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Echos Statiques

L’Ă©cole Robespierre

L’école Robespierre 1ère Partie

 

Dès qu’une personnalité ou un sportif aimé du public et des média accomplit une performance ou bat un record, on lui donne du Madame ou du Monsieur. Ce qui finit par sous-entendre que tous les autres (la grande majorité) sont des rebuts de l’humanité.

A l’école Robespierre, dans mon ancienne cité HLM, en CE2, je crois, Monsieur Pambrun, petit homme brun moustachu typé Les Brigades du Tigre, et grand fumeur, nous avait emmené, seul, à la bibliothèque municipale de Nanterre. Nous avions fait le trajet à pied. Nous devions être une bonne vingtaine serpentant un moment le long de la piscine Maurice Thorez, alpinistes banlieusards horizontaux continuant d’effectuer malgré nous notre chemin de Compostelle. Pour le plus grand nombre, dont j’étais, nous rendre dans une bibliothèque était une Première.

En classe, Monsieur Pambrun était un instituteur qui tirait parfois les oreilles et donnait quelques claques à certains d’entre nous – dont j’étais- pour indiscipline. Ce jour-là, pourtant, comme bien d’autres fois, et nous étions sûrement plusieurs à l’ignorer – en tout cas, moi, je l’ignorais- Monsieur Pambrun s’appliquait, à la suite de toutes ses collègues et collègues précédents, à continuer d’esquisser un certain trajet vers la Culture et la Connaissance. Et à nous le faire emprunter, ce trajet, en fendant les eaux et le sceau de notre ignorance. Le bénéfice possible, pour nous tous, filles et garçons, était d’ajouter d’autres Savoirs à ceux de nos histoires et consciences personnelles. Pour cela, depuis l’école, nous avions probablement dû marcher entre 20 et 30 minutes ce jour-là pour atteindre les lieux.

Depuis, et par la suite, je fis partie des petites tortues qui refirent le trajet régulièrement jusqu’à la bibliothèque. Seul ou accompagné d’un camarade ou d’un copain. Aujourd’hui, régulièrement, je continue de refaire ce trajet.

Chaque fois que je change de domicile, en plus des commerces et des lieux de soins, j’ai besoin de savoir où se trouvent la gare, la piscine et la bibliothèque.

Enfants, aucun de nous n’avait choisi de venir dans cette école publique et encore moins dans cette ville communiste. La majorité d’entre nous habitait soit dans la cité ou à ses côtés. L’usine Citroën, proche, était encore en activité.

Sophie D, Sandrine El, Malika M, Frédéric B, Jacky W, Didier P, Myriam M, Corinne C, Laurent S, Jean-Christophe P, Sandrine et Karine R, Dany A, Saïd, Smaïl M, Florence T, William P, Isabelle R, Gilles O, Jocelyne B, Jean-Christophe B (qui au CP confondait le son « Vr » et le son « Fr »), Eric C, Anna-Paula M, Christophe B et Laurence A sont quelques uns de mes camarades de classe de l’école primaire du CP au CM2. Certains sont partis en province avec leurs parents avant le CM2. D’autres ont fait un passage d’un ou deux ans dans l’école. J’ai été dans la classe de la plupart d’entre eux mais il m’est arrivé d’en croiser d’autres dans la cour. Plus âgés comme plus jeunes. Bien-sûr, il y’avait aussi les bagarreurs qui faisaient peur ou qui inspiraient l’admiration.

Je me rappelle très peu du métier qu’exerçaient les parents de celles et ceux que je côtoyais. Je me rappelle que le père de Sandrine El, un de mes premiers amours avec Malika M, était supposé être inspecteur de police. Et qu’elle et ses parents sont ensuite partis pour Toulouse.

Nous Ă©tions des Arabes- le premier mot arabe que j’ai retenu et appris signifie : « NĂ©gro! »-, des Juifs (mĂŞme si, pendant longtemps, je ne savais pas vraiment ce que signifiait ĂŞtre Juif)) des Blancs de France ou venant d’ailleurs (Pologne, Espagne, Portugal, Italie….) une toute petite minoritĂ© de noirs antillais nĂ©s en France.

Quelques uns d’entre nous étaient des enfants de parents divorcés ou d’une famille monoparentale. Nos parents étaient majoritairement locataires de leur appartement. Seul, peut-être, parmi celles et ceux dont je me rappelle, Gilles O et son accent du sud, dérogeait à la règle :

Dans leur maison de ville, il prenait des cours de piano à domicile. De la musique « classique ». Et lorsque nous nous rendions ensemble lui et moi à la bibliothèque, après que je sois allé le chercher, il me parlait souvent, intarissable, de sujets que je ne comprenais pas. Il me parlait économie, politique. Du pétrole. Je l’écoutais poliment et essayais de me mettre à son niveau. Mais je n’ai aucun souvenir d’avoir amené ne serait-ce qu’une seule fois un argument ou un avis sensé ou valable. Je me souviens de lui comme d’un garçon plutôt isolé, par moments chahuté, très bon élève et peu doué pour le sport.

 

Au CP, nous avions eu Mme Chaponet, institutrice douce et grande fumeuse. Puis Mme Benyamin, bonne institutrice, grosse femme au physique de Bud Spencer qui décrochait quelques claques même à certaines filles de la classe. Un jour, le père de Malika était venu l’engueuler pour cela. Et il avait fait pleurer Mme Benyamin. Puis il y’avait eu Mr Pambrun en CE2. Je ne l’ai jamais vu pleurer. Pas plus que Mr Lucas en CM1, le directeur de l’école, lequel nous parlait souvent du Musée du Louvre. Et à nouveau Mr Pambrun. En CM2, également skieur, Monsieur Pambrun nous emmena en classe de neige à La Bourboule à Clermont-Ferrand. Je me rappelle d’une partie de dames avec lui.

Je me rappelle aussi de Monsieur Lambert, instituteur auquel j’avais échappé alors qu’il aurait dû être notre Maitre en CM2. Il avait quitté l’école, je crois. Mr Lambert était un grand homme effrayant au physique de bûcheron. Sa voix portait dans toute la cour lorsqu’il apostrophait un élève. Et son grand pied véloce corrigeait par moments le postérieur d’un ou deux écoliers turbulents. Pourtant, une de ses filles était également dans l’école et à la voir avec lui, il apparaissait fort gentil. Et calme.

Je n’ai revu aucune de ces personnes depuis au moins vingt, trente ou quarante ans. Et, je me méfie beaucoup des retrouvailles. Aussi bien intentionnées soient-elles au départ, ce genre de retrouvailles peuvent très vite qualifier un certain malaise. Selon ce que nous sommes devenus et selon nos rapports au passé et au présent. A l’époque, nous coexistions ensemble au moins à l’école. Nous n’avions pas le choix. Depuis, nous avons tous connu des bonheurs et des malheurs divers. Nos personnalités et nos histoires se sont affirmées. Nous avons fait des choix et continuerons d’en faire en nous persuadant que ce sont les bons ou les moins mauvais. Mais nous n’avons plus cette obligation de coexister ensemble comme à l’école primaire.

Dans son très bon documentaire, Exit- La Vie après la haine, encore disponible sur Arte jusqu’au 27 février 2019 (aujourd’hui !) Karen Winther se demande comment, de par le passé, elle a pu devenir une activiste d’extrême droite. Pour essayer de le comprendre, elle est allée à la rencontre d’autres personnes qui sont passées comme elle par certains extrêmes. Mais aussi à la rencontre d’une de ses anciennes amies, activiste de gauche à l’époque, qui avait accepté de l’aider à s’éloigner de son milieu fasciste.

Ingo Hasselbach ( qui a écrit un livre sur cette période, disponible en Allemand et en Anglais), le premier interviewé, a été décrit à une époque comme le « nouvel Hitler ». Dans le documentaire, il dit par exemple :

« Je voulais blesser les autres ».

