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Privilégié

« (….) La réalité, c’est que, pour être un bon entrepreneur, il ne faut pas aimer l’argent, mais miser sur l’audace et savoir se mettre en danger » a « assuré » lors d’une interview de cinq pages un milliardaire à la retraite. Les photos de l’interview étaient quant à elle assurées par une photographe de renom.

L’interview datait déjà de près de six mois lorsque je suis tombé dessus cette semaine. Dans le magazine d’un quotidien prestigieux : Le Monde. Après une page de pub pour le téléphone portable Huawei P20 Pro que je sais depuis cette semaine également être « Le » téléphone portable du moment, devant l’Iphone et le Samsung Galaxy qui sont au téléphone portable depuis des années ce que sont Messi et Ronaldo au Ballon d’or.

 

Il y’a un ou deux jours, sur ce réseau social, une connaissance a entre-autres écrit qu’elle comprenait la colère des « gilets jaunes » même si elle ne «  la partage pas ».

 

Nous sommes le mercredi 5 décembre 2018 et dans trois jours, le mouvement de manifestation des « gilets jaunes » va à nouveau faire parler de lui pour le troisième ( quatrième ) samedi de suite si mes comptes sont bons. Sur les Champs-Elysées, une des vitrines de la réussite économique et culturelle de la France, l’expression de cette manifestation au départ spontanée, populaire, bien que virulente, est désormais dépeinte comme celle par laquelle le « chaos » peut défiler en France. Soit du fait de l’Etat qui a d’emblée haussé le ton et menacé à l’annonce de la toute première manifestation des « gilets jaunes ». Soit du fait du caractère quelque peu incontrôlable et aveugle de certaines manifestations de violence lors de ce mouvement des « gilets jaunes ». Soit du fait, aussi, de la récupération de ce mouvement. On ne sait plus. On ne sait plus si la violence, lors des manifestations des « gilets jaunes » vient d’abord de l’Etat, ou des casseurs qui en profitent, ou de personnes réellement en colère, ou d’organisations d’extrême droite, anarchistes ou d’extrême gauche. L’organigramme de ces expressions de violence est difficile à établir ou à lire pour le quidam que je suis. Et, bien-sûr, comme souvent, lors d’une période de trouble, les principaux acteurs directs ou indirects de cette situation sont peu disposés à se faire tirer le portrait lors d’une photo de classe permettant de clairement les identifier.

 

Depuis deux ou trois semaines, donc, discuter du mouvement «  des gilets jaunes » peut susciter divers avis contraires au sein d’une même famille, d’un même groupe d’amis, de connaissances ou de collègues. Et cela peut déboucher vraisemblablement sur des désaccords profonds pour ne pas mentionner des différends à caractère définitif. Car chacune et chacun se sent « expert » sur le sujet. Chacun et chacune est à vif sur le sujet.

 

Je vais donc m’attacher Ă  parler de celui que je connais le mieux pour parler du mouvement des « gilets jaunes ». C’est Ă  dire, que je vais parler de moi. Le travers Ă  parler de soi, c’est de faire Ă©talage de son nombrilisme et de son narcissisme plutĂ´t que de sa conscience et de sa rĂ©elle connaissance d’un sujet donnĂ©. L’avantage, c’est que je suis prĂ©venu dès le dĂ©but du piège Ă  Ă©viter en parlant de moi.

En soi, le narcissisme et le nombrilisme peuvent ĂŞtre socialement tolĂ©rĂ©s. Car si le narcissisme et le nombrilisme Ă©taient rĂ©dhibitoires, les rĂ©seaux sociaux auraient pĂ©riclitĂ© depuis longtemps. Et si le narcissisme et le nombrilisme donnaient des gages d’éternitĂ©, des personnalitĂ©s populaires et admirĂ©es comme François Mitterand, Jean d’Ormesson, Jacques-Yves Cousteau et bien d’autres seraient encore en vie. Mitterand et Cousteau sont deux « personnalitĂ©s » que j’ai pu admirer Ă  divers moments de ma vie. Cousteau, alors que j’Ă©tais enfant, pour ses dĂ©couvertes extraordinaires dans la mer. Mitterand, alors que j’Ă©tais adolescent puis adulte. Mitterand, D’Ormesson et Cousteau ont au moins en commun d’avoir bĂ©nĂ©ficiĂ© d’une certaine longĂ©vitĂ© ainsi que de campagnes de communication profilĂ©es habilement de manière Ă  façonner d’eux une « belle » image.

En matière de narcissisme et de nombrilisme, tout est affaire de dosage pour que cela reste supportable et convivial. Je ne dispose pas des moyens de ces dĂ©funts en termes de com’ et de relations.  J’espère donc rĂ©ussir Ă  bien doser ma mixture afin qu’elle puisse facilement ĂŞtre avalĂ©e cul-sec. KampaĂŻ ! Tchin ! Tchin !

 

Si j’ai bien retenu, le mouvement des « gilets jaunes » provient des exclus. De celles et ceux qui sont pris à la gorge financièrement et socialement depuis des années. Et qui n’en peuvent plus. S’il regroupe des personnes de différents horizons sociaux, culturels et économiques, il est fait, aussi, de personnes qui touchent le SMIC ou qui sont sous le seuil de pauvreté. Je pourrais maintenant filer sur internet afin de me renseigner précisément sur le montant du SMIC (le salaire minimum afin d’avoir une vie à peu près décente) et me faire beau en me présentant comme celui qui sait exactement quel est son montant. Je vais plutôt me fier à ma mémoire et tant pis si je me ridiculise :

La dernière fois que j’ai vérifié, le SMIC était à 1100 euros ( 1184 euros après vérification ) et je crois que l’on parle d’un seuil de pauvreté lorsque l’on touche un salaire égal ou inférieur à 900 euros par mois.

En France, en 2018, on est considéré comme pauvre lorsque l’on touche un salaire égal ou inférieur à 900 euros par mois.

Au vu de ces deux chiffres, je suis un privilégié. Je le savais déjà selon mes propres critères mais ces deux chiffres me contraignent à l’admettre que je le veuille ou non.

Je suis un privilégié parce-que je touche un peu plus de deux fois le SMIC chaque mois.

Mais aussi, parce qu’il y’a 11 ans maintenant, j’ai pu m’acheter un F2 sur le marché de l’ancien en m’endettant sur 25 ans. Dans une ville de banlieue proche de Paris si «  bien » réputée qu’alors que les prix de l’immobilier dans Paris et dans des villes voisines de Paris nécessitent presque une formation de cosmonaute pour les atteindre, les prix de l’immobilier pratiqués dans ma ville stagnent voire baissent depuis plusieurs années. A Argenteuil, j’ai parfois l’impression qu’il faudrait presque donner une prime spéciale aux futurs acquéreurs éventuels.

 

J’ai une voiture. Cette information a son importance puisque l’augmentation du coût de l’essence a été le déclencheur du mouvement «  des gilets jaunes ». Depuis plusieurs années, je vois la voiture comme ce qui me donne une certaine indépendance de déplacement. Mais je la vois aussi comme un objet de luxe malgré son caractère éminemment utile. Le coût d’entretien d’une voiture est assez élevé, entre l’assurance, les révisions, le carburant et les éventuelles réparations. Bien des personnes n’ont pas les moyens de s’offrir une voiture. J’ai obtenu mon permis il y’a 23 ans. En 23 ans, j’ai eu deux voitures. Ma première avait plus de 100 00 kilomètres au compteur lorsque je l’ai achetée. J’ai été obligé de m’en séparer au bout de six ans après que sa colonne de direction ait été cassée. On avait essayé de me la voler. Parce qu’elle faisait partie des voitures faciles à voler ai-je appris par la suite : C’était une Opel Corsa.

Pour acheter ma voiture actuelle, j’ai d’abord dû faire un crédit que j’ai remboursé pendant trois à quatre ans. Cela fait dix sept ans que j’ai la même voiture. Depuis que je me suis marié et ai eu une fille, ma voiture est parfois un petit peu petite.

Néanmoins, je suis un privilégié. Lorsque j’ai besoin d’un véhicule, ma voiture est là. Même si je lui préfère largement les transports en commun et la marche, je sais pouvoir en disposer lorsque j’en ai besoin. C’est un luxe.

Un autre de mes luxes est de pouvoir rembourser mes crédits lorsque j’en contracte même si je suis constamment à découvert du fait de mauvaises habitudes prises il y’a des années. Mauvaises habitudes ( de célibataire sans enfant peut-être) dont j’ai du mal à me débarrasser même si je suis aujourd’hui plus raisonnable.

 

Je suis aussi un privilégié parce-que j’ai un emploi de fonctionnaire. Même si le statut de fonctionnaire est menacé et que je suis un exécutant parmi d’autres, je dispose encore de la sécurité de l’emploi. Et d’un salaire qui arrive tous les mois à une date régulière.

 

Je peux encore partir en vacances avec femme et enfant. Généralement en été. En France. Un peu moins en Guadeloupe ou à la Réunion. Car il faut un budget plus élevé pour ces deux destinations.

 

Je peux m’inscrire dans un club de sport. Et pratiquer ma discipline sportive à peu près régulièrement. Je ne pousse pas la vice jusqu’à me contenter de m’inscrire juste pour le plaisir de contempler ma licence en me disant avec gourmandise : « Je peux le faire ».

 

Mon casier judiciaire est vierge. Je réussis à payer mes impôts dans les délais. Après avoir été détenteur d’une carte orange, j’ai finalement opté pour un Pass Navigo. Je n’aurais de toute façon pas eu le choix vu que tout a été fait pour nous obliger à adopter le Pass Navigo.

A Noël, et pour certains anniversaires, je peux acheter quelques cadeaux à mes proches : sœur, frère, neveux, nièces, compagne, ma fille, amis. Là, encore, du fait de mes mauvaises habitudes prises il y’a plusieurs années, j’ai recours au découvert bancaire. Je n’ai, à ce jour, pas connu le statut d’interdit bancaire. Je suis un privilégié.

 

Je suis aussi un privilĂ©giĂ© parce-que, en grande partie grâce Ă  mes parents, j’ai pu ĂŞtre un « bon  élève ». Un « bon » citoyen. Une personne qui fait ses devoirs. Qui a pu obtenir un diplĂ´me professionnel Ă  mĂŞme de lui assurer un emploi stable. Qui se tient Ă  carreaux et qui se dĂ©foule lĂ  oĂą la sociĂ©tĂ© l’y autorise : en employant un langage respectueux et policĂ©; en frĂ©quentant les clubs de sport; en consommant dans les magasins de grande distribution aux heures autorisĂ©es; en partant faire des voyages quand c’est permis et lĂ  oĂą c’est permis; en recourant Ă  des moyens lĂ©gaux, actions et comportements dont il est possible d’effectuer une traçabilitĂ© satisfaisante et constante.

 

Lorsqu’à la gare de Cergy St-Christophe – ville oĂą j’ai habitĂ© pendant une quinzaine d’annĂ©es Ă  partir de 1985- la SNCF avait dĂ©cidĂ© d’installer des composteurs ( ou plutĂ´t des portes de validation ) ayant pour effet immĂ©diat de restreindre notre libertĂ© de mouvement et de dĂ©placement, je m’y Ă©tais adaptĂ©. Je me souviens avoir entendu un jeune, sans doute encore mineur, qui, apprenant cette nouveautĂ© avait dit Ă  un de ses copains :

 » T’inquiète, on va tout dĂ©foncer ! ». Sa remarque m’avait surpris et un peu inquiĂ©tĂ©. La ville de Cergy St-Christophe a bĂ©nĂ©ficiĂ©, aussi, d’une assez mauvaise rĂ©putation. En quinze ans, je n’y ai connu aucun problème. Et, lorsque les portes de validation avaient finalement Ă©tĂ© installĂ©es, rien n’avait Ă©tĂ© dĂ©foncĂ©. Ou alors je dormais pendant ce temps-lĂ  et la SNCF s’Ă©tait empressĂ©e de tout rĂ©parer avant mon rĂ©veil.

Lorsqu’à la gare d’Argenteuil, il y’a environ cinq années, la SNCF a décidé d’installer des portes de validation ayant les mêmes effets qu’à la gare de Cergy St-Christophe, comme la majorité des usagers, je m’y suis là aussi adapté.

Depuis quelques semaines, la gare St Lazare par laquelle j’accède à Paris, est en train de se doter de plus de deux cents composteurs ( 140 exactement : au delà du chiffre 130, je ne réponds plus de rien en matière de calcul). Officiellement, c’est pour :

« Améliorer notre confort ». Je ne vois pas de quel confort il est question lorsqu’aux heures de pointe, déjà, nous sommes tel du bétail qui piétine vers ses diverses correspondances.

 

 

J’ai oubliĂ© les chiffres, mais, en semaine, la gare de Paris St Lazare ( crééé en 1837 ), voit passer des milliers de personnes ( 300 000 personnes par jour/ 100 millions de voyageurs par an d’après les chiffres trouvĂ©s ce jeudi 6 dĂ©cembre sur le net ). Elle est la gare ferroviaire recevant le plus grand nombre d’usagers dans Paris. Il est vrai qu’une fois que je suis dans le train, j’évite les embouteillages.Et qu’en pĂ©riode de grève des trains, Argenteuil Ă©tant proche de Paris, j’en pâtis moins que celles et ceux qui vivent dans des villes de banlieue plus Ă©loignĂ©es. Je suis lĂ  aussi un privilĂ©giĂ©.

 

Avec l’arrivĂ©e de ces portes de validation, bientĂ´t, l’usager qui Ă©chouera Ă  les franchir pour « dĂ©faut » de prĂ©sentation du titre de transport adĂ©quat, ou parce-qu’il ne remplira pas certaines critères, sera peut-ĂŞtre dĂ©clarĂ©….invalide. Et ces portes de validation aujourd’hui prĂ©sentĂ©es de manière ludique et inoffensives par la SNCF se rĂ©vĂ©leront peut-ĂŞtre plus tard comme des « outils » de refoulement s’appliquant aux individus indĂ©sirables. On pensera en prioritĂ© aux terroristes et aux dĂ©linquants identifiĂ©s. Mais ces profils pourront ĂŞtre Ă©largis aux mendiants, personnes en recherche d’emploi, femmes et hommes d’un certain âge etc….

 

Ma vision, peu originale, force peut-ĂŞtre le trait. NĂ©anmoins, en pratique, il m’est difficile de percevoir ces portes de validation comme des atouts en termes de confort. Si leur fonction est de lutter par exemple contre la fraude, la majoritĂ© des usagers va devoir subir la contrainte de ces portes « juste » pour rĂ©duire un comportement qui est le fait d’une minoritĂ©.  Et afin que cette  « mission » puisse ĂŞtre rĂ©alisĂ©e dans les meilleures conditions, nous voilĂ  encore un peu plus mis Ă  contribution, un peu plus infantilisĂ©s et davantage sĂ©questrĂ©s en pleine jour en toute lĂ©galitĂ© sans que nous soyons auteurs du moindre dĂ©lit.

 

 

Depuis deux ou trois ans, le projet du  » Grand Paris » nous a Ă©tĂ© prĂ©sentĂ© comme une belle avancĂ©e dans bien des domaines. J’y ai cru. Et ce sera sans doute le cas pour certains aspects. Mais, lĂ , est-ce le rĂ©sultat de près de dix annĂ©es de trajet par le train pour me rendre au travail Ă  Paris cumulĂ©es avec cette arrivĂ©e proche de ces  » portes de validations » ? Mais le projet du              » Grand Paris » mĂŞme devancĂ© par l’organisation des Jeux Olympiques en 2024 qui nous promet une crĂ©ative campagne de communication, bien plus sĂ©duisante que celle de la SNCF pour les dites- portes de validation, pour nous en expliquer les formidables retombĂ©es, me rend de plus en plus circonspect. Peut-ĂŞtre parce-que je vieillis.

C’est peut-ĂŞtre parce-que je vieillis que, depuis plusieurs annĂ©es, j’ai parfois l’impression que nous vivons dans un pays qui se renferme de plus en plus. Tandis que l’on y ouvre plus de centres commerciaux, que l’on y crĂ©e plus de nouveaux projets immobiliers que l’on ne crĂ©e d’hĂ´pitaux ou que l’on n’ouvre de services et de centres de soins mais aussi d’écoles ou de classes. Pourtant, il y’a un hĂ´pital dans ma ville et contrairement Ă  bien des parents, pour le moment, nous pouvons emmener notre fille Ă  l’école en une dizaine de minutes Ă  pied. MĂŞme si le personnel de l’école publique a de moins en moins de moyens pour mener Ă  bien ses diverses missions et que celle-ci inspire de plus en plus un certain sentiment de suspicion, je suis un privilĂ©giĂ©. MĂŞme si plusieurs parents que nous avons cĂ´toyĂ©s ont pu, après plusieurs candidatures, faire admettre leur enfant (certains de l’âge de notre fille encore en maternelle) dans l’école privĂ©e voisine Ă  raison de 300 euros par mois.

Bien que vieilli et peut-être aigri, je suis encore plutôt en bonne santé. Lorsque j’ai besoin de soins, j’ai encore la possibilité de les payer. S’il le faut. Et, lorsque je l’estime nécessaire, je peux encore choisir un spécialiste considéré comme particulièrement compétent.

Pour l’instant, je n’ai pas encore à choisir entre faire un plein d’essence, faire des courses ou acheter des vêtements pour ma fille.

Mon téléphone portable est un Iphone 5S. Je l’ai depuis plus de deux ans. L’Iphone actuel doit être un numéro 7 ou 8. J’ai oublié. Avant lui, je changeais de téléphone portable environ tous les deux ou trois ans. Depuis que je sais que la fabrication des téléphones portables est un désastre écologique, j’essaie de voir comment je peux éviter de contribuer à la dérive écologique générale. Ce qui est un exercice difficile car l’obsolescence programmée de mon téléphone portable va peut-être me forcer à en changer.

Notre ordinateur portable a sept ou huit ans. Je n’ai aucune intention d’en changer. Il marche de manière satisfaisante. Je suis un privilégié.

J’ai écrit et répété un certain nombre de fois dans cet article comme je suis un privilégié. Je le suis. J’ai pourtant parfois besoin de m’en convaincre. J’ai quelques fois un peu de mal à m’en convaincre.  « De l’audace, se mettre en danger », il me semble que chacun et chacune, de par les choix qui lui incombent, de par les responsabilités qui le concernent à un moment ou plusieurs moments de sa vie, fait preuve ou a fait preuve d’audace et s’est mis ou se met en danger. Pourtant, il est bien des fois où cela n’a pas suffi.

