ© depuis longtemps. Et si le narcissisme et le nombrilisme donnaient des gages d’éternitĂ©, des personnalitĂ©s populaires et admirĂ©es comme François Mitterand, Jean d’Ormesson, Jacques-Yves Cousteau et bien d’autres seraient encore en vie. Mitterand et Cousteau sont deux « personnalitĂ©s » que j’ai pu admirer Ă  divers moments de ma vie. Cousteau, alors que j’Ă©tais enfant, pour ses dĂ©couvertes extraordinaires dans la mer. Mitterand, alors que j’Ă©tais adolescent puis adulte. Mitterand, D’Ormesson et Cousteau ont au moins en commun d’avoir bĂ©nĂ©ficiĂ© d’une certaine longĂ©vitĂ© ainsi que de campagnes de communication profilĂ©es habilement de maniĂšre Ă  façonner d’eux une « belle » image.

En matiĂšre de narcissisme et de nombrilisme, tout est affaire de dosage pour que cela reste supportable et convivial. Je ne dispose pas des moyens de ces dĂ©funts en termes de com’ et de relations.  J’espĂšre donc rĂ©ussir Ă  bien doser ma mixture afin qu’elle puisse facilement ĂȘtre avalĂ©e cul-sec. KampaĂŻ ! Tchin ! Tchin !

 

Si j’ai bien retenu, le mouvement des « gilets jaunes » provient des exclus. De celles et ceux qui sont pris Ă  la gorge financiĂšrement et socialement depuis des annĂ©es. Et qui n’en peuvent plus. S’il regroupe des personnes de diffĂ©rents horizons sociaux, culturels et Ă©conomiques, il est fait, aussi, de personnes qui touchent le SMIC ou qui sont sous le seuil de pauvretĂ©. Je pourrais maintenant filer sur internet afin de me renseigner prĂ©cisĂ©ment sur le montant du SMIC (le salaire minimum afin d’avoir une vie Ă  peu prĂšs dĂ©cente) et me faire beau en me prĂ©sentant comme celui qui sait exactement quel est son montant. Je vais plutĂŽt me fier Ă  ma mĂ©moire et tant pis si je me ridiculise :

La derniĂšre fois que j’ai vĂ©rifiĂ©, le SMIC Ă©tait Ă  1100 euros ( 1184 euros aprĂšs vĂ©rification ) et je crois que l’on parle d’un seuil de pauvretĂ© lorsque l’on touche un salaire Ă©gal ou infĂ©rieur Ă  900 euros par mois.

En France, en 2018, on est considĂ©rĂ© comme pauvre lorsque l’on touche un salaire Ă©gal ou infĂ©rieur Ă  900 euros par mois.

Au vu de ces deux chiffres, je suis un privilĂ©giĂ©. Je le savais dĂ©jĂ  selon mes propres critĂšres mais ces deux chiffres me contraignent Ă  l’admettre que je le veuille ou non.

Je suis un privilégié parce-que je touche un peu plus de deux fois le SMIC chaque mois.

Mais aussi, parce qu’il y’a 11 ans maintenant, j’ai pu m’acheter un F2 sur le marchĂ© de l’ancien en m’endettant sur 25 ans. Dans une ville de banlieue proche de Paris si «  bien » rĂ©putĂ©e qu’alors que les prix de l’immobilier dans Paris et dans des villes voisines de Paris nĂ©cessitent presque une formation de cosmonaute pour les atteindre, les prix de l’immobilier pratiquĂ©s dans ma ville stagnent voire baissent depuis plusieurs annĂ©es. A Argenteuil, j’ai parfois l’impression qu’il faudrait presque donner une prime spĂ©ciale aux futurs acquĂ©reurs Ă©ventuels.

 

J’ai une voiture. Cette information a son importance puisque l’augmentation du coĂ»t de l’essence a Ă©tĂ© le dĂ©clencheur du mouvement «  des gilets jaunes ». Depuis plusieurs annĂ©es, je vois la voiture comme ce qui me donne une certaine indĂ©pendance de dĂ©placement. Mais je la vois aussi comme un objet de luxe malgrĂ© son caractĂšre Ă©minemment utile. Le coĂ»t d’entretien d’une voiture est assez Ă©levĂ©, entre l’assurance, les rĂ©visions, le carburant et les Ă©ventuelles rĂ©parations. Bien des personnes n’ont pas les moyens de s’offrir une voiture. J’ai obtenu mon permis il y’a 23 ans. En 23 ans, j’ai eu deux voitures. Ma premiĂšre avait plus de 100 00 kilomĂštres au compteur lorsque je l’ai achetĂ©e. J’ai Ă©tĂ© obligĂ© de m’en sĂ©parer au bout de six ans aprĂšs que sa colonne de direction ait Ă©tĂ© cassĂ©e. On avait essayĂ© de me la voler. Parce qu’elle faisait partie des voitures faciles Ă  voler ai-je appris par la suite : C’était une Opel Corsa.

Pour acheter ma voiture actuelle, j’ai d’abord dĂ» faire un crĂ©dit que j’ai remboursĂ© pendant trois Ă  quatre ans. Cela fait dix sept ans que j’ai la mĂȘme voiture. Depuis que je me suis mariĂ© et ai eu une fille, ma voiture est parfois un petit peu petite.

NĂ©anmoins, je suis un privilĂ©giĂ©. Lorsque j’ai besoin d’un vĂ©hicule, ma voiture est lĂ . MĂȘme si je lui prĂ©fĂšre largement les transports en commun et la marche, je sais pouvoir en disposer lorsque j’en ai besoin. C’est un luxe.

Un autre de mes luxes est de pouvoir rembourser mes crĂ©dits lorsque j’en contracte mĂȘme si je suis constamment Ă  dĂ©couvert du fait de mauvaises habitudes prises il y’a des annĂ©es. Mauvaises habitudes ( de cĂ©libataire sans enfant peut-ĂȘtre) dont j’ai du mal Ă  me dĂ©barrasser mĂȘme si je suis aujourd’hui plus raisonnable.

 

Je suis aussi un privilĂ©giĂ© parce-que j’ai un emploi de fonctionnaire. MĂȘme si le statut de fonctionnaire est menacĂ© et que je suis un exĂ©cutant parmi d’autres, je dispose encore de la sĂ©curitĂ© de l’emploi. Et d’un salaire qui arrive tous les mois Ă  une date rĂ©guliĂšre.

 

Je peux encore partir en vacances avec femme et enfant. Généralement en été. En France. Un peu moins en Guadeloupe ou à la Réunion. Car il faut un budget plus élevé pour ces deux destinations.

 

Je peux m’inscrire dans un club de sport. Et pratiquer ma discipline sportive Ă  peu prĂšs rĂ©guliĂšrement. Je ne pousse pas la vice jusqu’à me contenter de m’inscrire juste pour le plaisir de contempler ma licence en me disant avec gourmandise : « Je peux le faire ».

 

Mon casier judiciaire est vierge. Je rĂ©ussis Ă  payer mes impĂŽts dans les dĂ©lais. AprĂšs avoir Ă©tĂ© dĂ©tenteur d’une carte orange, j’ai finalement optĂ© pour un Pass Navigo. Je n’aurais de toute façon pas eu le choix vu que tout a Ă©tĂ© fait pour nous obliger Ă  adopter le Pass Navigo.

A NoĂ«l, et pour certains anniversaires, je peux acheter quelques cadeaux Ă  mes proches : sƓur, frĂšre, neveux, niĂšces, compagne, ma fille, amis. LĂ , encore, du fait de mes mauvaises habitudes prises il y’a plusieurs annĂ©es, j’ai recours au dĂ©couvert bancaire. Je n’ai, Ă  ce jour, pas connu le statut d’interdit bancaire. Je suis un privilĂ©giĂ©.

 

Je suis aussi un privilĂ©giĂ© parce-que, en grande partie grĂące Ă  mes parents, j’ai pu ĂȘtre un « bon  élĂšve ». Un « bon » citoyen. Une personne qui fait ses devoirs. Qui a pu obtenir un diplĂŽme professionnel Ă  mĂȘme de lui assurer un emploi stable. Qui se tient Ă  carreaux et qui se dĂ©foule lĂ  oĂč la sociĂ©tĂ© l’y autorise : en employant un langage respectueux et policĂ©; en frĂ©quentant les clubs de sport; en consommant dans les magasins de grande distribution aux heures autorisĂ©es; en partant faire des voyages quand c’est permis et lĂ  oĂč c’est permis; en recourant Ă  des moyens lĂ©gaux, actions et comportements dont il est possible d’effectuer une traçabilitĂ© satisfaisante et constante.

 

Lorsqu’à la gare de Cergy St-Christophe – ville oĂč j’ai habitĂ© pendant une quinzaine d’annĂ©es Ă  partir de 1985- la SNCF avait dĂ©cidĂ© d’installer des composteurs ( ou plutĂŽt des portes de validation ) ayant pour effet immĂ©diat de restreindre notre libertĂ© de mouvement et de dĂ©placement, je m’y Ă©tais adaptĂ©. Je me souviens avoir entendu un jeune, sans doute encore mineur, qui, apprenant cette nouveautĂ© avait dit Ă  un de ses copains :

 » T’inquiĂšte, on va tout dĂ©foncer ! ». Sa remarque m’avait surpris et un peu inquiĂ©tĂ©. La ville de Cergy St-Christophe a bĂ©nĂ©ficiĂ©, aussi, d’une assez mauvaise rĂ©putation. En quinze ans, je n’y ai connu aucun problĂšme. Et, lorsque les portes de validation avaient finalement Ă©tĂ© installĂ©es, rien n’avait Ă©tĂ© dĂ©foncĂ©. Ou alors je dormais pendant ce temps-lĂ  et la SNCF s’Ă©tait empressĂ©e de tout rĂ©parer avant mon rĂ©veil.

Lorsqu’à la gare d’Argenteuil, il y’a environ cinq annĂ©es, la SNCF a dĂ©cidĂ© d’installer des portes de validation ayant les mĂȘmes effets qu’à la gare de Cergy St-Christophe, comme la majoritĂ© des usagers, je m’y suis lĂ  aussi adaptĂ©.

Depuis quelques semaines, la gare St Lazare par laquelle j’accĂšde Ă  Paris, est en train de se doter de plus de deux cents composteurs ( 140 exactement : au delĂ  du chiffre 130, je ne rĂ©ponds plus de rien en matiĂšre de calcul). Officiellement, c’est pour :

« AmĂ©liorer notre confort ». Je ne vois pas de quel confort il est question lorsqu’aux heures de pointe, dĂ©jĂ , nous sommes tel du bĂ©tail qui piĂ©tine vers ses diverses correspondances.