Un journaliste, pour les besoins d’un reportage, l’avait rencontré pendant un an. Ce journaliste le contredisait point par point sur un certain nombre de sujets. Cela a commencé à faire douter Ingo Hasselbach. Ce journaliste est un Monsieur. J’ignore si j’aurais eu sa persévérance et son intelligence.

Manuel Bauer explique que ses amis Ă©tant d’extrĂŞme droite, il Ă©tait donc devenu comme eux. Lors d’une dĂ©tention en prison, alors qu’il Ă©tait en train de se faire agresser, ce sont deux codĂ©tenus turcs qui sont venus le sauver. Ce qui aurait provoquĂ© sa prise de conscience. Ces deux codĂ©tenus turcs, lorsqu’ils l’ont sauvĂ©, ont Ă©tĂ© des Messieurs. J’ignore si je serais venu au secours d’un Manuel Bauer, qui, lors de sa « splendeur » fasciste, avait pu flanquer un coup de pied dans le ventre d’une femme enceinte au prĂ©texte qu’elle Ă©tait Ă©trangère. Et, ce, juste après avoir agressĂ©- parce-qu’il Ă©tait Ă©tranger- le compagnon de cette femme.

Angela King, Tee-shirt de Bob Marley, ancienne suprématiste blanche, raconte :

« A l’époque, j’étais invisible. Harcelée » ; « J’ai pensé que personne ne m’aimait ». Angela King explique qu’elle croyait vraiment à l’existence d’un complot ainsi qu’à la supériorité de la race blanche. C’est un attentat meurtrier en 1995, commis dans l’Okhlahoma, par un homme qui pensait comme elle qui l’aurait fait se reprendre. En prison, ce sont des détenues noires qui ont eu de la compassion pour elle et l’ont protégée, allant jusqu’à cacher son passé de suprématiste blanche à d’autres détenues. Angela King dit : « Ces femmes m’ont rendu mon humanité ».

Ces détenues noires, qui avaient peut-être tué auparavant, ont été des Mesdames en choisissant de protéger Angela King. J’aurais aimé entendre ces détenues noires expliquer, raconter, ce qui, en Angela King, leur avait donné envie de la protéger. Pourtant, Angela King l’affirme :

« Si les conditions sont réunies, tout le monde peut devenir extrémiste ». Cette phrase peut ressembler à une lapalissade. En regardant le début d’une fiction telle que la série Walking Dead, on comprend pourtant que- si les conditions sont réunies- tout le monde peut devenir zombie.

Franck Unimon, ce mercredi 27 février 2019. Fin de la Première partie de L’école Robespierre.

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Cinéma

Under The Skin

 

                         Under The Skin un film de Jonathan Glazer

 

Lors de la réalisation de ce film en 2013, Scarlett Johansson était une actrice plus que retenue. Elle avait déjà tourné avec Sofia Coppola, les Frères Coen, Woody Allen. Elle avait aussi déja joué dans The Avengers.

Avec Charlize Theron, Jennifer Lawrence, Maggie Cheung à une certaine époque, Halle Berry et Ellen Page dans une moindre mesure, Cate Blanchett, peut-être Amy Adams, Scarlett Johansson est l’une des rares actrices-vedettes actuelles que l’on nous montre aptes à jouer autant dans des films d’action grand public que dans des films d’auteurs exigeants voire expérimentaux. Under The Skin en est une démonstration.

Il y’avait vraiment peu de monde dans la salle de cinéma lorsque je l’avais découvert la première fois. Il est du reste possible que j’aie été le seul spectateur à la séance où je m’étais rendu. J’ai oublié.

Les premières minutes du film m’avaient rapidement renseigné sur les raisons de cette salle déserte, sorte de Sahel pour cinéphile. A la fin du film, j’étais sorti interloqué. Evidemment, je ne m’attendais pas à ça. Mais Under The Skin m’avait suffisamment intrigué pour me donner envie de le revoir. Je viens de le revoir. Et cela doit maintenant faire quatre à cinq fois que je le revois. Avec plaisir.

Si l’actrice Scarlett Johansson est l’appât de cette affiche pour attirer le spectateur, elle l’est également dans le film. Under The Skin est un film que l’on aimera voir si l’on l’accepte d’aller sous la surface voire sous la glace de ce personnage qu’elle interprète. Elle est au départ une espèce de Terminator au féminin. Mais une Terminator dont les motivations sont floues, alternant entre un rôle d’entomologiste et celui de prédatrice ou de tueuse en série. Mais elle pourrait également être une rabatteuse pour une secte, un groupe terroriste ou tout autre groupe extrémiste. Et, ici, La comparaison avec Terminator s’effiloche car le rythme et la dramaturgie entre les deux œuvres sont très différents.

Dans Terminator, on est très vite dans un film d’action fantastique. Dans Under The Skin, on est davantage dans une prospection, une introspection et une contemplation. En allant dans les clichés, on pourrait dire :

Dans Terminator, Schwarzenegger arrive sur Terre avec l’objectif bourrin de rentrer dans le tas pour remplir sa mission. Ce qui serait une composante très masculine. Ici, Scarlett Johansson, elle, fait plutôt des cercles pour accomplir sa mission. Elle enveloppe et engloutit son sujet. C’est aussi une prédatrice/ prospectrice assez conventionnelle : elle se sert de la palette d’atouts du sexe dit faible (la femme) pour approcher ses proies toutes masculines. Et elle a aussi besoin d’une escorte toute masculine que l’on voit rôder par moments près d’elle sous la forme d’un motard tout en cuir et protections et quelque peu sévère. Nous sommes ici dans un univers très hétéro-normé. Et séduire un mâle hétéro occidental y est très facile pour Scarlett. Sourire.

Film sur l’identitĂ©, la naissance et l’humanisation d’une conscience, la solitude existentielle, le dĂ©sir comme pĂ©ril mais aussi comme tentative de remĂ©dier Ă  la solitude, voire sur l’immigration en ce sens que Scarlett Johansson y est aussi une immigrĂ©e sur Terre, Under The Skin nous observe et nous fait de l’œil. Et ce qu’il voit peut ĂŞtre angoissant, dĂ©sespĂ©rant ou captivant. Tant Scarlett Johansson peut par moments nous aveugler au point de nous Ă©carter de toute raison et de toute prudence. C’est peut-ĂŞtre l’une des grandes particularitĂ©s du film : on y Ă©volue comme dans un rĂŞve pour peu que l’on accepte de se laisser faire. Et Scarlett Johansson semble elle-mĂŞme Ă©voluer dans le mĂŞme Ă©tat.

Le corps musical du film, l’accent écossais épais de plusieurs des protagonistes, les paysages de l’Ecosse contribuent tout autant à nous faire quitter notre quotidien.

Sauf que le rêve est étroit. Le feu sera notre dernière fuite.

Franck Unimon, ce lundi 25 février 2019.

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Cinéma

Sergio et Sergei

       Sergio et Sergei un film d’Ernesto Daranas ( Sortie Nationale le 27 mars 2019)

 

L’acteur Ron Perlman, l’Américain, dans un film cubain version socialiste du film Gravity du Mexicain Alfonso Cuaron.

 

 

 

Cela pourrait être une accroche pour présenter Sergio et Sergei. Ça serait peut-être aussi vendeur qu’une conférence sur le Marxisme. N’en déplaise à Sergio ( l’acteur Tomàs Cao), professeur émérite, contraint à donner des cours de philosophie marxiste pour – péniblement- subvenir aux besoins de sa mère et de sa fille dans le Cuba de la fin des années 80 et du début des années 90. N’en déplaise à Sergei (l’acteur Héctor Noas) , cosmonaute soviétique, qui apprend lors de sa mission que l’URSS qui l’a propulsé dans l’espace a cessé d’exister.