Les migrants qui se noient dans la mer mĂ©diterranĂ©e parce qu’ils fuient la guerre, la peur, la misère, font montre d’une audace dont je suis incapable. Et ils se mettent en danger Ă  un point tel que le privilĂ©giĂ© que je suis ignore. Pourtant, pour un certain nombre d’entre eux, ça n’a pas suffi et ça ne suffira pas.

Bien des « gilets jaunes » qui manifestent font preuve d’une audace équivalente. Et ils se mettent aussi en danger. Il n’y’a aucun milliardaire parmi eux. Du moins, pour l’instant. Et, moi, le privilégié, je reste abrité. J’observe. Je me culpabilise. Je pèse le pour et le contre. Je me dis qu’aller manifester est trop risqué. Mais aussi qu’il est très difficile de s’y retrouver entre les casseurs, celles et ceux qui récupèrent le mouvement, les forces de l’ordre qui, lorsqu’elles chargeront, ne feront pas de détail entre les gentils manifestants et les autres.

Les « gilets jaunes » manifestent-ils uniquement pour une question d’argent ? A mon avis, non.

Bien-sûr, je désapprouve les actes de violence aveugles qui touchent, heurtent, celles et ceux qui se trouvent au mauvais endroit, au mauvais moment, alors que certains cassent, frappent, détruisent. Mais l’origine d’une bonne partie ces violences est néanmoins bien présente depuis des années dans cette société dont nous sommes les citoyens. Les citoyens….privilégiés.

 

Franck, ce mercredi 5 décembre 2018.

PS : j’Ă©tais en colère en Ă©crivant cet article hier. Et, plusieurs heures après l’avoir Ă©crit, je m’Ă©tonnais de ressentir autant de colère. Je me demandais d’oĂą elle provenait. Pourtant, je n’ai rien cassĂ© sur mon passage en allant prendre le train pour me rendre sur Paris. Et, je n’ai bousculĂ© personne dans le mĂ©tro, dans les escalators ou ailleurs. Ce matin, ce jeudi 6 dĂ©cembre, j’attribue la colère que j’ai ressenti hier Ă  un retour de flamme de mon sentiment de culpabilitĂ©. Je me suis senti coupable lors du premier ou du deuxième samedi de manifestation des « gilets jaunes » Ă  Paris. Si j’Ă©tais restĂ© chez moi ce jour-lĂ , je me serais mieux portĂ©. Mais ce samedi-lĂ , j’avais dĂ©cidĂ© de me faire plaisir. Et, j’Ă©tais parti acheter- consommer- du thĂ© dans un magasin oĂą j’ai mes habitudes. En sortant du mĂ©tro, je m’Ă©tais retrouvĂ© en plein marchĂ©. Les commerces de bouche Ă©taient bondĂ©s. Pour toutes ces personnes prĂ©sentes sur le marchĂ© et dans ces commerces, la vie continuait sans une fĂŞlure. Tandis que sur les Champs ElysĂ©es et ailleurs en France, des personnes manifestaient car au bout du rouleau. Lors du trajet, j’avais pourtant entendu l’annonce rĂ©pĂ©tant que telles stations de mĂ©tro n’Ă©taient pas desservies. Mais je n’avais pas tout de suite fait le rapprochement avec les « gilets jaunes ». Dans le magasin de thĂ©, oĂą se trouvait un couple d’un certain âge, je m’Ă©tais mĂŞme interrogĂ© Ă  voix haute sur la raison pour laquelle ces stations de mĂ©tro n’Ă©taient pas desservies. La femme du couple m’avait alors regardĂ© en souriant sans un mot. Savait-elle ?

Je manifeste rarement. Je me mĂ©fie beaucoup des effets de groupe. Je sais que la vie est faite de nuances. Je continue d’apprendre Ă  essayer de les saisir. Mais ce samedi-lĂ , Ă  me voir faire partie de celles et ceux qui, dans cet arrondissement de Paris plutĂ´t privilĂ©giĂ©, faisaient apparemment leurs courses sans se prĂ©occuper des lendemains tandis que d’autres…..je me suis senti coupable. Pourtant, je suis un privilĂ©giĂ©. Je crois….

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Cinéma

Rafiki

 

« Il semblerait que ce soit un film généreux et mièvre ».

 

Il y’a plusieurs semaines, au sortir d’une séance dans un complexe de cinéma à Paris, je l’ai reconnu. Sans doute un souvenir de séances de presse partagées, chacun dans son coin, du temps où j’écrivais pour Brazil. C’était étonnant de tomber sur lui dans cet endroit.

Durant quelques mètres, j’ai marché derrière lui.

 

Je me suis décidé à l’accoster. Accessible et sympathique, il m’a alors appris avoir été mis à la retraite de l’hebdomadaire dans lequel j’avais pu lire un certain nombre de ses critiques de cinéma pendant des années. Il intervient encore dans l’émission Le Masque et la plume que je connais de nom.

J’ai dĂ©fendu Rafiki. Il m’a Ă©coutĂ©. Il a alors rĂ©pondu que, comme le lui a recommandĂ© un jour Jacques Lourcelles – qu’il m’a prĂ©sentĂ© comme un « historien du cinĂ©ma »- il est impĂ©ratif de toujours se faire soi-mĂŞme sa propre opinion d’un film en allant le voir.

Je l’ai écouté à mon tour : j’ignorais qui était Jacques Lourcelles.

Deux mois sont passés depuis que ce critique de cinéma et moi nous sommes croisés.

Et, c’est seulement aujourd’hui que je viens de faire quelques recherches sur le net pour découvrir l’identité de Jacques Lourcelles. Ce qui fera sourire ou grimacer celles et ceux qui sont au fait de ses engagements et d’une certaine histoire du métier de critique et d’historien du cinéma.

Alors que nous allions nous séparer, notre critique cinéma de Le Masque et la Plume et moi, j’ai pensé à dire mon nom et à évoquer mon projet de créer un blog : trop souvent, de par le passé, lorsqu’il m’est arrivé de croiser des personnes « médiatisées », j’ai oublié cette règle élémentaire, en usage pourtant lors de toute rencontre comme lors de tout cérémonial social, qui consiste….à se présenter. Peu importe que notre interlocutrice ou notre interlocuteur «  médiatisé », choisisse ensuite de classer sans suite ces « faibles » moments que nous avons passés avec lui. On acquiert davantage de présence et de consistance en donnant son nom et son prénom plutôt qu’en se confinant soi-même à double tour avec précaution dans l’effacement et l’autodénigrement. Comme l’a à peu près dit récemment l’artiste Kheiron dans une interview à propos de certains acteurs-renommés- de son dernier film (Mauvaises herbes, sorti ce 21 novembre 2018) :

« Si tu traites les gens comme des stars, ils vont réagir comme des stars ». J’ai envié à Kheiron l’évidence d’une telle assurance mais aussi d’une si grande clairvoyance que je vois comme ce qui lui a permis, avec le travail et certaines aptitudes, à « réussir » sa carrière comme il a entrepris de le faire.

Les deux héroïnes du film Rafiki de Wanuri Kahiu (sorti en salles ce 26 septembre 2018) envieraient davantage la belle assurance de Kheiron. Même si je crois aussi au fait que l’on peut faire une force de ses faiblesses. Je repense par exemple à l’actrice Yolande Moreau à qui un de ses profs, avant qu’elle ne devienne la comédienne Yolande Moreau que l’on « connaît », avait pu dire afin qu’elle croie en ses capacités au moins de comédienne : «  Vends tes faiblesses ! ».

Il y’a du Ken Loach dans cette phrase : «  Vends tes faiblesses ! ». Et, cela me rappelle cette scène dans Raining Stones où le prêtre envoie bouler Dieu et la Loi, devant la détresse et la culpabilité du héros, père croyant et de condition modeste, qui a « fauté » pour offrir un peu de rêve à sa fille.

 

« Vends tes faiblesses ! ».

 

Au début de Rafiki, Kena et Ziki sont chacune à leur façon des jeunes femmes prometteuses, bien éduquées, raisonnables et respectables. En conformité avec ce que l’on attend d’elles. Aucune faiblesse à vendre a priori.

Kena (l’actrice Samantha Mugatsia) avec son physique de garçon manqué à la Syd Tha Kid (une des artistes du groupe californien The Internet) est plutôt de classe moyenne. Elle fait la navette entre ses parents divorcés, les études, le petit commerce de son père et le foot avec les copains.

Ziki, elle (l’actrice Sheila Munyva) est la jeune bourgeoise insouciante qui émet une sorte d’excentricité capillaire ostentatoire. Tout se passe bien pour les deux jeunes femmes tant que chacune vit dans sa jarre.

Nous sommes dans le Kénya d’aujourd’hui, à Nairobi, pays plutôt prospère économiquement et assez stable politiquement malgré certains événements récents particulièrement violents.

 

Rafiki se déroule dans un écrin à l’écart des menaces terroristes et des actes de délinquance.

 

Mais Kena et Ziki ont la faiblesse de s’attirer l’une et l’autre. Les jarres se brisent. Et, Ă  mesure qu’elles se dĂ©couvrent et commencent Ă  s’émanciper, elles dĂ©couvrent les limites de leur libertĂ© comme celles de la comprĂ©hension de leurs proches. Lesquels sont autant voire plus corsetĂ©s qu’elles ne le sont par certains stĂ©rĂ©otypes sociaux. PĂ©ril pĂ©riphĂ©rique, la solitude de Kena et Ziki ne fond pas alors qu’elles sont perçues…comme de mauvaises herbes.

On peut vendre ses faiblesses ou chanter Come Smoke My Herb comme l’artiste Me’Shell Ndégéocello dans une société qui l’accepte. Kena et Ziki vivent dans une autre société. Leur amour (comme tout amour ?) est révolutionnaire ou un luxe que leur entourage perçoit comme un mauvais sort jeté au visage de toute la communauté et de toutes les générations précédentes.

Ça fait penser à Roméo et Juliette version LGBTI ? Oui. Rafiki est un film révolutionnaire au moins pour son sujet ; parce qu’il a été interdit au Kenya ; parce- qu’il s’agit du premier film kenyan sélectionné au festival de Cannes ; parce qu’il nous montre une autre couleur que celle des safaris, des splendides paysages africains, et de ces femmes et hommes africains, « c’est formidable ! » qui ont toujours la banane et nous redonnent le sourire pour la journée.

 

Franck, ce mardi 27 novembre 2018.

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Cinéma

Frères ennemis

Frères ennemis un film de David Oelhoffen (sorti en salles le 3 octobre 2018 )

Je tenais beaucoup à voir ce film. D’un côté, l’acteur Matthias Schoenaerts dont je préfère la prestation dans le film Bullhead ( 2011) à celle qu’il avait pu ensuite délivrer dans De Rouille et d’os ( 2012) de Jacques Audiard. Même si j’aime beaucoup le cinéma de Jacques Audiard. Peut-être parce-que j’avais été influencé par mes très bons souvenirs de lecture, quelques années auparavant, du livre de nouvelles Un Goût de rouille et d’os de l’auteur Craig Davidson dont Audiard s’était inspiré.

Je n’ai pas encore vu l’acteur Matthias Schoenaerts dans Maryland (2015) d’Alice Winocour.

De l’autre côté, l’acteur Reda Kateb que j’avais interviewé pour son rôle dans Qu’un seul tienne et les autres suivront ( 2009) de Léa Fehner et dont j’essaie autant que possible de suivre la fertile carrière.

 

L’affiche montrant Reda Kateb et Matthias Schoenaerts face à face est racoleuse. Le titre du film est racoleur. Et le rictus de Reda Kateb est peu flatteur pour lui. L’un des inconvénients avec ce type d’affiche, c’est d’inciter le spectateur à faire des comparaisons avec des films policiers américains comme Heat ( 1995) de Michael Mann où les deux acteurs vedettes- mondialement connus- poids lourds que sont Robert De Niro et Al Pacino avaient partagé l’affiche. Certains spectateurs qui auront ce genre de film en tête comme repère seront sûrement déçus devant l’écran. Mais il fallait bien rendre ce projet attractif et convaincre les amateurs de films policiers qu’une réalisation franco-belge peut captiver notre attention.

 

Frères ennemis a certes des scènes d’action très bien filmĂ©es et très bien servies. Mais ce serait du gâchis que de le rĂ©sumer Ă  un film de « Boum-Boum ! Pan ! Pan ! T’es mort ! Tu croyais que tu allais m’avoir ?! Regarde ta face dans le crachoir. Je t’ai bien eu, fils de p… ! ».

 

Reprenons-nous. Frères ennemis a bien sa personnalité. Celle d’un film bien au fait d’une certaine réalité sociale au moins en France peut-être en Belgique.

 

Le film respecte la règle selon laquelle, la solidité d’une histoire tient une sa bonne distribution et à un scénario bien taillé. Même si, quelques fois, il y’a des bouts qui dépassent.

Autour de Matthias Schoenaerts et Reda Kateb, j’ai été marqué par les rôles clés tenus par Adel Benchérif ( Imrane), Ahmed Benaissa ( Raji, le « parrain » de la cité ), Gwendolyn Gourvenec ( Manon, l’ex-compagne de Manuel joué par Matthias Schoenaerts ). Et il m’a plu de retrouver l’acteur Marc Barbé, qui, dans Qu’un seul tienne et les autres suivront de Léa Fehner, imposait sa violence au personnage friable interprété alors par Reda Kateb. Indirectement, il est assez drôle de pouvoir constater dans ce film l’évolution de ces deux acteurs dans les deux rôles qu’ils occupent.

 

J’ai beaucoup aimé Frères ennemis car j’y ai retrouvé de ce fatum présent dans un film comme Romanze Criminale (2005) réalisé par Michele Placido, où, en devenant adultes, les héros sont restés les mêmes enfants se heurtant aux mêmes murs du monde qui les entoure et qu’ils aspirent, pourtant, à conquérir. Ils ont beau devenir grands et calés dans leur domaine (les Stups pour Driss devenu flic, le trafic de coke pour Imrane et Manuel) ils restent contrecarrés par leurs limites.

Tout puissants et reconnus qu’ils sont, Imrane et Manuel appartiennent plus à leur cité de banlieue qu’elle ne leur appartient. Manuel a beau avoir un bel appartement dans un bon quartier parisien, celui-ci est déserté et lui sert…de cité-dortoir voire de cachette.

La vie qu’il aurait souhaité reste pour lui énigmatique. La greffe, malgré l’attirance magnétique que cette vie rêvée a sur lui, n’a pas pris. Et l’on devine par sa relation avec son ex compagne, Manon, qu’il est trop dépendant de sa vie passée pour pouvoir s’insérer dans un autre mode de vie. Ses véritables repères se trouvent dans l’environnement qu’il a toujours connu et qui va l’engloutir : la cité où il a grandi.

Un des points forts du film est d’avoir bien montré que la dépendance de Manuel, Imrane et de Driss s’exprime par rapport à ce passé et cette cité qu’ils ont en commun.

Frères ennemis nous fait donc l’économie de protagonistes embarqués par les effets d’une consommation inflationniste de stupéfiants. Ce faisant, le film rappelle une vérité. Un « bon » trafiquant de stupéfiants est un trafiquant clean, lucide, vif, instinctif et suffisamment maitre de lui-même. Un adepte du grand banditisme, c’est d’abord une personne qui a certaines aptitudes physiques, qui sait se servir de sa tête et qui connaît si bien son environnement qu’il peut s’y déplacer et s’en échapper sans se faire attraper.

Le film nous le montre à plusieurs reprises de manière réaliste. Car la cité où ont grandi Driss, Manuel et Imrane, est leur royaume.

Ce royaume, Driss a fait le choix de le quitter pour être en accord avec la loi. Ce qui aurait pu, normalement, se traduire pour lui en respect et admiration, s’est transformé en bannissement et en reniement. Il est le portrait-robot du traître. Peut-être parce qu’il est devenu flic et que le flic, ici, représente le Français armé, le blanc, le riche, qui s’en prend aux étrangers et aux pauvres. Peut-être aussi, ce n’est pas énoncé, parce qu’il a choisi de se mettre en couple avec une Française. A voir la popularité et la respectabilité dont bénéficient Imrane et Manuel au contraire d’un Driss, particulièrement esseulé sauf lorsqu’on le voit avec sa fille idéalement mature et sereine, on a une idée du fort attrait que le crime et la loyauté peuvent exercer sur bien des jeunes et des moins jeunes.

 

Comme dans tout film policier, nous assistons à des duels entre des caractères affirmés. Entre untel et untel qui joue au chat et à la souris avec untel. En plus de cela, Frères ennemis, sans trop en faire, nous explique qu’il y’a deux sortes d’adeptes du grand banditisme :

 

Ceux comme Imrane et Manuel, dans la force de l’âge, qui sont établis, organisés, respectés mais qui vivent au jour le jour. Ce qui les rabaisse au rang de petites frappes malgré leur « réussite ».

Et ceux qui voient loin, qui étrennent une certaine conscience politique, et bénéficient d’une très haute respectabilité.

Les scènes familiales et conjugales de Frères ennemis sont abouties. Il en est une où Driss rend visite à ses parents. On comprend ce qu’il lui en a coûté de grandir et de s’émanciper. Mais ce film dit aussi beaucoup avec peu de mots. Et c’est aussi en cela qu’il est réussi.

Lorsque Manuel, braqué par un de ses complices, reste le dominant et le soumet à la confession :

« Regarde-moi ! ».

Lorsque Driss doit presque se cacher à l’égal d’un clandestin en situation irrégulière dans son ancien quartier pour assister durant quelques moments à une partie de pétanque à laquelle son propre père participe sans doute.

Ou Lorsque Driss encore, au sortir d’une planque, est entouré de jeunes de sa cité qui le menacent.

 

La conclusion du film est socialement très pessimiste pour le futur d’une certaine jeunesse et d’une partie du pays puisque la famille qui devrait être un repaire garant de l’avenir est ici une famille décomposée, déloyale ou qui renie ses enfants.

 

Franck, ce vendredi 19 octobre 2018.

 

 

 

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De Chaque instant

De Chaque instant documentaire réalisé par Nicolas Philibert, sorti en salles ce 29 aout 2018.