 

 

J’ai oubliĂ© les chiffres, mais, en semaine, la gare de Paris St Lazare ( crĂ©Ă©Ă© en 1837 ), voit passer des milliers de personnes ( 300 000 personnes par jour/ 100 millions de voyageurs par an d’aprĂšs les chiffres trouvĂ©s ce jeudi 6 dĂ©cembre sur le net ). Elle est la gare ferroviaire recevant le plus grand nombre d’usagers dans Paris. Il est vrai qu’une fois que je suis dans le train, j’évite les embouteillages.Et qu’en pĂ©riode de grĂšve des trains, Argenteuil Ă©tant proche de Paris, j’en pĂątis moins que celles et ceux qui vivent dans des villes de banlieue plus Ă©loignĂ©es. Je suis lĂ  aussi un privilĂ©giĂ©.

 

Avec l’arrivĂ©e de ces portes de validation, bientĂŽt, l’usager qui Ă©chouera Ă  les franchir pour « dĂ©faut » de prĂ©sentation du titre de transport adĂ©quat, ou parce-qu’il ne remplira pas certaines critĂšres, sera peut-ĂȘtre dĂ©clarĂ©….invalide. Et ces portes de validation aujourd’hui prĂ©sentĂ©es de maniĂšre ludique et inoffensives par la SNCF se rĂ©vĂ©leront peut-ĂȘtre plus tard comme des « outils » de refoulement s’appliquant aux individus indĂ©sirables. On pensera en prioritĂ© aux terroristes et aux dĂ©linquants identifiĂ©s. Mais ces profils pourront ĂȘtre Ă©largis aux mendiants, personnes en recherche d’emploi, femmes et hommes d’un certain Ăąge etc….

 

Ma vision, peu originale, force peut-ĂȘtre le trait. NĂ©anmoins, en pratique, il m’est difficile de percevoir ces portes de validation comme des atouts en termes de confort. Si leur fonction est de lutter par exemple contre la fraude, la majoritĂ© des usagers va devoir subir la contrainte de ces portes « juste » pour rĂ©duire un comportement qui est le fait d’une minoritĂ©.  Et afin que cette  « mission » puisse ĂȘtre rĂ©alisĂ©e dans les meilleures conditions, nous voilĂ  encore un peu plus mis Ă  contribution, un peu plus infantilisĂ©s et davantage sĂ©questrĂ©s en pleine jour en toute lĂ©galitĂ© sans que nous soyons auteurs du moindre dĂ©lit.

 

 

Depuis deux ou trois ans, le projet du  » Grand Paris » nous a Ă©tĂ© prĂ©sentĂ© comme une belle avancĂ©e dans bien des domaines. J’y ai cru. Et ce sera sans doute le cas pour certains aspects. Mais, lĂ , est-ce le rĂ©sultat de prĂšs de dix annĂ©es de trajet par le train pour me rendre au travail Ă  Paris cumulĂ©es avec cette arrivĂ©e proche de ces  » portes de validations » ? Mais le projet du              » Grand Paris » mĂȘme devancĂ© par l’organisation des Jeux Olympiques en 2024 qui nous promet une crĂ©ative campagne de communication, bien plus sĂ©duisante que celle de la SNCF pour les dites- portes de validation, pour nous en expliquer les formidables retombĂ©es, me rend de plus en plus circonspect. Peut-ĂȘtre parce-que je vieillis.

C’est peut-ĂȘtre parce-que je vieillis que, depuis plusieurs annĂ©es, j’ai parfois l’impression que nous vivons dans un pays qui se renferme de plus en plus. Tandis que l’on y ouvre plus de centres commerciaux, que l’on y crĂ©e plus de nouveaux projets immobiliers que l’on ne crĂ©e d’hĂŽpitaux ou que l’on n’ouvre de services et de centres de soins mais aussi d’écoles ou de classes. Pourtant, il y’a un hĂŽpital dans ma ville et contrairement Ă  bien des parents, pour le moment, nous pouvons emmener notre fille Ă  l’école en une dizaine de minutes Ă  pied. MĂȘme si le personnel de l’école publique a de moins en moins de moyens pour mener Ă  bien ses diverses missions et que celle-ci inspire de plus en plus un certain sentiment de suspicion, je suis un privilĂ©giĂ©. MĂȘme si plusieurs parents que nous avons cĂŽtoyĂ©s ont pu, aprĂšs plusieurs candidatures, faire admettre leur enfant (certains de l’ñge de notre fille encore en maternelle) dans l’école privĂ©e voisine Ă  raison de 300 euros par mois.

Bien que vieilli et peut-ĂȘtre aigri, je suis encore plutĂŽt en bonne santĂ©. Lorsque j’ai besoin de soins, j’ai encore la possibilitĂ© de les payer. S’il le faut. Et, lorsque je l’estime nĂ©cessaire, je peux encore choisir un spĂ©cialiste considĂ©rĂ© comme particuliĂšrement compĂ©tent.

Pour l’instant, je n’ai pas encore Ă  choisir entre faire un plein d’essence, faire des courses ou acheter des vĂȘtements pour ma fille.

Mon tĂ©lĂ©phone portable est un Iphone 5S. Je l’ai depuis plus de deux ans. L’Iphone actuel doit ĂȘtre un numĂ©ro 7 ou 8. J’ai oubliĂ©. Avant lui, je changeais de tĂ©lĂ©phone portable environ tous les deux ou trois ans. Depuis que je sais que la fabrication des tĂ©lĂ©phones portables est un dĂ©sastre Ă©cologique, j’essaie de voir comment je peux Ă©viter de contribuer Ă  la dĂ©rive Ă©cologique gĂ©nĂ©rale. Ce qui est un exercice difficile car l’obsolescence programmĂ©e de mon tĂ©lĂ©phone portable va peut-ĂȘtre me forcer Ă  en changer.

Notre ordinateur portable a sept ou huit ans. Je n’ai aucune intention d’en changer. Il marche de maniĂšre satisfaisante. Je suis un privilĂ©giĂ©.

J’ai Ă©crit et rĂ©pĂ©tĂ© un certain nombre de fois dans cet article comme je suis un privilĂ©giĂ©. Je le suis. J’ai pourtant parfois besoin de m’en convaincre. J’ai quelques fois un peu de mal Ă  m’en convaincre.  « De l’audace, se mettre en danger », il me semble que chacun et chacune, de par les choix qui lui incombent, de par les responsabilitĂ©s qui le concernent Ă  un moment ou plusieurs moments de sa vie, fait preuve ou a fait preuve d’audace et s’est mis ou se met en danger. Pourtant, il est bien des fois oĂč cela n’a pas suffi.

Les migrants qui se noient dans la mer mĂ©diterranĂ©e parce qu’ils fuient la guerre, la peur, la misĂšre, font montre d’une audace dont je suis incapable. Et ils se mettent en danger Ă  un point tel que le privilĂ©giĂ© que je suis ignore. Pourtant, pour un certain nombre d’entre eux, ça n’a pas suffi et ça ne suffira pas.

Bien des « gilets jaunes » qui manifestent font preuve d’une audace Ă©quivalente. Et ils se mettent aussi en danger. Il n’y’a aucun milliardaire parmi eux. Du moins, pour l’instant. Et, moi, le privilĂ©giĂ©, je reste abritĂ©. J’observe. Je me culpabilise. Je pĂšse le pour et le contre. Je me dis qu’aller manifester est trop risquĂ©. Mais aussi qu’il est trĂšs difficile de s’y retrouver entre les casseurs, celles et ceux qui rĂ©cupĂšrent le mouvement, les forces de l’ordre qui, lorsqu’elles chargeront, ne feront pas de dĂ©tail entre les gentils manifestants et les autres.

Les « gilets jaunes » manifestent-ils uniquement pour une question d’argent ? A mon avis, non.

Bien-sĂ»r, je dĂ©sapprouve les actes de violence aveugles qui touchent, heurtent, celles et ceux qui se trouvent au mauvais endroit, au mauvais moment, alors que certains cassent, frappent, dĂ©truisent. Mais l’origine d’une bonne partie ces violences est nĂ©anmoins bien prĂ©sente depuis des annĂ©es dans cette sociĂ©tĂ© dont nous sommes les citoyens. Les citoyens
.privilĂ©giĂ©s.

 

Franck, ce mercredi 5 décembre 2018.

PS : j’Ă©tais en colĂšre en Ă©crivant cet article hier. Et, plusieurs heures aprĂšs l’avoir Ă©crit, je m’Ă©tonnais de ressentir autant de colĂšre. Je me demandais d’oĂč elle provenait. Pourtant, je n’ai rien cassĂ© sur mon passage en allant prendre le train pour me rendre sur Paris. Et, je n’ai bousculĂ© personne dans le mĂ©tro, dans les escalators ou ailleurs. Ce matin, ce jeudi 6 dĂ©cembre, j’attribue la colĂšre que j’ai ressenti hier Ă  un retour de flamme de mon sentiment de culpabilitĂ©. Je me suis senti coupable lors du premier ou du deuxiĂšme samedi de manifestation des « gilets jaunes » Ă  Paris. Si j’Ă©tais restĂ© chez moi ce jour-lĂ , je me serais mieux portĂ©. Mais ce samedi-lĂ , j’avais dĂ©cidĂ© de me faire plaisir. Et, j’Ă©tais parti acheter- consommer- du thĂ© dans un magasin oĂč j’ai mes habitudes. En sortant du mĂ©tro, je m’Ă©tais retrouvĂ© en plein marchĂ©. Les commerces de bouche Ă©taient bondĂ©s. Pour toutes ces personnes prĂ©sentes sur le marchĂ© et dans ces commerces, la vie continuait sans une fĂȘlure. Tandis que sur les Champs ElysĂ©es et ailleurs en France, des personnes manifestaient car au bout du rouleau. Lors du trajet, j’avais pourtant entendu l’annonce rĂ©pĂ©tant que telles stations de mĂ©tro n’Ă©taient pas desservies. Mais je n’avais pas tout de suite fait le rapprochement avec les « gilets jaunes ». Dans le magasin de thĂ©, oĂč se trouvait un couple d’un certain Ăąge, je m’Ă©tais mĂȘme interrogĂ© Ă  voix haute sur la raison pour laquelle ces stations de mĂ©tro n’Ă©taient pas desservies. La femme du couple m’avait alors regardĂ© en souriant sans un mot. Savait-elle ?

Je manifeste rarement. Je me mĂ©fie beaucoup des effets de groupe. Je sais que la vie est faite de nuances. Je continue d’apprendre Ă  essayer de les saisir. Mais ce samedi-lĂ , Ă  me voir faire partie de celles et ceux qui, dans cet arrondissement de Paris plutĂŽt privilĂ©giĂ©, faisaient apparemment leurs courses sans se prĂ©occuper des lendemains tandis que d’autres…..je me suis senti coupable. Pourtant, je suis un privilĂ©giĂ©. Je crois….

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Cinéma

Rafiki

 

« Il semblerait que ce soit un film généreux et miÚvre ».