 

Sergio et Sergei sont deux idéalistes inconnus l’un de l’autre. Des « purs » qui croient encore en l’avenir de l’idéologie de leur patrie et dans la valeur des efforts pour des jours meilleurs. Comme en occident où il est encore des « purs » ou des idéalistes inconnus l’un de l’autre qui continuent de croire que notre idéologie libérale désormais souveraine et de plus en plus dépénalisée est la seule à même de nous sauver. Amen !

Sergio et Sergei -ainsi que Peter, le personnage joué par l’acteur Ron Perlman également impliqué dans la production du film- sont des « purs » pacifistes, désintéressés, plutôt altruistes. Certains diraient d’ailleurs que Sergio et Sergei sont deux grands balais adoptifs et dépassés sur le marché des aspirateurs Dyson : voire deux idiots décotés ou deux robots de la pensée qui persistent à se croire branchés. Et le film nous montre qu’ils sont loin d’être des exceptions.

 

 

 

 

Disons que Sergio et Sergei nous parle du revers de cette crue libĂ©ratrice survenue en occident en 1989 avec la chute du mur de Berlin. L’effondrement de l’URSS s’en Ă©tait ensuivi deux ans plus tard. Une histoire pas si lointaine, aux multiples incidences sur notre quotidien, et pourtant dĂ©jĂ  d’une Ă©vidence incertaine mĂŞme pour celles et ceux qui y avaient assistĂ©. Car nous sommes dĂ©sormais plus familiers avec les prĂ©sences immĂ©diates et intĂ©rieures d’une aviditĂ© financière gĂ©nĂ©ralisĂ©e ; avec l’extension de la carte mĂ©moire du jihadisme, du terrorisme islamiste et des extrĂ©mismes politiques et racistes ; avec la poussĂ©e du dĂ©labrement climatique et Ă©cologique ; avec la montĂ©e des eaux de quelques dĂ©règlements numĂ©riques- harcèlement, hacking et autres cybercriminalitĂ©s ; avec la colonisation de nos vies par la tĂ©lĂ©phonie mobile, les casques et Ă©couteurs audios ( murs et remparts sonores) ainsi que par des lois, des règles et des frontières de plus en plus liberticides. Et facturĂ©es. Peu Ă  peu, nous  entrons dans un monde monobloc fait de labyrinthes armĂ©s. Pour l’instant, il existe encore un certain nombre d’annĂ©es avant que nous soyons vĂ©ritablement Ă©tablis dans un monde refermĂ© sur lui-mĂŞme.

 

 

 

Pourtant, en occident, avec la chute du mur de Berlin et le démembrement de l’URSS, nous avions été nombreux à assister à la télé à ce débarquement- à notre Débarquement- de jours meilleurs. Sans avoir véritablement à faire la guerre. Du moins, pas frontalement et massivement comme en 1939-1945 ou en 1914-1918. Sergio et Sergei nous raconte un peu ce qui s’est passé de l’autre côté du mur lorsque les retransmissions télé s’étaient ensuite tournées vers d’autres programmes.

 

En 2019,  on pourra trouver désuets les habitats et les façons de vivre et de penser de Sergio, de Sergei et de celles et ceux qui les entourent. Et ils le sont. Pourtant, il est parfois  difficile de savoir si nos progrès ( numériques et autres) et notre puissante – et « superbe »- économie (et pensée) moderne actuelle nous ont- en tous points- assurément un peu plus éloigné de l’âge du silex comparativement aux années 80-90.

 

Sergio et Sergei est inspiré d’une histoire réelle survenue entre un Cubain et un cosmonaute soviétique devenu russe dans l’espace. Alors que la CB (bande de fréquences utilisée par les radioamateurs cibistes à ne pas confondre avec la carte bancaire) était plus utilisée qu’aujourd’hui par quelques cibistes et conducteurs automobiles. La téléphonie mobile étant à l’époque moins « démocratisée » qu’aujourd’hui. Nous ne sommes pas ici dans un film d’espionnage ou un méchant testostéroné est trop content de vous malaxer en écoutant du mbalax alors que vous connaissez vos dernières pensées à travers le filtre de sa cigarette. Mais on nous parle tout de même, sur le ton de la comédie, des derniers réflexes de la guerre froide et de ses effets sur le quotidien de trois hommes reliés entre eux par un fil et qui sont comme des vases communicants.

Plus joyeux que le Solaris de Tarkovski ( oui, c’est assez facile ), beaucoup moins spectaculaire et moins grand public que le Alita : Battle Angel de Robert Rodriguez, Sergio et Sergei est un film  sur la solitude, la dĂ©crĂ©pitude, la loyautĂ© et l’amitiĂ©. Mais c’ est aussi un film sur la difficultĂ© Ă  se comprendre les uns, les autres, selon l’histoire qui nous encombre et nous poursuit ou depuis le tamis de l’idĂ©ologie Ă  laquelle on reste asservi. Sur notre capacitĂ© au changement. Certains diraient mĂŞme :

« Sur notre capacité à être proactif et à ne pas nous laisser impacter ».

Cependant, on peut aussi dire que Sergio et Sergei est un film sur les limites d’un engagement comme sur les raisons qui peuvent pousser à rester honnête, fidèle à sa patrie, ou, au contraire, sur les raisons qui peuvent inciter à quitter sa patrie, sa région ou un être cher.

 

Sergio et Sergei nous raconte d’autant plus un monde « disparu » ou en voie de disparition que Cuba, depuis peu (au moins depuis le décès de Fidel Castro en 2016) se libéralise de plus en plus. Certains diraient sans doute que Cuba leur devient de plus en plus un pays étranger. A l’image de Sergei lors de sa mission spatiale, sans doute que beaucoup de Cubains et beaucoup d’exilés de par le monde, aujourd’hui, ont quitté un pays (ou un être) qui – transformé- a, à leurs yeux, depuis cessé d’exister. Et, à l’image de Sergio, peut-être que beaucoup d’êtres humains rêvent encore d’un monde qui peine à exister.

 

 

 

Ce film plutĂ´t sentimental et ensoleillĂ© plaira sans doute aux personnes capables de s’adresser Ă  leurs rĂŞves- marxistes ou tout autres- afin de leur demander de leurs nouvelles pour mieux leur envoyer de nouveaux gestes et mots d’encouragements.

Franck Unimon, ce dimanche 24 février 2019.

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Musique

Peu de Gens Le Savent

Peu de Gens le Savent interlude d’Oxmo Puccino (Album Opéra Puccino)

Physique de Dr Dre, crâne rasé, visage de profil luisant, le menton imberbe. Derrière lui se tiennent deux masques de la Comedia Del Arte qui nous fixent tandis que son regard semble nous voir ou servir de repoussoir à un monde qui nous échappe.

Est-ce un vigile des grands magasins qui à l’image d’un Gauz écrira bien plus tard (en 2014) Debout- Payé ? Nous sommes en 1998 lorsque sort son album Opéra Puccino. En France, les artistes M et Matmatah connaissent leurs premiers succès. Ménélik marque avec Bye-Bye. Manau se fait connaître avec La Tribu de Dana. Louise Attaque fonce avec Ton Invitation. Axelle Red décide de Rester Femme. Florent Pagny chante Savoir Aimer. Le Supreme NTM (et Lord Kossity) décline Ma Benz. Stomy Bugsy déclare Mon Papa à moi est un Gangster. Passi affirme Je Zappe et je mate. Lara Fabian projette Je t’aime.

