Jâenvie celles et ceux qui ont su trĂšs tĂŽt le mĂ©tier, qui, plus tard, leur correspondrait. Et dans lequel ils dĂ©ploieraient avec enthousiasme voire certitude une bonne partie de leur vitalitĂ©.
Jâenvie celles et ceux qui se sont connus trĂšs jeunes et qui ont su plus tard, ensemble, convertir leurs projets.
Je les envie et les ai enviĂ©s. Je nâen meurs pas. Je ne leur en veux pas. Ces personnes sont une minoritĂ©. Et, jâessaie plutĂŽt, autant que possible, de mâappliquer Ă ĂȘtre celui que je veux ĂȘtre comme Ă accomplir ce que je souhaite.
Lui, câest au lycĂ©e que je lâavais rencontrĂ©. Et, câest cette nuit, ce jeudi 2 aout 2018, entre 5h et 5h30, en pleines vacances du cĂŽtĂ© de Poitiers, aprĂšs plusieurs jours en Bretagne, que je me rappelle maintenant, et Ă nouveau, de lui. Parce-que jâai enfin trouvĂ© (la nuit derniĂšre, Ă©galement en pleine nuit) le nom de mon blog : Les MĂ©tros de la Lune.
Et aussi parce quâaprĂšs diverses tergiversations (lâimplication que demande la tenue dâun blog/ la pollution cachĂ©e produite par internetâŠ.) je me suis rĂ©solument dĂ©cidĂ© Ă produire ce blog.
Il Ă©tait sans doute le copain dâun copain de lycĂ©e. Impossible de me rappeler la premiĂšre fois oĂč nous nous sommes causĂ©s. Il devait sans doute ĂȘtre dans les parages lorsquâun copain commun et moi discutions. Et, câest peut-ĂȘtre ainsi que par la suite, en nous revoyant, nous nous sommes reconnus, saluĂ©s et avons liĂ© conversation.
Il Ă©tait plutĂŽt taciturne. Mais ce terme de « taciturne » est un terme que jâemploierais maintenant. A lâĂ©poque, en pleine adolescence comme moi-mĂȘme, ĂȘtre « taciturne » pouvait correspondre Ă une certaine norme :
Taciturne, rebelle, critique envers le monde, envers soi et les autres, câĂ©tait la norme Ă notre Ăąge. Certaines personnes diraient que câĂ©tait lâĂąge rockânâroll. LâĂąge de la rĂ©volution. De la rĂ©volte. Des grands projets. De la dĂ©linquance. Ou, dĂ©jĂ , sĂ»rement, de la dĂ©faite, des perpĂ©tuelles soumissions et dĂ©pressions Ă venir. Et, ça, câest plutĂŽt une majoritĂ© qui connaĂźt et connaĂźtra ce genre dâacmĂ© durable ou passager. Mais il sâagit, lĂ , dâun sujet honteux et trĂšs difficile Ă aborder. Car il nâexiste pas de panacĂ©e contre ça. Et câest peut-ĂȘtre pour ces quelques raisons, aussi, que des dĂ©rives de toutes sortes arrivent ensuite : sectaires, mĂ©dicamenteuses, sexuelles, sportives, alimentaires, alcooliques, conjugales, Ă©ducatives, politiques, industrielles, tabagiques, toxicologiques, industrielles, guerriĂšres, criminelles, idĂ©ologiques, religieusesâŠ.
Dans un monde sans dĂ©faites, sans humiliations, sans soumissions et sans dĂ©pressions, et, donc, sans revanche dâaucune sorte Ă prendre sur quiconque, peut-ĂȘtre que bien des horreurs actuelles, passĂ©es et futures nous seraient et nous auraient Ă©tĂ© Ă©pargnĂ©es. Peut-ĂȘtre serions-nous, peut-ĂȘtre serais-je, plus apaisĂ©s envers nous-mĂȘmes comme envers les autresâŠ.
Mais Ă ce jour, ce monde-lĂ est indisponible ou invalide. Et, il me faut donc poursuivre lâhistoire de ma rencontre avec lui.
Il avait pour lui certaines aptitudes scientifiques. Puisquâil Ă©tait dans une filiĂšre scientifique alors que nous Ă©tions rĂ©guliĂšrement tabassĂ©s par ce thĂ©orĂšme rigoureux selon lequel, sans les maths, notre avenir professionnel et moral serait vraisemblablement pilotĂ© par le lithium.
Pourtant, assez peu amĂšne, il mâavait appris quâil nâavait pas dâamis ; quâil lui arrivait, la nuit, de marcher durant des heures, seul, dans les rues de Nanterre. Il mâavait aussi racontĂ© cette histoire oĂč sur son bulletin scolaire, un de ses professeurs de lycĂ©e lui avait Ă©crit :
« Poursuivez vos efforts. Le zĂ©ro de moyenne est Ă votre portĂ©e ». Nous sommes nombreux Ă nous rappeler de commentaires lapidaires de certains de nos enseignants. Ou en provenance dâautres personnes dans diffĂ©rents contextes. Jâen ai reçu moi-mĂȘme. Et, jâen ai aussi administrĂ© plus tard et continue de le faire. Officiellement, pour la « bonne » cause. Câest ce que je crois ou essaie de croire en gĂ©nĂ©ral. MĂȘme sâil peut mâarriver de mâen vouloir par la suite (en particulier vis-Ă -vis de ma compagne et de ma fille) pour certaines remarques qui semblent faire partie de mes rĂ©flexes ou dâun certain conditionnement que jâai moi-mĂȘme connu et que je perpĂ©tue en dĂ©pit de toutes mes bonnes rĂ©solutions et bonnes dispositions. « Qui aime bien chĂątie bien » semble alors le modĂšle auquel je mâabreuve.