 

Il y’a plusieurs semaines, au sortir d’une sĂ©ance dans un complexe de cinĂ©ma Ă  Paris, je l’ai reconnu. Sans doute un souvenir de sĂ©ances de presse partagĂ©es, chacun dans son coin, du temps oĂč j’écrivais pour Brazil. C’était Ă©tonnant de tomber sur lui dans cet endroit.

Durant quelques mĂštres, j’ai marchĂ© derriĂšre lui.

 

Je me suis dĂ©cidĂ© Ă  l’accoster. Accessible et sympathique, il m’a alors appris avoir Ă©tĂ© mis Ă  la retraite de l’hebdomadaire dans lequel j’avais pu lire un certain nombre de ses critiques de cinĂ©ma pendant des annĂ©es. Il intervient encore dans l’émission Le Masque et la plume que je connais de nom.

J’ai dĂ©fendu Rafiki. Il m’a Ă©coutĂ©. Il a alors rĂ©pondu que, comme le lui a recommandĂ© un jour Jacques Lourcelles – qu’il m’a prĂ©sentĂ© comme un « historien du cinĂ©ma »- il est impĂ©ratif de toujours se faire soi-mĂȘme sa propre opinion d’un film en allant le voir.

Je l’ai Ă©coutĂ© Ă  mon tour : j’ignorais qui Ă©tait Jacques Lourcelles.

Deux mois sont passés depuis que ce critique de cinéma et moi nous sommes croisés.

Et, c’est seulement aujourd’hui que je viens de faire quelques recherches sur le net pour dĂ©couvrir l’identitĂ© de Jacques Lourcelles. Ce qui fera sourire ou grimacer celles et ceux qui sont au fait de ses engagements et d’une certaine histoire du mĂ©tier de critique et d’historien du cinĂ©ma.

Alors que nous allions nous sĂ©parer, notre critique cinĂ©ma de Le Masque et la Plume et moi, j’ai pensĂ© Ă  dire mon nom et Ă  Ă©voquer mon projet de crĂ©er un blog : trop souvent, de par le passĂ©, lorsqu’il m’est arrivĂ© de croiser des personnes « mĂ©diatisĂ©es », j’ai oubliĂ© cette rĂšgle Ă©lĂ©mentaire, en usage pourtant lors de toute rencontre comme lors de tout cĂ©rĂ©monial social, qui consiste
.Ă  se prĂ©senter. Peu importe que notre interlocutrice ou notre interlocuteur «  mĂ©diatisé », choisisse ensuite de classer sans suite ces « faibles » moments que nous avons passĂ©s avec lui. On acquiert davantage de prĂ©sence et de consistance en donnant son nom et son prĂ©nom plutĂŽt qu’en se confinant soi-mĂȘme Ă  double tour avec prĂ©caution dans l’effacement et l’autodĂ©nigrement. Comme l’a Ă  peu prĂšs dit rĂ©cemment l’artiste Kheiron dans une interview Ă  propos de certains acteurs-renommĂ©s- de son dernier film (Mauvaises herbes, sorti ce 21 novembre 2018) :

« Si tu traites les gens comme des stars, ils vont rĂ©agir comme des stars ». J’ai enviĂ© Ă  Kheiron l’évidence d’une telle assurance mais aussi d’une si grande clairvoyance que je vois comme ce qui lui a permis, avec le travail et certaines aptitudes, Ă  « rĂ©ussir » sa carriĂšre comme il a entrepris de le faire.

Les deux hĂ©roĂŻnes du film Rafiki de Wanuri Kahiu (sorti en salles ce 26 septembre 2018) envieraient davantage la belle assurance de Kheiron. MĂȘme si je crois aussi au fait que l’on peut faire une force de ses faiblesses. Je repense par exemple Ă  l’actrice Yolande Moreau Ă  qui un de ses profs, avant qu’elle ne devienne la comĂ©dienne Yolande Moreau que l’on « connaĂźt », avait pu dire afin qu’elle croie en ses capacitĂ©s au moins de comĂ©dienne : «  Vends tes faiblesses ! ».

Il y’a du Ken Loach dans cette phrase : «  Vends tes faiblesses ! ». Et, cela me rappelle cette scĂšne dans Raining Stones oĂč le prĂȘtre envoie bouler Dieu et la Loi, devant la dĂ©tresse et la culpabilitĂ© du hĂ©ros, pĂšre croyant et de condition modeste, qui a « fauté » pour offrir un peu de rĂȘve Ă  sa fille.

 

« Vends tes faiblesses ! ».

 

Au dĂ©but de Rafiki, Kena et Ziki sont chacune Ă  leur façon des jeunes femmes prometteuses, bien Ă©duquĂ©es, raisonnables et respectables. En conformitĂ© avec ce que l’on attend d’elles. Aucune faiblesse Ă  vendre a priori.

Kena (l’actrice Samantha Mugatsia) avec son physique de garçon manquĂ© Ă  la Syd Tha Kid (une des artistes du groupe californien The Internet) est plutĂŽt de classe moyenne. Elle fait la navette entre ses parents divorcĂ©s, les Ă©tudes, le petit commerce de son pĂšre et le foot avec les copains.

Ziki, elle (l’actrice Sheila Munyva) est la jeune bourgeoise insouciante qui Ă©met une sorte d’excentricitĂ© capillaire ostentatoire. Tout se passe bien pour les deux jeunes femmes tant que chacune vit dans sa jarre.

Nous sommes dans le KĂ©nya d’aujourd’hui, Ă  Nairobi, pays plutĂŽt prospĂšre Ă©conomiquement et assez stable politiquement malgrĂ© certains Ă©vĂ©nements rĂ©cents particuliĂšrement violents.

 

Rafiki se dĂ©roule dans un Ă©crin Ă  l’écart des menaces terroristes et des actes de dĂ©linquance.

 

Mais Kena et Ziki ont la faiblesse de s’attirer l’une et l’autre. Les jarres se brisent. Et, Ă  mesure qu’elles se dĂ©couvrent et commencent Ă  s’émanciper, elles dĂ©couvrent les limites de leur libertĂ© comme celles de la comprĂ©hension de leurs proches. Lesquels sont autant voire plus corsetĂ©s qu’elles ne le sont par certains stĂ©rĂ©otypes sociaux. PĂ©ril pĂ©riphĂ©rique, la solitude de Kena et Ziki ne fond pas alors qu’elles sont perçues…comme de mauvaises herbes.

On peut vendre ses faiblesses ou chanter Come Smoke My Herb comme l’artiste Me’Shell NdĂ©gĂ©ocello dans une sociĂ©tĂ© qui l’accepte. Kena et Ziki vivent dans une autre sociĂ©tĂ©. Leur amour (comme tout amour ?) est rĂ©volutionnaire ou un luxe que leur entourage perçoit comme un mauvais sort jetĂ© au visage de toute la communautĂ© et de toutes les gĂ©nĂ©rations prĂ©cĂ©dentes.

Ça fait penser Ă  RomĂ©o et Juliette version LGBTI ? Oui. Rafiki est un film rĂ©volutionnaire au moins pour son sujet ; parce qu’il a Ă©tĂ© interdit au Kenya ; parce- qu’il s’agit du premier film kenyan sĂ©lectionnĂ© au festival de Cannes ; parce qu’il nous montre une autre couleur que celle des safaris, des splendides paysages africains, et de ces femmes et hommes africains, « c’est formidable ! » qui ont toujours la banane et nous redonnent le sourire pour la journĂ©e.

 

Franck, ce mardi 27 novembre 2018.

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FrĂšres ennemis

FrÚres ennemis un film de David Oelhoffen (sorti en salles le 3 octobre 2018 )

Je tenais beaucoup Ă  voir ce film. D’un cĂŽtĂ©, l’acteur Matthias Schoenaerts dont je prĂ©fĂšre la prestation dans le film Bullhead ( 2011) Ă  celle qu’il avait pu ensuite dĂ©livrer dans De Rouille et d’os ( 2012) de Jacques Audiard. MĂȘme si j’aime beaucoup le cinĂ©ma de Jacques Audiard. Peut-ĂȘtre parce-que j’avais Ă©tĂ© influencĂ© par mes trĂšs bons souvenirs de lecture, quelques annĂ©es auparavant, du livre de nouvelles Un GoĂ»t de rouille et d’os de l’auteur Craig Davidson dont Audiard s’était inspirĂ©.

Je n’ai pas encore vu l’acteur Matthias Schoenaerts dans Maryland (2015) d’Alice Winocour.

De l’autre cĂŽtĂ©, l’acteur Reda Kateb que j’avais interviewĂ© pour son rĂŽle dans Qu’un seul tienne et les autres suivront ( 2009) de LĂ©a Fehner et dont j’essaie autant que possible de suivre la fertile carriĂšre.

 

L’affiche montrant Reda Kateb et Matthias Schoenaerts face Ă  face est racoleuse. Le titre du film est racoleur. Et le rictus de Reda Kateb est peu flatteur pour lui. L’un des inconvĂ©nients avec ce type d’affiche, c’est d’inciter le spectateur Ă  faire des comparaisons avec des films policiers amĂ©ricains comme Heat ( 1995) de Michael Mann oĂč les deux acteurs vedettes- mondialement connus- poids lourds que sont Robert De Niro et Al Pacino avaient partagĂ© l’affiche. Certains spectateurs qui auront ce genre de film en tĂȘte comme repĂšre seront sĂ»rement déçus devant l’écran. Mais il fallait bien rendre ce projet attractif et convaincre les amateurs de films policiers qu’une rĂ©alisation franco-belge peut captiver notre attention.

 

FrĂšres ennemis a certes des scĂšnes d’action trĂšs bien filmĂ©es et trĂšs bien servies. Mais ce serait du gĂąchis que de le rĂ©sumer Ă  un film de « Boum-Boum ! Pan ! Pan ! T’es mort ! Tu croyais que tu allais m’avoir ?! Regarde ta face dans le crachoir. Je t’ai bien eu, fils de p… ! ».

 

Reprenons-nous. FrĂšres ennemis a bien sa personnalitĂ©. Celle d’un film bien au fait d’une certaine rĂ©alitĂ© sociale au moins en France peut-ĂȘtre en Belgique.

 

Le film respecte la rĂšgle selon laquelle, la soliditĂ© d’une histoire tient une sa bonne distribution et Ă  un scĂ©nario bien taillĂ©. MĂȘme si, quelques fois, il y’a des bouts qui dĂ©passent.

Autour de Matthias Schoenaerts et Reda Kateb, j’ai Ă©tĂ© marquĂ© par les rĂŽles clĂ©s tenus par Adel BenchĂ©rif ( Imrane), Ahmed Benaissa ( Raji, le « parrain » de la citĂ© ), Gwendolyn Gourvenec ( Manon, l’ex-compagne de Manuel jouĂ© par Matthias Schoenaerts ). Et il m’a plu de retrouver l’acteur Marc BarbĂ©, qui, dans Qu’un seul tienne et les autres suivront de LĂ©a Fehner, imposait sa violence au personnage friable interprĂ©tĂ© alors par Reda Kateb. Indirectement, il est assez drĂŽle de pouvoir constater dans ce film l’évolution de ces deux acteurs dans les deux rĂŽles qu’ils occupent.

