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Présentation

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Enfant de Nanterre, en banlieue parisienne, j’ai été un petit noir à lunettes et lent qui rigolait très fort dehors. A la maison, dans notre appartement d’immeuble HLM de 18 étages, j’ai appris assez vite que j’étais descendant d’esclaves parce-que j’étais noir ; que la France était le pays des blancs et que j’avais des devoirs.

 

Grâce aux cours particuliers de mon papa jusqu’à la tombée de la nuit et à ses coups de ceintures solaires, je me suis senti concerné par ma scolarité et me suis senti pousser à l’école primaire certaines facultés.

Adolescent, je ne suis pas devenu champion d’athlétisme. J’avais insuffisamment confiance en moi et des blessures ont ratissé mes sprints. Mais je suis un peu plus devenu l’aîné de ma sœur et de mon frère.

 

A l’approche de ma majorité, pour me rassurer, j’ai décidé d’aller «  provisoirement » travailler comme maman dans un hôpital et de devenir fonctionnaire au lieu d’aller directement à l’université, de tenter une école de journalisme ou de prendre des cours de théâtre.

Ma peur du chômage et du Monde ainsi que ma persévérance m’ont permis de concrétiser ce projet à partir de mes 21 ans avec ma formation d’infirmier en soins généraux.

A partir de mes 25 ans, après mon service militaire, j’ai décidé de travailler exclusivement d’abord en psychiatrie générale puis en pédopsychiatrie. Mais je restais attiré par un ailleurs et par les pistes de la polyvalence.

Obtenir un Brevet d’Etat d’éducateur sportif, un DEUG d’Anglais, recevoir une initiation à la criminologie et un certificat d’aptitude en Massage Bien-être a fait partie du parcours.

Faire du judo, du théâtre, un peu de figuration au cinéma, reprendre des cours de théâtre au conservatoire, passer mes deux premiers niveaux de plongée, aussi.

Le journalisme cinéma avec le mensuel papier Brazil jusqu’au festival de Cannes puis avec le site Format Court s’est ajouté à mes quelques voyages (Guadeloupe, Yougoslavie, Ecosse, Australie, Japon, Israël….) lectures, écoutes et expériences. Depuis bientôt deux ans, dans un club d’apnée, j’apprends à mieux connaître mon souffle.

 

Naître à Nanterre et y vivre mes 17 premières années m’a permis de rencontrer bien plus d’Arabes et de blancs (Français ou non) que de noirs (Antillais ou Africains) dès mes débuts. Aujourd’hui, et depuis bientôt 20 ans (depuis le 11 septembre 2001 officiellement) le jihadisme islamiste fait partie des nouvelles peurs souveraines. Je suis gré à mon enfance à Nanterre de m’avoir permis de me dispenser de certains des préjugés qui, bien avant 2001, collaient – déjà- au henné et à la peau des Arabes, ou de tout ressortissant du Maghreb, du Moyen comme du Proche-Orient. Musulman ou non.

 

Mes relations avec les blancs (Français ou non) ont aussi heureusement échappé à ce miroir -tant manichéen qu’arachnéen- qui déclame que le blanc est automatiquement le nazi ou le négrier du noir ; que la femme est une murène pour l’homme ; Ou que les hommes-eau sont les épandeurs du Glyphosate, de la Chlordécone, du Médiator, de leurs clones et dérivés, sur le genre humain.

Un jour, il y’a plus de vingt ans, j’ai finalement appris que je « suis » Français ; grâce à un…Breton qui était alors conducteur de train à la SNCF. Après qu’il m’ait remis sur les rails de ma nationalité, je ne l’ai jamais revu. Parfois, on rencontre une personne une seule fois et cette rencontre unique, généralement brève, nous délivre un peu du sortilège puissant de notre quotidien et de nos habitudes.

Néanmoins, j’ai encore des préjugés et des appréhensions, lesquels sont des chaines de montage dont j’essaie, dans la mesure de mes moyens, de me détacher. S’en détacher est un ouvrage difficile. Car, oui, le terrorisme et le fanatisme (blanc, noir, autres) existent. Oui, le racisme, l’hypocrisie, l’ignorance et la lâcheté (noirs, blancs, masculins, féminins, autres) existent. Oui, leurs actions, leurs séquelles et conséquences sont effrayantes, meurtrières et, hélas, souvent générationnelles. Et, oui, le présent et l’avenir de la planète d’un point de vue écologique, politique, économique et social ont de quoi faire déprimer si l’on regarde de près et constamment bien des coutures et des infrastructures de notre Monde. Face à cela, une des réactions fréquentes consiste à se contracter, dans son univers, avec celles et ceux que l’on suppose être irréductiblement faits des mêmes pensées et de la même sensibilité que les nôtres. Soit une espèce de Big-Bang contradictoire.

 

Avec ce blog, je vais essayer, à mon rythme et à ma mesure, de provoquer des souricières d’ouvertures, une certaine forme d’amplitude ; de déguerpir d’une certaine zone d’ignorance comme de certaines peurs. Ma filleule a bien résumé mes intentions en parlant d’une «  confrontation des cultures ».

J’espère aussi réussir à être drôle chaque fois que cela sera possible.

Franck Unimon, ce lundi 16 juillet 2018.

 

 

 

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Moon France

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Au pays où Candy n’est jamais venue, les Ki non a-w (« Quel est ton nom ? Qui es-tu ? » en créole guadeloupéen) poussent parfois plus vite que le quinoa. Dans mon pays-paradis, cette poursuite identitaire est une course oppressante et infinie. Elle surgit toujours tandis que je me relâche dans un contexte amical telle une incision dans la chair ombilicale. La vie est un combat, si on se ramollit, on crève.

Le Don Quichotte de cette patrouille identitaire est généralement de type masculin. L’esprit malin, un peu condescendant, il entend alors me présenter une mémoire-prétoire et incantatoire. Souvent, il fait semblant de m’écouter, mais tient à ce que je l’écoute vraiment, moi, le presque-émasculé, le dégrainé de la terre, tout en se désolant

– pour moi- de ne pouvoir me croire. Car il me connaît mieux que je ne me connais moi-même, moi et mes réponses de couard. Alors que je dois dire quel pays je préfère entre la Guadeloupe et la France. Quelle boisson je préfère entre le rhum et le vin. Celle que je désire le plus pour épouse entre une femme blanche et une femme noire.

Ainsi, le mari d’une de mes cousines « grecques » me questionnant, incrédule, lors d’un de mes séjours en Guadeloupe, après que je lui eus dit que je me sentais métis culturellement :

« C’est une utopie ?! ».

 

Depuis ce séjour, plusieurs années ont passé. Ma sœur cadette, qui « n’aimait pas les blancs ! », m’a un jour appelé pour m’apprendre que je ce que je lui avais prédit en rigolant se concrétisait : elle est désormais en couple avec un grand blond aux yeux bleus d’origine allemande et est devenue mère de deux enfants.

Notre frère benjamin, usager quotidien du Rap, cadre commercial, s’est converti à L’Islam et vit en couple avec une Française d’origine martiniquaise. Ils ont aussi deux enfants.

Moi, je bats désormais ma coulpe avec ma femme arrivée en France à l’âge de 21 ans en provenance de la Réunion et du Maloya. Notre fille avait moins de trois ans lorsque nous l’avons emmenée avec nous en vacances au « paradis ». A bientôt cinq ans, elle a une sorte de fascination pour plusieurs de mes bandes dessinées dont le volume 1 du Chat du Rabbin de Joann Sfar, un des héritages de mon défunt ami, Bertrand-Scapin, pas juif de son vivant, bien qu’il m’amuse maintenant de l’imaginer portant une Kippa sur la tête.

 

Plusieurs années plus tôt, au « pays », La mère de ma cousine « grecque » m’avait lancé, alors que j’étais encore célibataire :

« Avec toutes les qualités de races qu’il y’a en France, tu finiras bien par trouver une femme ! ». Car, au « pays », mon célibat constitué avait plusieurs fois inquiété ma cousine grecque et sa sœur aînée, une autre de mes cousines. Et, moi, je les voyais comme des forcenées de la procréation. Des forcenées modérées et novatrices devenant mères une seule fois et vivant toujours avec le même homme.

Mais il est inutile de tourner hypocritement autour de la langue. Si je veux pouvoir guérir un jour de mon mal et redevenir « pur », je dois reconnaître ma faute et ma trahison. Je dois me résigner à l’admettre :

Je suis une utopie. Je suis un Moon France. Selon le modèle du cinéma français, je suis un bal à blancs à moi tout seul.

Je suis un marqueur de bounty. Un bug rythmique. Un prétérite manufacturé en Chine. Celui dont la peau s’est retourné, qui lave, danse et qui pense plus blanc que blanc. Le volcan La Soufrière est bien plus actif que celui de l’Hexagone mais c’est pourtant la lave de ce dernier qui m’a enseveli dès ma naissance à la manière de la Montagne Pelée le 8 Mai 1902.

Si je suis une utopie, c’est peut-être parce que la vie peut être plus tenace et plus vorace que le rapace. Et parce-que la France est encore malgré tout une utopie.