 

Faites l’expĂ©rience en 2019. Et c’est comme cela depuis plusieurs annĂ©es maintenant alors que le RAP- syncope un peu zombie- nous rattrape un peu plus chaque jour : Parlez de RAP avec des connaisseurs. Ils vous citeront pĂŞle-mĂŞle leurs artistes prĂ©fĂ©rĂ©s passĂ©s ou prĂ©sents comme d’autres vous parleront de leur cru prĂ©fĂ©rĂ© en matière de vin. Les dĂ©bats peuvent ĂŞtre tranchĂ©s tandis que chacun affichera ses arguments : Assassin, NTM, IAM, Kery James, Disiz, Damso, Youssoupha, MC Jean Gab1, Mc Solaar, Sinik, Soprano, Booba, Kaaris, La Fouine, Soprano, Abdel Malik, Orelsan, Rohff,, Jul, Nekfeu, Bigflo& Oli, Eddy de Pretto, Diam’s,… D’autres noms dĂ©fileront. Des tĂŞtes tomberont. D’autres seront enterrĂ©s vivants.

 

Personne ne le citera.

 

Puis, soyez la première ou le premier à prononcer ces simples lettres : Oxmo Puccino.

Il y’a alors de grandes chances pour que l’accalmie et l’unanimité se fassent en quelques secondes. Oxmo Puccino semble contenir en lui cette alchimie : accalmie et unanimité.

Dans le milieu du RAP oĂą les « vedettes » sont aussi des habituĂ©es des « clashes », des « buzz » et des faits divers ( le règlement de comptes entre Kaaris, Booba et leurs potes dans un aĂ©roport/ « Le combat du siècle » prĂ©vu en Tunisie entre Booba et Kaaris prochainement etc… ) et oĂą les amateurs aiment dĂ©livrer des sentences dĂ©finitives comme n’importe quel spectateur excitĂ© devant un combat de rue, cela dĂ©tone lorsqu’un rappeur comme Oxmo Puccino semble plĂ©biscitĂ© par Ă  peu près tout le monde. D’autant que ce plĂ©biscite ne tient pas Ă  la peur qu’il suscite Ă  l’instar du personnage le CaĂŻd ( très bien interprĂ©tĂ© par Michael Clark Duncan dans le Daredevil rĂ©alisĂ© en 2003 par Mark Steven Johnson) ennemi hĂ©rĂ©ditaire de Daredevil, hĂ©ros de Comics.

MĂŞme si, dès le dĂ©but de son interlude Peu de Gens le Savent, Oxmo Puccino s’enfuit tout de suite de l’illusion selon laquelle il serait « cool » parce qu’on l’a vu…sourire.

Oxmo Puccino est sans doute respectĂ© parce qu’il sait de quoi il parle. Parce qu’il a connu ce que beaucoup de parias des citĂ©s ou des banlieues ont vĂ©cu et vivent. Et qu’il le raconte. PosĂ©ment. Dans son style. Depuis son enfance, comme un certain nombre, ses poumons et sa voix ont stockĂ© tant de goudron qu’ils sont devenus le bitume du monde sur lequel Oxmo Puccino marche avec ses mots près du micro. D’ailleurs, malgrĂ© ses travers, en prenant la parole et grâce Ă  sa rĂ©ussite Ă©conomique et sociale, le RAP reste un modèle pour les minoritĂ©s invisibles lassĂ©es d’être Ă©vincĂ©es des productions cinĂ©matographiques, tĂ©lĂ©visĂ©es et théâtrales voire littĂ©raires….

 

Peu de gens le savent est peut-être un titre mineur pour celles et ceux qui avaient entendu cet album à sa sortie ou qui le connaissent jusque dans ses moindres intonations. Puisqu’il s’agit officiellement d’un interlude. Mais c’est celui qui m’a le plus parlé en découvrant récemment Opéra Puccino.

Ma toute première expérience du RAP date de 1979 avec le tube Rapper’s Delight de Sugarhill Gang dans une soirée antillaise à Colombes. Au milieu de la musique Kompa haïtienne, de titres antillais et sans doute de musique salsa, le tube m’avait fait l’effet d’un Concorde me faisant décoller vers New-York. Ce sera un peu pareil quelques années plus tard avec le titre Rock it d’Herbie Hancock en pleine soirée antillaise.

J’étais trop vieux ou trop orientĂ© vers d’autres genres musicaux lorsque vers les annĂ©es 80-90, le RAP est « revenu » en France. J’avais aussi quittĂ© « ma » citĂ© HLM de Nanterre depuis quelques annĂ©es. D’oĂą, aujourd’hui, ma culture RAP  de pois chiche et ma dĂ©couverte rĂ©cente d’OpĂ©ra Puccino.

OpĂ©ra Puccino s’écoule en trois temps. Durant les 45 premières secondes, Puccino rappe tranquillement. Si l’on peut se demander s’il caricature un peu le fait de rapper, il n’y’a d’abord rien de particulier lorsqu’il bande ses muscles : « J’ai entendu dire que j’étais cool car on m’aurait vu sourire. Reste ici et rectifions le tir… ».

L’importance de l’image que l’on donne de soi. De la réputation. La nécessité d’avoir une image de dur- de pur ?- pour se faire respecter d’autrui et ne pas se faire marcher dessus :

Ce sont des standards dans le monde de la cité, de la rue et du RAP. Mais, aussi, dans le monde de celles et ceux qui ont « réussi ». Sauf que dans le monde de celles et ceux qui ont « réussi » ou qui font partie des « bourgeois », cela se fait avec des codes que d’aucuns qualifieraient de plus sournois ou plus hypocrites.

Après le mot « honnêtement », cela fait environ quarante cinq secondes qu’Oxmo Puccino Rappe. Il transforme alors son titre selon moi en classique. C’est une sorte de confession dont on a du mal à dire si elle a d’abord été très bien écrite puis très bien reprise, en insérant par moments des touches d’improvisations. Ou s’il s’agit d’une libre improvisation décidée à un moment donné. La rythmique, basse-batterie, sobre, est pratiquement la même depuis le début. Elle s’arrêtera quelques secondes avant qu’Oxmo Puccino couse le point final de son titre et alors que sa voix se rapprochera de l’état de celle d’un LKJ (Linton Kwesi Johnson ) dans son titre Sonny’s Lettah ou Reality.

Peu de gens le savent dure quatre minutes. Lors de ces quatre minutes, on passe par le « hall », gare de stationnement et de procrastination des jeunes sans (pré)destination qui, enfants, ne dérangeaient pas, et qui, devenus plus grands et plus affirmés, font désormais peur. Et se comportent « mal ». Le monde des adultes- dépassés et usés- qu’ils connaissent n’exerce sur eux aucune fascination. Et, ce, depuis des années déja. Oxmo Puccino parle du « hall » encombré de jeunes mais la cave, monde et mode souterrain, est aussi un terrain pratiqué.

Sa façon un peu comique de dire le mot « hall », fait penser à l’accent wolof mais aussi au mot anglais « All ». Il parle du « Tout » pour parler du vide et de la grande solitude avec lesquels correspondent ces jeunes qui boivent et qui fument en groupe. Qui font (et qui sont) les durs. Mais qui dépriment en sourdine et ont peur de l’avenir.

Puccino est à la fois le confident, le témoin, de la cité et d’une certaine banlieue, comme pourrait l’être le pilier de bar dans Ces Gens-là (1966) de Jacques Brel. Oui, son surnom de « Black Jacques Brel » est ici pleinement compréhensible. Mais c’est ici un pilier de bar qui a un certain humour. L’humour de l’aîné voire du père (Puccino a « seulement » 23 ans alors) qui gronderait gentiment ses cadets ou ses fils. Ses « Hein ?! » (plus d’une dizaine) quelques fois couplés à des bégaiements et à des « enfoiré ! » sont à double sens : ils simulent celui qui feint d’être malentendant ou qui, alcoolisé, aurait perdu toute ou partie de son discernement. Pourtant, ils ponctuent et affirment surtout, dans une grande familiarité/connivence ce que, dans les faits, lui et ses interlocuteurs, ont très bien compris : les formations et les diplômes qu’ils ont acquis avec fierté font partie de lots en tocs réservés à tous ces jeunes sacrifiés/avariés depuis leur enfance.