 

J’ai beaucoup aimĂ© FrĂšres ennemis car j’y ai retrouvĂ© de ce fatum prĂ©sent dans un film comme Romanze Criminale (2005) rĂ©alisĂ© par Michele Placido, oĂč, en devenant adultes, les hĂ©ros sont restĂ©s les mĂȘmes enfants se heurtant aux mĂȘmes murs du monde qui les entoure et qu’ils aspirent, pourtant, Ă  conquĂ©rir. Ils ont beau devenir grands et calĂ©s dans leur domaine (les Stups pour Driss devenu flic, le trafic de coke pour Imrane et Manuel) ils restent contrecarrĂ©s par leurs limites.

Tout puissants et reconnus qu’ils sont, Imrane et Manuel appartiennent plus Ă  leur citĂ© de banlieue qu’elle ne leur appartient. Manuel a beau avoir un bel appartement dans un bon quartier parisien, celui-ci est dĂ©sertĂ© et lui sert
de citĂ©-dortoir voire de cachette.

La vie qu’il aurait souhaitĂ© reste pour lui Ă©nigmatique. La greffe, malgrĂ© l’attirance magnĂ©tique que cette vie rĂȘvĂ©e a sur lui, n’a pas pris. Et l’on devine par sa relation avec son ex compagne, Manon, qu’il est trop dĂ©pendant de sa vie passĂ©e pour pouvoir s’insĂ©rer dans un autre mode de vie. Ses vĂ©ritables repĂšres se trouvent dans l’environnement qu’il a toujours connu et qui va l’engloutir : la citĂ© oĂč il a grandi.

Un des points forts du film est d’avoir bien montrĂ© que la dĂ©pendance de Manuel, Imrane et de Driss s’exprime par rapport Ă  ce passĂ© et cette citĂ© qu’ils ont en commun.

FrĂšres ennemis nous fait donc l’économie de protagonistes embarquĂ©s par les effets d’une consommation inflationniste de stupĂ©fiants. Ce faisant, le film rappelle une vĂ©ritĂ©. Un « bon » trafiquant de stupĂ©fiants est un trafiquant clean, lucide, vif, instinctif et suffisamment maitre de lui-mĂȘme. Un adepte du grand banditisme, c’est d’abord une personne qui a certaines aptitudes physiques, qui sait se servir de sa tĂȘte et qui connaĂźt si bien son environnement qu’il peut s’y dĂ©placer et s’en Ă©chapper sans se faire attraper.

Le film nous le montre Ă  plusieurs reprises de maniĂšre rĂ©aliste. Car la citĂ© oĂč ont grandi Driss, Manuel et Imrane, est leur royaume.

Ce royaume, Driss a fait le choix de le quitter pour ĂȘtre en accord avec la loi. Ce qui aurait pu, normalement, se traduire pour lui en respect et admiration, s’est transformĂ© en bannissement et en reniement. Il est le portrait-robot du traĂźtre. Peut-ĂȘtre parce qu’il est devenu flic et que le flic, ici, reprĂ©sente le Français armĂ©, le blanc, le riche, qui s’en prend aux Ă©trangers et aux pauvres. Peut-ĂȘtre aussi, ce n’est pas Ă©noncĂ©, parce qu’il a choisi de se mettre en couple avec une Française. A voir la popularitĂ© et la respectabilitĂ© dont bĂ©nĂ©ficient Imrane et Manuel au contraire d’un Driss, particuliĂšrement esseulĂ© sauf lorsqu’on le voit avec sa fille idĂ©alement mature et sereine, on a une idĂ©e du fort attrait que le crime et la loyautĂ© peuvent exercer sur bien des jeunes et des moins jeunes.

 

Comme dans tout film policier, nous assistons Ă  des duels entre des caractĂšres affirmĂ©s. Entre untel et untel qui joue au chat et Ă  la souris avec untel. En plus de cela, FrĂšres ennemis, sans trop en faire, nous explique qu’il y’a deux sortes d’adeptes du grand banditisme :

 

Ceux comme Imrane et Manuel, dans la force de l’ñge, qui sont Ă©tablis, organisĂ©s, respectĂ©s mais qui vivent au jour le jour. Ce qui les rabaisse au rang de petites frappes malgrĂ© leur « rĂ©ussite ».

Et ceux qui voient loin, qui Ă©trennent une certaine conscience politique, et bĂ©nĂ©ficient d’une trĂšs haute respectabilitĂ©.

Les scĂšnes familiales et conjugales de FrĂšres ennemis sont abouties. Il en est une oĂč Driss rend visite Ă  ses parents. On comprend ce qu’il lui en a coĂ»tĂ© de grandir et de s’émanciper. Mais ce film dit aussi beaucoup avec peu de mots. Et c’est aussi en cela qu’il est rĂ©ussi.

Lorsque Manuel, braqué par un de ses complices, reste le dominant et le soumet à la confession :

« Regarde-moi ! ».

Lorsque Driss doit presque se cacher Ă  l’égal d’un clandestin en situation irrĂ©guliĂšre dans son ancien quartier pour assister durant quelques moments Ă  une partie de pĂ©tanque Ă  laquelle son propre pĂšre participe sans doute.

Ou Lorsque Driss encore, au sortir d’une planque, est entourĂ© de jeunes de sa citĂ© qui le menacent.

 

La conclusion du film est socialement trĂšs pessimiste pour le futur d’une certaine jeunesse et d’une partie du pays puisque la famille qui devrait ĂȘtre un repaire garant de l’avenir est ici une famille dĂ©composĂ©e, dĂ©loyale ou qui renie ses enfants.

 

Franck, ce vendredi 19 octobre 2018.

 

 

 

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De Chaque instant

De Chaque instant documentaire réalisé par Nicolas Philibert, sorti en salles ce 29 aout 2018.

 

L’eau coule sans fin dans l’évier. C’est une hĂ©morragie qui va aider la vie. Son dĂ©bit maitrisĂ© par un robinet va permettre de se laver les mains. Mais selon un rituel Ă  mĂȘme de prĂ©parer des Ă©tudiantes et des Ă©tudiants infirmiers. Chaque enseignement a ses rĂšgles et ses interdits. Il y’a dans cette premiĂšre scĂšne et dans ce simple geste, pratiquĂ© sans doute un million de fois dans une existence, de De Chaque instant de Nicolas Philipert , l’exposition en pleine lumiĂšre d’un dressage aussi justifiĂ© soit-il pour des raisons sanitaires. Cette eau qui s’écoule depuis ce robinet, cela peut aussi ĂȘtre l’ñme de ces Ă©tudiantes et Ă©tudiants infirmiers mais aussi celle de tant d’autres personnes appartenant Ă  leur passĂ© comme Ă  leur futur.

Il en faut de l’eau pour pouvoir se laver les mains correctement afin de pouvoir prendre soin de soi et du monde. Beaucoup d’eau. Cette simple scĂšne d’apprentissage de lavage des mains oĂč chacune et chaque Ă©tudiant infirmier s’entraĂźne prononce d’emblĂ©e le paradoxe de ce mĂ©tier de soignant : pour ĂȘtre pratiquĂ© dans des conditions correctes, il a besoin de moyens, ici, en eau, qui s’amalgament difficilement avec certaines rĂšgles Ă©lĂ©mentaires d’écologie ainsi qu’avec bien des desiderata Ă©conomiques.

 

On peut formuler cela autrement.

 

MĂȘme en s’entourant de certaines prĂ©cautions et en veillant Ă  anticiper, Ă  planifier, il peut ĂȘtre trĂšs difficile voire impossible pour une infirmiĂšre ou un infirmier un tant soit peu consciencieux de regarder sa montre ou de privilĂ©gier son Ă©tat de forme au regard de certaines situations sensibles. La vie et la mort se maitrisent beaucoup moins bien qu’un robinet que l’on ouvre et ferme selon notre volontĂ©. Et c’est donc en piochant dans ses ressources et ses rĂ©serves morales, intellectuelles, physiques, psychiques et techniques, parfois financiĂšres, qu’un soignant compensera bien des fois les carences, les lacunes, les manques et manquements d’un patient, de sa famille ou de ses proches, mais aussi celles et ceux de l’institution qui l’emploie. Toute infirmiĂšre et infirmier fera donc l’expĂ©rience- soit au cours de sa formation mais aussi ensuite- de malmener ou de nĂ©gliger sa propre Ă©cologie «  pour le bien du patient » ou «  pour combler ou satisfaire » l’institution qui l’emploie.

L’infirmiĂšre et l’infirmier font partie de ces professionnels dont les horaires de travail occupent tout le cadran solaire et tous les jours d’une annĂ©e. Il arrive aussi qu’ils soient par exemple sollicitĂ©s pour des tĂąches de manutention, tĂąches a priori Ă©trangĂšres Ă  leur titre. Ou pour remplacer au coup par coup ce que son institution a omis ou choisi d’oublier de remplacer.

 

Et, une personne qui veut gagner beaucoup d’argent de par sa profession se dirige rarement vers le mĂ©tier d’infirmiĂšre ou d’infirmier. Ou alors, c’est qu’elle aura Ă©tĂ© mal renseignĂ©e ou qu’elle se destine Ă  certaines spĂ©cialitĂ©s trĂšs pointues et trĂšs lucratives- des niches- oĂč les patients reprĂ©sentent un chiffre d’affaires avant de reprĂ©senter des ĂȘtres humains. Sauf, aussi, si elle est prĂȘte Ă  travailler trente jours sur trente ou Ă  ĂȘtre sur deux postes en mĂȘme temps.

 

Le mĂ©tier d’infirmier est donc un mĂ©tier soumis Ă  diffĂ©rentes formes d’exigences et qui, en contrepartie, fournira une gratification relative voire modĂ©rĂ©e d’un point de vue pĂ©cuniaire. Pourtant, c’est un mĂ©tier oĂč, de plus en plus, l’institution qui l’emploie lui demande des comptes et supprime des moyens de toutes sortes (formations plus difficiles Ă  obtenir, diminution de postes, changements d’horaires de travail, rĂ©duction du nombre de jours de congĂ©s, fermeture des crĂšches Ă  destination du personnel
.).

 

Cela, c’est moi qui le souligne afin de complĂ©ter le documentaire de Nicolas Philibert que je trouve trĂšs bien fait. Il filme trĂšs bien par exemple ces deux cours contradictoires oĂč, d’un cĂŽtĂ© on enseigne Ă  nos futurs infirmiĂšres et infirmiers qu’ils ont des « Devoirs ». Et oĂč , d’un autre cĂŽtĂ©, on leur affirme qu’ils ont « une indĂ©pendance professionnelle » qu’ils se doivent de dĂ©fendre
..