 

L’eau coule sans fin dans l’évier. C’est une hémorragie qui va aider la vie. Son débit maitrisé par un robinet va permettre de se laver les mains. Mais selon un rituel à même de préparer des étudiantes et des étudiants infirmiers. Chaque enseignement a ses règles et ses interdits. Il y’a dans cette première scène et dans ce simple geste, pratiqué sans doute un million de fois dans une existence, de De Chaque instant de Nicolas Philipert , l’exposition en pleine lumière d’un dressage aussi justifié soit-il pour des raisons sanitaires. Cette eau qui s’écoule depuis ce robinet, cela peut aussi être l’âme de ces étudiantes et étudiants infirmiers mais aussi celle de tant d’autres personnes appartenant à leur passé comme à leur futur.

Il en faut de l’eau pour pouvoir se laver les mains correctement afin de pouvoir prendre soin de soi et du monde. Beaucoup d’eau. Cette simple scène d’apprentissage de lavage des mains où chacune et chaque étudiant infirmier s’entraîne prononce d’emblée le paradoxe de ce métier de soignant : pour être pratiqué dans des conditions correctes, il a besoin de moyens, ici, en eau, qui s’amalgament difficilement avec certaines règles élémentaires d’écologie ainsi qu’avec bien des desiderata économiques.

 

On peut formuler cela autrement.

 

Même en s’entourant de certaines précautions et en veillant à anticiper, à planifier, il peut être très difficile voire impossible pour une infirmière ou un infirmier un tant soit peu consciencieux de regarder sa montre ou de privilégier son état de forme au regard de certaines situations sensibles. La vie et la mort se maitrisent beaucoup moins bien qu’un robinet que l’on ouvre et ferme selon notre volonté. Et c’est donc en piochant dans ses ressources et ses réserves morales, intellectuelles, physiques, psychiques et techniques, parfois financières, qu’un soignant compensera bien des fois les carences, les lacunes, les manques et manquements d’un patient, de sa famille ou de ses proches, mais aussi celles et ceux de l’institution qui l’emploie. Toute infirmière et infirmier fera donc l’expérience- soit au cours de sa formation mais aussi ensuite- de malmener ou de négliger sa propre écologie «  pour le bien du patient » ou «  pour combler ou satisfaire » l’institution qui l’emploie.

L’infirmière et l’infirmier font partie de ces professionnels dont les horaires de travail occupent tout le cadran solaire et tous les jours d’une année. Il arrive aussi qu’ils soient par exemple sollicités pour des tâches de manutention, tâches a priori étrangères à leur titre. Ou pour remplacer au coup par coup ce que son institution a omis ou choisi d’oublier de remplacer.

 

Et, une personne qui veut gagner beaucoup d’argent de par sa profession se dirige rarement vers le métier d’infirmière ou d’infirmier. Ou alors, c’est qu’elle aura été mal renseignée ou qu’elle se destine à certaines spécialités très pointues et très lucratives- des niches- où les patients représentent un chiffre d’affaires avant de représenter des êtres humains. Sauf, aussi, si elle est prête à travailler trente jours sur trente ou à être sur deux postes en même temps.

 

Le métier d’infirmier est donc un métier soumis à différentes formes d’exigences et qui, en contrepartie, fournira une gratification relative voire modérée d’un point de vue pécuniaire. Pourtant, c’est un métier où, de plus en plus, l’institution qui l’emploie lui demande des comptes et supprime des moyens de toutes sortes (formations plus difficiles à obtenir, diminution de postes, changements d’horaires de travail, réduction du nombre de jours de congés, fermeture des crèches à destination du personnel….).

 

Cela, c’est moi qui le souligne afin de compléter le documentaire de Nicolas Philibert que je trouve très bien fait. Il filme très bien par exemple ces deux cours contradictoires où, d’un côté on enseigne à nos futurs infirmières et infirmiers qu’ils ont des « Devoirs ». Et où , d’un autre côté, on leur affirme qu’ils ont « une indépendance professionnelle » qu’ils se doivent de défendre…..

 

Mais j’imagine que comme moi alors que j’étais en formation, ces étudiantes et étudiants infirmiers ont pour eux leur insouciance ainsi que d’autres priorités et sont plus portés sur ce qui valorise ce métier. Alors que je découvrais ce documentaire, je me suis avisé que jeune diplômé, et même après, je me serais abstenu d’aller le voir en salle.

La formation d’infirmier m’a pris une certaine innocence. Et le métier qui consiste à manger de la souffrance et de la violence en permanence est suffisamment contraignant pour qu’une fois sorti du service, on choisisse d’aller au cinéma pour voir et vivre autre chose que ce que l’on a vécu et revécu de l’intérieur pendant nos heures de service.

 

Pour nous dépeindre la formation qui nous mène jusqu’au métier d’infirmier, Nicolas Philibert réalise un documentaire en trois actes :

 

1 ) L’Apprentissage à l’école avec les différents intervenants, infirmières et infirmiers de formation mais aussi médecins et autres.

 

2 ) En stage. On suit certaines étudiantes et étudiants lors d’une partie d’un de leur stage. Ce qui permet de constater à nouveau qu’il y’a aussi un grand potentiel cinématographique dans certaines situations vécues à l’hôpital et, ce, en se passant des inconditionnelles scènes «  d’urgences médicales » comme des sempiternelles « Ne vous inquiétez pas ! Tout va bien se passer ».

 

3 ) Le témoignage de certaines et certains de ces étudiants infirmiers face à certaines et certains formateurs.

 

Le documentaire de Philibert m’apparaît très approprié. J’ai éprouvé une certaine gratitude pour toute sa partie «  témoignages » d’autant que la profession infirmière est une profession souvent bâillonnée. L’un des témoignages d’une des étudiantes m’a semblé être une douloureuse et très juste illustration de ce que peut être ce métier si on s’y engloutit sans apprendre à se préserver : ce métier peut se transformer en cambriolage de notre propre existence. Et, dans la partie « témoignage », je regrette que le formateur ou la formatrice qui en a l’occasion avec un ou une étudiante reste flou sur ce sujet. Il fallait dire ouvertement qu’il est plus qu’important, dans ce métier, d’apprendre à connaître ses limites et à en tenir compte. Et qu’il peut être utile, pour cela, de consulter des professionnels (psychologue, médecin ou autres) et de se familiariser avec ce genre de consultation avant de se retrouver dans le rouge.

Dans la salle de cinéma où je me trouvais, la moyenne d’âge était d’une cinquantaine d’années à vue d’oeil. Je n’ai pas fait de sondage. Dans le fond de la salle, un homme rigolait de temps à autre. J’ai d’abord cru qu’il se moquait des méthodes pédagogiques de certaines et certains formateurs. Et puis, devant une autre scène, peut-être au moment des témoignages, j’ai compris que la raison était toute autre. Cela a été plus fort que moi. Je me suis tourné vers le fond de la salle pour l’informer de façon bien audible :

« Monsieur, ce n’est pas drôle ! ».

Aussitôt, un autre homme, lui, visiblement installé au tout premier rang, face à l’écran, de me répondre :

« Parfois, oui ! ».

«  Ici, non ! » lui ai-je dit. Quelques secondes sont passées puis l’homme du premier rang a repris :

« Et, ici ?! ». Je n’ai rien répondu. Il n’y’avait rien à répondre. Et c’est peut-être là le gouffre dans lequel se trouve le métier d’infirmier face aux différents gouvernements qui pondent une certaine politique de Santé qui met à mal le métier d’infirmier et d’autres professions de santé. Il arrive un stade où il n’y’a plus rien à répondre. Lors d’une manifestation de soignants à laquelle j’ai un peu participé à Paris ce 6 septembre 2018, j’ai vu ce que je ne voyais plus depuis des années. Le métier d’infirmier reste un métier de femmes. En France, la femme reste déconsidérée d’un point de vue professionnel et salarial. Et, après que l’on ait entendu parler de l’affaire Harvey Weinstein dans le milieu du cinéma et des prises de position que cette affaire a déclenchées en faveur des femmes, je me suis avisé que la profession infirmière, elle, restait pour l’heure « arriérée » ou rétrograde en termes d’image dans la société française. Quitte à passer pour un misogyne sans cervelle et sans courage, je me dis que le fait que le métier d’infirmier soit encore principalement un métier de femmes doit, aussi, être l’une des raisons pour lesquelles ce métier reste (mal) traité comme il l’est. Le métier d’infirmier reste perçu à mon sens comme un métier de soin, soit comme une vertu « naturellement » féminine qui va de soi. Je résume : tandis que les ( très) grands dirigeants (principalement des hommes) de cette société et de ce monde font des lois, adoptent des stratégies militaires, politiques, économiques ou autres, les « bonnes femmes » que sont les infirmières et les infirmiers font le boulot, certes beau et nécessaire qu’il faut faire, et pour lequel elles et ils sont faits de toute façon. Donc, de quoi se plaignent-elles les infirmières ?! Ainsi que les hommes qui sont infirmiers ?! Puisqu’il s’agit d’une « vocation » ?!

 

Je crois aussi que le jour où les infirmières et infirmiers seront tous énarques et capables de s’exprimer dans la langue de Shakespeare, tant pour la façon d’exprimer leur pensée, de gérer leur carrière que pour la langue, qu’ils bénéficieront alors d’un statut plus valorisant. Cela est évidemment plus qu’une chimère. Aussi, aujourd’hui, même si le métier d’infirmier est officiellement et politiquement « flatté » et caressé comme on le fait d’un animal domestique ronronnant et affectueux, il reste finalement un métier perçu par bien des élites (politiques et autres) comme un métier de vassal et de prolétaire.

 

Franck, ce lundi 17 septembre 2018.

 

 

 

Deux mois sont passĂ©s depuis la rĂ©daction de cet article. PubliĂ© parmi d’autres de mes articles, celui-ci, Ă  ce jour, n’a pas Ă©tĂ© lu. Cela me donne l’occasion de le complĂ©ter aujourd’hui, malheureusement, suite Ă  un constat Ă  nouveau assez dĂ©primant.

Depuis la rĂ©daction de cet article,  le mouvement des gilets jaunes que j’Ă©voque dans plusieurs articles ( dont PrivilĂ©gié ou La Vocation et le talent  dans la rubrique Echos Statiques ) est apparu. Et, ce, quelques mois après la grève de trois mois de la SNCF qui, en dĂ©pit d’une certaine radicalitĂ© qui l’a rendue assez impopulaire et incomprise, a semblĂ© annihilĂ©e par la stratĂ©gie du gouvernement. Dans mes souvenirs, les manifestations infirmières depuis une trentaine d’annĂ©es ont toujours Ă©tĂ© des manifestations pacifistes et « obĂ©issantes ». Et bien moins dĂ©rangeantes que celles menĂ©es par la SNCF ou les routiers par exemple.  Ce monde du silence   ( celui des infirmières, infirmiers, et des soignants en gĂ©nĂ©ral) a un prix. Comme on pourra s’en faire une idĂ©e dans les extraits du Charlie Hebdo de ce 26 dĂ©cembre 2018 ( numĂ©ro 1379) dont je publie quelques photos Ă  la fin de cet article. Le prix d’une certaine souffrance humaine. Et, il est difficile de savoir quelle conscience de cette souffrance et de cette violence Ă  venir ont ces Ă©tudiants et Ă©tudiantes infirmiers dont Nicolas Philibert fait le portrait dans son documentaire De chaque instant. Lorsque j’Ă©tais Ă©lève/Ă©tudiant comme eux ( entre mes 18 et mes 21 ans), je me sentais Ă  peu près inĂ©puisable au moins moralement lorsqu’il s’agissait de me dĂ©vouer au mal-ĂŞtre des autres.

Il me semble donc très difficile de deviner les aptitudes qui seront les leurs pour remĂ©dier comme pour se prĂ©server de façon prĂ©ventive de la souffrance et de la violence inhĂ©rentes Ă  la profession soignante mais aussi Ă  celles rajoutĂ©es par les dĂ©cisions des gouvernements, des directions et des cadres des institutions oĂą ils exerceront. Pour ces quelques raisons, la profession infirmière ainsi que les autres professions soignantes sont des viviers « naturels » et « tout dĂ©signĂ©s » oĂą peuvent se trouver des professionnels  » sans blessures apparentes » tel qu’en parle Jean-Paul Mari dans son ouvrage ( voir mon article sur son livre dans la rubrique Puissants fonds). Jusqu’Ă  ce que l’usure se manifeste, un beau jour, d’une façon socialement « acceptable » et plus ou moins isolĂ©e ( arrĂŞt maladie, accident de travail, dĂ©parts du service, changement d’horaires ) ou horrible  comme dans le film The Thing et se rĂ©pande d’une façon Ă©pidĂ©mique tandis que les « autoritĂ©s », dĂ©sarmĂ©es, sanctionneront. Ou s’Ă©tonneront de l’ampleur des dĂ©gâts, affichant, par les voies mĂ©diatiques appropriĂ©es , leur Ă©motion pleine et sincère comme leur grande volontĂ© d’Ă©radiquer le mal tout en se sachant Ă  l’abri de ses effets immĂ©diats.

Un tel pamphlet de ma part a peut-ĂŞtre de quoi Ă©tonner en cette fin d’annĂ©e usuellement consacrĂ©e aux festivitĂ©s et aux projets souriants. Et, bien-sĂ»r, festivitĂ©s et projets souriants et optimistes font partie de la solution. Mais il est des professions oĂą, plus qu’ailleurs, il est de rigueur de sourire mĂŞme lorsque la brisure interne est proche et, ce, quelle que soit la pĂ©riode de l’annĂ©e. En cela, les soignants peuvent ĂŞtre bien des fois des gymnastes et des danseurs Ă©toiles    ( voir mon article sur le film Girl dans la rubrique CinĂ©ma, et, Ă  la place, imaginer un soignant ou une soignante en exercice…. ) de la souffrance mettant sous cloche leurs propres stigmates  pour s’occuper et s’attacher en prioritĂ© Ă  ceux des autres mais aussi pour satisfaire aux diverses exigences de leurs directions. Ces quelques extraits du Charlie Hebdo de ce 26 dĂ©cembre 2018 en rendent compte. On se doute que d’autres mĂ©dia se font et se feront aussi le relais de tels constats, festivitĂ©s ou non.

Franck, ce samedi 29 décembre 2018.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Le Monde est Ă  toi

Le Monde est Ă  toi de Romain Gavras, sorti en salles le 15 aout 2018.

 

Dans une interview lue récemment (mais où ?), Karim Leklou, acteur principal du dernier film de Romain Gavras, a présenté le réalisateur américain Spike Lee comme un de ceux qui l’ont beaucoup marqué dans sa jeune cinéphilie. Et, je ne serais pas surpris d’apprendre que Spike Lee figure parmi certaines des références cinématographiques et militantes de Romain Gavras également. J’ai vu Le Monde est à toi de Romain Gavras et le dernier film de Spike Lee, BlacKkKlansman : J’ai infiltré le Ku Klux Klan (Grand Prix du jury au festival de Cannes cette année 2018) l’un à la suite de l’autre. Aucun calcul de ma part au départ. ( voir https://balistiqueduquotidien.com/blackkklansman-j…-le-ku-klux-klan) .

 

En faisant du mauvais esprit, on pourrait hasarder qu’avec Le Monde est à toi, Romain Gavras, lui, a « infiltré » une certaine banlieue française ou une certaine France. Celle qui est souvent dissimulée, ignorée ou camouflée dans bien des productions françaises. Celle qui fait peur et qui est aussi, pour toutes ces raisons aussi, souvent méconnue. Celle qui évoque des envahisseurs ou des barbares, voire des zombies, que seules la police répressive et une certaine politique extrémiste semblent qualifiées à mettre au pas, au trou, au pied et, pourquoi pas ? à coloniser de nouveau comme «  au bon vieux temps ». Ou à rejeter à la mer par le premier bateau ou dans les airs par la magie des charters.

 

Aussi, il y’a une audace- parmi d’autres- de Romain Gavras à inclure dans son film (qui montre une minorité de cette France « indigène » qui parle la langue de Molière plutôt dans une mentalité verlan et dans sa version MP3) des icônes ou des trophées du cinéma national mais aussi mondial :

Isabelle Adjani en tête bien-sûr et Vincent Cassel évidemment. Quant à François Damiens et Philippe Katerine, leur singularité leur permet de se promener à peu près n’importe où : L’un des grands avantages qu’il y’a à être artistiquement «  fou » (et c’est un compliment !), c’est que cela rend passe-partout.

Punk, le film de Gavras ? Peut-être. Récit d’émancipation, Le Monde est à toi nous dit que l’homme est un chien pour l’homme. Que nous vivons tous dans une fourrière. Et que la différence qui existe entre un chien et un homme, c’est qu’un chien, même mal dressé et agressif, a un peu plus de chance qu’un être humain, son « maître » le plus souvent, fasse tout son possible pour le faire sortir de la fourrière. Car l’Amour, l’Amitié et la Loyauté sont insuffisants entre les hommes et les femmes ; mais aussi entre une mère et son fils ; entre un homme de main et une femme de tête ; ou entre des jeunes hommes qui ont grandi ensemble dans la même cité.

Histoire féministe dans une caverne macho, Le Monde est à toi raconte comment l’argent a beaucoup dévasté les relations humaines, se substituant à presque tout, et, ce, jusqu’au bout des ongles. L’acteur principal Karim Leklou, le candide de l’histoire

(François dans le film) est plus le passeur de cette prise de conscience que le passeur d’autre chose. Devant la mégalomanie et le degré élevé d’égarement de la plupart des protagonistes de Le Monde est à toi, je pense à cette scène dans Stalker de Tarkovski, où, dépité, le guide ou passeur (le Stalker) constate que le physicien et l’écrivain qu’il a accompagné après diverses tribulations jusqu’à la «  zone des désirs » ont les «  yeux vides » et aucun projet d’envergure à proposer pour l’humanité. Et c’est le plus effrayant pour l’avenir.

En attendant, l’acteur Karim Leklou tient bien son rôle. Il réussit à garder son personnage attachant et innocent malgré sa double culpabilité (pour ses infractions à la loi/ envers sa mère). Isabelle Adjani, dans le rôle de Danny, est redevenue belle, c’est-à-dire irrésistible malgré l’horreur et l’égoïsme qu’elle représente. La plus grande racaille du film, c’est sans doute elle. Et pour cela, nul besoin de singer certaines mimiques de la banlieue, de se livrer à des combats vertèbres contre vertèbres ou de projeter trois cents balles à la seconde.