A propos de la violence armée et aveugle ou aveugle et armée qui fait peur aux honnêtes gens et aux média, Puccino rappelle que les jeunes des cités et de certaines banlieues commencent d’abord par la subir très tôt avant (« ça fait beaucoup quand même ») d’en devenir les émissaires forcés ou volontaires.

L’humour de Puccino, à la fois noir mais aussi calé sur une certaine autodérision, évite à son titre d’être déprimant. Dans une version plus sombre, si j’avais été à même de savoir mixer, à la fin de ses quatre minutes, j’aurais relancé son texte à l’identique, accentué ses bégaiements, en redoublant d’échos certaines de ses phrases et de ses « Hein ?! » en faisant porter à son texte la chemise de cendres d’une démence à la fois contestataire et sans rémission.

Franck Unimon, ce lundi 18 février 2019.

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Cinéma

Peu M’importe si L’Histoire Nous Considère Comme des Barbares

Peu M’importe si l’Histoire nous considère comme des Barbares

Un film de Radu Jude en salles le 20 février 2019.

Ioana/Mariana, Roumaine plutôt coquette d’une trentaine d’années, est un « monstre d’érudition ». C’est aussi une forte personnalité. Elle pourrait être navigatrice, chef d’entreprise, espionne, chercheuse. Elle est metteure en scène. A la faveur d’une commémoration, sa gageure est de reconstituer à notre époque un pan de l’Histoire de la Roumanie lors de la Seconde Guerre Mondiale. Et, Ioana a à cœur de rappeler à ses contemporains la participation zélée de la Roumanie dans l’application de la Shoah.

Lorsque l’on évoque la solution finale et l’antisémitisme, il est plutôt assez rare, en France, d’y associer la Roumanie. On pense plutôt à l’Allemagne nazie bien-sûr, à la France, la Pologne, l’Autriche, la Russie et l’ex-URSS…

En effet.

A titre d’exemple : il y’a deux ou trois ans, la lecture de Les Cavaliers de l’Apocalypse, très bien écrit par Jean Marcilly en 1974 d’après le récit de Ion. V Emilian, ex officier du 2ème régiment de Calarashis pendant la Seconde Guerre Mondiale, avait étonné par son grand mutisme sur le sujet de l’antisémitisme et de la Shoah. A la fin du récit qui coïncidait avec la fin de l’épopée des Calarashis et la défaite militaire de la Roumanie, seuls le prénom et le nom de Simon Wiesenthal étaient prononcés du bout des lèvres. La « rencontre » de Simon Wiesenthal semblait fortuite et anecdotique. Presque « people » : Les motifs de sa « célébrité » étaient à peine éclairés et on aurait tout aussi bien pu nous parler d’une rencontre avec Paris Hilton à la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Cela aurait été pareil.

En revanche à la fin de Les Cavaliers de l’Apocalypse, l’admiration pour le Général américain Patton, bénéficiait de bien plus de lumière : Peut-être parce que l’on apprécie mieux un héros militaire que l’on estime pourvu du même sens de l’honneur que soi même si, comme Ion. V Emilian, on faisait alors partie du camp des vaincus. Peut-être aussi parce-que le Général Patton incarnait l’éclat de la virilité victorieuse là où Wiesenthal, lui, représentait celui qui, une fois la guerre et la peur « finies », s’était donné pour mission d’aller ausculter les décombres.

Par ailleurs, un peu de recherche nous permet d’apprendre que Jean Marcilly, l’auteur du livre Les Cavaliers de l’Apocalypse paru en 1974, donc, deviendra plus tard ( dans les années 80) durant un temps le compagnon de la première épouse de Jean-Marie Lepen et mère de Marine Lepen.

En 1974, Jean-Marie Lepen est depuis deux ans le Président du Front National, parti d’extrême droite français d’ascendance fasciste. Jean-Marie Lepen dirigera le FN jusqu’en 2011. Depuis ce 1er juin 2018, le Front National a été rebaptisé Rassemblement National par Marine Lepen, et, cela, après sa propre défaite aux élections présidentielles de 2017 face à Emmanuel Macron.

Cette « parenthèse » permet de faire un raccordement avec Antonescu, chef – d’extrême droite- du gouvernement roumain lors de la Seconde guerre Mondiale et à qui l’on doit cette déclaration- avant son exécution en 1946 pour crimes de guerre- qui donne le titre du film :

Peu M’importe si l’Histoire nous considère comme des Barbares. Le film sortira le 20 février soit dans une semaine et un peu plus de soixante dix ans après la fin de la Seconde Guerre Mondiale.

Ioana/Mariana, du fait de son âge, n’a pas connu cette période. Mais ses grands-parents, voire ses parents, sans aucun doute.

Pour aborder ce sujet, Radu Jude (Ours d’Argent de la meilleure mise en scène au festival du film de Berlin pour son film Aferim en 2015) fait un film dans le film : l’interprète principale se présente comme Iona Iacob, soit son véritable prénom et son véritable nom, et non comme le personnage de Mariana. Et nous assistons aux premières répétitions de comédiens amateurs dont certains pourraient être les grands-parents de Iona/Mariana. On peut un moment espérer trouver un cousinage avec le Looking for Richard mis en scène et interprété par Al Pacino. Mais Peu M’importe si l’Histoire nous considère comme des barbares est plus sec et plus réaliste.

Le côté bon enfant et à la bonne « franquette » du début du film qui nous rapprochent un moment d’un certain ennui laissent peu à peu la place à un film très moral et, à l’image d’Ioana/Mariana, plein d’érudition. On y côtoie la mémoire des armes et des musées, mais aussi celle de figures littéraires ou d’historiens qui ont soit été victimes de l’antisémitisme soit des personnalités qui ont effectué des recherches sur le rôle pris par la Roumanie dans la Shoah. Citons Isaac Babel, Raoul Hilberg, Dennis Deletant…

Les Cavaliers de l’Apocalypse s’attardait sur la menace communiste expansionniste comme raison principale de l’alliance de la Roumanie avec l’Allemagne nazie. Peu M’importe si l’Histoire nous considère comme des Barbares nous apprend que les « Bolchéviques et les youpins » étaient perçus depuis des années comme « les ennemis » endémiques déclarés des Roumains. Et peu importait qu’au pays des « Bolchéviques », des juifs soient victimes de pogroms ou des purges staliniennes….

Le film de Radu Jude nous pousse à nous interroger sur ce qui installe au sein d’une population, d’une communauté ou d’une société la permanence d’une pensée hostile à l’encontre d’un certain groupe de personnes au point de finir par trouver « normal » et justifié de l’exterminer ou de le stigmatiser. A voir Peu M’importe si l’Histoire nous considère comme des Barbares, on comprend que cette pensée hostile provient d’assez « loin » dans le temps :

Elle s’impose après des décennies, des générations, sans doute des siècles ou peut-être après des millénaires de croissance et d’expansion. Convoyés au moins par la force de certaines superstitions et de certaines traditions, l’antisémitisme, toutes les haines en « isme » ainsi que toutes leurs mutations, peuvent alors sembler plus résistants à l’érudition, à la morale et au Temps, que notre environnement au glyphosate et à la pollution atmosphérique. Ioana/Mariana, témoin de notre époque, en fait la difficile expérience. Elle, qui, pourtant, accepte de ne pas être aimée et défend son projet avec ruse et ténacité a par ailleurs du mal à se composer un avenir affectif. Mais elle a résisté et va continuer de le faire. Ainsi que quelques uns autour d’elle, dans la foule comme dans l’anonymat.