Jâavais Ă©clatĂ© de rire en entendant ça :
« Poursuivez vos efforts. Le zĂ©ro de moyenne est Ă votre portĂ©e ». Jâavais Ă©clatĂ© de rire comme jâĂ©tais capable de rire de moi-mĂȘme et de certaines situations, dĂ©licates, dans lesquelles je mâĂ©tais mise. Comme jâai pu et peux rire encore aujourdâhui en relisant les commentaires sarcastiques et justifiĂ©s de mon- trĂšs bon- prof de Français de quatriĂšme, Mr Baume (son vĂ©ritable nom) en marge de mes dissertations alors quâil mâavait dĂ©plu de savoir par ma mĂšre que celui-ci sâĂ©tait demandĂ© Ă haute voix, en plein conseil de classe, en prĂ©sence de mon pĂšre, si jâĂ©tais unâŠÂ « farfelu ».
En mâentendant et en me regardant rire, il nâavait rien ajoutĂ©. Personnellement, le rire mâa sauvĂ© et me sauve depuis lâenfance. Lui, Ă©tait sans doute dĂ©jĂ perdu pour le rire comme pour lâhumour. De nos quelques rencontres, je nâai aucun souvenir de lui en train de sourire ou en train de rire. Aucun. On peut bien-sĂ»r ĂȘtre un pervers ou simplement un lĂąche ou un inconscient qui rit du malheur ou de la souffrance dâautrui. Je parle, ici, du rire salvateur. De celui qui peut desserrer les viscĂšres et dĂ©vorer des verrous. De celui qui entame ces impasses qui prennent la place de notre corps.
Je crois quâil nâavait dĂ©jĂ plus ce rire-lĂ voire quâil ne lâavait jamais connu.
AprĂšs lâavoir croisĂ© quelques fois, je lâai perdu de vue. Il ne faisait pas partie de mon cercle privilĂ©giĂ© dâamis ou de connaissances. Et puis, ensuite, aprĂšs le lycĂ©e, mes Ă©tudes mâont Ă©loignĂ© de lui comme de beaucoup dâautres. Mais je me souvenais de lui comme de beaucoup dâautres.
Je travaillais depuis un ou deux ans dans un service de pĂ©dopsychiatrie, une unitĂ© pour prĂ©adolescents et adolescents, lorsque jâai Ă nouveau entendu parler de lui par les mĂ©dia. En 2002. Environ quinze ans plus tard. Dans la mairie de ma ville natale, et sans doute la sienne aussi, il avait tuĂ© et blessĂ© plusieurs personnes au cours dâun conseil municipal, et sans doute Ă©galement, sa propre naissance. Une naissance contrariĂ©e allais-je comprendre ensuite en lisant quelques journaux.
Plusieurs personnes se sont courageusement interposĂ©es lorsquâil a commencĂ© Ă tirer et tuer. Parmi ces personnes courageuses, un chirurgien croisĂ© lors dâun de mes stages plusieurs annĂ©es plus tĂŽt. Dans son service, avec son regard de braise, ce chirurgien aimait fixer les jeunes et jolies stagiaires jusquâau point de rougissement. Jâen avais Ă©tĂ© le tĂ©moin direct sur la personne dâune de mes camarades de promotion. Quelques annĂ©es plus tard, ce chirurgien au regard de braise a fait partie des hĂ©ros qui sont parvenus, en se faisant blesser, Ă maitriser « mon » ancien camarade de lycĂ©e au regard dĂ©funt depuis tant dâannĂ©es. Puis, au commissariat oĂč il Ă©tait en garde Ă vue, le corps de « mon » ancien camarade de lycĂ©e a rejoint la mort de son regardâŠpar une fenĂȘtre demeurĂ©e ouverte.
Un de mes collĂšgues de lâĂ©poque, Ă©galement natif de Nanterre, et y rĂ©sidant, choquĂ©, avait participĂ© Ă la marche organisĂ©e dignement en mĂ©moire des victimes. Et, cet Ă©vĂ©nement, a, et on le comprend, Ă©tĂ©, et reste, un traumatisme pour bien des personnes de Nanterre ainsi que pour des familles et proches des victimes. Mais aussi pour celles et ceux qui lâavaient « bien » connu.
Je mâaperçois ce matin que lors de mes annĂ©es dâexercice dans ce service de pĂ©dopsychiatrie entre 2000 et 2004, de mĂ©moire, il me reste trois Ă©vĂ©nements « extĂ©rieurs » marquants :
Ces morts et ces blessures causées par « mon » ancien camarade de lycée en 2002.
Les attentats du 11 septembre 2001 Ă New-York. Et la canicule en Ă©tĂ© 2003 qui avait fait de nombreux morts en France durant lâĂ©tĂ©.
IsolĂ©s, ces trois Ă©vĂ©nements nâont a priori aucun rapport entre eux. Ce matin, je me demande pourtant ce que, dĂ©jĂ , ils nous suggĂ©raient de notre monde actuel, possible et Ă venir.
Franck Unimon