 

Mais j’imagine que comme moi alors que j’étais en formation, ces Ă©tudiantes et Ă©tudiants infirmiers ont pour eux leur insouciance ainsi que d’autres prioritĂ©s et sont plus portĂ©s sur ce qui valorise ce mĂ©tier. Alors que je dĂ©couvrais ce documentaire, je me suis avisĂ© que jeune diplĂŽmĂ©, et mĂȘme aprĂšs, je me serais abstenu d’aller le voir en salle.

La formation d’infirmier m’a pris une certaine innocence. Et le mĂ©tier qui consiste Ă  manger de la souffrance et de la violence en permanence est suffisamment contraignant pour qu’une fois sorti du service, on choisisse d’aller au cinĂ©ma pour voir et vivre autre chose que ce que l’on a vĂ©cu et revĂ©cu de l’intĂ©rieur pendant nos heures de service.

 

Pour nous dĂ©peindre la formation qui nous mĂšne jusqu’au mĂ©tier d’infirmier, Nicolas Philibert rĂ©alise un documentaire en trois actes :

 

1 ) L’Apprentissage Ă  l’école avec les diffĂ©rents intervenants, infirmiĂšres et infirmiers de formation mais aussi mĂ©decins et autres.

 

2 ) En stage. On suit certaines Ă©tudiantes et Ă©tudiants lors d’une partie d’un de leur stage. Ce qui permet de constater Ă  nouveau qu’il y’a aussi un grand potentiel cinĂ©matographique dans certaines situations vĂ©cues Ă  l’hĂŽpital et, ce, en se passant des inconditionnelles scĂšnes «  d’urgences mĂ©dicales » comme des sempiternelles « Ne vous inquiĂ©tez pas ! Tout va bien se passer ».

 

3 ) Le témoignage de certaines et certains de ces étudiants infirmiers face à certaines et certains formateurs.

 

Le documentaire de Philibert m’apparaĂźt trĂšs appropriĂ©. J’ai Ă©prouvĂ© une certaine gratitude pour toute sa partie «  tĂ©moignages » d’autant que la profession infirmiĂšre est une profession souvent bĂąillonnĂ©e. L’un des tĂ©moignages d’une des Ă©tudiantes m’a semblĂ© ĂȘtre une douloureuse et trĂšs juste illustration de ce que peut ĂȘtre ce mĂ©tier si on s’y engloutit sans apprendre Ă  se prĂ©server : ce mĂ©tier peut se transformer en cambriolage de notre propre existence. Et, dans la partie « tĂ©moignage », je regrette que le formateur ou la formatrice qui en a l’occasion avec un ou une Ă©tudiante reste flou sur ce sujet. Il fallait dire ouvertement qu’il est plus qu’important, dans ce mĂ©tier, d’apprendre Ă  connaĂźtre ses limites et Ă  en tenir compte. Et qu’il peut ĂȘtre utile, pour cela, de consulter des professionnels (psychologue, mĂ©decin ou autres) et de se familiariser avec ce genre de consultation avant de se retrouver dans le rouge.

Dans la salle de cinĂ©ma oĂč je me trouvais, la moyenne d’ñge Ă©tait d’une cinquantaine d’annĂ©es Ă  vue d’oeil. Je n’ai pas fait de sondage. Dans le fond de la salle, un homme rigolait de temps Ă  autre. J’ai d’abord cru qu’il se moquait des mĂ©thodes pĂ©dagogiques de certaines et certains formateurs. Et puis, devant une autre scĂšne, peut-ĂȘtre au moment des tĂ©moignages, j’ai compris que la raison Ă©tait toute autre. Cela a Ă©tĂ© plus fort que moi. Je me suis tournĂ© vers le fond de la salle pour l’informer de façon bien audible :

« Monsieur, ce n’est pas drĂŽle ! ».

AussitĂŽt, un autre homme, lui, visiblement installĂ© au tout premier rang, face Ă  l’écran, de me rĂ©pondre :

« Parfois, oui ! ».

«  Ici, non ! » lui ai-je dit. Quelques secondes sont passĂ©es puis l’homme du premier rang a repris :

« Et, ici ?! ». Je n’ai rien rĂ©pondu. Il n’y’avait rien Ă  rĂ©pondre. Et c’est peut-ĂȘtre lĂ  le gouffre dans lequel se trouve le mĂ©tier d’infirmier face aux diffĂ©rents gouvernements qui pondent une certaine politique de SantĂ© qui met Ă  mal le mĂ©tier d’infirmier et d’autres professions de santĂ©. Il arrive un stade oĂč il n’y’a plus rien Ă  rĂ©pondre. Lors d’une manifestation de soignants Ă  laquelle j’ai un peu participĂ© Ă  Paris ce 6 septembre 2018, j’ai vu ce que je ne voyais plus depuis des annĂ©es. Le mĂ©tier d’infirmier reste un mĂ©tier de femmes. En France, la femme reste dĂ©considĂ©rĂ©e d’un point de vue professionnel et salarial. Et, aprĂšs que l’on ait entendu parler de l’affaire Harvey Weinstein dans le milieu du cinĂ©ma et des prises de position que cette affaire a dĂ©clenchĂ©es en faveur des femmes, je me suis avisĂ© que la profession infirmiĂšre, elle, restait pour l’heure « arriĂ©rĂ©e » ou rĂ©trograde en termes d’image dans la sociĂ©tĂ© française. Quitte Ă  passer pour un misogyne sans cervelle et sans courage, je me dis que le fait que le mĂ©tier d’infirmier soit encore principalement un mĂ©tier de femmes doit, aussi, ĂȘtre l’une des raisons pour lesquelles ce mĂ©tier reste (mal) traitĂ© comme il l’est. Le mĂ©tier d’infirmier reste perçu Ă  mon sens comme un mĂ©tier de soin, soit comme une vertu « naturellement » fĂ©minine qui va de soi. Je rĂ©sume : tandis que les ( trĂšs) grands dirigeants (principalement des hommes) de cette sociĂ©tĂ© et de ce monde font des lois, adoptent des stratĂ©gies militaires, politiques, Ă©conomiques ou autres, les « bonnes femmes » que sont les infirmiĂšres et les infirmiers font le boulot, certes beau et nĂ©cessaire qu’il faut faire, et pour lequel elles et ils sont faits de toute façon. Donc, de quoi se plaignent-elles les infirmiĂšres ?! Ainsi que les hommes qui sont infirmiers ?! Puisqu’il s’agit d’une « vocation » ?!

 

Je crois aussi que le jour oĂč les infirmiĂšres et infirmiers seront tous Ă©narques et capables de s’exprimer dans la langue de Shakespeare, tant pour la façon d’exprimer leur pensĂ©e, de gĂ©rer leur carriĂšre que pour la langue, qu’ils bĂ©nĂ©ficieront alors d’un statut plus valorisant. Cela est Ă©videmment plus qu’une chimĂšre. Aussi, aujourd’hui, mĂȘme si le mĂ©tier d’infirmier est officiellement et politiquement « flatté » et caressĂ© comme on le fait d’un animal domestique ronronnant et affectueux, il reste finalement un mĂ©tier perçu par bien des Ă©lites (politiques et autres) comme un mĂ©tier de vassal et de prolĂ©taire.

 

Franck, ce lundi 17 septembre 2018.

 

 

 

Deux mois sont passĂ©s depuis la rĂ©daction de cet article. PubliĂ© parmi d’autres de mes articles, celui-ci, Ă  ce jour, n’a pas Ă©tĂ© lu. Cela me donne l’occasion de le complĂ©ter aujourd’hui, malheureusement, suite Ă  un constat Ă  nouveau assez dĂ©primant.

Depuis la rĂ©daction de cet article,  le mouvement des gilets jaunes que j’Ă©voque dans plusieurs articles ( dont PrivilĂ©gié ou La Vocation et le talent  dans la rubrique Echos Statiques ) est apparu. Et, ce, quelques mois aprĂšs la grĂšve de trois mois de la SNCF qui, en dĂ©pit d’une certaine radicalitĂ© qui l’a rendue assez impopulaire et incomprise, a semblĂ© annihilĂ©e par la stratĂ©gie du gouvernement. Dans mes souvenirs, les manifestations infirmiĂšres depuis une trentaine d’annĂ©es ont toujours Ă©tĂ© des manifestations pacifistes et « obĂ©issantes ». Et bien moins dĂ©rangeantes que celles menĂ©es par la SNCF ou les routiers par exemple.  Ce monde du silence   ( celui des infirmiĂšres, infirmiers, et des soignants en gĂ©nĂ©ral) a un prix. Comme on pourra s’en faire une idĂ©e dans les extraits du Charlie Hebdo de ce 26 dĂ©cembre 2018 ( numĂ©ro 1379) dont je publie quelques photos Ă  la fin de cet article. Le prix d’une certaine souffrance humaine. Et, il est difficile de savoir quelle conscience de cette souffrance et de cette violence Ă  venir ont ces Ă©tudiants et Ă©tudiantes infirmiers dont Nicolas Philibert fait le portrait dans son documentaire De chaque instant. Lorsque j’Ă©tais Ă©lĂšve/Ă©tudiant comme eux ( entre mes 18 et mes 21 ans), je me sentais Ă  peu prĂšs inĂ©puisable au moins moralement lorsqu’il s’agissait de me dĂ©vouer au mal-ĂȘtre des autres.

Il me semble donc trĂšs difficile de deviner les aptitudes qui seront les leurs pour remĂ©dier comme pour se prĂ©server de façon prĂ©ventive de la souffrance et de la violence inhĂ©rentes Ă  la profession soignante mais aussi Ă  celles rajoutĂ©es par les dĂ©cisions des gouvernements, des directions et des cadres des institutions oĂč ils exerceront. Pour ces quelques raisons, la profession infirmiĂšre ainsi que les autres professions soignantes sont des viviers « naturels » et « tout dĂ©signĂ©s » oĂč peuvent se trouver des professionnels  » sans blessures apparentes » tel qu’en parle Jean-Paul Mari dans son ouvrage ( voir mon article sur son livre dans la rubrique Puissants fonds). Jusqu’Ă  ce que l’usure se manifeste, un beau jour, d’une façon socialement « acceptable » et plus ou moins isolĂ©e ( arrĂȘt maladie, accident de travail, dĂ©parts du service, changement d’horaires ) ou horrible  comme dans le film The Thing et se rĂ©pande d’une façon Ă©pidĂ©mique tandis que les « autoritĂ©s », dĂ©sarmĂ©es, sanctionneront. Ou s’Ă©tonneront de l’ampleur des dĂ©gĂąts, affichant, par les voies mĂ©diatiques appropriĂ©es , leur Ă©motion pleine et sincĂšre comme leur grande volontĂ© d’Ă©radiquer le mal tout en se sachant Ă  l’abri de ses effets immĂ©diats.