La France, malgré ou aussi du fait de ses crimes esclavagistes et racistes, fait encore partie de ces pays ou bien des utopies sont possibles. En France, comme dans d’autres pays -et dans d’autres entreprises- bien des personnes de différentes couleurs, de différentes origines sociales et culturelles, de différents genres et orientations sexuelles, de diverses pratiques religieuses, de diverses inclinaisons politiques, peuvent encore se côtoyer, se rencontrer et s’allier alors qu’à l’intérieur des frontières de leur pays et de leur Histoire « d’origines », les mêmes se haïraient et s’entretueraient à vue et à vie.

 

Il est des environnements, des périodes, des ilots et des lieux, certes fragiles, éparpillés voire distants à la façon des étoiles, où l’impossible est possible. Où plus que la couleur de peau, l’origine sociale ou les pratiques religieuses et sexuelles, ce qui importe le plus entre les êtres humains, c’est les intentions et les attentions communes.

 

En traversant la mer, les esclavagistes européens (mais aussi tous les autres avant eux) ignoraient sans doute que la traite négrière les lieraient, eux et leur « patrie », par delà les siècles, aux descendants des esclaves pour le meilleur et pour le pire. Le « pire », pour certains, ce peut être simplement de partager le monde avec un non-blanc ou un « non-quelque chose ».

En France, et ailleurs, on peut sans doute aussi voir désormais chaque attitude ou chaque crime raciste comme une tentative d’avorter de ce passé et de ce viol esclavagiste ou colonialiste afin de redevenir une race ou un pays « pur », symboles d’une vie et d’un monde supposés « meilleur » ou paradisiaque. Ce qui est une utopie d’un autre genre.

 

Le jour où j’ai découvert ma figure d’utopie, le mari de ma cousine grecque avait peut-être oublié qu’à leur arrivée en Guadeloupe, après l’abolition de l’esclavage, les Zendyens, perçus comme des traitres, étaient alors des « vagabonds qui vivaient dans les bois ». Intégrés depuis à la société guadeloupéenne, il peut néanmoins subsister à l’encontre de certains d’entre eux, une certaine virulence pour leur réussite sociale et économique, s’exprimant par exemple par quelque «  Zendyen Déwò ! » aperçu un jour sur un mur.

Et l’Haïtien, aujourd’hui, aussi noir que le Guadeloupéen, descendant direct de la première république noire à s’être affranchie de l’esclavage bien avant la Guadeloupe, y est pourtant le plus méprisé des êtres.

 

 

J’ai encore le souvenir de l’attitude ouvertement raciste d’un de mes oncles envers un Haïtien qui demandait un renseignement devant la demeure familiale paternelle à Morne-Bourg. Une attitude aussi viscérale que déplacée à propos de laquelle l’homme haïtien, aussi poliment que calmement, avait interpellé mon oncle arque-bouté sur sa rage soudaine :

« Mais pourquoi vous me parlez mal  comme ça? ». Mon oncle avait continué à déblatérer son rejet avec l’assurance de celui qui est chez lui et se sent toute légitimité pour se comporter de cette manière. Et, moi, d’emblée matraqué – et soumis- par l’autorité de mon oncle, j’étais resté réduit au rôle de témoin captif et passif.

Haïti, c’est pourtant le pays du Kompa, cette musique qui a beaucoup fait danser les Guadeloupéens et les Guadeloupéennes – et qui continue de le faire- jusqu’à ce que l’irruption du Zouk dans les années 80 avec le groupe Kassav’ en meneur vienne contrebalancer la suprématie du Kompa. Une musique sur laquelle mon oncle, comme tant d’autres, a pu aiguiser sa cadence et sa vigueur d’homme viril.

Haïti, c’est aussi le pays des écrivains René Depestre, Dany Laferrière (devenu membre de l’Académie française par la suite en 2013), des Fugees, du cinéaste Raoul Peck ou encore, avant eux, de l’artiste Jean-Michel Basquiat. Mais depuis la terrasse de notre maison familiale ce jour-là, pour mon oncle, un Haïtien était l’équivalent d’un vaurien.

Si je l’avais interrogé, mon oncle m’aurait sans doute affirmé que cet Haïtien faisait du repérage afin, ensuite, de venir cambrioler les environs. En France et ailleurs, d’autres possèdent la même logique à propos des noirs (haïtiens, guadeloupéens ou africains) des Arabes ou des gens du voyage.

 

La Guadeloupe est un paradis. Oui. Un paradis où couvent pourtant bien des tensions également raciales.

 

C’est peut-être aussi parce-que c’est une île, qu’on y vit beaucoup entre soi : si la France, St Martin, les Saintes, Marie-Galante, voire Miami ou Cuba sont des destinations courantes depuis la Guadeloupe, la Martinique, île voisine, semble peu faire partie des projets de voyage. Dans ma famille, je crois que trois ou quatre personnes s’y sont rendues. Le mari (aujourd’hui décédé) de ma tante paternelle était martiniquais.

Si je prends mon seul exemple, malgré près de dix séjours en Guadeloupe pour une durée allant de dix jours à deux mois, je ne suis jamais allé en Martinique. Alors que j’ai un ami d’enfance d’origine martiniquaise et que notre culture antillaise de jeunes négro-politains a incontestablement contribué à me rapprocher de lui et de ses deux frères. Aujourd’hui, je regrette d’avoir manqué l’occasion de rencontrer Aimé Césaire. Il y’a plusieurs années, une copine blanche m’avait raconté sa rencontre avec celui-ci alors qu’il occupait déjà un poste honorifique. J’avais dû me contenter de lui dire qu’elle avait fait, là, une rencontre historique. Sauf que cette histoire lui appartenait désormais car tout le mérite de cette rencontre lui revenait.

 

Cependant, on peut très bien vivre en Guadeloupe malgré tout. Tout pays a ses impasses. On peut très bien vivre en se contentant de son île, de son arrondissement, de sa ville, de sa banlieue, de sa cité, de sa province, de sa ligne de bus ou de transports habituelle. En France, il est bien des provinciaux qui se dispensent très bien de la vie parisienne. Et s’il est bien des parisiens pour lesquels sortir de leur arrondissement revient à s’exiler dans un lieu de perdition, il est d’autres parisiens ou banlieusards parisiens très contents de quitter Paris et ses environs.

En Guadeloupe, mes compatriotes sauront me rappeler qu’il est bon nombre de métropolitains qui sont très contents de venir s’installer au pays. Et que le climat y est plus sain et plus agréable. C’est un fait.

Le mari de ma cousine grecque avait conclu :

« Ici, personne ne te rejettera ».

 

J’aimerais le croire.

 

Mais j’ai été fait en France et, pour moi, ça n’a pas toujours été la fête d’être dans « mon » pays-paradis. A cheval entre au moins deux cultures, en allant de l’une à l’autre, je dois refaire mon assiette. On me soupçonne certainement d’expulser discrètement le piment de mes plats au bénéfice du ciment.

En naissant en métropole, j’ai acquis le statut de mort-né aux yeux d’un certain nombre de mes compatriotes. Aussi, pour une bonne partie d’entre eux, dès l’enfance et mes premiers séjours de vacances dans « mon pays », j’étais un revenant, un mort-vivant ignorant tout de son histoire et de ses origines. Une sorte de bâtard qui devait faire ses preuves.

 

Or, dans « mon » pays, bien des bouches sont des Djol-geôles. Hébétées par de multiples viols trépassés, nos bouches n’ont pas le cachet d’immeubles des Batignolles ou de résidences békés.

 

On essaie parfois de fuir le cuir de la souffrance à bord du sourire de bagnoles et de motos puissantes, en prenant de grands braquets de gnole, en vivant et en coquant sans ceinture et sans précautions, en propulsant sa descendance, sa fierté et sa parole même si, en définitive, notre vie gardera la taille d’une île déformée par l’ignorance et l’impuissance de nos origines.

Je suis allé plusieurs fois à la Pointe. Avant ma naissance, on y comblait des marécages. Je le sais parce qu’on me l’a raconté. Pourtant, mes grands-parents, originaires de Petit-Bourg, des Saintes, de Marie-Galante et du Gosier ne m’ont jamais parlé de l’esclavage.

A propos de ma plus ancienne aïeule identifiée au Gosier, Anne Lollia, dont la naissance est répertoriée en 1777, j’ai ces indices : « Née en Afrique » ou « Origine inconnue ». J’ai porté ce nom maternel jusqu’à mes six ans en vivant avec ma mère et mon père.

Une de mes amies martiniquaises sait que ses ancêtres venaient de l’ancien royaume du Dahomey (l’actuel Bénin), du Ghana, d’Inde et même d’Allemagne. Moi, malgré mes recherches complétées avec celles de Michel Rogers que j’avais contacté, mes connaissances généalogiques , à ce jour, se limitent à la Guadeloupe.

 

J’aimerais parfois savoir faire parler les vagues.  

La Musique a pour elle de pouvoir inciter à la chaloupe et à la transe et de faire de nous les navigateurs possibles de l’impossible voyage comme de tous les voyages. De Nantes à Bordeaux, en pensant par la Rochelle et d’autres villes telles Marseille, Brest, St Malo, Le Havre et d’autres, berceaux de certains ports négriers qui ont contribué à la grandeur économique et culturelle de la France, je suis content, moi, le Moon France, de pouvoir me déplacer sans me cacher comme mes ancêtres n’auraient jamais pu l’imaginer il y’a encore deux cents ans.