Franck Unimon, ce mercredi 13 février 2019.

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Puissants Fonds/ Livres

L’instinct de vie

 

                                     

« Les souvenirs deviennent-ils les démons du sujet qui les garde ? » se demande Patrick Pelloux dans son livre L’instinct de vie ?

 

Si le « diable » – ou ce qui en est pour nous l’agent permanent- avait souhaitĂ© faire de la tĂŞte de Patrick Pelloux un passage cloutĂ© de tourments, il ne s’y serait pas pris autrement :

 

Médecin urgentiste engagé et « connu » au moins depuis 2003 pour avoir alerté les médias des conséquences sanitaires de la canicule, auteur de plusieurs ouvrages relatifs au monde de la Santé, Patrick Pelloux était aussi un chroniqueur attitré de Charlie Hebdo depuis plusieurs années lorsqu’eut lieu « l’attentat de Charlie Hebdo » ce 7 janvier 2015. Puis celui de l’hyper cacher de Vincennes après l’assassinat la veille de la policière Clarissa Jean-Philippe.

Dans ce livre de 174 pages découpé en quatorze chapitres- publié en 2017 soit environ deux ans après l’attentat- Patrick Pelloux prend le parti de s’inspirer de sa démarche personnelle de reconstruction après l’attentat du 7 janvier :

Rappelons qu’il était ce jour-là en pleine réunion professionnelle non loin du journal Charlie Hebdo. Sans cette réunion, il se serait trouvé au journal parmi ses collègues et amis lorsque les terroristes sont arrivés, ont assassiné et meurtri.

Charlie Hebdo était à la fois un peu sa maison et son territoire. Son « chez nous » comme dans tout service ou toute entreprise où des employés se sentent « bien » comme en couple ou en famille. Soit une expérience encore plutôt courante dans le monde du travail où se créent pour le meilleur et pour le pire bien des histoires affectives et amicales entre collègues.

Ce 7 janvier 2015, sa très grande proximité affective avec les personnes du journal, sa grande proximité géographique et son sens de l’engagement professionnel plus que prononcé (ce qui lui vaut et lui a aussi valu certaines inimitiés professionnelles et politiques) sont sans doute ce qui l’a incité- il lui était impossible de réagir autrement- à intervenir avec d’autres professionnels urgentistes sur les lieux. Avant que les lieux soient sécurisés nous apprend t’il dans son livre :

Lorsque d’autres professionnels urgentistes et lui sont entrés dans le journal ce jour-là, ils ignoraient si les terroristes y étaient encore présents. Attitude héroïque, suicidaire ou téméraire ? Cet article a d’autres volontés que ce « débat » qui, même avec de grandes précautions, se rapprocherait du jugement moral et facile que détiennent généralement les personnes bien planquées à distance des frontières de l’horreur. Dans les faits, dans la même situation, si l’accès au journal avait été «libre», d’autres personnes très impliquées affectivement avec les victimes, même non qualifiées médicalement, auraient eu la même réaction que Patrick Pelloux et ces urgentistes professionnels. C’est là où, pour Pelloux, le « diable » a pu largement faire son trou dans sa tête :

Le soignant, pour être à même d’être aussi « opérationnel » que possible, mais aussi pour pouvoir quitter la scène clinique et retourner à la vie civile – et chez lui- à peu près indemne et fréquentable- « sans » usure de l’âme- doit pouvoir avoir une certaine distance affective avec ce qu’il voit et vit au travail. On peut d’ailleurs reprocher à certains professionnels de la Santé plutôt aguerris et/ou performants une sorte « d’anesthésie » profonde voire une certaine indifférence émotionnelle et affective apparente ou patente. Le Monde de la Santé tangue en permanence entre ces trois ou quatre modèles « parfaits » et extrêmes du soignant :

L’un capable d’empathie et l’autre Ă  la technique administrative, diagnostique et gestuelle irrĂ©prochable mais au « cĹ“ur », au regard et au rĂ©confort absents ou froids. Ces trois ou quatre modèles ( et d’autres) peuvent bien-sĂ»r coexister dans la moelle Ă©pinière d’un mĂŞme soignant en une alchimie respirable mais cela est loin d’être une Ă©vidence et une science exacte et dĂ©finitive.

Pour Patrick Pelloux – dont au moins les écrits et les chroniques attestent aussi de réelles préoccupations humanistes- après ce 7 janvier 2015 (et pour bien d’autres que lui) il était impossible d’être émotionnellement et affectivement absent. Pourtant, s’il avait la possibilité de retourner dans le passé et de revivre cet événement et le stress post-traumatique qui en a découlé depuis, on devine qu’il s’immergerait à nouveau dans le Charlie Hebdo de ce 7 janvier 2015.

Ce début d’article pourrait peut-être donner l’impression que L’Instinct de vie relate l’attentat de Charlie Hebdo de bout en bout ce jour-là. Ce serait un malentendu:

L’instinct de vie est un kit destinĂ© Ă  aider Ă  la reconstruction morale, sociale, affective, psychologique et Ă©motionnelle. Il a Ă©tĂ© conçuavec des mots très simples– au moins pour aider celles et ceux qui ont Ă©tĂ© victimes d’attentats ou d’évĂ©nements traumatiques ainsi que leurs proches ou celles et ceux qui essaient d’apporter une aide en des circonstances similaires.

Pelloux le précise : ce qui a été très difficile y compris pour des professionnels de la Santé intervenant par exemple lors de l’attentat du Bataclan du 13 novembre 2015 ( ce jour-là ont aussi eu lieu des attentats au Stade de France ainsi que dans des rues du 1Oème et du 11 ème arrondissement de Paris : 130 personnes – dont 7 des terroristes- ont été tuées et plus de trois cents blessés ont été hospitalisés ), c’est de devoir faire face- dans le monde civil- à des scènes cliniques et des situations habituellement « réservées » à des zones de guerre. Le personnel de santé civil dépêché sur les lieux n’était pas préparé à faire face à des blessures de guerre et à une telle échelle. Et, les victimes ainsi que leur entourage ont dû découvrir également à une plus grande échelle le quotidien des personnes développant un stress post-traumatique voire une névrose traumatique.

Le livre de Pelloux « bénéficie » de son expérience de professionnel de la Santé. Et de victime. Il donne donc un certain nombre de conseils. Ainsi que des repères permettant à d’éventuelles victimes, professionnels de la Santé, proches et entourages de mieux comprendre ce qui peut se passer pour une victime. Quelques extraits en vrac :

« Les mots étaient doux avant. Soudain, tous les mots du monde ont été assassinés ».

« Tout a explosé. Durant les premiers temps, on reste dans la sidération. Impensable. L’entourage ne peut pas comprendre ou pas forcément. (…). Ce n’est même pas de la peur, c’est au delà. Un besoin de sécurité extrême ».

« J’ai vu des choses que je n’aurais pas dû voir. C’est cela qui fait le traumatisme. (….) Analyser qu’il faudra vivre avec un drame, savoir qu’il est impossible d’oublier et que tout son être, toute sa psyché devra apprendre à vivre avec cette souffrance ».

« Il faut vivre les trois premières heures pour arriver à respirer normalement, puis les trois premiers jours, puis les trois premiers mois. Pourquoi trois mois ? Parce que c’est sans doute la durée qu’il m’a fallu pour réussir à dormir deux heures de suite ».

« (….) Ce dont j’ai besoin, c’est de légèreté et de douceur. Or, c’est peut-être la chose la plus compliquée à offrir à quelqu’un de traumatisé ».

« (…) Ne dites jamais à une victime : « ça va passer » ; « ça va aller mieux » ; « Tu vas oublier » ; « C’est la vie » ; « Y’a plus grave ».