Un tel pamphlet de ma part a peut-ĂȘtre de quoi Ă©tonner en cette fin d’annĂ©e usuellement consacrĂ©e aux festivitĂ©s et aux projets souriants. Et, bien-sĂ»r, festivitĂ©s et projets souriants et optimistes font partie de la solution. Mais il est des professions oĂč, plus qu’ailleurs, il est de rigueur de sourire mĂȘme lorsque la brisure interne est proche et, ce, quelle que soit la pĂ©riode de l’annĂ©e. En cela, les soignants peuvent ĂȘtre bien des fois des gymnastes et des danseurs Ă©toiles    ( voir mon article sur le film Girl dans la rubrique CinĂ©ma, et, Ă  la place, imaginer un soignant ou une soignante en exercice…. ) de la souffrance mettant sous cloche leurs propres stigmates  pour s’occuper et s’attacher en prioritĂ© Ă  ceux des autres mais aussi pour satisfaire aux diverses exigences de leurs directions. Ces quelques extraits du Charlie Hebdo de ce 26 dĂ©cembre 2018 en rendent compte. On se doute que d’autres mĂ©dia se font et se feront aussi le relais de tels constats, festivitĂ©s ou non.

Franck, ce samedi 29 décembre 2018.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Le Monde est Ă  toi

Le Monde est Ă  toi de Romain Gavras, sorti en salles le 15 aout 2018.

 

Dans une interview lue rĂ©cemment (mais oĂč ?), Karim Leklou, acteur principal du dernier film de Romain Gavras, a prĂ©sentĂ© le rĂ©alisateur amĂ©ricain Spike Lee comme un de ceux qui l’ont beaucoup marquĂ© dans sa jeune cinĂ©philie. Et, je ne serais pas surpris d’apprendre que Spike Lee figure parmi certaines des rĂ©fĂ©rences cinĂ©matographiques et militantes de Romain Gavras Ă©galement. J’ai vu Le Monde est Ă  toi de Romain Gavras et le dernier film de Spike Lee, BlacKkKlansman : J’ai infiltrĂ© le Ku Klux Klan (Grand Prix du jury au festival de Cannes cette annĂ©e 2018) l’un Ă  la suite de l’autre. Aucun calcul de ma part au dĂ©part. ( voir https://balistiqueduquotidien.com/blackkklansman-j
-le-ku-klux-klan) .

 

En faisant du mauvais esprit, on pourrait hasarder qu’avec Le Monde est Ă  toi, Romain Gavras, lui, a « infiltré » une certaine banlieue française ou une certaine France. Celle qui est souvent dissimulĂ©e, ignorĂ©e ou camouflĂ©e dans bien des productions françaises. Celle qui fait peur et qui est aussi, pour toutes ces raisons aussi, souvent mĂ©connue. Celle qui Ă©voque des envahisseurs ou des barbares, voire des zombies, que seules la police rĂ©pressive et une certaine politique extrĂ©miste semblent qualifiĂ©es Ă  mettre au pas, au trou, au pied et, pourquoi pas ? Ă  coloniser de nouveau comme «  au bon vieux temps ». Ou Ă  rejeter Ă  la mer par le premier bateau ou dans les airs par la magie des charters.

 

Aussi, il y’a une audace- parmi d’autres- de Romain Gavras Ă  inclure dans son film (qui montre une minoritĂ© de cette France « indigĂšne » qui parle la langue de MoliĂšre plutĂŽt dans une mentalitĂ© verlan et dans sa version MP3) des icĂŽnes ou des trophĂ©es du cinĂ©ma national mais aussi mondial :

Isabelle Adjani en tĂȘte bien-sĂ»r et Vincent Cassel Ă©videmment. Quant Ă  François Damiens et Philippe Katerine, leur singularitĂ© leur permet de se promener Ă  peu prĂšs n’importe oĂč : L’un des grands avantages qu’il y’a Ă  ĂȘtre artistiquement «  fou » (et c’est un compliment !), c’est que cela rend passe-partout.

Punk, le film de Gavras ? Peut-ĂȘtre. RĂ©cit d’émancipation, Le Monde est Ă  toi nous dit que l’homme est un chien pour l’homme. Que nous vivons tous dans une fourriĂšre. Et que la diffĂ©rence qui existe entre un chien et un homme, c’est qu’un chien, mĂȘme mal dressĂ© et agressif, a un peu plus de chance qu’un ĂȘtre humain, son « maĂźtre » le plus souvent, fasse tout son possible pour le faire sortir de la fourriĂšre. Car l’Amour, l’AmitiĂ© et la LoyautĂ© sont insuffisants entre les hommes et les femmes ; mais aussi entre une mĂšre et son fils ; entre un homme de main et une femme de tĂȘte ; ou entre des jeunes hommes qui ont grandi ensemble dans la mĂȘme citĂ©.

Histoire fĂ©ministe dans une caverne macho, Le Monde est Ă  toi raconte comment l’argent a beaucoup dĂ©vastĂ© les relations humaines, se substituant Ă  presque tout, et, ce, jusqu’au bout des ongles. L’acteur principal Karim Leklou, le candide de l’histoire

(François dans le film) est plus le passeur de cette prise de conscience que le passeur d’autre chose. Devant la mĂ©galomanie et le degrĂ© Ă©levĂ© d’égarement de la plupart des protagonistes de Le Monde est Ă  toi, je pense Ă  cette scĂšne dans Stalker de Tarkovski, oĂč, dĂ©pitĂ©, le guide ou passeur (le Stalker) constate que le physicien et l’écrivain qu’il a accompagnĂ© aprĂšs diverses tribulations jusqu’à la «  zone des dĂ©sirs » ont les «  yeux vides » et aucun projet d’envergure Ă  proposer pour l’humanitĂ©. Et c’est le plus effrayant pour l’avenir.

En attendant, l’acteur Karim Leklou tient bien son rĂŽle. Il rĂ©ussit Ă  garder son personnage attachant et innocent malgrĂ© sa double culpabilitĂ© (pour ses infractions Ă  la loi/ envers sa mĂšre). Isabelle Adjani, dans le rĂŽle de Danny, est redevenue belle, c’est-Ă -dire irrĂ©sistible malgrĂ© l’horreur et l’égoĂŻsme qu’elle reprĂ©sente. La plus grande racaille du film, c’est sans doute elle. Et pour cela, nul besoin de singer certaines mimiques de la banlieue, de se livrer Ă  des combats vertĂšbres contre vertĂšbres ou de projeter trois cents balles Ă  la seconde.

Bien des acteurs mĂ©ritent leur petite palme de l’interprĂ©tation dans ce film Ă  l’image d’Oulaya Amamra, dans le rĂŽle de Lamya, que je n’ai pas encore vue dans Divines de Houda Benyamina dont j’ai achetĂ© le Blu-Ray cet Ă©tĂ©.

 

NĂ©anmoins, j’ai deux prĂ©fĂ©rences. La premiĂšre, pour le rĂŽle d’Henry, tenu par Vincent Cassel. Vocalement, Cassel a retirĂ© une demie-octave voire une octave. On peut dire qu’il a une voix de cave dans tous les sens du terme. On devine que son personnage en sait beaucoup sur cette violence qui fascine – et que pratiquent- ces jeunes et moins jeunes caĂŻds qui environnent l’histoire avec leurs rĂȘves standardisĂ©s semblant sortir tout droit de l’enseigne Ikea. Sauf que le personnage d’Henry est manifestement revenu de toute cette fureur. Il est l’avenir possible de tous ces jeunes en armes mais aussi en panne d’inspiration.

Henry, pour moi, c’est une forme de bĂ©atification par la beaufitude. Dans son regard luit une illumination un peu Ă  l’instar du personnage de Samuel Jackson dans Pulp Fiction de Tarantino. ExceptĂ© qu’Henry est dĂ©pourvu de la soutenance intellectuelle suffisante pour assurer les prĂȘches du « pasteur » Samuel Jackson dans Pulp Fiction.

Ma seconde prĂ©fĂ©rence va Ă  Sofiane Khammes dans le rĂŽle de Poutine. Je ne connaissais pas cet acteur. Le qualifier, dans le film, de jeune chien fou, est sans doute vrai. Mais cela ne restitue pas assez ce qu’il donne au film. Je sais depuis qu’il a aussi jouĂ© dans Chouf de Karim Dridi, film que je n’ai toujours pas vu. Et que c’est un acteur que j’aurai plaisir Ă  revoir.

Si Le Monde est Ă  toi a reçu de bonnes voire de trĂšs bonnes critiques dans la presse et bĂ©nĂ©ficiĂ©, je crois, d’un affichage publicitaire correct (on pouvait voir cette affiche-ci dessous Ă  la gare St Lazare environ trois semaines aprĂšs sa sortie), je reste perplexe devant sa sortie nationale ce 15 aout, pĂ©riode de l’annĂ©e oĂč beaucoup de personnes sont en vacances ! Mais ce film est supposĂ© devenir « culte ». C’est possible 
.

 

Franck, ce mercredi 19 septembre 2018.

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BlacKkKlansman : J’ai infiltrĂ© le Ku Klux Klan

BlacKkKlansman : J’ai infiltrĂ© le Ku Klux Klan, le dernier film de Spike Lee, est sorti en salle ce 22 aoĂ»t 2018. En plus du Grand Prix du jury obtenu au festival de Cannes cette annĂ©e, ce film a pour lui d’ĂȘtre inspirĂ© du livre-tĂ©moignage de Ron Stallworth traduit en français sous le titre Le Noir qui infiltra le Ku Klux Klan.

Je suis allĂ© le voir deux Ă  trois jours aprĂšs sa sortie. Il y’a deux semaines maintenant, mon petit frĂšre m’a demandĂ© mon avis sur ce dernier film de Spike Lee. J’ai eu du mal Ă  ĂȘtre enthousiaste comme Ă  lui en parler et m’en suis dĂ©solé : je me suis empressĂ© de l’encourager Ă  aller le voir afin de se faire sa propre idĂ©e.

 

Spike Lee, c’est ma jeunesse et mes premiĂšres annĂ©es de cinĂ©phile. J’avais vu Ă  leur sortie en salles la plupart de ses premiers films qui, au moins en France, permettaient Ă  des jeunes français non-blancs de se voir Ă  l’écran dans des Ɠuvres originales, bien rĂ©alisĂ©es, drĂŽles et militantes. She’s Gotta have it sorti en 1986 (qui avait sans aucun doute beaucoup inspirĂ© le MĂ©tisse de Matthieu Kassovitz d’avant La Haine) Do The Right Thing (1989), Mo’ Better Blues (1990), Malcolm X (1992), Jungle Fever ( 1991) :

Je les avais pratiquement tous connus et aimés en salle à leur sortie. A cette « époque-là », il était bien plus rare de voir des Français non-blancs dans des bonnes réalisations au cinéma. Comme dans des séries télévisées.