Je ressens encore un grand sentiment de victoire, voire une sorte de gratitude, lorsqu’il y’a une bonne vingtaine d’années maintenant, à Edimbourg, Brigid, une amie écossaise d’origine anglaise, m’avait appris chez elle, qu’un de ses grands-parents ou arrière-grands-parents était négrier. Elle avait sans doute eu plus besoin de me le dire, que moi de l’apprendre. Cela avait sans doute été sa manière de tenter de se libérer un peu plus de cet héritage qu’elle désapprouvait. Et, j’avais été celui qui lui avait offert cette possibilité.

 

En restant toujours enfermé dans notre communauté parce-que nous avons peur de l’Histoire, nous manquons bien des occasions de nous en libérer comme de permettre à d’autres de s’en libérer.

 

Des bavures sociales, policières et politiques peuvent donner à la France et à d’autres pays les mêmes éclats que ceux du Klan, écran total sur une histoire qui compte encore trop de rentiers. Mais ces rentiers et leurs récents disciples ont perdu le statut de divinités et de grands sorciers de leurs aînés. Nous les savons aussi colonisés par les tournis de leurs peurs, de leurs superstitions et de leurs intérêts.

 

J’ai longtemps cru que l’esclavage se résumait à des Blancs venant se servir en marchandise humaine sur les étals à ciel ouvert – et gratuits- de l’Afrique. A coups de triques, de crosses, de fouets et d’armes à feux, répliques anachroniques et composites des meurtres racistes d’hier et d’aujourd’hui. Mais décrite comme cela, la tragédie reste incomplète car, noir ou blanc, l’être humain reste le même : La cupidité, la lâcheté, le sentiment de supériorité sur une autre ethnie, le besoin de revanche sur un peuple voisin ou ennemi de quelques meneurs font malheureusement partie de l’histoire de l’humanité que celle-ci soit noire, blanche, jaune ou arabe.

Lorsque les Européens, plusieurs siècles après les Arabes, arrivent en Afrique pour « développer » leur logistique négrière en vue de poursuivre leur croissance économique, ils débarquent plutôt en terrain inconnu :

Pas de GPS ; pas de liaison satellite ; pas d’internet ; pas de carte routière et de randonnée détaillée ; pas d’avion ou d’hélicoptère de reconnaissance ; pas de Jeep ; pas de TGV assurant une liaison rapide et directe avec des gisements d’Africains en excellente condition physique. Pas de drones pour se repérer.

L’Afrique, c’est quand même une surface un petit peu plus grande qu’un Eurodisney, qu’un Stade de France ou un Central Park. C’est aussi une autre topographie, un climat, une faune et une flore différents. Il faut pouvoir s’y adapter. Cela peut prendre des années. Or, tout entrepreneur, même au 16ème et au 17ème siècle, cherchait plutôt à rentabiliser au plus vite ses investissements. Les négriers, ces entrepreneurs alors déclarés « d’utilité publique », avaient donc des raisons de se faire « aider » ou assister par des connaisseurs ou des initiés. Des locaux en particulier même s’il a sûrement pu se trouver des aventuriers européens, « connaisseurs » de l’Afrique, acceptant de louer leurs services.

Il peut exister bien des raisons pour expliquer le fait que certains noirs africains aient pu travailler «  main dans la main » avec le Blanc colonisateur et esclavagiste pour permettre le « bon déroulement » de la traite négrière. Comme il existe bien des raisons et bien des motivations au fait que des individus décident, un jour, de se livrer à l’espionnage contre les intérêts de leur pays d’origine : appât du gain, besoin de reconnaissance et de revanche, l’attrait ou la fascination idéologique….

Le Blanc colonisateur et esclavagiste, ici, a pour moi le visage du Diable. Mais un Diable, puissant, énivrant, arrivant de l’Au-delà du Monde et de la vie et de la mort, sur d’énormes navires, avec un armement, des vêtements, des langues et des usages inconnus et surprenants. Aujourd’hui, on retient principalement l’issue de la tragédie de l’esclavage. Mais, avec un petit peu d’imagination, on peut concevoir que voir débarquer ces Blancs dans de telles conditions ait pu susciter au moins une très forte fascination ainsi qu’une méfiance équivalente à celle que l’on peut ressentir lors d’une rencontre du troisième type. La fin du film Apocalypto de Mel Gibson restitue bien, je trouve, cette ambivalence vis-à-vis du Blanc colonisateur que l’on rencontre pour la première fois.

 

Je crois aussi à cette idée (elle n’est pas de moi) selon laquelle, les noirs africains complices ont ensuite pu être dépassés par le développement intensif, à une échelle industrielle, de la traite négrière, résultante de ces buts et idéaux à atteindre que bien des dirigeants et cadres actuels continuent de voir comme les principaux à envisager et poursuivre dans l’existence : Performance, rentabilité, fric.

 

Cette « trinité » a pour elle, d’avoir aussi permis bien des avancées dans bien des domaines. Même si on peut aussi contester et regretter les conséquences de ces avancées : Sans ce culte de la performance, de la rentabilité et du fric, aujourd’hui, internet et la téléphonie mobile, par exemple, n’existeraient probablement pas.

 

Mais lorsque les Européens déclenchent l’esclavage au 16ème siècle, internet et la téléphonie mobile sont peut-être présents uniquement dans un délire que personne n’écoute ou n’est en mesure de comprendre et de réaliser.

Et, L’Afrique, alors, c’est aussi, et déjà, d’abord, tout simplement, un continent habité par des êtres humains qui ressentent et qui pensent. Il a sûrement été très pratique et il est sûrement très pratique de vouloir considérer les Africains d’hier et d’aujourd’hui

(et, plus généralement, tout immigré ou toute personne déclassée ou déconsidérée socialement ou économiquement) comme de grands Tèbès et des Kouyons immatures. Si le but a été ou est de privilégier le commerce de leur corps et non celui de leurs capacités à ressentir, penser et à créer.

La capacité d’un être humain à disposer de son propre corps révèle beaucoup de ses expériences comme de la perception qu’il a (« flatteuse » ou «  dévalorisante ») de son statut dans le monde et dans la vie. Il y’a quelques années, « pour » le mensuel de cinéma Brazil, j’avais interviewé une célèbre chorégraphe, danseuse, actrice et réalisatrice.

J’ai de l’admiration pour les danseuses et danseurs professionnels ainsi que pour les chorégraphes et leur travail. Pour leur rapport au corps, à l’espace, au temps, à la respiration. Et pour ce qu’ils peuvent nous faire vivre et nous dire du monde. Bien-sûr, je pourrais dire ça à propos de tout artiste (musicien, peintre, chanteur ou écrivain ou autre) mais aussi de toute personne dont la création, l’interprétation ou la simple présence me touche.

 

Cependant, au cours de l’entretien, j’ai avancé la remarque suivante à peu près dans ces termes :

« C’est vrai que le corps est une prison…. ».

Notre chorégraphe-réalisatrice-actrice a aussitôt démenti avec un petit rire :

« Non, non ! Le corps n’est pas une prison ! ». Pendant l’interview, elle m’a donné l’exemple d’un handicapé physique qui, grâce à la danse, «  était libre dans son corps ».

Devant son assurance, je me suis alors senti inapproprié et incompétent. Son exemple me parlait. Elle était sincère. Et, depuis son piédestal et son maintien de chorégraphe, danseuse et réalisatrice reconnue dont j’aimais- et aime- le travail et la personnalité, elle faisait autorité en matière de corps, de réflexion et de liberté.

Pourtant, j’avais des raisons- mes raisons- qui me permettaient d’affirmer que le corps est une prison. Mais, ce jour-là, j’avais uniquement mes intuitions pour tout argument. Ce qui est très peu pour engager une personne qualifiée et expérimentée dans un débat contradictoire lors d’un entretien -de quelques minutes- accordé en fin de journée par courtoisie et par professionnalisme. D’autant que par cette prompte dénégation (« Non, non ! Le corps pas une prison ! ») en quelques secondes, cette danseuse-chorégraphe m’avait révélé – j’ignore dans quelle mesure elle s’en est aperçue- qu’elle et moi avions sans doute évolué dès nos premiers pas dans deux mondes opposés :

 

De mon point de vue, dans son monde, elle avait toujours ou souvent connu plus de facilités et de libertés que moi dans le mien et, ce, depuis l’enfance. Ce jour-là, cette danseuse-chorégraphe- réalisatrice, si créative, si performante, si accomplie et si libre, m’avait appris ou rappelé que, quiconque bénéficie d’une certaine liberté, voire de certaines facilités pour jouir de cette liberté, a beaucoup de mal à concevoir et à accepter la violence du contraire de la liberté.

 

Je devrais ajouter qu’une personne habituée à une grande liberté sera vraisemblablement plus traumatisée si elle doit perdre toute ou partie de cette liberté et de l’insouciance qui l’auréole, en comparaison avec une autre personne toujours ou souvent conditionnée, ou dressée, et qui l’accepte, à penser qu’elle a droit… à une rétention plus ou moins forte de liberté et d’insouciance.