Bien des acteurs méritent leur petite palme de l’interprétation dans ce film à l’image d’Oulaya Amamra, dans le rôle de Lamya, que je n’ai pas encore vue dans Divines de Houda Benyamina dont j’ai acheté le Blu-Ray cet été.

 

Néanmoins, j’ai deux préférences. La première, pour le rôle d’Henry, tenu par Vincent Cassel. Vocalement, Cassel a retiré une demie-octave voire une octave. On peut dire qu’il a une voix de cave dans tous les sens du terme. On devine que son personnage en sait beaucoup sur cette violence qui fascine – et que pratiquent- ces jeunes et moins jeunes caïds qui environnent l’histoire avec leurs rêves standardisés semblant sortir tout droit de l’enseigne Ikea. Sauf que le personnage d’Henry est manifestement revenu de toute cette fureur. Il est l’avenir possible de tous ces jeunes en armes mais aussi en panne d’inspiration.

Henry, pour moi, c’est une forme de béatification par la beaufitude. Dans son regard luit une illumination un peu à l’instar du personnage de Samuel Jackson dans Pulp Fiction de Tarantino. Excepté qu’Henry est dépourvu de la soutenance intellectuelle suffisante pour assurer les prêches du « pasteur » Samuel Jackson dans Pulp Fiction.

Ma seconde préférence va à Sofiane Khammes dans le rôle de Poutine. Je ne connaissais pas cet acteur. Le qualifier, dans le film, de jeune chien fou, est sans doute vrai. Mais cela ne restitue pas assez ce qu’il donne au film. Je sais depuis qu’il a aussi joué dans Chouf de Karim Dridi, film que je n’ai toujours pas vu. Et que c’est un acteur que j’aurai plaisir à revoir.

Si Le Monde est à toi a reçu de bonnes voire de très bonnes critiques dans la presse et bénéficié, je crois, d’un affichage publicitaire correct (on pouvait voir cette affiche-ci dessous à la gare St Lazare environ trois semaines après sa sortie), je reste perplexe devant sa sortie nationale ce 15 aout, période de l’année où beaucoup de personnes sont en vacances ! Mais ce film est supposé devenir « culte ». C’est possible ….

 

Franck, ce mercredi 19 septembre 2018.

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BlacKkKlansman : J’ai infiltré le Ku Klux Klan

BlacKkKlansman : J’ai infiltré le Ku Klux Klan, le dernier film de Spike Lee, est sorti en salle ce 22 août 2018. En plus du Grand Prix du jury obtenu au festival de Cannes cette année, ce film a pour lui d’être inspiré du livre-témoignage de Ron Stallworth traduit en français sous le titre Le Noir qui infiltra le Ku Klux Klan.

Je suis allé le voir deux à trois jours après sa sortie. Il y’a deux semaines maintenant, mon petit frère m’a demandé mon avis sur ce dernier film de Spike Lee. J’ai eu du mal à être enthousiaste comme à lui en parler et m’en suis désolé : je me suis empressé de l’encourager à aller le voir afin de se faire sa propre idée.

 

Spike Lee, c’est ma jeunesse et mes premières années de cinéphile. J’avais vu à leur sortie en salles la plupart de ses premiers films qui, au moins en France, permettaient à des jeunes français non-blancs de se voir à l’écran dans des œuvres originales, bien réalisées, drôles et militantes. She’s Gotta have it sorti en 1986 (qui avait sans aucun doute beaucoup inspiré le Métisse de Matthieu Kassovitz d’avant La Haine) Do The Right Thing (1989), Mo’ Better Blues (1990), Malcolm X (1992), Jungle Fever ( 1991) :

Je les avais pratiquement tous connus et aimés en salle à leur sortie. A cette « époque-là », il était bien plus rare de voir des Français non-blancs dans des bonnes réalisations au cinéma. Comme dans des séries télévisées.

Afin de donner des repères, j’ai découvert beaucoup plus tard le très bon Le Thé au Harem d’Archimède réalisé en 1984 par Mehdi Charef. Alors qu’en 1984, j’avais à peu près l’âge des acteurs principaux. Et, c’est à mon avis en 1995 (j’avais 27 ans) que pour la première fois, j’ai découvert en la personne de Roschdy Zem, un acteur français d’origine arabe qui disposait, enfin, dans un bon film, d’un véritable rôle comme d’un crédible jeu d’acteur. C’était pour le film N’oublie pas que tu vas mourir de Xavier Beauvois. Et j’assistais, là, sans m’en apercevoir au début d’une collaboration qui allait se renouveler entre les deux hommes (Beauvois et Zem) mais aussi au commencement d’une carrière cinématographique plus que confirmée pour tous les deux, aujourd’hui.

Et en 1995, il était inconcevable qu’un acteur français d’origine arabe dispose d’un rôle comme celui de Reda Kateb, Samir Guesmi et Mehdi Nebbou dans des très bonnes séries françaises telles que Engrenages (année 2008 pour la Saison 2) ou Le Bureau des Légendes (année 2015 pour la première saison).

 

En deux ou trois ans, Spike Lee, lui, nous avait livré trois acteurs noirs américains du futur :

Denzel Washington, Wesley Snipes et Samuel Jackson. A celles et ceux qui feront la grimace quant aux capacités de jeu de Wesley Snipes, je les invite à le découvrir dans Mo’ Better Blues et dans Jungle Fever.

 

Mais j’ai du mal à parler de BlacKkKlansman : J’ai infiltré le Ku Klux Klan. Pour débuter, ce film a pu être présenté comme une « comédie policière ». Il ne m’a pas fait rire. We Are Four Lions réalisé en 2010 par Chris Morris avec entre autres l’acteur Riz Ahmed m’avait fait rire bien qu’il aborde le sujet tout autant sensible du terrorisme islamiste. Pas le film de Spike Lee. Je ne peux pas dire que j’ai aimé le film : je suis allé le voir par Devoir. Il est des films que l’on va voir pour le plaisir et d’autres par Devoir.

Et, je pense que ce film de Spike Lee est nécessaire.

L’image d’une personne adhérente du Ku Klux Klan, c’est une personne cagoulée qui dissimule son visage. Peut-être que je n’ai pas envie ou plus envie de voir ce genre de présence cagoulée, raciste et meurtrière tandis que je dois, malgré tout, faire l’effort de me rappeler qu’elle persiste. Au lieu de vivre le plus librement et de mon mieux, avec le Ku Klux Klan, je dois continuer d’insérer dans ma conscience que des prédateurs d’un certain type pourraient en vouloir à ma personne pour des motifs raciaux dont ils ont fait des lois et des justifications. On peut dire que le sujet du film me touche de près. Mais je ne crois pas que ce soit la seule raison pour laquelle je me suis modérément enthousiasmé devant ce film.

 

Si le film de Spike Lee restitue aussi une ferveur militante touchante au sein d’une certaine communauté noire américaine dans les années 60, il prend aussi le parti de nous présenter les adeptes du Ku Klux Klan comme des abrutis. Peut-être parce-que cela défoule Spike Lee : il est vrai que cela peut faire du « bien » de se convaincre que des adeptes d’une pensée raciste et homicide sont principalement des attardés. Il suffirait donc d’être une femme ou un homme intelligent pour se garder de toute affinité avec le Ku Klux Klan ou toute organisation ayant une idéologie voisine. Malheureusement, ce raisonnement est démenti par les faits. Il se trouvait parmi les nazis des personnes très intelligentes et très cultivées. Raison pour laquelle le nazisme a pu « s’exprimer » comme il l’a fait. Il existe parmi les extrémistes (en France et ailleurs) des personnes très intelligentes et très cultivées. Et certains des membres du Ku Klux Klan sont sans aucun doute très intelligents et très cultivés. Et, cela, le film Get Out (2017) de Jordan Peele le dévoile à mon sens de façon particulièrement convaincante même si les protagonistes principaux n’ont pas forcément leur carte d’adhérent au Ku Klux Klan.

 

Foncièrement, je crois que ma réserve envers le film de Spike Lee provient du fait qu’il me semble qu’il reste à la surface de son sujet. L’action de Ron Stallworth est bien sûr héroïque et cela rassure, si cela s’est véritablement déroulé de cette manière, de constater dans le film qu’il a pu s’entourer de collègues flics blancs fiables et bienveillants.

Mais nous en restons au même point qu’avant le film pour comprendre ce qui pousse certaines et certains à choisir un camp et s’y tenir quelles que soient les horreurs planifiées et exécutées par leur camp.

Et puis, je crois que Spike Lee, comme d’autres figures militantes noires américaines, répète une certaine erreur ou omission que j’avais retrouvée dans le très bon livre Une colère noire : lettre à mon fils de Ta-Nehisi Coates :

Pour créer les Etats-Unis d’Amérique, Première Puissance Mondiale depuis un bon demi-siècle maintenant, des Blancs ont massacré des millions d’Indiens (J’ai lu ou entendu le chiffre de 15 millions d’Indiens tués par les Européens aux Etats-Unis) puis ont conclu des accords avec ceux qui restaient voire les ont parqués comme des sortes de déchets sur les terres de leurs ancêtres. Bien-sûr, il est probable que des noirs américains, descendants d’esclaves, enrôlés dans l’armée américaine aient participé, de gré ou de force, au massacre de ces Indiens « d’Amérique » : chaque nation sait solliciter ses êtres « inférieurs » lorsqu’elle a besoin de bras et de viscères pour accomplir certaines entreprises.

 

Dès lors que ce génocide originel a pu être mené à bout portant et que les Etats-Unis sont ensuite devenus cette Grande Puissance que nous « savons », il me semble que le reste, malheureusement, suit : Malgré tout ce que peuvent représenter les Etats-Unis d’Amérique en matière de démocratie et d’avancée pour l’humanité, son existence repose sur un génocide validé et accepté par la majorité de ses habitants

(les noirs américains inclus apparemment ). Il me semble de ce fait à peu près évident que parmi ces habitants et citoyens américains, il doit bien s’en trouver quelques uns qui considèrent le génocide inaugural des Indiens « d’Amérique » comme une mémorable victoire militaire et raciale au moins de l’homme blanc sur l’homme « non-blanc ».

A partir de là, pour des adeptes du Ku Klux Klan par exemple, les quelques millions de noirs présents aux Etats-Unis peuvent être considérés comme des encombrants dont on doit pouvoir se débarrasser comme « on » l’a fait des Indiens. L’issue de la Guerre de Sécession est souvent exhibée comme l’explication première voire principale de la création du Ku klux Klan. Mais le génocide des Amérindiens irrigue sûrement ce sentiment de légitimité et d’invincibilité qu’ont visiblement bien des adeptes du Ku Klux Klan. Spike Lee n’en parle pas. Et à la fin de son film, la « victoire » (pardon, si j’en dis trop) de son héros ressemble à une tarte à la crème. Du fait, aussi, d’une absence de volonté politique d’aller plus loin dans la lutte du Ku Klux Klan. Ce qui signifie que les Etats-Unis d’Amérique sont une grande nation ambivalente qui continue d’hésiter sur la « nature » de son vrai visage ou de sa véritable identité : cagoulée, ou non, démocrate ou raciste, chrétienne ou autre. En cela, le personnage de Rorschach dans le comics Watchmen du Britannique Alan Moore adapté ensuite au cinéma par Zack Snyder (en 2009) est peut-être le prolongement de cette tourmente identitaire propre aux Etats-Unis d’Amérique.

A moins qu’il faille voir les Etats-Unis comme une nation déjà beaucoup trop gangrénée par son histoire pour pouvoir être sauvée. Pessimisme que Spike Lee semble observer et interroger à travers le personnage joué par Harry Belafonte. Harry Belafonte est ici un messager qui traverse l’écran et le temps. Il était déjà un acteur – et un chanteur- reconnu lors de cette période où l’histoire de Ron Stallworth prend forme. Il était également un militant en faveur des droits civiques des noirs et a côtoyé diverses personnalités de l’époque telles que Martin Luther King. (A)Voir Harry Belafonte , en 2018, déja témoin et acteur de ces mouvements civiques des noirs dans les années 60, après la double élection passée de Barack Obama, donne d’autant plus d’envergure au sujet du film de Spike Lee.

 

Le Pessimisme de Spike Lee est aussi justifié et présent avec ces images récentes d’émeutes raciales à Charlottesville, dans le sud des Etats Unis, en aout 2017.

 

Quelques signes d’optimisme continuent néanmoins de clignoter si on les regarde bien :

Pour parvenir à infiltrer le Ku Klux Klan, le héros, Ron Stallworth, doit d’abord faire corps avec la police qu’il intègre. Dans les années 60, les militants noirs américains qualifiaient les policiers de « pigs » ( « cochons, porcs ») et s’en défiaient du fait de la quantité de bavures policières à caractère raciste ( dont le film nous donne un aperçu) portées par un certain nombre d’agents de police. Avant d’infiltrer le Ku Klux Klan, Ron Stallworth réussit à se faire accepter de la police, ce qui, a priori, était plutôt antinomique.

Et, d’après le film, Ron Stallworth trouve ses premiers alliés parmi des blancs. Ce qui pouvait, d’abord, en apparence, apparaître irréalisable.

 

Franck, ce lundi 24 septembre 2018.

 

 

 

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Puissants Fonds/ Livres

Sans Blessures Apparentes

Sans Blessures Apparentes (Enquête sur les damnés de la guerre) de Jean-Paul Mari ( 2008).

 

« Je vais sans doute écrire sur votre livre Sans blessures apparentes que je
cite déjà dans un article sur lequel je travaille encore en ce moment ».

 

Je suis l’insouciant qui a écrit cela hier dans un mail à son auteur, Jean-Paul Mari. Cela me paraissait simple à ce moment-là. J’allais « parler » du stress post-traumatique, le sujet de son livre Sans Blessures apparentes, paru en 2008.

 

Jean-Paul Mari est « journaliste-écrivain et grand reporter » (ainsi que réalisateur de documentaire). J’ai été content lorsque Jean-Paul Mari a répondu à mon mail. J’ai entrevu une rencontre possible, de nouvelles perspectives. Une espèce de conte de fée. Cet état a subsisté quelques secondes ou quelques minutes.

 

Je vais sans doute écrire à propos du livre de Jean-Pierre Mari, Sans blessures apparentes. C’est mon intention.

 

Pourtant, je ne parviens pas à agencer mes phrases correctement. Je suis un îlot face à des éléments beaucoup plus puissants que lui :

Les reportages de guerre de Jean-Paul Mari ; les expériences traumatiques vécues par d’autres figures qui – pendant des années- sont apparues comme indémontables et dures au mal.

Des grands reporters. Des militaires de carrière. Ces personnages, vous savez, qui inspirent les auteurs de romans, les producteurs et les réalisateurs de cinéma. Et auxquels on a envie de ressembler :

«  Bigger than life ! ». «  You can do it ! ». « Quand on veut, on peut ! ».

Des héros, des légendes, qui convoquent notre dépendance à la mythologie. Des personnes qui ont su bannir ces quelques faiblesses usitées :

Procrastination, lâcheté, suffisance, égoïsme, société de consommation, auto-aveuglement, Ikéa…

Des personnes, qui au contraire de l’artiste Paul Personne il y’a plusieurs années, se sont abstenues- ont pu s’abstenir- de chanter :

« Donne moi une seconde de courage ».

 

Certaines de ces personnes, de ces personnalités, citées dans le livre de Jean-Paul Mari, tel Hélie de St Marc ou «  Sorj » sont par ailleurs devenues écrivains.

 

Le seul reproche que je ferais au livre Sans blessures apparentes, c’est que l’on y reste beaucoup entre mecs. Y compris lorsqu’il nous raconte certaines de ses séances avec son psychiatre-psychanalyste «  aveugle mais clairvoyant », taquin et bienveillant. Ce sera, si je peux me le permettre, ma seule véritable critique.

Critique que je nuance tout de suite : peut-être a-t’il été impossible à Jean-Paul Mari, pour diverses raisons, d’être suffisamment proche de femmes grands reporters ou militaires de carrière afin de nous faire part, aussi, de leurs expériences.

 

Mais je crois avoir compris la cause de mon hébétude il y’a quelques minutes (ou il y’a quelques semaines : car je reprends cet article ce vendredi 30 novembre 2018) lorsqu’il a été question de parler de ce livre-ci de Jean-Paul Mari.

J’ai de l’admiration pour ce que Jean-Paul Mari –et d’autres- ont vécu. Je m’estime incapable d’aller aussi loin qu’eux. Or, ce livre est le fait de personnes prêtes à prendre des risques insoupçonnés pour découvrir ce qu’elles sont et ce qu’elles font sur terre. Un extrait de Sans Blessures apparentes pour s’en apercevoir :

« (….) A l’heure de la survie, plus de jeu social, d’interrogations existentielles. En une heure d’assaut, face au danger, le soldat en apprend plus sur lui-même que pendant des années de bureau ».

Jusque là, l’affiche du cinéma grand public tient encore le devant de la scène et chacune et chacun trouvera en soi le visage de son héroïne ou de son héros préféré, de celle ou celui qui lui apparaît inébranlable et opérationnel en toute circonstance.

Cependant, Sans blessures apparentes a peu d’affinités avec l’univers de Barbara Cartland.

 

Etre un guerrier ou un battant, c’est bien-sûr beaucoup mieux que d’être une victime ou du bétail le jour des soldes. Mais l’état de grâce du guerrier et du battant est provisoire. Dans la vraie vie, les grandes figures apparemment indestructibles ont aussi leurs fissures. Une fois leur Ki lézardé, Les héros dépriment comme n’importe qui voire davantage que n’importe qui. S’il leur faut apprendre à se relever comme tout le monde, le plus difficile pour eux est peut-être de devoir aussi accepter, devant leurs mortes ailes, de se découvrir vulnérables à l’image du commun des mortels.

 

Cet autre extrait de Sans Blessures apparentes peut peut-être nous en convaincre :

 « (….) Plus la guerre menée a été longue et sauvage, plus le sevrage sera brutal. Soudain tout s’arrête (….). Autour d’une nappe blanche, les Présidents des deux camps apposent leurs élégantes signatures à la plume au bas d’un Traité et décident que la guerre est finie, le chaos révolu et le crime à nouveau immoral. Ainsi, d’un coup, d’un seul, il faudrait tout oublier ! Redevenir doux comme un agneau, père attentif, mari aimant, citoyen modèle, bien à l’heure le dimanche pour la partie de boules à la sortie de la messe ou de dominos après la mosquée (….)».