Afin de donner des repĂšres, j’ai dĂ©couvert beaucoup plus tard le trĂšs bon Le ThĂ© au Harem d’ArchimĂšde rĂ©alisĂ© en 1984 par Mehdi Charef. Alors qu’en 1984, j’avais Ă  peu prĂšs l’ñge des acteurs principaux. Et, c’est Ă  mon avis en 1995 (j’avais 27 ans) que pour la premiĂšre fois, j’ai dĂ©couvert en la personne de Roschdy Zem, un acteur français d’origine arabe qui disposait, enfin, dans un bon film, d’un vĂ©ritable rĂŽle comme d’un crĂ©dible jeu d’acteur. C’était pour le film N’oublie pas que tu vas mourir de Xavier Beauvois. Et j’assistais, lĂ , sans m’en apercevoir au dĂ©but d’une collaboration qui allait se renouveler entre les deux hommes (Beauvois et Zem) mais aussi au commencement d’une carriĂšre cinĂ©matographique plus que confirmĂ©e pour tous les deux, aujourd’hui.

Et en 1995, il Ă©tait inconcevable qu’un acteur français d’origine arabe dispose d’un rĂŽle comme celui de Reda Kateb, Samir Guesmi et Mehdi Nebbou dans des trĂšs bonnes sĂ©ries françaises telles que Engrenages (annĂ©e 2008 pour la Saison 2) ou Le Bureau des LĂ©gendes (annĂ©e 2015 pour la premiĂšre saison).

 

En deux ou trois ans, Spike Lee, lui, nous avait livré trois acteurs noirs américains du futur :

Denzel Washington, Wesley Snipes et Samuel Jackson. A celles et ceux qui feront la grimace quant aux capacitĂ©s de jeu de Wesley Snipes, je les invite Ă  le dĂ©couvrir dans Mo’ Better Blues et dans Jungle Fever.

 

Mais j’ai du mal Ă  parler de BlacKkKlansman : J’ai infiltrĂ© le Ku Klux Klan. Pour dĂ©buter, ce film a pu ĂȘtre prĂ©sentĂ© comme une « comĂ©die policiĂšre ». Il ne m’a pas fait rire. We Are Four Lions rĂ©alisĂ© en 2010 par Chris Morris avec entre autres l’acteur Riz Ahmed m’avait fait rire bien qu’il aborde le sujet tout autant sensible du terrorisme islamiste. Pas le film de Spike Lee. Je ne peux pas dire que j’ai aimĂ© le film : je suis allĂ© le voir par Devoir. Il est des films que l’on va voir pour le plaisir et d’autres par Devoir.

Et, je pense que ce film de Spike Lee est nécessaire.

L’image d’une personne adhĂ©rente du Ku Klux Klan, c’est une personne cagoulĂ©e qui dissimule son visage. Peut-ĂȘtre que je n’ai pas envie ou plus envie de voir ce genre de prĂ©sence cagoulĂ©e, raciste et meurtriĂšre tandis que je dois, malgrĂ© tout, faire l’effort de me rappeler qu’elle persiste. Au lieu de vivre le plus librement et de mon mieux, avec le Ku Klux Klan, je dois continuer d’insĂ©rer dans ma conscience que des prĂ©dateurs d’un certain type pourraient en vouloir Ă  ma personne pour des motifs raciaux dont ils ont fait des lois et des justifications. On peut dire que le sujet du film me touche de prĂšs. Mais je ne crois pas que ce soit la seule raison pour laquelle je me suis modĂ©rĂ©ment enthousiasmĂ© devant ce film.

 

Si le film de Spike Lee restitue aussi une ferveur militante touchante au sein d’une certaine communautĂ© noire amĂ©ricaine dans les annĂ©es 60, il prend aussi le parti de nous prĂ©senter les adeptes du Ku Klux Klan comme des abrutis. Peut-ĂȘtre parce-que cela dĂ©foule Spike Lee : il est vrai que cela peut faire du « bien » de se convaincre que des adeptes d’une pensĂ©e raciste et homicide sont principalement des attardĂ©s. Il suffirait donc d’ĂȘtre une femme ou un homme intelligent pour se garder de toute affinitĂ© avec le Ku Klux Klan ou toute organisation ayant une idĂ©ologie voisine. Malheureusement, ce raisonnement est dĂ©menti par les faits. Il se trouvait parmi les nazis des personnes trĂšs intelligentes et trĂšs cultivĂ©es. Raison pour laquelle le nazisme a pu « s’exprimer » comme il l’a fait. Il existe parmi les extrĂ©mistes (en France et ailleurs) des personnes trĂšs intelligentes et trĂšs cultivĂ©es. Et certains des membres du Ku Klux Klan sont sans aucun doute trĂšs intelligents et trĂšs cultivĂ©s. Et, cela, le film Get Out (2017) de Jordan Peele le dĂ©voile Ă  mon sens de façon particuliĂšrement convaincante mĂȘme si les protagonistes principaux n’ont pas forcĂ©ment leur carte d’adhĂ©rent au Ku Klux Klan.

 

FonciĂšrement, je crois que ma rĂ©serve envers le film de Spike Lee provient du fait qu’il me semble qu’il reste Ă  la surface de son sujet. L’action de Ron Stallworth est bien sĂ»r hĂ©roĂŻque et cela rassure, si cela s’est vĂ©ritablement dĂ©roulĂ© de cette maniĂšre, de constater dans le film qu’il a pu s’entourer de collĂšgues flics blancs fiables et bienveillants.

Mais nous en restons au mĂȘme point qu’avant le film pour comprendre ce qui pousse certaines et certains Ă  choisir un camp et s’y tenir quelles que soient les horreurs planifiĂ©es et exĂ©cutĂ©es par leur camp.

Et puis, je crois que Spike Lee, comme d’autres figures militantes noires amĂ©ricaines, rĂ©pĂšte une certaine erreur ou omission que j’avais retrouvĂ©e dans le trĂšs bon livre Une colĂšre noire : lettre Ă  mon fils de Ta-Nehisi Coates :

Pour crĂ©er les Etats-Unis d’AmĂ©rique, PremiĂšre Puissance Mondiale depuis un bon demi-siĂšcle maintenant, des Blancs ont massacrĂ© des millions d’Indiens (J’ai lu ou entendu le chiffre de 15 millions d’Indiens tuĂ©s par les EuropĂ©ens aux Etats-Unis) puis ont conclu des accords avec ceux qui restaient voire les ont parquĂ©s comme des sortes de dĂ©chets sur les terres de leurs ancĂȘtres. Bien-sĂ»r, il est probable que des noirs amĂ©ricains, descendants d’esclaves, enrĂŽlĂ©s dans l’armĂ©e amĂ©ricaine aient participĂ©, de grĂ© ou de force, au massacre de ces Indiens « d’AmĂ©rique » : chaque nation sait solliciter ses ĂȘtres « infĂ©rieurs » lorsqu’elle a besoin de bras et de viscĂšres pour accomplir certaines entreprises.

 

DĂšs lors que ce gĂ©nocide originel a pu ĂȘtre menĂ© Ă  bout portant et que les Etats-Unis sont ensuite devenus cette Grande Puissance que nous « savons », il me semble que le reste, malheureusement, suit : MalgrĂ© tout ce que peuvent reprĂ©senter les Etats-Unis d’AmĂ©rique en matiĂšre de dĂ©mocratie et d’avancĂ©e pour l’humanitĂ©, son existence repose sur un gĂ©nocide validĂ© et acceptĂ© par la majoritĂ© de ses habitants

(les noirs amĂ©ricains inclus apparemment ). Il me semble de ce fait Ă  peu prĂšs Ă©vident que parmi ces habitants et citoyens amĂ©ricains, il doit bien s’en trouver quelques uns qui considĂšrent le gĂ©nocide inaugural des Indiens « d’AmĂ©rique » comme une mĂ©morable victoire militaire et raciale au moins de l’homme blanc sur l’homme « non-blanc ».

A partir de lĂ , pour des adeptes du Ku Klux Klan par exemple, les quelques millions de noirs prĂ©sents aux Etats-Unis peuvent ĂȘtre considĂ©rĂ©s comme des encombrants dont on doit pouvoir se dĂ©barrasser comme « on » l’a fait des Indiens. L’issue de la Guerre de SĂ©cession est souvent exhibĂ©e comme l’explication premiĂšre voire principale de la crĂ©ation du Ku klux Klan. Mais le gĂ©nocide des AmĂ©rindiens irrigue sĂ»rement ce sentiment de lĂ©gitimitĂ© et d’invincibilitĂ© qu’ont visiblement bien des adeptes du Ku Klux Klan. Spike Lee n’en parle pas. Et Ă  la fin de son film, la « victoire » (pardon, si j’en dis trop) de son hĂ©ros ressemble Ă  une tarte Ă  la crĂšme. Du fait, aussi, d’une absence de volontĂ© politique d’aller plus loin dans la lutte du Ku Klux Klan. Ce qui signifie que les Etats-Unis d’AmĂ©rique sont une grande nation ambivalente qui continue d’hĂ©siter sur la « nature » de son vrai visage ou de sa vĂ©ritable identité : cagoulĂ©e, ou non, dĂ©mocrate ou raciste, chrĂ©tienne ou autre. En cela, le personnage de Rorschach dans le comics Watchmen du Britannique Alan Moore adaptĂ© ensuite au cinĂ©ma par Zack Snyder (en 2009) est peut-ĂȘtre le prolongement de cette tourmente identitaire propre aux Etats-Unis d’AmĂ©rique.

A moins qu’il faille voir les Etats-Unis comme une nation dĂ©jĂ  beaucoup trop gangrĂ©nĂ©e par son histoire pour pouvoir ĂȘtre sauvĂ©e. Pessimisme que Spike Lee semble observer et interroger Ă  travers le personnage jouĂ© par Harry Belafonte. Harry Belafonte est ici un messager qui traverse l’écran et le temps. Il Ă©tait dĂ©jĂ  un acteur – et un chanteur- reconnu lors de cette pĂ©riode oĂč l’histoire de Ron Stallworth prend forme. Il Ă©tait Ă©galement un militant en faveur des droits civiques des noirs et a cĂŽtoyĂ© diverses personnalitĂ©s de l’époque telles que Martin Luther King. (A)Voir Harry Belafonte , en 2018, dĂ©ja tĂ©moin et acteur de ces mouvements civiques des noirs dans les annĂ©es 60, aprĂšs la double Ă©lection passĂ©e de Barack Obama, donne d’autant plus d’envergure au sujet du film de Spike Lee.