 

Et je me dois aussi d’ajouter que l’être humain peut, jusqu’à un certain point, réussir à se soustraire à des conditions de vie sensiblement défavorables. C’est ce que nous vend et nous proclame notre société occidentale moderne si humaine et si démocratique en nous exposant de temps à autre l’exemple de telle personnalité partie de « rien » et qui a «  réussi ». Mais cette « réussite » nécessite de fournir plus d’efforts, plus de sacrifices ; de prendre plus de risques symboliques ou physiques (les migrants qui se noient en mer en fuyant leur pays sont une des extrémités mortelles de cette prise de risques physiques) ; de savoir et de pouvoir bénéficier d’un entourage (une personne peut suffire à représenter cet entourage) protecteur, encourageant et durable mais aussi de l’opportunité de certaines rencontres décisives lorsque celles-ci ont lieu. Et, évidemment, de disposer de suffisamment d’estime de soi et d’optimisme en l’avenir pour oser/s’autoriser à partir à l’aventure. Et d’un peu de chance. On respire. Ces dernières phrases ont été particulièrement longues.

Lorsque les esclavagistes européens arrivent en Afrique noire au 16ème et 17ème siècle avec leurs « grands » projets, j’ignore bien-sûr quel sentiment de liberté et d’épanouissement était celui des Africains- parmi eux, mes ancêtres- vis-à-vis de leur existence et de leur condition sur terre. Pour des raisons à ce jour encore pour moi très mystérieuses, mes ancêtres africains se sont abstenus de me faire parvenir leur journal intime.

Mais il est des besoins élémentaires communs à tous les êtres humains quel que soit leur niveau supposé de liberté, d’épanouissement, de culture et d’intelligence :

L’instinct de survie et le besoin de sécurité sont partagés et privilégiés par tous les êtres humains quelle que soit l’époque. L’Autorité politique, religieuse, morale, militaire, spirituelle, intellectuelle, culturelle ou scientifique qui sert de référence et de protection aux êtres humains peut les influencer jusqu’à un certain point. Ce point dépassé, les êtres humains ont comme une sorte de prise de conscience qui peut les extraire ou les sortir de cette subordination ou de ces accords qu’ils avaient contractés avec leurs Autorités de référence. Les êtres humains redeviennent alors des individus principalement inspirés par leurs instincts et font alors des choix cruciaux :

 

Continuer de croire l’Autorité qu’ils se sont choisis et la servir coûte que coûte. Rejeter cette Autorité et la combattre. Se mettre à l’abri de cette Autorité qui est devenue suspecte, qui a menti ou a failli. Continuer d’accepter l’Autorité bien qu’avec certaines réserves et critiques, tout en espérant que tout va bien finir par s’arranger.

Actuellement, par exemple vis-à-vis du réchauffement climatique, même si certaines initiatives sont prises par différentes volontés et que beaucoup d’entre nous essayons de faire des efforts, nous continuons d’accepter les décisions des Autorités – bien que nous ayons des critiques et des réserves- en espérant que tout va bien finir par s’arranger ou que nous parviendrons à passer au travers des catastrophes annoncées.

 

 

Pendant la Seconde guerre Mondiale, en France, lors de l’invasion nazie, des millions de Français ont fui « l’occupant ». Parmi celles et ceux qui ont fui, certains se sont faits résistants. D’autres sont restés pour résister. D’autres encore ont quitté leur pays, dont des Français des anciennes colonies françaises, pour entrer dans la résistance. Des Français sont restés sur le territoire français et ont collaboré avec l’ennemi. Des Français, en restant, ont espéré passer au travers de l’horreur nazie et se sont faits attraper et déporter. Des Français, en restant sur place, sont parvenus à passer au travers de l’horreur nazie.

 

L’histoire de l’esclavage, telle qu’elle m’avait été racontée au départ d’abord par mon père , donnait l’impression que, durant plusieurs siècles, des millions d’Africains étaient restés au bord de l’eau en thalasso, près de la mer, confectionnant tranquillement qui-un poulet braisé, qui-une nouvelle danse pour la prochaine fête du village. Tout cela, en restant à portée des Blancs ; Les Blancs, des intrus-hooligans, revenaient des centaines de fois avec leurs bateaux dernier cri et venaient casser l’ambiance juste pour se consacrer à la dernière tendance alors en vogue en occident :

Attraper des Africains, détruire leurs villages, leur histoire, leurs communautés et leurs familles, en faire des esclaves et repartir avec eux en Europe et en Amérique.

Puis, les Blancs revenaient à nouveau quelques temps plus tard pour recommencer avec la même obsession les mêmes pratiques : faire provision de membres africains afin de répondre à la forte demande de cette matière en occident.

Je traduis cela aujourd’hui avec une évidente dérision car c’est ma façon d’essayer d’atténuer la violence traumatique de cette expérience. Des compatriotes- et d’autres- me reprocheront sans doute d’aborder ce sujet avec trop de « légèreté ». On me reprochera sans doute de manquer de respect à mes ancêtres et de les humilier une nouvelle fois. Cela signifiera surtout, selon moi, que j’ai une façon différente de la leur, de réagir au même événement traumatique. C’est tout.

En l’an 2000, le groupe ivoirien Magic System a composé le tube Premier Gaou. Lorsque je repense à l’esclavage, je ne peux m’empêcher de penser à la morale de cette chanson.

Je peux concevoir l’effet de surprise lorsque les Européens sont arrivés les premières fois en Afrique au 16ème ou 17 ème siècle pour débuter leur « commerce » esclavagiste :

Usant d’une stratégie de proxénète envers les Africains rencontrés – en leur promettant une vie extraordinaire par delà les océans- ou d’une stratégie frontale et militaire, les « premières fois », les Européens ont pu parvenir à leurs fins.

Mais par la suite, il m’est difficile de croire que peu d’Africains aient cherché à fuir les Européens esclavagistes. En les combattant ou en se cachant aussi loin et aussi vite que possible en se rendant dans d’autres contrées africaines. Dans des endroits où, un certain nombre de fois, des Européens ont ensuite été guidés par d’autres Africains complices, commerçants ou contraints.

Selon un ouvrage comme Là où les Nègres sont Maitres de l’historien Randy J Sparks, les esclavagistes européens présents aux abords de la Côte de l’Or (le Ghana actuel) restaient sur le littoral avec leurs navires pendant des mois tandis que certains intermédiaires africains (parmi les Fante et les Ashanti) se chargeaient de leur ramener des esclaves moyennant finances et d’autres accords.

 

J’imagine que certains Africains, fuyant l’esclavage et les Européens, ont pu se voir refuser l’accès à certains territoires où ils espéraient trouver refuge par d’autres ethnies rivales ou ennemies se comportant alors comme les propriétaires d’un club privé. Ce qui correspond d’ailleurs à l’attitude actuelle des dirigeants politiques occidentaux face aux migrants (d’Afrique ou d’ailleurs) qui tentent désespérément de fuir leur pays du fait de la guerre, de conditions économiques défavorables, et, bientôt, du fait des conditions climatiques qui se dégradent de plus en plus.

A l’époque de l’esclavage « atlantique », comme aujourd’hui, la « supériorité » militaire des Européens et des occidentaux a aussi contribué à la « grande réussite » de la traite négrière. Cette histoire se répète malheureusement : dès qu’une nation, un peuple ou une entreprise « conquérant( e ) » ou « colonisateur/trice » dispose d’une force de frappe militaire, politique, culturelle et/ ou économique particulièrement agressive et dominante, celle-ci ou celui-ci peut s’imposer à d’autres nations, peuples, cultures ou « espèces » différentes, dominées ou estimées « inférieures ».

Dans bien des scénarios d’œuvres cinématographiques ou littéraires, il est assez usuel d’imaginer que les extra-terrestres, si l’humanité a la possibilité de subsister jusqu’à cette rencontre du troisième type, puissent être une espèce prédatrice du genre humain. Ce qui est peut-être le reflet de cette culpabilité qu’une partie de l’humanité éprouve vis-à-vis des crimes qu’elle a déja pu commettre et continue de commettre. Les extra-terrestres étant alors des chargés de mission destinés à venir punir l’humanité pour tous ses crimes et péchés passés, présents et futurs.

Mais je crois assez peu probable, finalement, que cette rencontre du troisième type puisse avoir lieu tel qu’on se l’imagine, le redoute ou le souhaite généralement.

D’autant que l’être humain est suffisamment doué, déviant, fou ou névrosé pour se finir lui-même. Une histoire comme Terminator raconte aussi comment l’être humain, si savant, peut exceller à fabriquer de manière hautement sophistiquée la créature de sa propre mort. Alien, comment un groupe pharmaceutique et industriel en situation de monopole peut, en croyant pouvoir domestiquer l’expression instable et sauvage de la mort, contribuer à son épidémie. Et sans aller aussi loin, l’ingéniosité de l’être humain pour inventer de nouvelles armes et de nouvelles méthodes de management de plus en plus perfectionnées afin de s’entre-tuer et de mieux en mieux juguler les libertés des espaces et des êtres suffit pour entrevoir notre potentiel mortifère.

 

Il me semble donc évident au vu de l’histoire de l’humanité, que si une rencontre du troisième type avait néanmoins lieu, que les extra-terrestres auraient tout intérêt à disposer d’un minimum de défense militaire le jour de cette rencontre s’ils veulent pouvoir échapper au statut de cobayes, de parias, de produits de commercialisations…ou d’esclaves.

Loin de toutes ces mauvaises vibrations, si mes grands-parents ne m’ont jamais parlé de l’esclavage, mes parents, eux, ne m’ont pratiquement jamais parlé de l’Afrique.