 

 

Ce livre me parle, car dans notre vie « ordinaire », nous pouvons, dans une certaine mesure, ressentir ce que ressentent certains militaires et journalistes qui se rendent au chevet d’un conflit armé. Certaines situations de notre quotidien professionnel et personnel peuvent également agir tels des sérums de vérité ou devenir des expériences traumatisantes ou traumatiques.

Un jour, alors que pendant des années nous avons su et pu grâce à nos forces vives surmonter bien des épreuves et sauver les meubles, nos limites au moins morales peuvent venir toquer à notre porte. Bien que cela ne nous ressemble pas, nous flanchons et nous nous enlisons dans un mauvais polar qui prend le dessus sur notre volonté.

Cela peut être sous la forme d’une ancienne relation affective nocive ou pathologique, fantôme qui revient et dont on a du mal à se détacher ; cela peut-être sous la forme d’une addiction ; d’un accident « bête » ; d’une tentative de suicide ; d’une dépression ; d’un mal quelconque ; d’une maladie grave. Ou d’un manquement à nos responsabilités personnelles et professionnelles.

Même s’il nous reste alors des (belles) années à vivre, notre désactivation prononcée nous indique que nous avons trop exigé de nous-mêmes pendant trop longtemps. Ou que nous nous sommes beaucoup leurrés sur ce que nous sommes. Il nous reste alors grossièrement deux options : soit nous nous sommes trop éprouvés et tenons malgré tout (par orgueil ou par sacrifice) à perpétuer les mêmes actes ou les mêmes exploits en mémoire d’un passé devenu délétère. Alors, le pire pour nous est à venir sous la forge d’un suicide à retardement ou à prise rapide.

Soit nous comprenons qu’il nous faut changer de vie, de projets, de destinée, couper le cordon ombilical avec certaines exigences et certains réflexes de notre passé, et, pour cela, au besoin, nous acceptons de nous faire soutenir et aiguiller par des personnes de confiance, volontaires, résistantes et rédemptrices. C’est cette seconde option que Jean-Paul Mari, et plusieurs des personnes dont il parle dans son livre, ont pu choisir.

 

A la fin de son livre, Jean-Paul Mari fournit une bibliographie et adresse des remerciements à des personnes, des professionnels et des associations que l’on aurait tort d’ignorer. C’est peut-être dû à mon insolence, à ma vanité- et à mon besoin d’une certaine féminité- cependant, si la lecture de Sans Blessures apparentes m’a rappelé deux livres qui me semblent avoir des points communs avec lui :

 

Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés ( journal de la consultation souffrance et travail) ( 2008) de Marie Pezé, psychologue-psychanalyste, ouvrage dont Marc-Antoine Roudil et Sophie Bruneau avaient réalisé un documentaire deux ans auparavant.

 

Je ne lui ai pas dit au revoir : des enfants de déportés parlent (1996) de Claudine Vegh, psychiatre-psychanalyste.

Franck Unimon, ce jeudi 16 aout 2018.

 

 

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Présentation

Présentation

 

 

 

 

 

Enfant de Nanterre, en banlieue parisienne, j’ai été un petit noir à lunettes et lent qui rigolait très fort dehors. A la maison, dans notre appartement d’immeuble HLM de 18 étages, j’ai appris assez vite que j’étais descendant d’esclaves parce-que j’étais noir ; que la France était le pays des blancs et que j’avais des devoirs.

 

Grâce aux cours particuliers de mon papa jusqu’à la tombée de la nuit et à ses coups de ceintures solaires, je me suis senti concerné par ma scolarité et me suis senti pousser à l’école primaire certaines facultés.

Adolescent, je ne suis pas devenu champion d’athlétisme. J’avais insuffisamment confiance en moi et des blessures ont ratissé mes sprints. Mais je suis un peu plus devenu l’aîné de ma sœur et de mon frère.

 

A l’approche de ma majorité, pour me rassurer, j’ai décidé d’aller «  provisoirement » travailler comme maman dans un hôpital et de devenir fonctionnaire au lieu d’aller directement à l’université, de tenter une école de journalisme ou de prendre des cours de théâtre.

Ma peur du chômage et du Monde ainsi que ma persévérance m’ont permis de concrétiser ce projet à partir de mes 21 ans avec ma formation d’infirmier en soins généraux.

A partir de mes 25 ans, après mon service militaire, j’ai décidé de travailler exclusivement d’abord en psychiatrie générale puis en pédopsychiatrie. Mais je restais attiré par un ailleurs et par les pistes de la polyvalence.

Obtenir un Brevet d’Etat d’éducateur sportif, un DEUG d’Anglais, recevoir une initiation à la criminologie et un certificat d’aptitude en Massage Bien-être a fait partie du parcours.

Faire du judo, du théâtre, un peu de figuration au cinéma, reprendre des cours de théâtre au conservatoire, passer mes deux premiers niveaux de plongée, aussi.

Le journalisme cinéma avec le mensuel papier Brazil jusqu’au festival de Cannes puis avec le site Format Court s’est ajouté à mes quelques voyages (Guadeloupe, Yougoslavie, Ecosse, Australie, Japon, Israël….) lectures, écoutes et expériences. Depuis bientôt deux ans, dans un club d’apnée, j’apprends à mieux connaître mon souffle.

 

Naître à Nanterre et y vivre mes 17 premières années m’a permis de rencontrer bien plus d’Arabes et de blancs (Français ou non) que de noirs (Antillais ou Africains) dès mes débuts. Aujourd’hui, et depuis bientôt 20 ans (depuis le 11 septembre 2001 officiellement) le jihadisme islamiste fait partie des nouvelles peurs souveraines. Je suis gré à mon enfance à Nanterre de m’avoir permis de me dispenser de certains des préjugés qui, bien avant 2001, collaient – déjà- au henné et à la peau des Arabes, ou de tout ressortissant du Maghreb, du Moyen comme du Proche-Orient. Musulman ou non.

 

Mes relations avec les blancs (Français ou non) ont aussi heureusement échappé à ce miroir -tant manichéen qu’arachnéen- qui déclame que le blanc est automatiquement le nazi ou le négrier du noir ; que la femme est une murène pour l’homme ; Ou que les hommes-eau sont les épandeurs du Glyphosate, de la Chlordécone, du Médiator, de leurs clones et dérivés, sur le genre humain.

Un jour, il y’a plus de vingt ans, j’ai finalement appris que je « suis » Français ; grâce à un…Breton qui était alors conducteur de train à la SNCF. Après qu’il m’ait remis sur les rails de ma nationalité, je ne l’ai jamais revu. Parfois, on rencontre une personne une seule fois et cette rencontre unique, généralement brève, nous délivre un peu du sortilège puissant de notre quotidien et de nos habitudes.

Néanmoins, j’ai encore des préjugés et des appréhensions, lesquels sont des chaines de montage dont j’essaie, dans la mesure de mes moyens, de me détacher. S’en détacher est un ouvrage difficile. Car, oui, le terrorisme et le fanatisme (blanc, noir, autres) existent. Oui, le racisme, l’hypocrisie, l’ignorance et la lâcheté (noirs, blancs, masculins, féminins, autres) existent. Oui, leurs actions, leurs séquelles et conséquences sont effrayantes, meurtrières et, hélas, souvent générationnelles. Et, oui, le présent et l’avenir de la planète d’un point de vue écologique, politique, économique et social ont de quoi faire déprimer si l’on regarde de près et constamment bien des coutures et des infrastructures de notre Monde. Face à cela, une des réactions fréquentes consiste à se contracter, dans son univers, avec celles et ceux que l’on suppose être irréductiblement faits des mêmes pensées et de la même sensibilité que les nôtres. Soit une espèce de Big-Bang contradictoire.

 

Avec ce blog, je vais essayer, à mon rythme et à ma mesure, de provoquer des souricières d’ouvertures, une certaine forme d’amplitude ; de déguerpir d’une certaine zone d’ignorance comme de certaines peurs. Ma filleule a bien résumé mes intentions en parlant d’une «  confrontation des cultures ».

J’espère aussi réussir à être drôle chaque fois que cela sera possible.

Franck Unimon, ce lundi 16 juillet 2018.

 

 

 

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Moon France

Moon France

Moon France

 

Au pays oĂą Candy n’est jamais venue, les Ki non a-w (« Quel est ton nom ? Qui es-tu ? Â» en crĂ©ole guadeloupĂ©en) poussent parfois plus vite que le quinoa. Dans mon pays-paradis, cette poursuite identitaire est une course oppressante et infinie. Elle surgit toujours tandis que je me relâche dans un contexte amical telle une incision dans la chair ombilicale. La vie est un combat, si on se ramollit, on crève.

Le Don Quichotte de cette patrouille identitaire est généralement de type masculin. L’esprit malin, un peu condescendant, il entend alors me présenter une mémoire-prétoire et incantatoire. Souvent, il fait semblant de m’écouter, mais tient à ce que je l’écoute vraiment, moi, le presque-émasculé, le dégrainé de la terre, tout en se désolant

– pour moi- de ne pouvoir me croire. Car il me connaît mieux que je ne me connais moi-même, moi et mes réponses de couard. Alors que je dois dire quel pays je préfère entre la Guadeloupe et la France. Quelle boisson je préfère entre le rhum et le vin. Celle que je désire le plus pour épouse entre une femme blanche et une femme noire.

Ainsi, le mari d’une de mes cousines « grecques Â» me questionnant, incrĂ©dule, lors d’un de mes sĂ©jours en Guadeloupe, après que je lui eus dit que je me sentais mĂ©tis culturellement :

« C’est une utopie ?! Â».

 

Depuis ce sĂ©jour, plusieurs annĂ©es ont passĂ©. Ma sĹ“ur cadette, qui « n’aimait pas les blancs ! Â», m’a un jour appelĂ© pour m’apprendre que je ce que je lui avais prĂ©dit en rigolant se concrĂ©tisait : elle est dĂ©sormais en couple avec un grand blond aux yeux bleus d’origine allemande et est devenue mère de deux enfants.

Notre frère benjamin, usager quotidien du Rap, cadre commercial, s’est converti à L’Islam et vit en couple avec une Française d’origine martiniquaise. Ils ont aussi deux enfants.

Moi, je bats dĂ©sormais ma coulpe avec ma femme arrivĂ©e en France Ă  l’âge de 21 ans en provenance de la RĂ©union et du Maloya. Notre fille avait moins de trois ans lorsque nous l’avons emmenĂ©e avec nous en vacances au « paradis Â». A bientĂ´t cinq ans, elle a une sorte de fascination pour plusieurs de mes bandes dessinĂ©es dont le volume 1 du Chat du Rabbin de Joann Sfar, un des hĂ©ritages de mon dĂ©funt ami, Bertrand-Scapin, pas juif de son vivant, bien qu’il m’amuse maintenant de l’imaginer portant une Kippa sur la tĂŞte.

 

Plusieurs annĂ©es plus tĂ´t, au « pays Â», La mère de ma cousine « grecque Â» m’avait lancĂ©, alors que j’étais encore cĂ©libataire :

« Avec toutes les qualitĂ©s de races qu’il y’a en France, tu finiras bien par trouver une femme ! ». Car, au « pays Â», mon cĂ©libat constituĂ© avait plusieurs fois inquiĂ©tĂ© ma cousine grecque et sa sĹ“ur aĂ®nĂ©e, une autre de mes cousines. Et, moi, je les voyais comme des forcenĂ©es de la procrĂ©ation. Des forcenĂ©es modĂ©rĂ©es et novatrices devenant mères une seule fois et vivant toujours avec le mĂŞme homme.

Mais il est inutile de tourner hypocritement autour de la langue. Si je veux pouvoir guĂ©rir un jour de mon mal et redevenir « pur Â», je dois reconnaĂ®tre ma faute et ma trahison. Je dois me rĂ©signer Ă  l’admettre :

Je suis une utopie. Je suis un Moon France. Selon le modèle du cinéma français, je suis un bal à blancs à moi tout seul.

Je suis un marqueur de bounty. Un bug rythmique. Un prétérite manufacturé en Chine. Celui dont la peau s’est retourné, qui lave, danse et qui pense plus blanc que blanc. Le volcan La Soufrière est bien plus actif que celui de l’Hexagone mais c’est pourtant la lave de ce dernier qui m’a enseveli dès ma naissance à la manière de la Montagne Pelée le 8 Mai 1902.

Si je suis une utopie, c’est peut-être parce que la vie peut être plus tenace et plus vorace que le rapace. Et parce-que la France est encore malgré tout une utopie.

La France, malgrĂ© ou aussi du fait de ses crimes esclavagistes et racistes, fait encore partie de ces pays ou bien des utopies sont possibles. En France, comme dans d’autres pays -et dans d’autres entreprises- bien des personnes de diffĂ©rentes couleurs, de diffĂ©rentes origines sociales et culturelles, de diffĂ©rents genres et orientations sexuelles, de diverses pratiques religieuses, de diverses inclinaisons politiques, peuvent encore se cĂ´toyer, se rencontrer et s’allier alors qu’à l’intĂ©rieur des frontières de leur pays et de leur Histoire « d’origines Â», les mĂŞmes se haĂŻraient et s’entretueraient Ă  vue et Ă  vie.

 

Il est des environnements, des périodes, des ilots et des lieux, certes fragiles, éparpillés voire distants à la façon des étoiles, où l’impossible est possible. Où plus que la couleur de peau, l’origine sociale ou les pratiques religieuses et sexuelles, ce qui importe le plus entre les êtres humains, c’est les intentions et les attentions communes.

 

En traversant la mer, les esclavagistes europĂ©ens (mais aussi tous les autres avant eux) ignoraient sans doute que la traite nĂ©grière les lieraient, eux et leur « patrie Â», par delĂ  les siècles, aux descendants des esclaves pour le meilleur et pour le pire. Le « pire Â», pour certains, ce peut ĂŞtre simplement de partager le monde avec un non-blanc ou un « non-quelque chose Â».

En France, et ailleurs, on peut sans doute aussi voir dĂ©sormais chaque attitude ou chaque crime raciste comme une tentative d’avorter de ce passĂ© et de ce viol esclavagiste ou colonialiste afin de redevenir une race ou un pays « pur Â», symboles d’une vie et d’un monde supposĂ©s « meilleur Â» ou paradisiaque. Ce qui est une utopie d’un autre genre.

 

Le jour oĂą j’ai dĂ©couvert ma figure d’utopie, le mari de ma cousine grecque avait peut-ĂŞtre oubliĂ© qu’à leur arrivĂ©e en Guadeloupe, après l’abolition de l’esclavage, les Zendyens, perçus comme des traitres, Ă©taient alors des « vagabonds qui vivaient dans les bois Â». IntĂ©grĂ©s depuis Ă  la sociĂ©tĂ© guadeloupĂ©enne, il peut nĂ©anmoins subsister Ă  l’encontre de certains d’entre eux, une certaine virulence pour leur rĂ©ussite sociale et Ă©conomique, s’exprimant par exemple par quelque «  Zendyen DĂ©wò ! Â» aperçu un jour sur un mur.

Et l’Haïtien, aujourd’hui, aussi noir que le Guadeloupéen, descendant direct de la première république noire à s’être affranchie de l’esclavage bien avant la Guadeloupe, y est pourtant le plus méprisé des êtres.

 

 

J’ai encore le souvenir de l’attitude ouvertement raciste d’un de mes oncles envers un HaĂŻtien qui demandait un renseignement devant la demeure familiale paternelle Ă  Morne-Bourg. Une attitude aussi viscĂ©rale que dĂ©placĂ©e Ă  propos de laquelle l’homme haĂŻtien, aussi poliment que calmement, avait interpellĂ© mon oncle arque-boutĂ© sur sa rage soudaine :

« Mais pourquoi vous me parlez mal  comme ça? Â». Mon oncle avait continuĂ© Ă  dĂ©blatĂ©rer son rejet avec l’assurance de celui qui est chez lui et se sent toute lĂ©gitimitĂ© pour se comporter de cette manière. Et, moi, d’emblĂ©e matraquĂ© – et soumis- par l’autoritĂ© de mon oncle, j’étais restĂ© rĂ©duit au rĂ´le de tĂ©moin captif et passif.

Haïti, c’est pourtant le pays du Kompa, cette musique qui a beaucoup fait danser les Guadeloupéens et les Guadeloupéennes – et qui continue de le faire- jusqu’à ce que l’irruption du Zouk dans les années 80 avec le groupe Kassav’ en meneur vienne contrebalancer la suprématie du Kompa. Une musique sur laquelle mon oncle, comme tant d’autres, a pu aiguiser sa cadence et sa vigueur d’homme viril.

Haïti, c’est aussi le pays des écrivains René Depestre, Dany Laferrière (devenu membre de l’Académie française par la suite en 2013), des Fugees, du cinéaste Raoul Peck ou encore, avant eux, de l’artiste Jean-Michel Basquiat. Mais depuis la terrasse de notre maison familiale ce jour-là, pour mon oncle, un Haïtien était l’équivalent d’un vaurien.

Si je l’avais interrogé, mon oncle m’aurait sans doute affirmé que cet Haïtien faisait du repérage afin, ensuite, de venir cambrioler les environs. En France et ailleurs, d’autres possèdent la même logique à propos des noirs (haïtiens, guadeloupéens ou africains) des Arabes ou des gens du voyage.

 

La Guadeloupe est un paradis. Oui. Un paradis où couvent pourtant bien des tensions également raciales.

 

C’est peut-ĂŞtre aussi parce-que c’est une Ă®le, qu’on y vit beaucoup entre soi : si la France, St Martin, les Saintes, Marie-Galante, voire Miami ou Cuba sont des destinations courantes depuis la Guadeloupe, la Martinique, Ă®le voisine, semble peu faire partie des projets de voyage. Dans ma famille, je crois que trois ou quatre personnes s’y sont rendues. Le mari (aujourd’hui dĂ©cĂ©dĂ©) de ma tante paternelle Ă©tait martiniquais.

Si je prends mon seul exemple, malgré près de dix séjours en Guadeloupe pour une durée allant de dix jours à deux mois, je ne suis jamais allé en Martinique. Alors que j’ai un ami d’enfance d’origine martiniquaise et que notre culture antillaise de jeunes négro-politains a incontestablement contribué à me rapprocher de lui et de ses deux frères. Aujourd’hui, je regrette d’avoir manqué l’occasion de rencontrer Aimé Césaire. Il y’a plusieurs années, une copine blanche m’avait raconté sa rencontre avec celui-ci alors qu’il occupait déjà un poste honorifique. J’avais dû me contenter de lui dire qu’elle avait fait, là, une rencontre historique. Sauf que cette histoire lui appartenait désormais car tout le mérite de cette rencontre lui revenait.