« Ce stress dure plus longtemps qu’il n’est écrit dans les articles scientifiques. Il dure des mois (….). Cela fait deux ans que les flashs me reviennent, par moments. Il suffit d’un petit détail. Qui les réactive. Clac ! ».

« Qu’il est difficile d’aider une victime ! Il faudrait être là et ne pas être là. A l’écoute. Sans poser de questions. Le mieux est de consulter un psychiatre ou un psychologue des cellules d’urgence médico-psychologique (CUMP) des SAMU (…) ».

« (…..) Rien ne calme cette culpabilité, ni l’alcool, ni le cannabis, ni la cocaïne, ni les amphétamines. C’est un leurre (…). Une chose est certaine : l’illusion de l’ivresse passée, tout s’aggrave, les troubles du sommeil, les cauchemars, les angoisses, les flashs, les peurs et la culpabilité ».

« Pour se reconstruire, il faut accepter de rire et de sourire ».

LivrĂ©s de cette façon, ces extraits peuvent peut-ĂŞtre donner l’illusion que Patrick Pelloux s’est reconstruit facilement. Si son livre est optimiste et volontariste, il indique nĂ©anmoins ça et lĂ  qu’il a pleurĂ© tous les jours pendant trois semaines après l’attentat du 7 janvier 2015. Qu’il a penchĂ© durant quelques mois vers l’alcool. Sans trop s’étendre sur le sujet, Ă  travers ses chats, il nous renseigne sur ce qu’une personne traumatisĂ©e peut aussi « dĂ©gager » de mortifère pour un entourage proche et intime qui absorberait tout sans aucune limite, distance ou filtre. MĂŞme s’il a depuis repris ses fonctions de mĂ©decin urgentiste, il a conscience d’ĂŞtre restĂ© vulnĂ©rable. Et le 13 novembre 2015, c’est en tant que rĂ©gulateur et non en tant qu’intervenant de terrain qu’il a- avec ses divers collègues- participĂ© aux sauvetages des victimes des attentats au Bataclan et dans les rues de Paris.

On peut être en désaccord avec certains de ses avis par exemple quant à la prescription de médicaments ou non ou sur la façon d’assurer leur réévaluation. Car cela semble plus facile à dire qu’à faire. On peut par moments lui reprocher d’être un peu trop sûr de lui même s’il se défend de tout savoir.

Mais on doit avant tout voir ce livre– qui peut ĂŞtre une initiation Ă  la Victimologie– comme un        ( Grand) Acte civique de très grande utilitĂ© publique pour ce qu’il apprend ou incite Ă  apprendre que l’on soit soignant ou non, victime ou non, proche d’une victime ou non. Car comme le dit son ouvrage, celui-ci  et celui d’autres auteurs -tel le mĂ©decin-gĂ©nĂ©ral Louis Crocq- sont au service de la vie. Les terroristes et les intĂ©gristes, eux, desservent la vie et contrairement au reste du monde se coupent de tout attachement affectif pour pouvoir mieux justifier et rĂ©aliser leurs assassinats physiques et symboliques. Pour les « sceptiques », il est encore assez facile de retrouver sur le net des photos de certaines victimes des attentats du 13 novembre 2015 pour voir Ă  nouveau qu’elles Ă©taient de tous horizons.

Cet article se veut un complément, pour le meilleur espérons-le, de celui (assez mal écrit) sur le livre Sans blessures apparentes de Jean-Paul Mari. Et de l’article sur le film Utoya. Il a été écrit en bénéficiant du déferlement proche et protecteur de musiques Reggae et Dub à un volume moyennement élevé. Celui en particulier des artistes et groupes Manutension, Steel Pulse et Rod Anton.

 

Peinture : Patrick Marquès.

 

 

 

Franck, ce mardi 5 février 2019.

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Voyage

Feuilles séparées

Feuilles séparées

 

 

Nous sommes faits de feuilles séparées. Nos assemblées ont sur les lèvres bien des histoires commencées qui resteront secrètes.

 

Ce vendredi 18 janvier 2019, nous l’avons pourtant décidé.

 

Dans ce salon d’appartement du 18ème arrondissement de Paris, nous sommes venus nous enrouler dans le souffle de Mickaël Attias et de Jean-Brice Godet. Ce souffle frein, ce souffle train, est un emprunt. Et nous avons ce soir-là la chance de le regarder et de l’écouter nous ferrer de face plutôt que de l’avoir sur les talons. Car on ne sait jamais véritablement de quoi est fait un souffle, d’où il provient, où il se branche, où il va et ce qu’il nous veut. Comme nous ignorons souvent exactement de quoi nous sommes faits.

Notre vie est pleine de souffles, certains éteints, d’autres incertains. Et tous se cherchent un domicile, une gare, un réchaud, une frontière, un silence, une demie heure ou une gestuelle à entraîner. Nous sommes souvent de bons clients pour eux même si nous avons parfois du mal à savoir comment nous en sortir avec eux.

Dehors, il fait assez froid, entre sept et huit degrés. Mickaël et Jean-Brice ont des poussées de souffle et des variations sans domicile fixe.

 

 

Ce soir, en les écoutant, nous essayons peut-être de nous rappeler où se trouve notre véritable maison. Si nous en sommes encore loin et si nos itinéraires – et nos rêves- sont les bons. Bien-sûr, cela ne se dit pas aussi grossièrement. Nous sommes aussi là pour passer un bon moment, seul ou avec d’autres, tout simplement. Pour casser la route des chemins obligés comme de nos ordures quotidiennes et ménagères. Nous oublions pratiquement tout de ces mauvaises habitudes. Car cela est maintenant autorisé. Tant que l’espace où nous sommes acceptera le souffle de ces deux hommes. L’un, petit, vif, presque teigneux par moments tout en demeurant contemplatif. L’autre, taille de géant, peut-être plus ample, peut-être plus conciliant en apparence mais néanmoins avide des coins. Le but de ce duo est d’éviter de se laisser séduire et composer par le confort. Alors, on prend les devant. On prend aussi son temps pour s’écouter et s’inspirer de l’autre. Pour laisser passer la note depuis le silence à travers le tamis de la tête de l’auditoire, sorte de couture sonore. On trace des reflets que l’on ne dresse pas, qui tournent et tiennent par leur propre volonté. On amorce puis on renonce. On met son solfège dans les ronces tout en le poursuivant jusque dans la doublure des sons. On produit ses propres embruns même si le vent autour de nous est fixe et que la planète est restée la même.

Et lorsque s’arrêtent les épopées au plus près des pourtours de la note, on peut quelques fois entendre ce refrain :

Nous sommes faits de feuilles séparées mais nous rejoignons les mêmes notes.

 

Franck Unimon, ce jeudi 31 janvier 2019.

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Cinéma

Yao

                                                Yao un film de Philippe Godeau sorti le 23 janvier 2019.

 

 

 

D’autres écrits et d’autres priorités m’ont un peu éloigné de Balistique du quotidien. Des articles de rattrapage devraient bientôt suivre après celui-ci. Au moins un sur la nuit de la lecture à la médiathèque d’Argenteuil centre-ville. Un second sur un entretien. Un troisième sur un concert de jazz donné par Mickaël Attias et Jean-Brice Godet. Un quatrième parlera du livre L’instinct de vie de Patrick Pelloux. Les autres ?

 

Cette « pause » blog m’a permis de me détendre. Et de me défaire un peu de cette injonction de présence en surrégime qui nous commande en particulier sur les réseaux sociaux, cette addiction en plein essor. Stratégiquement, je crois bien-sûr que ce blog bénéficierait de bien plus de vues si j’y postais davantage de vidéos via Youtube ainsi que des enregistrements audio type blog radio. Mais rien ne presse.