Je peux détailler :

Mes parents ne sont jamais allés en Afrique et n’ont jamais manifesté le moindre souhait de se rendre en Afrique dans quelque pays d’Afrique que ce soit. Mes parents sont comme la majorité des Antillais que je connais depuis mon enfance. Nous savons qu’avant les Antilles, il y’avait une autre histoire. Nous percevons encore fortement les échos ou les balafres de cette histoire au moins dans la musique, la danse, la transe, la cuisine, certains ustensiles de cuisine. Ou certains mots. Lorsque je scrute par exemple le mot « Djòk », nom d’une revue éditée par une association antillaise que mon père fréquentait du côté de Pigalle ou d’Anvers dans les années 70, il me semble que ce mot est totalement dépourvu de toute entrée ou racine latine ou grecque pouvant le rattacher à la langue française. Pareil pour les mots « Tenbrak » ou « Donbré ». A moins que ces mots aient une origine arawak ou caraïbe.

Quoiqu’il en soit, j’ai l’impression que, même lorsque nous la citons, l’Afrique reste floue. J’ai le sentiment que l’Afrique reste une expérience exogène ou Taboue. Elle représente sans doute le paradis à jamais perdu et qui est nécessairement antinomique avec l’Afrique noire d’aujourd’hui. Ainsi, au contraire d’une Maryse Condé, je connais très mal ma carte de l’Afrique.

 

En outre, aux Antilles comme en France, nous avons été beaucoup aidés pour préférer rester à distance de l’Afrique. L’image dominante de l’Afrique noire dans les média généralistes occidentaux depuis plusieurs décennies est celle d’une Afrique sous-développée, touchée par la famine, les maladies, la cupidité de dictateurs africains tyranniques voire cannibales, les guerres inter-ethniques, les génocides ( le Rwanda en 1994) . Et, désormais, nous devons aussi « digérer » le jihadisme.

Cette description, volontaire ou involontaire, de l’Afrique noire, depuis plusieurs décennies dans les média généralistes, est dissuasive. Plus qu’un échappatoire, la vision grossière de l’Afrique noire en occident- lequel occident a cannibalisé et continue de cannibaliser l’Afrique au moins avec la Chine- est plutôt celle d’un dépotoir.

Dans mon entourage familial et même amical, que ce soit en Guadeloupe ou en France, je peux encore compter sur les doigts de mes mains celles et ceux qui se sont rendus en vacances en Afrique noire ou tout simplement en Afrique.

Quant à moi, malgré mes quelques destinations touristiques plus ou moins originales

(Yougoslavie en 1989, Japon, Australie, Ecosse, Israël…) je n’ai jamais su faire le nécessaire pour me rendre en Afrique jusqu’alors. J’avais écarté le Sénégal car, systématiquement, chaque fois qu’une connaissance se rendait en Afrique pour un séjour touristique, c’était pour aller au Sénégal.

J’aurais aimé que quelqu’un me suggère alors de me rendre au Mali par exemple. Mais jusqu’à il y’a environ cinq ou six ans environ, et encore, pour moi, le Mali n’existait pas culturellement. En France et aux Antilles, on dirait que peu de personnes savent que l’Afrique noire a connu des grands empires culturels, politiques et économiques, que ce soit au Mali ou au Ghana. Je crois peu me fourvoyer en affirmant que lorsque l’on est Antillais de naissance ou d’origine et que l’on est âgé de plus de trente ans, nos modèles noirs culturels et politiques sont principalement nos cousins américains, peut-être encore jamaïcains, cubains, et nos cousins de «  chez nous ». Jamais, ou rarement, nos cousins africains. Le Mémorial ACTe inauguré en 2015 à Pointe-à-Pitre va peut-être contribuer à modifier cela. Ma mère, ma compagne, notre fille et moi sommes aller le visiter en 2016. C’est un endroit où retourner et prendre son temps. Par ailleurs, le résultat des recherches généalogiques effectuées par Michel Rogers y est accessible. Auparavant, il convenait de se rendre aux archives départementales de Bisdary : une démarche instructive mais qui nécessitait un certain travail de recherche.

 

Mais nous avons peut-être aussi une rancœur muette et bornée envers cette Afrique qui a été incapable de nous protéger de la souffrance de l’esclavage. Peut-être que nous lui reprochons de nous avoir livrés et rejetés. Si d’un point de vue biblique, Moïse a finalement été sauvé des eaux, nous, nous avons vécu ce qui a été épargné à Moïse parce-que notre terre natale, notre mère, a été maltraitante avec nous de bout en bout. Il reste peut-être de ça, en nous, que l’on soit né aux Antilles, dans un pays d’Outre-Mer ou que l’on soit un Moon France. Contrairement à Moïse qui a ensuite guidé le peuple élu, nous, nous sommes plutôt les descendants de peuples déchus.

 

Mes grands-parents et mes parents ne m’ont jamais parlé de l’inconscient.

Ils étaient trop occupés à survivre et disposaient – et disposent- d’autres soutiens et d’autres rituels pour endurer et se faire une vie.

Pour mon père, il y’a quelques années, les personnes affectées de troubles psychiatriques étaient des simulateurs. Et ma mère, pendant un temps, a tenté de me dissuader de travailler en psychiatrie : elle craignait que je devienne fou comme certains patients. Mes parents font partie de ces personnes qui croient que les fous les plus fréquents mais aussi les plus dangereux sont toujours ceux qui sont hospitalisés ou sont identifiés dans les faits divers. Il est pourtant une folie et des violences ordinaires et « normales » qui nous servent d’état-major conjugal, familial, amical, social, économique et politique. Divers apprentissages, dont certains précèdent notre naissance, font parfois de nous les parfaits exécutants de gestes et de pensées appropriés à un monde partiellement ou totalement disparu. Notre indéfectible loyauté et notre attachement chevronné au passé, à certaines valeurs, ainsi qu’à celles et ceux que nous avons perdus peut nous empêcher de le comprendre et de le voir dans un monde sensiblement aussi mouvant que des vagues. Indirectement, ma mère avait raison d’essayer de me dissuader de travailler en psychiatrie (« Reprends tes études d’Anglais ! ») :

L’Histoire, ou une simple histoire, peut rendre fou. Il peut donc être utile de se faire bien entourer comme d’avoir des repères internes suffisamment solides lorsque l’on plonge sa tête dans son passé.

 

Ce serait en effet déplacé de décrire mes parents – et tant d’ autres- comme des êtres totalement en décalage avec le temps et l’existence. Je suis sûrement le plus coupé-décalé de cette histoire. Je dois à la robustesse de mes parents, comme à leur courage et à leurs rêves, à leur persévérance et leur présence ainsi qu’à leur amour – fut-il à double-tranchant en certaines circonstances – d’être aujourd’hui sur ces lignes.

Mes parents sont aussi des personnes pratiques armées de bon sens et capables en quelques secondes de fissurer la vaisselle aussi jolie que complaisante d’un raisonnement intellectuel. Comme bien des parents, par alternance, ils ont de grandes compétences là où j’ai une embarrassante ignorance ; et je m’avance avec assurance là où ils vont s’accrocher à la prudence comme s’il s’agissait de leur dernière chance. Cette différence est très courante entre les générations et une langue commune permet de rester sur la même fréquence.

 

Le Créole devrait être cette langue. D’autant que, à mon sens, parler une seule langue dans sa vie est un handicap. Malheureusement, pour moi, la transmission du Créole s’est mal faite. Mon parachute a pris feu après que je me sois lancé dans les airs, à très haute altitude, depuis l’avion.

Je prends le Créole comme la propriété de mon père où celui-ci est un Maitre absolu, autoritaire et humiliant. Langue aux multiples lagunes, et des références comme au moins Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant ou Edouard Glissant en étalonnent la vitalité, le Créole est tristement pour moi, à un moment ou à un autre, la langue de la soumission, de l’humiliation, ainsi que le canal rigide d’incompréhensions et de conflits presque métaphysiques. L’enfant que je suis a produit quantité d’énergie pour essayer de se rapprocher – afin de s’en faire aimer- au plus près du coq de combat qu’est mon père. Et cela s’est déroulé de multiples fois à huis clos dans l’intimité du cénacle familial et amical où bien des initiés et des adultes – masculins comme féminins- imbibés régulièrement de ce spectacle banal chez nous ou ailleurs, ou simplement déconcertés, ont aussi contribué à mon impuissance.

 

Le Créole est donc aussi pour moi une langue de castration. On me percevra peut-être comme un ingrat. On me parlera sans doute de ma grande faiblesse, de ma fragilité, de mon immaturité, de mon manque de courage ou de mes pleurnicheries comme étant celles d’un pantin qui se défile devant le combat.

Sur les bateaux qui ont traîné mes ancêtres à travers l’Atlantique, je n’aurais pas survécu.

Mais cent à deux cents ans plus tard, que ce soit sur le ring de boxe ou dans le pit, nous étions entre nous. En France, ce fut mon tour de prendre les coups. Le Konba a été maintes fois inégal. Trop de violences. Trop de peurs. Trop d’angoisses. Trop d’impasses.

 

Même s’il est vrai que j’ai la chance d’avoir eu et d’avoir un père. Un père-comète, difficile à Konet. Un père « Je- n’ai- pas- le-temps ! » souvent pressé voire déja très compressé avant la diffusion du MP3.