 

Cependant, on peut très bien vivre en Guadeloupe malgré tout. Tout pays a ses impasses. On peut très bien vivre en se contentant de son île, de son arrondissement, de sa ville, de sa banlieue, de sa cité, de sa province, de sa ligne de bus ou de transports habituelle. En France, il est bien des provinciaux qui se dispensent très bien de la vie parisienne. Et s’il est bien des parisiens pour lesquels sortir de leur arrondissement revient à s’exiler dans un lieu de perdition, il est d’autres parisiens ou banlieusards parisiens très contents de quitter Paris et ses environs.

En Guadeloupe, mes compatriotes sauront me rappeler qu’il est bon nombre de métropolitains qui sont très contents de venir s’installer au pays. Et que le climat y est plus sain et plus agréable. C’est un fait.

Le mari de ma cousine grecque avait conclu :

« Ici, personne ne te rejettera Â».

 

J’aimerais le croire.

 

Mais j’ai Ă©tĂ© fait en France et, pour moi, ça n’a pas toujours Ă©tĂ© la fĂŞte d’être dans « mon Â» pays-paradis. A cheval entre au moins deux cultures, en allant de l’une Ă  l’autre, je dois refaire mon assiette. On me soupçonne certainement d’expulser discrètement le piment de mes plats au bĂ©nĂ©fice du ciment.

En naissant en mĂ©tropole, j’ai acquis le statut de mort-nĂ© aux yeux d’un certain nombre de mes compatriotes. Aussi, pour une bonne partie d’entre eux, dès l’enfance et mes premiers sĂ©jours de vacances dans « mon pays Â», j’étais un revenant, un mort-vivant ignorant tout de son histoire et de ses origines. Une sorte de bâtard qui devait faire ses preuves.

 

Or, dans « mon Â» pays, bien des bouches sont des Djol-geĂ´les. HĂ©bĂ©tĂ©es par de multiples viols trĂ©passĂ©s, nos bouches n’ont pas le cachet d’immeubles des Batignolles ou de rĂ©sidences bĂ©kĂ©s.

 

On essaie parfois de fuir le cuir de la souffrance à bord du sourire de bagnoles et de motos puissantes, en prenant de grands braquets de gnole, en vivant et en coquant sans ceinture et sans précautions, en propulsant sa descendance, sa fierté et sa parole même si, en définitive, notre vie gardera la taille d’une île déformée par l’ignorance et l’impuissance de nos origines.

Je suis allé plusieurs fois à la Pointe. Avant ma naissance, on y comblait des marécages. Je le sais parce qu’on me l’a raconté. Pourtant, mes grands-parents, originaires de Petit-Bourg, des Saintes, de Marie-Galante et du Gosier ne m’ont jamais parlé de l’esclavage.

A propos de ma plus ancienne aĂŻeule identifiĂ©e au Gosier, Anne Lollia, dont la naissance est rĂ©pertoriĂ©e en 1777, j’ai ces indices : « NĂ©e en Afrique Â» ou « Origine inconnue Â». J’ai portĂ© ce nom maternel jusqu’à mes six ans en vivant avec ma mère et mon père.

Une de mes amies martiniquaises sait que ses ancêtres venaient de l’ancien royaume du Dahomey (l’actuel Bénin), du Ghana, d’Inde et même d’Allemagne. Moi, malgré mes recherches complétées avec celles de Michel Rogers que j’avais contacté, mes connaissances généalogiques , à ce jour, se limitent à la Guadeloupe.

 

J’aimerais parfois savoir faire parler les vagues.  

La Musique a pour elle de pouvoir inciter à la chaloupe et à la transe et de faire de nous les navigateurs possibles de l’impossible voyage comme de tous les voyages. De Nantes à Bordeaux, en pensant par la Rochelle et d’autres villes telles Marseille, Brest, St Malo, Le Havre et d’autres, berceaux de certains ports négriers qui ont contribué à la grandeur économique et culturelle de la France, je suis content, moi, le Moon France, de pouvoir me déplacer sans me cacher comme mes ancêtres n’auraient jamais pu l’imaginer il y’a encore deux cents ans.

Je ressens encore un grand sentiment de victoire, voire une sorte de gratitude, lorsqu’il y’a une bonne vingtaine d’années maintenant, à Edimbourg, Brigid, une amie écossaise d’origine anglaise, m’avait appris chez elle, qu’un de ses grands-parents ou arrière-grands-parents était négrier. Elle avait sans doute eu plus besoin de me le dire, que moi de l’apprendre. Cela avait sans doute été sa manière de tenter de se libérer un peu plus de cet héritage qu’elle désapprouvait. Et, j’avais été celui qui lui avait offert cette possibilité.

 

En restant toujours enfermé dans notre communauté parce-que nous avons peur de l’Histoire, nous manquons bien des occasions de nous en libérer comme de permettre à d’autres de s’en libérer.

 

Des bavures sociales, policières et politiques peuvent donner à la France et à d’autres pays les mêmes éclats que ceux du Klan, écran total sur une histoire qui compte encore trop de rentiers. Mais ces rentiers et leurs récents disciples ont perdu le statut de divinités et de grands sorciers de leurs aînés. Nous les savons aussi colonisés par les tournis de leurs peurs, de leurs superstitions et de leurs intérêts.

 

J’ai longtemps cru que l’esclavage se rĂ©sumait Ă  des Blancs venant se servir en marchandise humaine sur les Ă©tals Ă  ciel ouvert – et gratuits- de l’Afrique. A coups de triques, de crosses, de fouets et d’armes Ă  feux, rĂ©pliques anachroniques et composites des meurtres racistes d’hier et d’aujourd’hui. Mais dĂ©crite comme cela, la tragĂ©die reste incomplète car, noir ou blanc, l’être humain reste le mĂŞme : La cupiditĂ©, la lâchetĂ©, le sentiment de supĂ©rioritĂ© sur une autre ethnie, le besoin de revanche sur un peuple voisin ou ennemi de quelques meneurs font malheureusement partie de l’histoire de l’humanitĂ© que celle-ci soit noire, blanche, jaune ou arabe.

Lorsque les EuropĂ©ens, plusieurs siècles après les Arabes, arrivent en Afrique pour « dĂ©velopper Â» leur logistique nĂ©grière en vue de poursuivre leur croissance Ă©conomique, ils dĂ©barquent plutĂ´t en terrain inconnu :

Pas de GPS ; pas de liaison satellite ; pas d’internet ; pas de carte routière et de randonnĂ©e dĂ©taillĂ©e ; pas d’avion ou d’hĂ©licoptère de reconnaissance ; pas de Jeep ; pas de TGV assurant une liaison rapide et directe avec des gisements d’Africains en excellente condition physique. Pas de drones pour se repĂ©rer.

L’Afrique, c’est quand mĂŞme une surface un petit peu plus grande qu’un Eurodisney, qu’un Stade de France ou un Central Park. C’est aussi une autre topographie, un climat, une faune et une flore diffĂ©rents. Il faut pouvoir s’y adapter. Cela peut prendre des annĂ©es. Or, tout entrepreneur, mĂŞme au 16ème et au 17ème siècle, cherchait plutĂ´t Ă  rentabiliser au plus vite ses investissements. Les nĂ©griers, ces entrepreneurs alors dĂ©clarĂ©s « d’utilitĂ© publique Â», avaient donc des raisons de se faire « aider Â» ou assister par des connaisseurs ou des initiĂ©s. Des locaux en particulier mĂŞme s’il a sĂ»rement pu se trouver des aventuriers europĂ©ens, « connaisseurs Â» de l’Afrique, acceptant de louer leurs services.

Il peut exister bien des raisons pour expliquer le fait que certains noirs africains aient pu travailler «  main dans la main Â» avec le Blanc colonisateur et esclavagiste pour permettre le « bon dĂ©roulement Â» de la traite nĂ©grière. Comme il existe bien des raisons et bien des motivations au fait que des individus dĂ©cident, un jour, de se livrer Ă  l’espionnage contre les intĂ©rĂŞts de leur pays d’origine : appât du gain, besoin de reconnaissance et de revanche, l’attrait ou la fascination idĂ©ologique….

Le Blanc colonisateur et esclavagiste, ici, a pour moi le visage du Diable. Mais un Diable, puissant, énivrant, arrivant de l’Au-delà du Monde et de la vie et de la mort, sur d’énormes navires, avec un armement, des vêtements, des langues et des usages inconnus et surprenants. Aujourd’hui, on retient principalement l’issue de la tragédie de l’esclavage. Mais, avec un petit peu d’imagination, on peut concevoir que voir débarquer ces Blancs dans de telles conditions ait pu susciter au moins une très forte fascination ainsi qu’une méfiance équivalente à celle que l’on peut ressentir lors d’une rencontre du troisième type. La fin du film Apocalypto de Mel Gibson restitue bien, je trouve, cette ambivalence vis-à-vis du Blanc colonisateur que l’on rencontre pour la première fois.

 

Je crois aussi Ă  cette idĂ©e (elle n’est pas de moi) selon laquelle, les noirs africains complices ont ensuite pu ĂŞtre dĂ©passĂ©s par le dĂ©veloppement intensif, Ă  une Ă©chelle industrielle, de la traite nĂ©grière, rĂ©sultante de ces buts et idĂ©aux Ă  atteindre que bien des dirigeants et cadres actuels continuent de voir comme les principaux Ă  envisager et poursuivre dans l’existence : Performance, rentabilitĂ©, fric.

 

Cette « trinitĂ© Â» a pour elle, d’avoir aussi permis bien des avancĂ©es dans bien des domaines. MĂŞme si on peut aussi contester et regretter les consĂ©quences de ces avancĂ©es : Sans ce culte de la performance, de la rentabilitĂ© et du fric, aujourd’hui, internet et la tĂ©lĂ©phonie mobile, par exemple, n’existeraient probablement pas.

 

Mais lorsque les Européens déclenchent l’esclavage au 16ème siècle, internet et la téléphonie mobile sont peut-être présents uniquement dans un délire que personne n’écoute ou n’est en mesure de comprendre et de réaliser.

Et, L’Afrique, alors, c’est aussi, et déjà, d’abord, tout simplement, un continent habité par des êtres humains qui ressentent et qui pensent. Il a sûrement été très pratique et il est sûrement très pratique de vouloir considérer les Africains d’hier et d’aujourd’hui

(et, plus généralement, tout immigré ou toute personne déclassée ou déconsidérée socialement ou économiquement) comme de grands Tèbès et des Kouyons immatures. Si le but a été ou est de privilégier le commerce de leur corps et non celui de leurs capacités à ressentir, penser et à créer.

La capacitĂ© d’un ĂŞtre humain Ă  disposer de son propre corps rĂ©vèle beaucoup de ses expĂ©riences comme de la perception qu’il a (« flatteuse Â» ou «  dĂ©valorisante Â») de son statut dans le monde et dans la vie. Il y’a quelques annĂ©es, « pour Â» le mensuel de cinĂ©ma Brazil, j’avais interviewĂ© une cĂ©lèbre chorĂ©graphe, danseuse, actrice et rĂ©alisatrice.

J’ai de l’admiration pour les danseuses et danseurs professionnels ainsi que pour les chorégraphes et leur travail. Pour leur rapport au corps, à l’espace, au temps, à la respiration. Et pour ce qu’ils peuvent nous faire vivre et nous dire du monde. Bien-sûr, je pourrais dire ça à propos de tout artiste (musicien, peintre, chanteur ou écrivain ou autre) mais aussi de toute personne dont la création, l’interprétation ou la simple présence me touche.

 

Cependant, au cours de l’entretien, j’ai avancĂ© la remarque suivante Ă  peu près dans ces termes :

« C’est vrai que le corps est une prison…. Â».

Notre chorĂ©graphe-rĂ©alisatrice-actrice a aussitĂ´t dĂ©menti avec un petit rire :

« Non, non ! Le corps n’est pas une prison ! Â». Pendant l’interview, elle m’a donnĂ© l’exemple d’un handicapĂ© physique qui, grâce Ă  la danse, «  Ă©tait libre dans son corps Â».

Devant son assurance, je me suis alors senti inapproprié et incompétent. Son exemple me parlait. Elle était sincère. Et, depuis son piédestal et son maintien de chorégraphe, danseuse et réalisatrice reconnue dont j’aimais- et aime- le travail et la personnalité, elle faisait autorité en matière de corps, de réflexion et de liberté.

Pourtant, j’avais des raisons- mes raisons- qui me permettaient d’affirmer que le corps est une prison. Mais, ce jour-lĂ , j’avais uniquement mes intuitions pour tout argument. Ce qui est très peu pour engager une personne qualifiĂ©e et expĂ©rimentĂ©e dans un dĂ©bat contradictoire lors d’un entretien -de quelques minutes- accordĂ© en fin de journĂ©e par courtoisie et par professionnalisme. D’autant que par cette prompte dĂ©nĂ©gation (« Non, non ! Le corps pas une prison ! Â») en quelques secondes, cette danseuse-chorĂ©graphe m’avait rĂ©vĂ©lĂ© – j’ignore dans quelle mesure elle s’en est aperçue- qu’elle et moi avions sans doute Ă©voluĂ© dès nos premiers pas dans deux mondes opposĂ©s :

 

De mon point de vue, dans son monde, elle avait toujours ou souvent connu plus de facilités et de libertés que moi dans le mien et, ce, depuis l’enfance. Ce jour-là, cette danseuse-chorégraphe- réalisatrice, si créative, si performante, si accomplie et si libre, m’avait appris ou rappelé que, quiconque bénéficie d’une certaine liberté, voire de certaines facilités pour jouir de cette liberté, a beaucoup de mal à concevoir et à accepter la violence du contraire de la liberté.

 

Je devrais ajouter qu’une personne habituée à une grande liberté sera vraisemblablement plus traumatisée si elle doit perdre toute ou partie de cette liberté et de l’insouciance qui l’auréole, en comparaison avec une autre personne toujours ou souvent conditionnée, ou dressée, et qui l’accepte, à penser qu’elle a droit… à une rétention plus ou moins forte de liberté et d’insouciance.

 

Et je me dois aussi d’ajouter que l’être humain peut, jusqu’à un certain point, rĂ©ussir Ă  se soustraire Ă  des conditions de vie sensiblement dĂ©favorables. C’est ce que nous vend et nous proclame notre sociĂ©tĂ© occidentale moderne si humaine et si dĂ©mocratique en nous exposant de temps Ă  autre l’exemple de telle personnalitĂ© partie de « rien Â» et qui a «  rĂ©ussi Â». Mais cette « rĂ©ussite Â» nĂ©cessite de fournir plus d’efforts, plus de sacrifices ; de prendre plus de risques symboliques ou physiques (les migrants qui se noient en mer en fuyant leur pays sont une des extrĂ©mitĂ©s mortelles de cette prise de risques physiques) ; de savoir et de pouvoir bĂ©nĂ©ficier d’un entourage (une personne peut suffire Ă  reprĂ©senter cet entourage) protecteur, encourageant et durable mais aussi de l’opportunitĂ© de certaines rencontres dĂ©cisives lorsque celles-ci ont lieu. Et, Ă©videmment, de disposer de suffisamment d’estime de soi et d’optimisme en l’avenir pour oser/s’autoriser Ă  partir Ă  l’aventure. Et d’un peu de chance. On respire. Ces dernières phrases ont Ă©tĂ© particulièrement longues.

Lorsque les esclavagistes europĂ©ens arrivent en Afrique noire au 16ème et 17ème siècle avec leurs « grands Â» projets, j’ignore bien-sĂ»r quel sentiment de libertĂ© et d’épanouissement Ă©tait celui des Africains- parmi eux, mes ancĂŞtres- vis-Ă -vis de leur existence et de leur condition sur terre. Pour des raisons Ă  ce jour encore pour moi très mystĂ©rieuses, mes ancĂŞtres africains se sont abstenus de me faire parvenir leur journal intime.

Mais il est des besoins Ă©lĂ©mentaires communs Ă  tous les ĂŞtres humains quel que soit leur niveau supposĂ© de libertĂ©, d’épanouissement, de culture et d’intelligence :

L’instinct de survie et le besoin de sĂ©curitĂ© sont partagĂ©s et privilĂ©giĂ©s par tous les ĂŞtres humains quelle que soit l’époque. L’AutoritĂ© politique, religieuse, morale, militaire, spirituelle, intellectuelle, culturelle ou scientifique qui sert de rĂ©fĂ©rence et de protection aux ĂŞtres humains peut les influencer jusqu’à un certain point. Ce point dĂ©passĂ©, les ĂŞtres humains ont comme une sorte de prise de conscience qui peut les extraire ou les sortir de cette subordination ou de ces accords qu’ils avaient contractĂ©s avec leurs AutoritĂ©s de rĂ©fĂ©rence. Les ĂŞtres humains redeviennent alors des individus principalement inspirĂ©s par leurs instincts et font alors des choix cruciaux :

 

Continuer de croire l’Autorité qu’ils se sont choisis et la servir coûte que coûte. Rejeter cette Autorité et la combattre. Se mettre à l’abri de cette Autorité qui est devenue suspecte, qui a menti ou a failli. Continuer d’accepter l’Autorité bien qu’avec certaines réserves et critiques, tout en espérant que tout va bien finir par s’arranger.

Actuellement, par exemple vis-à-vis du réchauffement climatique, même si certaines initiatives sont prises par différentes volontés et que beaucoup d’entre nous essayons de faire des efforts, nous continuons d’accepter les décisions des Autorités – bien que nous ayons des critiques et des réserves- en espérant que tout va bien finir par s’arranger ou que nous parviendrons à passer au travers des catastrophes annoncées.

 

 

Pendant la Seconde guerre Mondiale, en France, lors de l’invasion nazie, des millions de Français ont fui « l’occupant Â». Parmi celles et ceux qui ont fui, certains se sont faits rĂ©sistants. D’autres sont restĂ©s pour rĂ©sister. D’autres encore ont quittĂ© leur pays, dont des Français des anciennes colonies françaises, pour entrer dans la rĂ©sistance. Des Français sont restĂ©s sur le territoire français et ont collaborĂ© avec l’ennemi. Des Français, en restant, ont espĂ©rĂ© passer au travers de l’horreur nazie et se sont faits attraper et dĂ©porter. Des Français, en restant sur place, sont parvenus Ă  passer au travers de l’horreur nazie.