 

Le Pessimisme de Spike Lee est aussi justifiĂ© et prĂ©sent avec ces images rĂ©centes d’émeutes raciales Ă  Charlottesville, dans le sud des Etats Unis, en aout 2017.

 

Quelques signes d’optimisme continuent nĂ©anmoins de clignoter si on les regarde bien :

Pour parvenir Ă  infiltrer le Ku Klux Klan, le hĂ©ros, Ron Stallworth, doit d’abord faire corps avec la police qu’il intĂšgre. Dans les annĂ©es 60, les militants noirs amĂ©ricains qualifiaient les policiers de « pigs » ( « cochons, porcs ») et s’en dĂ©fiaient du fait de la quantitĂ© de bavures policiĂšres Ă  caractĂšre raciste ( dont le film nous donne un aperçu) portĂ©es par un certain nombre d’agents de police. Avant d’infiltrer le Ku Klux Klan, Ron Stallworth rĂ©ussit Ă  se faire accepter de la police, ce qui, a priori, Ă©tait plutĂŽt antinomique.

Et, d’aprĂšs le film, Ron Stallworth trouve ses premiers alliĂ©s parmi des blancs. Ce qui pouvait, d’abord, en apparence, apparaĂźtre irrĂ©alisable.

 

Franck, ce lundi 24 septembre 2018.

 

 

 

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Puissants Fonds/ Livres

Sans Blessures Apparentes

Sans Blessures Apparentes (EnquĂȘte sur les damnĂ©s de la guerre) de Jean-Paul Mari ( 2008).

 

« Je vais sans doute écrire sur votre livre Sans blessures apparentes que je
cite déjà dans un article sur lequel je travaille encore en ce moment ».

 

Je suis l’insouciant qui a Ă©crit cela hier dans un mail Ă  son auteur, Jean-Paul Mari. Cela me paraissait simple Ă  ce moment-lĂ . J’allais « parler » du stress post-traumatique, le sujet de son livre Sans Blessures apparentes, paru en 2008.

 

Jean-Paul Mari est « journaliste-Ă©crivain et grand reporter » (ainsi que rĂ©alisateur de documentaire). J’ai Ă©tĂ© content lorsque Jean-Paul Mari a rĂ©pondu Ă  mon mail. J’ai entrevu une rencontre possible, de nouvelles perspectives. Une espĂšce de conte de fĂ©e. Cet Ă©tat a subsistĂ© quelques secondes ou quelques minutes.

 

Je vais sans doute Ă©crire Ă  propos du livre de Jean-Pierre Mari, Sans blessures apparentes. C’est mon intention.

 

Pourtant, je ne parviens pas à agencer mes phrases correctement. Je suis un ßlot face à des éléments beaucoup plus puissants que lui :

Les reportages de guerre de Jean-Paul Mari ; les expĂ©riences traumatiques vĂ©cues par d’autres figures qui – pendant des annĂ©es- sont apparues comme indĂ©montables et dures au mal.

Des grands reporters. Des militaires de carriÚre. Ces personnages, vous savez, qui inspirent les auteurs de romans, les producteurs et les réalisateurs de cinéma. Et auxquels on a envie de ressembler :

«  Bigger than life ! ». «  You can do it ! ». « Quand on veut, on peut ! ».

Des héros, des légendes, qui convoquent notre dépendance à la mythologie. Des personnes qui ont su bannir ces quelques faiblesses usitées :

Procrastination, lùcheté, suffisance, égoïsme, société de consommation, auto-aveuglement, Ikéa


Des personnes, qui au contraire de l’artiste Paul Personne il y’a plusieurs annĂ©es, se sont abstenues- ont pu s’abstenir- de chanter :

« Donne moi une seconde de courage ».

 

Certaines de ces personnes, de ces personnalités, citées dans le livre de Jean-Paul Mari, tel Hélie de St Marc ou «  Sorj » sont par ailleurs devenues écrivains.

 

Le seul reproche que je ferais au livre Sans blessures apparentes, c’est que l’on y reste beaucoup entre mecs. Y compris lorsqu’il nous raconte certaines de ses sĂ©ances avec son psychiatre-psychanalyste «  aveugle mais clairvoyant », taquin et bienveillant. Ce sera, si je peux me le permettre, ma seule vĂ©ritable critique.

Critique que je nuance tout de suite : peut-ĂȘtre a-t’il Ă©tĂ© impossible Ă  Jean-Paul Mari, pour diverses raisons, d’ĂȘtre suffisamment proche de femmes grands reporters ou militaires de carriĂšre afin de nous faire part, aussi, de leurs expĂ©riences.

 

Mais je crois avoir compris la cause de mon hĂ©bĂ©tude il y’a quelques minutes (ou il y’a quelques semaines : car je reprends cet article ce vendredi 30 novembre 2018) lorsqu’il a Ă©tĂ© question de parler de ce livre-ci de Jean-Paul Mari.

J’ai de l’admiration pour ce que Jean-Paul Mari –et d’autres- ont vĂ©cu. Je m’estime incapable d’aller aussi loin qu’eux. Or, ce livre est le fait de personnes prĂȘtes Ă  prendre des risques insoupçonnĂ©s pour dĂ©couvrir ce qu’elles sont et ce qu’elles font sur terre. Un extrait de Sans Blessures apparentes pour s’en apercevoir :

« (
.) A l’heure de la survie, plus de jeu social, d’interrogations existentielles. En une heure d’assaut, face au danger, le soldat en apprend plus sur lui-mĂȘme que pendant des annĂ©es de bureau ».

Jusque lĂ , l’affiche du cinĂ©ma grand public tient encore le devant de la scĂšne et chacune et chacun trouvera en soi le visage de son hĂ©roĂŻne ou de son hĂ©ros prĂ©fĂ©rĂ©, de celle ou celui qui lui apparaĂźt inĂ©branlable et opĂ©rationnel en toute circonstance.

Cependant, Sans blessures apparentes a peu d’affinitĂ©s avec l’univers de Barbara Cartland.

 

Etre un guerrier ou un battant, c’est bien-sĂ»r beaucoup mieux que d’ĂȘtre une victime ou du bĂ©tail le jour des soldes. Mais l’état de grĂące du guerrier et du battant est provisoire. Dans la vraie vie, les grandes figures apparemment indestructibles ont aussi leurs fissures. Une fois leur Ki lĂ©zardĂ©, Les hĂ©ros dĂ©priment comme n’importe qui voire davantage que n’importe qui. S’il leur faut apprendre Ă  se relever comme tout le monde, le plus difficile pour eux est peut-ĂȘtre de devoir aussi accepter, devant leurs mortes ailes, de se dĂ©couvrir vulnĂ©rables Ă  l’image du commun des mortels.

 

Cet autre extrait de Sans Blessures apparentes peut peut-ĂȘtre nous en convaincre :

 « (
.) Plus la guerre menĂ©e a Ă©tĂ© longue et sauvage, plus le sevrage sera brutal. Soudain tout s’arrĂȘte (
.). Autour d’une nappe blanche, les PrĂ©sidents des deux camps apposent leurs Ă©lĂ©gantes signatures Ă  la plume au bas d’un TraitĂ© et dĂ©cident que la guerre est finie, le chaos rĂ©volu et le crime Ă  nouveau immoral. Ainsi, d’un coup, d’un seul, il faudrait tout oublier ! Redevenir doux comme un agneau, pĂšre attentif, mari aimant, citoyen modĂšle, bien Ă  l’heure le dimanche pour la partie de boules Ă  la sortie de la messe ou de dominos aprĂšs la mosquĂ©e (
.)».

 

 

Ce livre me parle, car dans notre vie « ordinaire », nous pouvons, dans une certaine mesure, ressentir ce que ressentent certains militaires et journalistes qui se rendent au chevet d’un conflit armĂ©. Certaines situations de notre quotidien professionnel et personnel peuvent Ă©galement agir tels des sĂ©rums de vĂ©ritĂ© ou devenir des expĂ©riences traumatisantes ou traumatiques.

Un jour, alors que pendant des années nous avons su et pu grùce à nos forces vives surmonter bien des épreuves et sauver les meubles, nos limites au moins morales peuvent venir toquer à notre porte. Bien que cela ne nous ressemble pas, nous flanchons et nous nous enlisons dans un mauvais polar qui prend le dessus sur notre volonté.

Cela peut ĂȘtre sous la forme d’une ancienne relation affective nocive ou pathologique, fantĂŽme qui revient et dont on a du mal Ă  se dĂ©tacher ; cela peut-ĂȘtre sous la forme d’une addiction ; d’un accident « bĂȘte » ; d’une tentative de suicide ; d’une dĂ©pression ; d’un mal quelconque ; d’une maladie grave. Ou d’un manquement Ă  nos responsabilitĂ©s personnelles et professionnelles.

MĂȘme s’il nous reste alors des (belles) annĂ©es Ă  vivre, notre dĂ©sactivation prononcĂ©e nous indique que nous avons trop exigĂ© de nous-mĂȘmes pendant trop longtemps. Ou que nous nous sommes beaucoup leurrĂ©s sur ce que nous sommes. Il nous reste alors grossiĂšrement deux options : soit nous nous sommes trop Ă©prouvĂ©s et tenons malgrĂ© tout (par orgueil ou par sacrifice) Ă  perpĂ©tuer les mĂȘmes actes ou les mĂȘmes exploits en mĂ©moire d’un passĂ© devenu dĂ©lĂ©tĂšre. Alors, le pire pour nous est Ă  venir sous la forge d’un suicide Ă  retardement ou Ă  prise rapide.

Soit nous comprenons qu’il nous faut changer de vie, de projets, de destinĂ©e, couper le cordon ombilical avec certaines exigences et certains rĂ©flexes de notre passĂ©, et, pour cela, au besoin, nous acceptons de nous faire soutenir et aiguiller par des personnes de confiance, volontaires, rĂ©sistantes et rĂ©demptrices. C’est cette seconde option que Jean-Paul Mari, et plusieurs des personnes dont il parle dans son livre, ont pu choisir.

 

A la fin de son livre, Jean-Paul Mari fournit une bibliographie et adresse des remerciements Ă  des personnes, des professionnels et des associations que l’on aurait tort d’ignorer. C’est peut-ĂȘtre dĂ» Ă  mon insolence, Ă  ma vanitĂ©- et Ă  mon besoin d’une certaine fĂ©minitĂ©- cependant, si la lecture de Sans Blessures apparentes m’a rappelĂ© deux livres qui me semblent avoir des points communs avec lui :

 

Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés ( journal de la consultation souffrance et travail) ( 2008) de Marie Pezé, psychologue-psychanalyste, ouvrage dont Marc-Antoine Roudil et Sophie Bruneau avaient réalisé un documentaire deux ans auparavant.

 

Je ne lui ai pas dit au revoir : des enfants de déportés parlent (1996) de Claudine Vegh, psychiatre-psychanalyste.

Franck Unimon, ce jeudi 16 aout 2018.