Un père qui a essayé de m’aimer et de me parler- et qui tente sans doute encore de le faire- maintenant qu’il est rentré au pays après «  trente ans de vie en France » alors que je suis resté dans «  le pays des Blancs ». Mortier pilant mes sourires et mes élans pour lui, poussières enrayées. Percepteur satisfait de son intransigeance chérissant l’éducatif et le correctif plus que l’affectif. Répétant en créole aux effectifs de son royaume :

«  Vous avez de la chance de m’avoir ! Si vous étiez comme moi, vous seriez sauvés ! ».

Me donnant, à moi le rejeton destiné à devenir un Homme, les attributs de la jeune fille immaculée qui doit la fermer et acquiescer lorsqu’il nous précipite dans le combat inexorable de cette guerre personnelle qui l’occupe comme le toxicomane peut se transcender afin de trouver son opiacé.

L’Histoire peut rendre fou. Au départ, Moon France faisait deux ou trois pages. Il en compte désormais quatorze. Je suis bien le fils aîné de mon père. Je suis ce trouillard qui peut voir un corbillard là où s’arrête le regard. Et derrière cette trouille, ces peurs et ces angoisses, existe une fantastique violence ainsi qu’une colère dont j’ai hérité.

J’ai avec moi une certaine gentillesse, une sorte de patience, une espèce d’humanité et une grande politesse car j’ai été aimé. Parce-que j’ai pu rêver et m’amuser. Parce-que mon père partait driver. Parce-que j’ai pu assimiler ses cours particuliers et devenir écolier. Parce-que j’ai pu apprendre à parler. Ces colliers autour du cou, j’ai rencontré suffisamment de succès pour accepter de grandir selon certaines règles. Et chaque langue, chaque lettre, a ses règles. Je suis bien le fils de mon père.

Si le Créole est une langue et que toute langue est une discipline, il faut bien au départ un Maitre, un modèle ou un initiateur et un disciple. Une des règles (une de mes règles) est que le Maitre doit être Maître de lui-même, rester accessible et suffisamment lucide sur ce qu’il est. Mon père est peut-être celui qui m’a détourné de Dieu. Car, à travers lui, j’ai vu ce que pouvait donner un Dieu absolu. Un Dieu absolu écoute très peu les autres.

Car ça lui fait perdre du temps. Le Maître, lui, apprend aussi de ses élèves et de la vie qui l’entoure. Et la méthode du Maître pour faire passer et aimer son message compte à moins qu’il ne considère ses disciples comme des idiots éternels, des meubles, des choses, des tourniquets, des fosses septiques, un défouloir ou une vitrine à peine dignes de refléter ou de représenter son image, son excellence et sa mémoire.

 

Parler, c’est prendre langue. Je n’ai rien inventé. Mon père, lui, a tout « oublié ». Pour lui, tout ce que je raconte à son sujet- et qui le dessert- n’a pas existé. Pour parler et exister devant mon père, il m’aurait fallu être un génie. Ou un meurtrier. Comme cela m’était impossible, j’ai pris le maquis. La langue française a été l’une des fugues qui m’ont permis de me rendre sur des territoires où je pressentais pouvoir – peut-être- échapper à l’emprise du nom de mon père, à sa violence compulsive, et les dépasser. Si l’acte de parler est ce qui permet à un homme d’exister et de s’ériger, le Créole de mon père a été pour moi une issue condamnée. Un traquenard. Cependant, chaque personne qui aspire à réussir doit un jour partir de chez lui même si c’est pour y revenir plus tard.

Chaque compatriote que je croise, indépendantiste ou non, qu’il soit une marmaille de ma famille ou non, lorsqu’il me donne la leçon, fait néanmoins comme tout le monde : il fait de sa vie ce qu’il peut, croit ce qu’il voit et ce qu’il entend, a ses doutes et ses certitudes.

Je suis un Moon France. La vie est un combat. Si on se ramollit, on crève.

 

Franck-Laurent Unimon, ce Lundi 22 octobre 2018. Ecrit avec l’appui par moments du titre Fediya d’Ousmane Kouyaté sur l’album « Dabola » et du titre Kanou de Mamani Kéïta sur l’album « Kanou ». A écouter bien fort.

 

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Journal 1955-1962 de Mouloud Feraoun

 

 

 

J’ai entendu parler de Mouloud Feraoun pour la première fois cette année, en 2018. C’était il y’a environ deux-trois mois. Cela a commencé dans l’une des médiathèques de ma ville.

Mes indépendances : Chroniques 2010-2016 (parution en 2017) de Kamel Daoud faisait partie des livres exposés à l’entrée. J’avais déjà entendu parler de Daoud et de son livre inspiré de L’Etranger de Camus. J’ai emprunté les chroniques de Daoud. Cela m’a beaucoup plu et m’a instruit. J’ai beaucoup de lacunes. En France, nous sommes engraissés à la culture anglo-saxonne. Dès que l’on s’éloigne de cette cité du monde

(les Etats-Unis, la Grande-Bretagne) notre ignorance culturelle et linguistique croît.

Les chroniques de Daoud ont entre-autres placé sous mes yeux le nom de l’auteure Assia Djebar, qui, de son vivant, faisait partie de l’Académie française.

Le Blanc de l’Algérie (parution en 1996) d’Assia Djebar stationnait dans la réserve d’une des médiathèques de ma ville. Ce livre relate le décès de plusieurs personnalités algériennes souvent par assassinats, un peu par suicide, par maladie ou par accident : Kateb Yacine, Mouloud Mammeri, Jean Sénac, Albert Camus, Frantz Fanon et d’autres autant connus ou moins connus. Djebar avait connu personnellement plusieurs de ces personnes ou des proches de ces défunts.

J’ai fait quelques recherches sur le net en relation avec la guerre d’Algérie. Car Daoud, dans ses chroniques, comme Assia Djebar avant lui, explique aussi comme un demi-siècle plus tard, l’Algérie peine à assurer le rêve et les espoirs de l’indépendance.

 

J’ai fait connaissance avec d’autres noms de l’Histoire algérienne. Des femmes et des hommes. Des militants FLN mais aussi des artistes, des écrivains, des intellectuels. Certains Pro-FLN et d’autres plutôt prudents vis-à-vis du FLN. Parmi ces «  prudents », Mouloud Feraoun.

 

Le journal de Mouloud Feraoun débute en 1955. La guerre d’Algérie a alors un an.

 

Vingt à vingt cinq ans plus tard alors qu’elle sera « terminée », enfant, né et vivant à Nanterre de parents exilés de leur Guadeloupe natale, je percevrai quelques fois des restes de la guerre d’Algérie et des autres guerres d’indépendance dans le Maghreb contre l’Etat français. Tout en ignorant cette histoire « évidente » pour les jeunes arabes de mon âge.

Je serai par exemple plusieurs fois surpris de voir que le même copain d’origine algérienne, marocaine ou tunisienne (je le voyais comme un Arabe sans jugement particulier comme je me voyais et me vois, aussi, comme un Noir) seul, peut être très sympathique. Et qu’il peut, mystérieusement, devenir moins sympathique sitôt qu’il se trouve au contact d’autres garçons ayant les mêmes origines culturelles que lui. Et, ce sera bien plus tard, à l’âge adulte, que je finirai par capter que tous ces garçons rencontrés dans le passé agissaient ainsi par loyauté envers l’Histoire de leurs familles et de la décolonisation de leur pays d’origine (Algérie, Maroc, Tunisie principalement).

Ce sera plus tard, aussi, par recoupements, que je comprendrai que lorsque mon père, certains dimanches matins, m’emmenait, parfois dans le froid- sans doute pour m’endurcir- assister aux matches de foot auxquels il participait à Nanterre avec ses compatriotes et collègues contre d’autres employés des PTT, cela se passait aux abords d’un bidonville (ou de la cité blanche ?) non loin de la maison d’arrêt de Nanterre inexistante alors (sa construction s’est achevée en 1991).

Je me rappelle de ce gamin de mon âge ou peut-être mon aîné, parti en courant avec le ballon de foot qui m’avait été confié, tandis qu’un autre me distrayait en discutant aimablement avec moi. Et qu’un troisième, sans doute embarrassé, m’avait alerté. J’avais alors tourné la tête. Un seul regard m’avait suffi pour estimer impossible de rattraper le voleur de ballon qui filait vers le bidonville (ou la cité blanche ?), périmètre inconnu et intimidant, dont les frontières se trouvaient à environ une centaine de mètres du terrain de foot. De cet événement, en y repensant rétrospectivement, je me suis dit que ce ballon de foot avait dû constituer une formidable évasion voire une certaine promotion pour ce gamin et les autres de son quartier (bidonville ou cité) ainsi que pour certains adultes. Tandis qu’il avait sûrement amorcé pour moi l’abandon définitif d’une future carrière. En effet, à défaut de marquer des buts, on attend souvent d’un footballeur professionnel qu’il soit au moins capable de garder le ballon.

 

Depuis cette époque malheureusement (mon enfance remonte aux années 70-80) par la suite, la guerre d’Afghanistan de 1979 à 1989, la guerre Iran-Irak de 1980 à 1988, la guerre du Golfe au Koweït en 1991, les attentats islamistes en France en 1995, les attentats du 11 septembre 2001 à New-York, l’invasion de l’Irak en 2003

(officiellement en raison de la présence d’armes de «  destruction massive »), les attentats islamistes en France depuis le début des années 201O et le conflit israélo-palestinien font partie des événements ( avec le Liban, la Syrie…) qui, depuis les années de décolonisation, ont contribué à dégrader davantage les relations des pays occidentaux   ( dont la France) avec certains pays du Maghreb , du Proche-Orient et de l’Asie.