 

L’histoire de l’esclavage, telle qu’elle m’avait Ă©tĂ© racontĂ©e au dĂ©part d’abord par mon père , donnait l’impression que, durant plusieurs siècles, des millions d’Africains Ă©taient restĂ©s au bord de l’eau en thalasso, près de la mer, confectionnant tranquillement qui-un poulet braisĂ©, qui-une nouvelle danse pour la prochaine fĂŞte du village. Tout cela, en restant Ă  portĂ©e des Blancs ; Les Blancs, des intrus-hooligans, revenaient des centaines de fois avec leurs bateaux dernier cri et venaient casser l’ambiance juste pour se consacrer Ă  la dernière tendance alors en vogue en occident :

Attraper des Africains, détruire leurs villages, leur histoire, leurs communautés et leurs familles, en faire des esclaves et repartir avec eux en Europe et en Amérique.

Puis, les Blancs revenaient Ă  nouveau quelques temps plus tard pour recommencer avec la mĂŞme obsession les mĂŞmes pratiques : faire provision de membres africains afin de rĂ©pondre Ă  la forte demande de cette matière en occident.

Je traduis cela aujourd’hui avec une Ă©vidente dĂ©rision car c’est ma façon d’essayer d’attĂ©nuer la violence traumatique de cette expĂ©rience. Des compatriotes- et d’autres- me reprocheront sans doute d’aborder ce sujet avec trop de « lĂ©gèretĂ© Â». On me reprochera sans doute de manquer de respect Ă  mes ancĂŞtres et de les humilier une nouvelle fois. Cela signifiera surtout, selon moi, que j’ai une façon diffĂ©rente de la leur, de rĂ©agir au mĂŞme Ă©vĂ©nement traumatique. C’est tout.

En l’an 2000, le groupe ivoirien Magic System a composé le tube Premier Gaou. Lorsque je repense à l’esclavage, je ne peux m’empêcher de penser à la morale de cette chanson.

Je peux concevoir l’effet de surprise lorsque les EuropĂ©ens sont arrivĂ©s les premières fois en Afrique au 16ème ou 17 ème siècle pour dĂ©buter leur « commerce Â» esclavagiste :

Usant d’une stratĂ©gie de proxĂ©nète envers les Africains rencontrĂ©s – en leur promettant une vie extraordinaire par delĂ  les ocĂ©ans- ou d’une stratĂ©gie frontale et militaire, les « premières fois Â», les EuropĂ©ens ont pu parvenir Ă  leurs fins.

Mais par la suite, il m’est difficile de croire que peu d’Africains aient cherché à fuir les Européens esclavagistes. En les combattant ou en se cachant aussi loin et aussi vite que possible en se rendant dans d’autres contrées africaines. Dans des endroits où, un certain nombre de fois, des Européens ont ensuite été guidés par d’autres Africains complices, commerçants ou contraints.

Selon un ouvrage comme Là où les Nègres sont Maitres de l’historien Randy J Sparks, les esclavagistes européens présents aux abords de la Côte de l’Or (le Ghana actuel) restaient sur le littoral avec leurs navires pendant des mois tandis que certains intermédiaires africains (parmi les Fante et les Ashanti) se chargeaient de leur ramener des esclaves moyennant finances et d’autres accords.

 

J’imagine que certains Africains, fuyant l’esclavage et les Européens, ont pu se voir refuser l’accès à certains territoires où ils espéraient trouver refuge par d’autres ethnies rivales ou ennemies se comportant alors comme les propriétaires d’un club privé. Ce qui correspond d’ailleurs à l’attitude actuelle des dirigeants politiques occidentaux face aux migrants (d’Afrique ou d’ailleurs) qui tentent désespérément de fuir leur pays du fait de la guerre, de conditions économiques défavorables, et, bientôt, du fait des conditions climatiques qui se dégradent de plus en plus.

A l’époque de l’esclavage « atlantique Â», comme aujourd’hui, la « supĂ©rioritĂ© Â» militaire des EuropĂ©ens et des occidentaux a aussi contribuĂ© Ă  la « grande rĂ©ussite Â» de la traite nĂ©grière. Cette histoire se rĂ©pète malheureusement : dès qu’une nation, un peuple ou une entreprise « conquĂ©rant( e ) Â» ou « colonisateur/trice Â» dispose d’une force de frappe militaire, politique, culturelle et/ ou Ă©conomique particulièrement agressive et dominante, celle-ci ou celui-ci peut s’imposer Ă  d’autres nations, peuples, cultures ou « espèces Â» diffĂ©rentes, dominĂ©es ou estimĂ©es « infĂ©rieures Â».

Dans bien des scénarios d’œuvres cinématographiques ou littéraires, il est assez usuel d’imaginer que les extra-terrestres, si l’humanité a la possibilité de subsister jusqu’à cette rencontre du troisième type, puissent être une espèce prédatrice du genre humain. Ce qui est peut-être le reflet de cette culpabilité qu’une partie de l’humanité éprouve vis-à-vis des crimes qu’elle a déja pu commettre et continue de commettre. Les extra-terrestres étant alors des chargés de mission destinés à venir punir l’humanité pour tous ses crimes et péchés passés, présents et futurs.

Mais je crois assez peu probable, finalement, que cette rencontre du troisième type puisse avoir lieu tel qu’on se l’imagine, le redoute ou le souhaite généralement.

D’autant que l’être humain est suffisamment doué, déviant, fou ou névrosé pour se finir lui-même. Une histoire comme Terminator raconte aussi comment l’être humain, si savant, peut exceller à fabriquer de manière hautement sophistiquée la créature de sa propre mort. Alien, comment un groupe pharmaceutique et industriel en situation de monopole peut, en croyant pouvoir domestiquer l’expression instable et sauvage de la mort, contribuer à son épidémie. Et sans aller aussi loin, l’ingéniosité de l’être humain pour inventer de nouvelles armes et de nouvelles méthodes de management de plus en plus perfectionnées afin de s’entre-tuer et de mieux en mieux juguler les libertés des espaces et des êtres suffit pour entrevoir notre potentiel mortifère.

 

Il me semble donc évident au vu de l’histoire de l’humanité, que si une rencontre du troisième type avait néanmoins lieu, que les extra-terrestres auraient tout intérêt à disposer d’un minimum de défense militaire le jour de cette rencontre s’ils veulent pouvoir échapper au statut de cobayes, de parias, de produits de commercialisations…ou d’esclaves.

Loin de toutes ces mauvaises vibrations, si mes grands-parents ne m’ont jamais parlé de l’esclavage, mes parents, eux, ne m’ont pratiquement jamais parlé de l’Afrique.

Je peux dĂ©tailler :

Mes parents ne sont jamais allĂ©s en Afrique et n’ont jamais manifestĂ© le moindre souhait de se rendre en Afrique dans quelque pays d’Afrique que ce soit. Mes parents sont comme la majoritĂ© des Antillais que je connais depuis mon enfance. Nous savons qu’avant les Antilles, il y’avait une autre histoire. Nous percevons encore fortement les Ă©chos ou les balafres de cette histoire au moins dans la musique, la danse, la transe, la cuisine, certains ustensiles de cuisine. Ou certains mots. Lorsque je scrute par exemple le mot « Djòk Â», nom d’une revue Ă©ditĂ©e par une association antillaise que mon père frĂ©quentait du cĂ´tĂ© de Pigalle ou d’Anvers dans les annĂ©es 70, il me semble que ce mot est totalement dĂ©pourvu de toute entrĂ©e ou racine latine ou grecque pouvant le rattacher Ă  la langue française. Pareil pour les mots « Tenbrak Â» ou « DonbrĂ© Â». A moins que ces mots aient une origine arawak ou caraĂŻbe.

Quoiqu’il en soit, j’ai l’impression que, même lorsque nous la citons, l’Afrique reste floue. J’ai le sentiment que l’Afrique reste une expérience exogène ou Taboue. Elle représente sans doute le paradis à jamais perdu et qui est nécessairement antinomique avec l’Afrique noire d’aujourd’hui. Ainsi, au contraire d’une Maryse Condé, je connais très mal ma carte de l’Afrique.

 

En outre, aux Antilles comme en France, nous avons Ă©tĂ© beaucoup aidĂ©s pour prĂ©fĂ©rer rester Ă  distance de l’Afrique. L’image dominante de l’Afrique noire dans les mĂ©dia gĂ©nĂ©ralistes occidentaux depuis plusieurs dĂ©cennies est celle d’une Afrique sous-dĂ©veloppĂ©e, touchĂ©e par la famine, les maladies, la cupiditĂ© de dictateurs africains tyranniques voire cannibales, les guerres inter-ethniques, les gĂ©nocides ( le Rwanda en 1994) . Et, dĂ©sormais, nous devons aussi « digĂ©rer Â» le jihadisme.

Cette description, volontaire ou involontaire, de l’Afrique noire, depuis plusieurs décennies dans les média généralistes, est dissuasive. Plus qu’un échappatoire, la vision grossière de l’Afrique noire en occident- lequel occident a cannibalisé et continue de cannibaliser l’Afrique au moins avec la Chine- est plutôt celle d’un dépotoir.

Dans mon entourage familial et mĂŞme amical, que ce soit en Guadeloupe ou en France, je peux encore compter sur les doigts de mes mains celles et ceux qui se sont rendus en vacances en Afrique noire ou tout simplement en Afrique.

Quant à moi, malgré mes quelques destinations touristiques plus ou moins originales

(Yougoslavie en 1989, Japon, Australie, Ecosse, Israël…) je n’ai jamais su faire le nécessaire pour me rendre en Afrique jusqu’alors. J’avais écarté le Sénégal car, systématiquement, chaque fois qu’une connaissance se rendait en Afrique pour un séjour touristique, c’était pour aller au Sénégal.

J’aurais aimĂ© que quelqu’un me suggère alors de me rendre au Mali par exemple. Mais jusqu’à il y’a environ cinq ou six ans environ, et encore, pour moi, le Mali n’existait pas culturellement. En France et aux Antilles, on dirait que peu de personnes savent que l’Afrique noire a connu des grands empires culturels, politiques et Ă©conomiques, que ce soit au Mali ou au Ghana. Je crois peu me fourvoyer en affirmant que lorsque l’on est Antillais de naissance ou d’origine et que l’on est âgĂ© de plus de trente ans, nos modèles noirs culturels et politiques sont principalement nos cousins amĂ©ricains, peut-ĂŞtre encore jamaĂŻcains, cubains, et nos cousins de «  chez nous Â». Jamais, ou rarement, nos cousins africains. Le MĂ©morial ACTe inaugurĂ© en 2015 Ă  Pointe-Ă -Pitre va peut-ĂŞtre contribuer Ă  modifier cela. Ma mère, ma compagne, notre fille et moi sommes aller le visiter en 2016. C’est un endroit oĂą retourner et prendre son temps. Par ailleurs, le rĂ©sultat des recherches gĂ©nĂ©alogiques effectuĂ©es par Michel Rogers y est accessible. Auparavant, il convenait de se rendre aux archives dĂ©partementales de Bisdary : une dĂ©marche instructive mais qui nĂ©cessitait un certain travail de recherche.

 

Mais nous avons peut-être aussi une rancœur muette et bornée envers cette Afrique qui a été incapable de nous protéger de la souffrance de l’esclavage. Peut-être que nous lui reprochons de nous avoir livrés et rejetés. Si d’un point de vue biblique, Moïse a finalement été sauvé des eaux, nous, nous avons vécu ce qui a été épargné à Moïse parce-que notre terre natale, notre mère, a été maltraitante avec nous de bout en bout. Il reste peut-être de ça, en nous, que l’on soit né aux Antilles, dans un pays d’Outre-Mer ou que l’on soit un Moon France. Contrairement à Moïse qui a ensuite guidé le peuple élu, nous, nous sommes plutôt les descendants de peuples déchus.

 

Mes grands-parents et mes parents ne m’ont jamais parlé de l’inconscient.

Ils étaient trop occupés à survivre et disposaient – et disposent- d’autres soutiens et d’autres rituels pour endurer et se faire une vie.

Pour mon père, il y’a quelques annĂ©es, les personnes affectĂ©es de troubles psychiatriques Ă©taient des simulateurs. Et ma mère, pendant un temps, a tentĂ© de me dissuader de travailler en psychiatrie : elle craignait que je devienne fou comme certains patients. Mes parents font partie de ces personnes qui croient que les fous les plus frĂ©quents mais aussi les plus dangereux sont toujours ceux qui sont hospitalisĂ©s ou sont identifiĂ©s dans les faits divers. Il est pourtant une folie et des violences ordinaires et « normales Â» qui nous servent d’état-major conjugal, familial, amical, social, Ă©conomique et politique. Divers apprentissages, dont certains prĂ©cèdent notre naissance, font parfois de nous les parfaits exĂ©cutants de gestes et de pensĂ©es appropriĂ©s Ă  un monde partiellement ou totalement disparu. Notre indĂ©fectible loyautĂ© et notre attachement chevronnĂ© au passĂ©, Ă  certaines valeurs, ainsi qu’à celles et ceux que nous avons perdus peut nous empĂŞcher de le comprendre et de le voir dans un monde sensiblement aussi mouvant que des vagues. Indirectement, ma mère avait raison d’essayer de me dissuader de travailler en psychiatrie (« Reprends tes Ă©tudes d’Anglais ! Â») :

L’Histoire, ou une simple histoire, peut rendre fou. Il peut donc être utile de se faire bien entourer comme d’avoir des repères internes suffisamment solides lorsque l’on plonge sa tête dans son passé.

 

Ce serait en effet dĂ©placĂ© de dĂ©crire mes parents – et tant d’ autres- comme des ĂŞtres totalement en dĂ©calage avec le temps et l’existence. Je suis sĂ»rement le plus coupĂ©-dĂ©calĂ© de cette histoire. Je dois Ă  la robustesse de mes parents, comme Ă  leur courage et Ă  leurs rĂŞves, Ă  leur persĂ©vĂ©rance et leur prĂ©sence ainsi qu’à leur amour – fut-il Ă  double-tranchant en certaines circonstances – d’être aujourd’hui sur ces lignes.

Mes parents sont aussi des personnes pratiques armĂ©es de bon sens et capables en quelques secondes de fissurer la vaisselle aussi jolie que complaisante d’un raisonnement intellectuel. Comme bien des parents, par alternance, ils ont de grandes compĂ©tences lĂ  oĂą j’ai une embarrassante ignorance ; et je m’avance avec assurance lĂ  oĂą ils vont s’accrocher Ă  la prudence comme s’il s’agissait de leur dernière chance. Cette diffĂ©rence est très courante entre les gĂ©nĂ©rations et une langue commune permet de rester sur la mĂŞme frĂ©quence.

 

Le Créole devrait être cette langue. D’autant que, à mon sens, parler une seule langue dans sa vie est un handicap. Malheureusement, pour moi, la transmission du Créole s’est mal faite. Mon parachute a pris feu après que je me sois lancé dans les airs, à très haute altitude, depuis l’avion.

Je prends le Créole comme la propriété de mon père où celui-ci est un Maitre absolu, autoritaire et humiliant. Langue aux multiples lagunes, et des références comme au moins Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant ou Edouard Glissant en étalonnent la vitalité, le Créole est tristement pour moi, à un moment ou à un autre, la langue de la soumission, de l’humiliation, ainsi que le canal rigide d’incompréhensions et de conflits presque métaphysiques. L’enfant que je suis a produit quantité d’énergie pour essayer de se rapprocher – afin de s’en faire aimer- au plus près du coq de combat qu’est mon père. Et cela s’est déroulé de multiples fois à huis clos dans l’intimité du cénacle familial et amical où bien des initiés et des adultes – masculins comme féminins- imbibés régulièrement de ce spectacle banal chez nous ou ailleurs, ou simplement déconcertés, ont aussi contribué à mon impuissance.

 

Le Créole est donc aussi pour moi une langue de castration. On me percevra peut-être comme un ingrat. On me parlera sans doute de ma grande faiblesse, de ma fragilité, de mon immaturité, de mon manque de courage ou de mes pleurnicheries comme étant celles d’un pantin qui se défile devant le combat.

Sur les bateaux qui ont traîné mes ancêtres à travers l’Atlantique, je n’aurais pas survécu.

Mais cent à deux cents ans plus tard, que ce soit sur le ring de boxe ou dans le pit, nous étions entre nous. En France, ce fut mon tour de prendre les coups. Le Konba a été maintes fois inégal. Trop de violences. Trop de peurs. Trop d’angoisses. Trop d’impasses.

 

MĂŞme s’il est vrai que j’ai la chance d’avoir eu et d’avoir un père. Un père-comète, difficile Ă  Konet. Un père « Je- n’ai- pas- le-temps ! Â» souvent pressĂ© voire dĂ©ja très compressĂ© avant la diffusion du MP3.

Un père qui a essayĂ© de m’aimer et de me parler- et qui tente sans doute encore de le faire- maintenant qu’il est rentrĂ© au pays après «  trente ans de vie en France Â» alors que je suis restĂ© dans «  le pays des Blancs Â». Mortier pilant mes sourires et mes Ă©lans pour lui, poussières enrayĂ©es. Percepteur satisfait de son intransigeance chĂ©rissant l’éducatif et le correctif plus que l’affectif. RĂ©pĂ©tant en crĂ©ole aux effectifs de son royaume :

«  Vous avez de la chance de m’avoir ! Si vous Ă©tiez comme moi, vous seriez sauvĂ©s ! Â».

Me donnant, à moi le rejeton destiné à devenir un Homme, les attributs de la jeune fille immaculée qui doit la fermer et acquiescer lorsqu’il nous précipite dans le combat inexorable de cette guerre personnelle qui l’occupe comme le toxicomane peut se transcender afin de trouver son opiacé.

L’Histoire peut rendre fou. Au départ, Moon France faisait deux ou trois pages. Il en compte désormais quatorze. Je suis bien le fils aîné de mon père. Je suis ce trouillard qui peut voir un corbillard là où s’arrête le regard. Et derrière cette trouille, ces peurs et ces angoisses, existe une fantastique violence ainsi qu’une colère dont j’ai hérité.