Mouloud Feraoun ne vivra jamais cela. C’est sans doute mieux. Comme il ne verra jamais le documentaire La Guerre sans nom de Bertrand Tavernier et Patrick Rotman.

Lorsque ce documentaire est distribué en 1992, à Paris il est visible dans une seule salle durant une semaine du côté de St-Michel. Feraoun, mort trente ans plus tôt, n’est alors quant à lui plus visible. Autrement, il aurait peut-être vu sur l’écran, ces témoignages de Français (ou de leurs proches) racontant leur service militaire alors qu’ils étaient simples appelés ou peu gradés lors de la guerre d’Algérie. Il aurait aussi peut-être croisé certains de ces « spectateurs », majoritairement blancs, ayant cinquante ou soixante ans de moyenne d’âge et principalement de sexe masculin.

 

Lorsque le journal de Feraoun débute en 1955, la guerre d’Algérie a officiellement un an. Mouloud Feraoun, lui, originaire de Tizi-Hibel en Kabylie, a alors 42 ans. C’est un homme d’âge mûr, marié et père de famille. C’est aussi un écrivain reconnu y compris par l’élite française tant intellectuelle, politique que militaire (Roblès, Camus, Malraux, Alquier, Soustelle…).

Son journal laisse transparaître qu’il avait des relations sociales faciles avec son entourage proche et moins proche et qu’il savait aussi écouter et conseiller. C’est un homme au fait de son époque, dans son pays, l’Algérie, mais aussi de ce qui se passe dans le monde et qui s’informe également par la radio et la presse ( il cite par exemple Le Canard Enchainé mais aussi le journal Le Monde me semble-t’il).

Son journal s’adosse donc à la lucidité et à la rigueur malgré les événements dont il est le témoin direct ou indirect voire la victime parmi d’autres. A le lire, on peut trouver « normal » et « facile » que Mouloud Feraoun, écrivain patenté, ait pu tenir ce journal pendant sept ans. Sauf si l’on prend en compte le fait que la guerre est une violence vorace en corps et en temps. Et qu’elle a la propriété de faire perdre ses moyens à n’importe qui, aguerri ou non, jusqu’à fixer dans l’axe des êtres l’hélice du stress post-traumatique. Car comme l’écrit Jean-Paul Mari (également réalisateur du documentaire La Bleuite ) dans son livre Sans Blessures apparentes :

 

«  On comprend toujours pourquoi une guerre éclate mais rarement pourquoi elle perdure ».

 

Feraoun comprend très vite les raisons de cette guerre. D’un côté, la colonisation de l’Algérie par la France, empire colonial, en 1830. La condescendance-ignorance de la France pour les Algériens considérés comme des sous-êtres et conservés sans autre projet dans l’analphabétisme et la pauvreté. La répression meurtrière de l’Etat français lors des premières manifestations pacifiques des Algériens en faveur de plus d’équité. Puis, la torture, les viols et les exécutions arbitraires de l’armée française lorsque la révolte algérienne débute en 1954.

 

Voici un extrait de ce que Feraoun écrit en 1955 dans son Journal :

 

«  (…..) La vérité, c’est qu’il n’y’a jamais eu mariage. Non. Les Français sont restés à l’écart. Dédaigneusement à l’écart. Les Français sont restés étrangers. Ils croyaient que l’Algérie c’était eux. Maintenant que nous nous estimons assez forts ou que nous les croyons un peu faibles, nous leur disons : non messieurs, l’Algérie c’est nous. Vous êtes étrangers sur notre terre.

Ce qu’il eût fallu pour s’aimer ? Se connaître d’abord, or nous ne nous connaissons pas. Qu’on demande à une femme kabyle ce que c’est qu’un Français. Elle dira que c’est un mécréant, un homme souvent beau et fort mais sans pitié. Il est peut-être intelligent. Son intelligence, il la tient du démon, de même que sa force. Qu’attend-elle du Français, rien de bon (…..) Qu’est-ce qu’un Indigène pour un Européen ? C’est l’homme de peine, la femme de ménage. Un être bizarre aux mœurs ridicules, au costume particulier, au langage impossible. Un personnage plus ou moins sale, plus ou moins déguenillé, plus ou moins antipathique. En tout cas un être à part, bien à part et qu’on laisse où il est (…..).

Inutile de chercher ailleurs. Un siècle durant, on s’est coudoyé sans curiosité, il ne reste plus qu’à récolter cette indifférence réfléchie qui est le contraire de l’amour (….) ».

 

Il est courant de lire ou d’entendre que l’on apprend de nos erreurs mais aussi que la diplomatie et les façons de communiquer entre les êtres humains ont évolué par rapport au « passé ». Pourtant, dans son livre de chroniques Mes Indépendances, un demi-siècle plus tard après Feraoun (au 21ème siècle, le nôtre ) Kamel Daoud fait ce constat  :

« (….) La France, malgré les millions d’Algériens qui y vivent , est un pays étranger, membre d’un occident de destination ou de récriminations (…..) ».

Mais retournons dans le passé avec le Journal de Feraoun et de l’autre côté du conflit, avec le FLN. Dans son journal, lorsqu’il le mentionne, Feraoun parle principalement du FLN dans son journal sans nommer explicitement ses différents leaders. Ou alors il parle de « simples » leader, plutôt en bas de l’échelle de la hiérarchie du FLN et qu’il côtoie directement ou dont il entend parler dans son quotidien.

Au départ parti libérateur du peuple algérien, le FLN se révèle aussi porteur de souffrances et de sacrifices pour celles et ceux qu’il se destine à délivrer : interdiction formelle de boire et de fumer. Obligation de s’en remettre à l’Islam tel qu’il est édicté par les membres du FLN. Obligation de se soumettre au FLN même si certains de ses représentants abusent de leurs pouvoirs.

Un nouvel extrait de son Journal, cette fois-ci en 1958, nous parle de certains de ces leaders du FLN auxquels sont confrontés Feraoun et sa famille dans leur quotidien. Feraoun s’est alors « exilé » à Alger ou sa sœur vient lui rendre visite. La Guerre de Libération ou guerre d’Algérie a alors quatre ans et elle se terminera quatre ans plus tard :

« (….) Ma pauvre sœur qui en avait gros sur le cœur, baisse la voix, demande si on peut l’entendre du dehors, se rassure, s’enhardit à dire du mal puis une fois lancée, allez arrêter ce flot verbeux qui se précipite soudain comme un cri de révolte confus et interminable, comme un abcès qui crève, comme un ciel sombre qui soudain se purifie rageusement.

Tout le monde comprend que les « frères » ne sont pas infaillibles, ne sont pas courageux, ne sont pas des héros. Mais on sait aussi qu’ils sont cruels et hypocrites. Ils ne peuvent donner que la mort mais, eux, il faut tout leur donner. Ils continuent de rançonner, de réquisitionner, de détruire. Ils continuent de parler religion, d’interdire tout ce qu’ils ont pris l’habitude d’interdire et ce qu’il leur chante de nouveau d’interdire (….) ».

 

Feraoun souhaite la libération de l’Algérie et au delà de ça, la paix pour tous. Mais les monstruosités commises par l’Etat français et le FLN sont les deux reflets d’un même sang. Au cours de leurs affrontements, ils vendangent, aussi, quantité d’innocents. Et en lisant ce genre d’extrait, on est très tenté de se dire qu’en 1958, déjà, existaient les ferments du fanatisme islamiste ( terroriste ou non ) qui se sont depuis fait connaître de par le monde. Du fait à la fois de la responsabilité de dirigeants du Maghreb, Moyen-Orient et de l’Asie mais aussi, évidemment, du fait des calculs, de la cécité ou de l’ignorance complaisante des dirigeants ( politiques, économiques et industriels) des principales grandes puissances occidentales.

 

Un tel système déchausse les plus grandes volontés tolérantes et pacifistes. Sur les deux dernières années du conflit, entre 1960 et 1962, Feraoun se livre moins dans son journal ou nous en dit « moins ». On peut comprendre son besoin de détourner son regard de la mort, armure ambiante que tout le monde porte et qui étouffe le feu de la vie. Et puis, on peut imaginer qu’il écrivait la nuit après ses journées de travail alors que tout le monde chez lui était endormi. De quoi épuiser aussi bien moralement que physiquement. Surtout après avoir dû quitter la Kabylie pour Alger et se retrouver d’autant plus exposé à cette troisième furie qu’est l’OAS, identité meurtrière aux élans autarciques.

 

Peut-être est-ce pour ces quelques raisons qu’il évoque en quelques mots ses rencontres avec Malraux, Geneviève de Gaulle-Anthonioz (la nièce de De Gaulle), la mort de Camus.

J’aurais aimé savoir s’il avait entendu parler de Jacques Vergès et de sa campagne en faveur, entre-autres, de Djamila Bouhired, militante du FLN, un temps condamnée à mort. J’aurais voulu connaître son opinion sur Frantz Fanon également engagé aux côtés du FLN.

 

Dans son film Au-delà de la gloire (distribué en 1980), Samuel Fuller – soldat et reporter durant la Seconde guerre mondiale- nous apprend que, quelle que soit la guerre en cours, les morts portent toujours les mêmes noms. Alors qu’il a pu depuis le début de la guerre d’Algérie échapper à la mort, le nom de Feraoun échoue un jour sur la liste de courses d’assassins de l’OAS. On peut se demander si en restant en Kabylie, il serait resté en vie.

En partant du principe qu’après la guerre d’Algérie, une vie était encore possible. D’autant que Feraoun déploie ici une formidable capacité de résistance face à l’endoctrinement comme à l’avilissement.

 

En lisant son journal, il se crée un lien entre lui et nous. Si bien qu’on s’étonne tout d’abord qu’il s’abstienne de nous raconter ses derniers jours et ses derniers moments ce 15 mars 1962. Et puis, on se reprend. Ce journal n’est pas un roman.

 

Franck Unimon, ce mercredi 15 aout 2018.

 

 

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Echos Statiques

Au Lycée

 

J’envie celles et ceux qui ont su très tôt le métier, qui, plus tard, leur correspondrait. Et dans lequel ils déploieraient avec enthousiasme voire certitude une bonne partie de leur vitalité.

J’envie celles et ceux qui se sont connus très jeunes et qui ont su plus tard, ensemble, convertir leurs projets.

Je les envie et les ai enviés. Je n’en meurs pas. Je ne leur en veux pas. Ces personnes sont une minorité. Et, j’essaie plutôt, autant que possible, de m’appliquer à être celui que je veux être comme à accomplir ce que je souhaite.

 

 

Lui, c’est au lycée que je l’avais rencontré. Et, c’est cette nuit, ce jeudi 2 aout 2018, entre 5h et 5h30, en pleines vacances du côté de Poitiers, après plusieurs jours en Bretagne, que je me rappelle maintenant, et à nouveau, de lui. Parce-que j’ai enfin trouvé (la nuit dernière, également en pleine nuit) le nom de mon blog : Les Métros de la Lune.

Et aussi parce qu’après diverses tergiversations (l’implication que demande la tenue d’un blog/ la pollution cachée produite par internet….) je me suis résolument décidé à produire ce blog.

 

Il était sans doute le copain d’un copain de lycée. Impossible de me rappeler la première fois où nous nous sommes causés. Il devait sans doute être dans les parages lorsqu’un copain commun et moi discutions. Et, c’est peut-être ainsi que par la suite, en nous revoyant, nous nous sommes reconnus, salués et avons lié conversation.

 

Il était plutôt taciturne. Mais ce terme de « taciturne » est un terme que j’emploierais maintenant. A l’époque, en pleine adolescence comme moi-même, être « taciturne » pouvait correspondre à une certaine norme :

 

Taciturne, rebelle, critique envers le monde, envers soi et les autres, c’était la norme à notre âge. Certaines personnes diraient que c’était l’âge rock’n’roll. L’âge de la révolution. De la révolte. Des grands projets. De la délinquance. Ou, déjà, sûrement, de la défaite, des perpétuelles soumissions et dépressions à venir. Et, ça, c’est plutôt une majorité qui connaît et connaîtra ce genre d’acmé durable ou passager. Mais il s’agit, là, d’un sujet honteux et très difficile à aborder. Car il n’existe pas de panacée contre ça. Et c’est peut-être pour ces quelques raisons, aussi, que des dérives de toutes sortes arrivent ensuite : sectaires, médicamenteuses, sexuelles, sportives, alimentaires, alcooliques, conjugales, éducatives, politiques, industrielles, tabagiques, toxicologiques, industrielles, guerrières, criminelles, idéologiques, religieuses….

 

Dans un monde sans défaites, sans humiliations, sans soumissions et sans dépressions, et, donc, sans revanche d’aucune sorte à prendre sur quiconque, peut-être que bien des horreurs actuelles, passées et futures nous seraient et nous auraient été épargnées. Peut-être serions-nous, peut-être serais-je, plus apaisés envers nous-mêmes comme envers les autres….

Mais à ce jour, ce monde-là est indisponible ou invalide. Et, il me faut donc poursuivre l’histoire de ma rencontre avec lui.

 

 

Il avait pour lui certaines aptitudes scientifiques. Puisqu’il était dans une filière scientifique alors que nous étions régulièrement tabassés par ce théorème rigoureux selon lequel, sans les maths, notre avenir professionnel et moral serait vraisemblablement piloté par le lithium.

Pourtant, assez peu amène, il m’avait appris qu’il n’avait pas d’amis ; qu’il lui arrivait, la nuit, de marcher durant des heures, seul, dans les rues de Nanterre. Il m’avait aussi raconté cette histoire où sur son bulletin scolaire, un de ses professeurs de lycée lui avait écrit :

« Poursuivez vos efforts. Le zéro de moyenne est à votre portée ». Nous sommes nombreux à nous rappeler de commentaires lapidaires de certains de nos enseignants. Ou en provenance d’autres personnes dans différents contextes. J’en ai reçu moi-même. Et, j’en ai aussi administré plus tard et continue de le faire. Officiellement, pour la « bonne » cause. C’est ce que je crois ou essaie de croire en général. Même s’il peut m’arriver de m’en vouloir par la suite (en particulier vis-à-vis de ma compagne et de ma fille) pour certaines remarques qui semblent faire partie de mes réflexes ou d’un certain conditionnement que j’ai moi-même connu et que je perpétue en dépit de toutes mes bonnes résolutions et bonnes dispositions. «  Qui aime bien châtie bien » semble alors le modèle auquel je m’abreuve.

 

J’avais éclaté de rire en entendant ça :

«  Poursuivez vos efforts. Le zéro de moyenne est à votre portée ». J’avais éclaté de rire comme j’étais capable de rire de moi-même et de certaines situations, délicates, dans lesquelles je m’étais mise. Comme j’ai pu et peux rire encore aujourd’hui en relisant les commentaires sarcastiques et justifiés de mon- très bon- prof de Français de quatrième, Mr Baume (son véritable nom) en marge de mes dissertations alors qu’il m’avait déplu de savoir par ma mère que celui-ci s’était demandé à haute voix, en plein conseil de classe, en présence de mon père, si j’étais un… « farfelu ».

 

En m’entendant et en me regardant rire, il n’avait rien ajouté. Personnellement, le rire m’a sauvé et me sauve depuis l’enfance. Lui, était sans doute déjà perdu pour le rire comme pour l’humour. De nos quelques rencontres, je n’ai aucun souvenir de lui en train de sourire ou en train de rire. Aucun. On peut bien-sûr être un pervers ou simplement un lâche ou un inconscient qui rit du malheur ou de la souffrance d’autrui. Je parle, ici, du rire salvateur. De celui qui peut desserrer les viscères et dévorer des verrous. De celui qui entame ces impasses qui prennent la place de notre corps.

Je crois qu’il n’avait déjà plus ce rire-là voire qu’il ne l’avait jamais connu.

 

Après l’avoir croisé quelques fois, je l’ai perdu de vue. Il ne faisait pas partie de mon cercle privilégié d’amis ou de connaissances. Et puis, ensuite, après le lycée, mes études m’ont éloigné de lui comme de beaucoup d’autres. Mais je me souvenais de lui comme de beaucoup d’autres.

 

Je travaillais depuis un ou deux ans dans un service de pédopsychiatrie, une unité pour préadolescents et adolescents, lorsque j’ai à nouveau entendu parler de lui par les média. En 2002. Environ quinze ans plus tard. Dans la mairie de ma ville natale, et sans doute la sienne aussi, il avait tué et blessé plusieurs personnes au cours d’un conseil municipal, et sans doute également, sa propre naissance. Une naissance contrariée allais-je comprendre ensuite en lisant quelques journaux.

Plusieurs personnes se sont courageusement interposées lorsqu’il a commencé à tirer et tuer. Parmi ces personnes courageuses, un chirurgien croisé lors d’un de mes stages plusieurs années plus tôt. Dans son service, avec son regard de braise, ce chirurgien aimait fixer les jeunes et jolies stagiaires jusqu’au point de rougissement. J’en avais été le témoin direct sur la personne d’une de mes camarades de promotion. Quelques années plus tard, ce chirurgien au regard de braise a fait partie des héros qui sont parvenus, en se faisant blesser, à maitriser « mon » ancien camarade de lycée au regard défunt depuis tant d’années. Puis, au commissariat où il était en garde à vue, le corps de « mon » ancien camarade de lycée a rejoint la mort de son regard…par une fenêtre demeurée ouverte.

 

 

Un de mes collègues de l’époque, également natif de Nanterre, et y résidant, choqué, avait participé à la marche organisée dignement en mémoire des victimes. Et, cet événement, a, et on le comprend, été, et reste, un traumatisme pour bien des personnes de Nanterre ainsi que pour des familles et proches des victimes. Mais aussi pour celles et ceux qui l’avaient « bien » connu.

 

Je m’aperçois ce matin que lors de mes années d’exercice dans ce service de pédopsychiatrie entre 2000 et 2004, de mémoire, il me reste trois événements « extérieurs » marquants :

 

Ces morts et ces blessures causées par « mon » ancien camarade de lycée en 2002.

Les attentats du 11 septembre 2001 à New-York. Et la canicule en été 2003 qui avait fait de nombreux morts en France durant l’été.

Isolés, ces trois événements n’ont a priori aucun rapport entre eux. Ce matin, je me demande pourtant ce que, déjà, ils nous suggéraient de notre monde actuel, possible et à venir.

 

 

Franck Unimon