J’ai avec moi une certaine gentillesse, une sorte de patience, une espèce d’humanité et une grande politesse car j’ai été aimé. Parce-que j’ai pu rêver et m’amuser. Parce-que mon père partait driver. Parce-que j’ai pu assimiler ses cours particuliers et devenir écolier. Parce-que j’ai pu apprendre à parler. Ces colliers autour du cou, j’ai rencontré suffisamment de succès pour accepter de grandir selon certaines règles. Et chaque langue, chaque lettre, a ses règles. Je suis bien le fils de mon père.

Si le Créole est une langue et que toute langue est une discipline, il faut bien au départ un Maitre, un modèle ou un initiateur et un disciple. Une des règles (une de mes règles) est que le Maitre doit être Maître de lui-même, rester accessible et suffisamment lucide sur ce qu’il est. Mon père est peut-être celui qui m’a détourné de Dieu. Car, à travers lui, j’ai vu ce que pouvait donner un Dieu absolu. Un Dieu absolu écoute très peu les autres.

Car ça lui fait perdre du temps. Le Maître, lui, apprend aussi de ses élèves et de la vie qui l’entoure. Et la méthode du Maître pour faire passer et aimer son message compte à moins qu’il ne considère ses disciples comme des idiots éternels, des meubles, des choses, des tourniquets, des fosses septiques, un défouloir ou une vitrine à peine dignes de refléter ou de représenter son image, son excellence et sa mémoire.

 

Parler, c’est prendre langue. Je n’ai rien inventĂ©. Mon père, lui, a tout « oubliĂ© Â». Pour lui, tout ce que je raconte Ă  son sujet- et qui le dessert- n’a pas existĂ©. Pour parler et exister devant mon père, il m’aurait fallu ĂŞtre un gĂ©nie. Ou un meurtrier. Comme cela m’était impossible, j’ai pris le maquis. La langue française a Ă©tĂ© l’une des fugues qui m’ont permis de me rendre sur des territoires oĂą je pressentais pouvoir – peut-ĂŞtre- Ă©chapper Ă  l’emprise du nom de mon père, Ă  sa violence compulsive, et les dĂ©passer. Si l’acte de parler est ce qui permet Ă  un homme d’exister et de s’ériger, le CrĂ©ole de mon père a Ă©tĂ© pour moi une issue condamnĂ©e. Un traquenard. Cependant, chaque personne qui aspire Ă  rĂ©ussir doit un jour partir de chez lui mĂŞme si c’est pour y revenir plus tard.

Chaque compatriote que je croise, indĂ©pendantiste ou non, qu’il soit une marmaille de ma famille ou non, lorsqu’il me donne la leçon, fait nĂ©anmoins comme tout le monde : il fait de sa vie ce qu’il peut, croit ce qu’il voit et ce qu’il entend, a ses doutes et ses certitudes.

Je suis un Moon France. La vie est un combat. Si on se ramollit, on crève.

 

Franck-Laurent Unimon, ce Lundi 22 octobre 2018. Ecrit avec l’appui par moments du titre Fediya d’Ousmane KouyatĂ© sur l’album « Dabola Â» et du titre Kanou de Mamani Kéïta sur l’album « Kanou Â». A Ă©couter bien fort.

 

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Puissants Fonds/ Livres

Journal 1955-1962 de Mouloud Feraoun

 

 

 

J’ai entendu parler de Mouloud Feraoun pour la première fois cette année, en 2018. C’était il y’a environ deux-trois mois. Cela a commencé dans l’une des médiathèques de ma ville.

Mes indépendances : Chroniques 2010-2016 (parution en 2017) de Kamel Daoud faisait partie des livres exposés à l’entrée. J’avais déjà entendu parler de Daoud et de son livre inspiré de L’Etranger de Camus. J’ai emprunté les chroniques de Daoud. Cela m’a beaucoup plu et m’a instruit. J’ai beaucoup de lacunes. En France, nous sommes engraissés à la culture anglo-saxonne. Dès que l’on s’éloigne de cette cité du monde

(les Etats-Unis, la Grande-Bretagne) notre ignorance culturelle et linguistique croît.

Les chroniques de Daoud ont entre-autres placé sous mes yeux le nom de l’auteure Assia Djebar, qui, de son vivant, faisait partie de l’Académie française.

Le Blanc de l’Algérie (parution en 1996) d’Assia Djebar stationnait dans la réserve d’une des médiathèques de ma ville. Ce livre relate le décès de plusieurs personnalités algériennes souvent par assassinats, un peu par suicide, par maladie ou par accident : Kateb Yacine, Mouloud Mammeri, Jean Sénac, Albert Camus, Frantz Fanon et d’autres autant connus ou moins connus. Djebar avait connu personnellement plusieurs de ces personnes ou des proches de ces défunts.

J’ai fait quelques recherches sur le net en relation avec la guerre d’Algérie. Car Daoud, dans ses chroniques, comme Assia Djebar avant lui, explique aussi comme un demi-siècle plus tard, l’Algérie peine à assurer le rêve et les espoirs de l’indépendance.

 

J’ai fait connaissance avec d’autres noms de l’Histoire algérienne. Des femmes et des hommes. Des militants FLN mais aussi des artistes, des écrivains, des intellectuels. Certains Pro-FLN et d’autres plutôt prudents vis-à-vis du FLN. Parmi ces «  prudents », Mouloud Feraoun.

 

Le journal de Mouloud Feraoun débute en 1955. La guerre d’Algérie a alors un an.

 

Vingt à vingt cinq ans plus tard alors qu’elle sera « terminée », enfant, né et vivant à Nanterre de parents exilés de leur Guadeloupe natale, je percevrai quelques fois des restes de la guerre d’Algérie et des autres guerres d’indépendance dans le Maghreb contre l’Etat français. Tout en ignorant cette histoire « évidente » pour les jeunes arabes de mon âge.

Je serai par exemple plusieurs fois surpris de voir que le même copain d’origine algérienne, marocaine ou tunisienne (je le voyais comme un Arabe sans jugement particulier comme je me voyais et me vois, aussi, comme un Noir) seul, peut être très sympathique. Et qu’il peut, mystérieusement, devenir moins sympathique sitôt qu’il se trouve au contact d’autres garçons ayant les mêmes origines culturelles que lui. Et, ce sera bien plus tard, à l’âge adulte, que je finirai par capter que tous ces garçons rencontrés dans le passé agissaient ainsi par loyauté envers l’Histoire de leurs familles et de la décolonisation de leur pays d’origine (Algérie, Maroc, Tunisie principalement).

Ce sera plus tard, aussi, par recoupements, que je comprendrai que lorsque mon père, certains dimanches matins, m’emmenait, parfois dans le froid- sans doute pour m’endurcir- assister aux matches de foot auxquels il participait à Nanterre avec ses compatriotes et collègues contre d’autres employés des PTT, cela se passait aux abords d’un bidonville (ou de la cité blanche ?) non loin de la maison d’arrêt de Nanterre inexistante alors (sa construction s’est achevée en 1991).

Je me rappelle de ce gamin de mon âge ou peut-être mon aîné, parti en courant avec le ballon de foot qui m’avait été confié, tandis qu’un autre me distrayait en discutant aimablement avec moi. Et qu’un troisième, sans doute embarrassé, m’avait alerté. J’avais alors tourné la tête. Un seul regard m’avait suffi pour estimer impossible de rattraper le voleur de ballon qui filait vers le bidonville (ou la cité blanche ?), périmètre inconnu et intimidant, dont les frontières se trouvaient à environ une centaine de mètres du terrain de foot. De cet événement, en y repensant rétrospectivement, je me suis dit que ce ballon de foot avait dû constituer une formidable évasion voire une certaine promotion pour ce gamin et les autres de son quartier (bidonville ou cité) ainsi que pour certains adultes. Tandis qu’il avait sûrement amorcé pour moi l’abandon définitif d’une future carrière. En effet, à défaut de marquer des buts, on attend souvent d’un footballeur professionnel qu’il soit au moins capable de garder le ballon.

 

Depuis cette époque malheureusement (mon enfance remonte aux années 70-80) par la suite, la guerre d’Afghanistan de 1979 à 1989, la guerre Iran-Irak de 1980 à 1988, la guerre du Golfe au Koweït en 1991, les attentats islamistes en France en 1995, les attentats du 11 septembre 2001 à New-York, l’invasion de l’Irak en 2003

(officiellement en raison de la présence d’armes de «  destruction massive »), les attentats islamistes en France depuis le début des années 201O et le conflit israélo-palestinien font partie des événements ( avec le Liban, la Syrie…) qui, depuis les années de décolonisation, ont contribué à dégrader davantage les relations des pays occidentaux   ( dont la France) avec certains pays du Maghreb , du Proche-Orient et de l’Asie.

Mouloud Feraoun ne vivra jamais cela. C’est sans doute mieux. Comme il ne verra jamais le documentaire La Guerre sans nom de Bertrand Tavernier et Patrick Rotman.

Lorsque ce documentaire est distribué en 1992, à Paris il est visible dans une seule salle durant une semaine du côté de St-Michel. Feraoun, mort trente ans plus tôt, n’est alors quant à lui plus visible. Autrement, il aurait peut-être vu sur l’écran, ces témoignages de Français (ou de leurs proches) racontant leur service militaire alors qu’ils étaient simples appelés ou peu gradés lors de la guerre d’Algérie. Il aurait aussi peut-être croisé certains de ces « spectateurs », majoritairement blancs, ayant cinquante ou soixante ans de moyenne d’âge et principalement de sexe masculin.

 

Lorsque le journal de Feraoun débute en 1955, la guerre d’Algérie a officiellement un an. Mouloud Feraoun, lui, originaire de Tizi-Hibel en Kabylie, a alors 42 ans. C’est un homme d’âge mûr, marié et père de famille. C’est aussi un écrivain reconnu y compris par l’élite française tant intellectuelle, politique que militaire (Roblès, Camus, Malraux, Alquier, Soustelle…).

Son journal laisse transparaître qu’il avait des relations sociales faciles avec son entourage proche et moins proche et qu’il savait aussi écouter et conseiller. C’est un homme au fait de son époque, dans son pays, l’Algérie, mais aussi de ce qui se passe dans le monde et qui s’informe également par la radio et la presse ( il cite par exemple Le Canard Enchainé mais aussi le journal Le Monde me semble-t’il).

Son journal s’adosse donc à la lucidité et à la rigueur malgré les événements dont il est le témoin direct ou indirect voire la victime parmi d’autres. A le lire, on peut trouver « normal » et « facile » que Mouloud Feraoun, écrivain patenté, ait pu tenir ce journal pendant sept ans. Sauf si l’on prend en compte le fait que la guerre est une violence vorace en corps et en temps. Et qu’elle a la propriété de faire perdre ses moyens à n’importe qui, aguerri ou non, jusqu’à fixer dans l’axe des êtres l’hélice du stress post-traumatique. Car comme l’écrit Jean-Paul Mari (également réalisateur du documentaire La Bleuite ) dans son livre Sans Blessures apparentes :

 

«  On comprend toujours pourquoi une guerre éclate mais rarement pourquoi elle perdure ».

 

Feraoun comprend très vite les raisons de cette guerre. D’un côté, la colonisation de l’Algérie par la France, empire colonial, en 1830. La condescendance-ignorance de la France pour les Algériens considérés comme des sous-êtres et conservés sans autre projet dans l’analphabétisme et la pauvreté. La répression meurtrière de l’Etat français lors des premières manifestations pacifiques des Algériens en faveur de plus d’équité. Puis, la torture, les viols et les exécutions arbitraires de l’armée française lorsque la révolte algérienne débute en 1954.

 

Voici un extrait de ce que Feraoun écrit en 1955 dans son Journal :

 

«  (…..) La vérité, c’est qu’il n’y’a jamais eu mariage. Non. Les Français sont restés à l’écart. Dédaigneusement à l’écart. Les Français sont restés étrangers. Ils croyaient que l’Algérie c’était eux. Maintenant que nous nous estimons assez forts ou que nous les croyons un peu faibles, nous leur disons : non messieurs, l’Algérie c’est nous. Vous êtes étrangers sur notre terre.

Ce qu’il eût fallu pour s’aimer ? Se connaître d’abord, or nous ne nous connaissons pas. Qu’on demande à une femme kabyle ce que c’est qu’un Français. Elle dira que c’est un mécréant, un homme souvent beau et fort mais sans pitié. Il est peut-être intelligent. Son intelligence, il la tient du démon, de même que sa force. Qu’attend-elle du Français, rien de bon (…..) Qu’est-ce qu’un Indigène pour un Européen ? C’est l’homme de peine, la femme de ménage. Un être bizarre aux mœurs ridicules, au costume particulier, au langage impossible. Un personnage plus ou moins sale, plus ou moins déguenillé, plus ou moins antipathique. En tout cas un être à part, bien à part et qu’on laisse où il est (…..).

Inutile de chercher ailleurs. Un siècle durant, on s’est coudoyé sans curiosité, il ne reste plus qu’à récolter cette indifférence réfléchie qui est le contraire de l’amour (….) ».

 

Il est courant de lire ou d’entendre que l’on apprend de nos erreurs mais aussi que la diplomatie et les façons de communiquer entre les êtres humains ont évolué par rapport au « passé ». Pourtant, dans son livre de chroniques Mes Indépendances, un demi-siècle plus tard après Feraoun (au 21ème siècle, le nôtre ) Kamel Daoud fait ce constat  :

« (….) La France, malgré les millions d’Algériens qui y vivent , est un pays étranger, membre d’un occident de destination ou de récriminations (…..) ».

Mais retournons dans le passé avec le Journal de Feraoun et de l’autre côté du conflit, avec le FLN. Dans son journal, lorsqu’il le mentionne, Feraoun parle principalement du FLN dans son journal sans nommer explicitement ses différents leaders. Ou alors il parle de « simples » leader, plutôt en bas de l’échelle de la hiérarchie du FLN et qu’il côtoie directement ou dont il entend parler dans son quotidien.

Au départ parti libérateur du peuple algérien, le FLN se révèle aussi porteur de souffrances et de sacrifices pour celles et ceux qu’il se destine à délivrer : interdiction formelle de boire et de fumer. Obligation de s’en remettre à l’Islam tel qu’il est édicté par les membres du FLN. Obligation de se soumettre au FLN même si certains de ses représentants abusent de leurs pouvoirs.

Un nouvel extrait de son Journal, cette fois-ci en 1958, nous parle de certains de ces leaders du FLN auxquels sont confrontés Feraoun et sa famille dans leur quotidien. Feraoun s’est alors « exilé » à Alger ou sa sœur vient lui rendre visite. La Guerre de Libération ou guerre d’Algérie a alors quatre ans et elle se terminera quatre ans plus tard :

« (….) Ma pauvre sœur qui en avait gros sur le cœur, baisse la voix, demande si on peut l’entendre du dehors, se rassure, s’enhardit à dire du mal puis une fois lancée, allez arrêter ce flot verbeux qui se précipite soudain comme un cri de révolte confus et interminable, comme un abcès qui crève, comme un ciel sombre qui soudain se purifie rageusement.

Tout le monde comprend que les « frères » ne sont pas infaillibles, ne sont pas courageux, ne sont pas des héros. Mais on sait aussi qu’ils sont cruels et hypocrites. Ils ne peuvent donner que la mort mais, eux, il faut tout leur donner. Ils continuent de rançonner, de réquisitionner, de détruire. Ils continuent de parler religion, d’interdire tout ce qu’ils ont pris l’habitude d’interdire et ce qu’il leur chante de nouveau d’interdire (….) ».

 

Feraoun souhaite la libération de l’Algérie et au delà de ça, la paix pour tous. Mais les monstruosités commises par l’Etat français et le FLN sont les deux reflets d’un même sang. Au cours de leurs affrontements, ils vendangent, aussi, quantité d’innocents. Et en lisant ce genre d’extrait, on est très tenté de se dire qu’en 1958, déjà, existaient les ferments du fanatisme islamiste ( terroriste ou non ) qui se sont depuis fait connaître de par le monde. Du fait à la fois de la responsabilité de dirigeants du Maghreb, Moyen-Orient et de l’Asie mais aussi, évidemment, du fait des calculs, de la cécité ou de l’ignorance complaisante des dirigeants ( politiques, économiques et industriels) des principales grandes puissances occidentales.

 

Un tel système déchausse les plus grandes volontés tolérantes et pacifistes. Sur les deux dernières années du conflit, entre 1960 et 1962, Feraoun se livre moins dans son journal ou nous en dit « moins ». On peut comprendre son besoin de détourner son regard de la mort, armure ambiante que tout le monde porte et qui étouffe le feu de la vie. Et puis, on peut imaginer qu’il écrivait la nuit après ses journées de travail alors que tout le monde chez lui était endormi. De quoi épuiser aussi bien moralement que physiquement. Surtout après avoir dû quitter la Kabylie pour Alger et se retrouver d’autant plus exposé à cette troisième furie qu’est l’OAS, identité meurtrière aux élans autarciques.

 

Peut-être est-ce pour ces quelques raisons qu’il évoque en quelques mots ses rencontres avec Malraux, Geneviève de Gaulle-Anthonioz (la nièce de De Gaulle), la mort de Camus.

J’aurais aimé savoir s’il avait entendu parler de Jacques Vergès et de sa campagne en faveur, entre-autres, de Djamila Bouhired, militante du FLN, un temps condamnée à mort. J’aurais voulu connaître son opinion sur Frantz Fanon également engagé aux côtés du FLN.

 

Dans son film Au-delà de la gloire (distribué en 1980), Samuel Fuller – soldat et reporter durant la Seconde guerre mondiale- nous apprend que, quelle que soit la guerre en cours, les morts portent toujours les mêmes noms. Alors qu’il a pu depuis le début de la guerre d’Algérie échapper à la mort, le nom de Feraoun échoue un jour sur la liste de courses d’assassins de l’OAS. On peut se demander si en restant en Kabylie, il serait resté en vie.

En partant du principe qu’après la guerre d’Algérie, une vie était encore possible. D’autant que Feraoun déploie ici une formidable capacité de résistance face à l’endoctrinement comme à l’avilissement.

 

En lisant son journal, il se crée un lien entre lui et nous. Si bien qu’on s’étonne tout d’abord qu’il s’abstienne de nous raconter ses derniers jours et ses derniers moments ce 15 mars 1962. Et puis, on se reprend. Ce journal n’est pas un roman.

 

Franck Unimon, ce mercredi 15 aout 2018.