 

J’écris cet article en réécoutant l’album Lost & Found de Jorja Smith. Un album emprunté à la médiathèque. J’ai d’abord été perplexe lorsque j’ai entendu parler de Jorja Smith- encore une artiste anglo-saxonne !- comparée à feu Amy Winehouse. Comme si Jorja Smith se devait absolument de remplacer quelqu’un. Amy Winehouse…je souhaite à Jorja Smith d’avoir un destin plus serein. Mais il est vrai que bien des artistes et des célébrités ont ce « pouvoir » de supprimer certaines de nos peines tues comme d’être parfois les réincarnations de certains de nos proches ou de nos moments perdus. Je ne ferai pas ici la critique de l’album de Jorja Smith. Avant le sien, je devrais au moins parler de celui d’Ann O’Aro.

 

 

Mais je peux quand mĂŞme Ă©crire que Jorja Smith, aussi, chante son âme Ă  pleine bouche. Et, pour avoir aperçu un bout d’une de ses performances en Live, je crois qu’aller l’écouter et la voir en concert est sĂ»rement une expĂ©rience aussi singulière que d’aller Ă©couter et voir Ann O’Aro.

 

 

 

 

Avec tout ça, je n’ai toujours par parlé du film Yao de Philippe Godeau. Yao est sorti la semaine dernière, le mercredi 23 janvier 2019. Avant hier, au lieu de Yao, j’aurais pu choisir d’aller voir Another Day of Life de Raül De La Fuente et Damian Nenow :

Le journaliste polonais Ryszard Kapuscinski- dont il est question dans le documentaire- a par exemple écrit Ebène ( aventures africaines) qui m’avait beaucoup marqué. Il avait aussi écrit sur le Négus Haïlé Sélassié, personnage qui a marqué l’inconscient de toute personne un peu concernée par le Reggae et le Rastafarisme.

J’aurais pu aller voir le documentaire Eric Clapton : Life In 12 Bars de Lili Fini Zanuck. Cela fait des années que j’entends dire que Clapton est « God » et aussi qu’il a pris peur ce jour où, la première fois, il avait croisé Jimi Hendrix à un concert. Jimi Hendrix était donc le diable? Je n’ai jamais été converti à « God » Clapton mais d’après certains avis, ce documentaire est très bien.

Avant hier, j’aurais aussi pu aller voir Green Book : sur les routes du sud de Peter Farrelly avec Viggo Mortensen et Mahershala Ali. J’aime ces deux acteurs. Et, évidemment, j’avais découvert Mahershala Ali dans le film Moonlight (2016) de Barry Jenkins.

J’aurais aussi pu aller voir Continuer de Joachim Lafosse. L’actrice Virgine Efira m’épate pour son apparente « banalité » : il est des actrices qui captent bien plus le regard qu’elle. Et, pourtant, on la voit dans des rôles qui nécessitent une grande agilité dramatique ainsi qu’une intelligence de jeu largement supérieure à la moyenne. Et puis, aller au Kirghizistan avec le film m’aurait plu.

La Mule de Clint Eastwood, L’ordre des médecins de David Roux, The Hate U Give : La Haine qu’on donne de Georges Tillman jr. sont des films sortis également ce 23 janvier 2019.

Autant dire qu’avant hier, il y’avait plein de raisons d’aller voir un autre film que Yao de Philippe Godeau. Omar Sy a beau ĂŞtre la personnalitĂ© « prĂ©fĂ©rĂ©e » des Français ou l’une des premières personnalitĂ©s « prĂ©fĂ©rĂ©es » des Français ainsi que l’acteur dont le statut a changĂ© depuis ses 20 millions d’entrĂ©es ( 19,5 plus exactement) avec Intouchables de Toledano et Nakache aux cĂ´tĂ©s de François Cluzet ( acteur dĂ©jĂ  plus que confirmĂ©). Ses 20 millions d’entrĂ©es pèsent assez peu face aux poids lourds du cinĂ©ma que sont Clint Eastwood, Viggo Mortensen et ses Le Seigneur des Anneaux ( j’ai aussi beaucoup aimĂ© ses films avec Cronenberg)…ou l’Aura de la musique d’un Eric « God » Clapton.

Dans une autre vie, j’aurais vu tous ces films et documentaires et bien davantage. Mais je n’ai plus cette vie. Il m’a fallu faire un choix. L’anecdote que je relate dans l’article Don’t Forget Me m’a poussé vers Yao.

Dans ce film, Omar Sy est Seydou Tall, un « célèbre acteur français » qui « se rend un jour au Sénégal pour dédicacer son livre ». Le Sénégal est son pays d’origine. Mais il s’y rend alors pour la première fois de sa vie, autant dire comme un étranger à son propre passé. On comprend que son livre est plutôt autobiographique.

Yao est sans doute moins bien maitrisé qu’un film comme La Mule de Clint Eastwood, vieux roublard de l’histoire qui empoigne. Mais Yao étale très vite un attachement sincère au Sénégal ainsi qu’une connaissance solide de ce pays (le Sénégal, est-ce l’Afrique ?).

Omar Sy met sa célébrité d’acteur au service de sa double culture et de ce film. A travers son personnage « de célèbre acteur français », on pense bien-sûr à lui. Même si, dans les faits, Omar Sy connaît mieux son pays d’origine. En filigrane, Yao est un film plus critique qu’il n’y paraît :

il reste rare dans le cinéma français qu’un Noir (cela ne dérange personne lorsque l’on parle d’un « Noir américain ») incarne la réussite sociale en ayant le premier rôle d’un film. J’ai par exemple lu beaucoup de bien sur la série Hippocrate et les autres films de Thomas Lilti que j’aurai sûrement beaucoup de plaisir à découvrir. Comme j’ai pu lire une de ses récentes interviews avec beaucoup de plaisir. Mais je m’étonne que ce milieu médical et paramédical -où il existe une certaine diversité dans les faits- reste aussi peu représenté au cinéma. En France. Avec Yao, l’histoire se déroulant en Afrique, il est visiblement plus facile à faire accepter au cinéma que le héros soit Noir. Bon.

L’autre regard critique du film porte sur le grand galop entamé par l’Islam. Un Islam présent depuis plusieurs siècles au Sénégal et dans d’autres pays d’Afrique noire mais devenu envahissant. Le film étant peu porté sur la polémique, il s’attarde peu sur le sujet. Mais lors d’une scène qui doit sûrement avoir été en partie improvisée ou écrite en tenant compte du contexte religieux existant, le visage d’Omar Sy dit beaucoup à propos de son effarement voire de son inquiétude.

La critique du colonialisme mais aussi de l’exploitation des forces vives de l’Afrique par l’Occident (ici, la France) est douce-amère. Yao n’est pas un film rageur.

Une autre critique indirecte vise peut-être ce manque de tolérance du Français moyen, blanc, envers ses autres concitoyens Français d’autres « origines ». Dans Yao, le personnage de Seydou Tall joué par Omar Sy reste vraiment très très sympa lorsque son ex-femme, mère de leur enfant, lui fait ce qu’il faut bien appeler un coup de crasse :

Les séparations conjugales sont à la fois très douloureuses et très difficiles. On ignore ce qui a provoqué la séparation entre Seydou Tall et son ex-femme blanche. On peut supposer qu’il était peu disponible voire qu’il a pu se montrer infidèle au même titre que certaines personnalités publiques. Mais je trouve qu’il prend vraiment avec beaucoup de diplomatie le «coup » qu’elle lui fait avant son départ pour son pays d’origine. J’ai parlé de « manque de tolérance ». Mais c’est plus que ça, ici. Il y’a une forme de mépris qui la rend assez peu pardonnable à mes yeux quels que soient les sentiments amoureux qu’elle ait pu avoir ou qu’elle a toujours pour Seydou Tall.

Evidemment, d’un point de vue scénaristique, cela permet la rencontre avec le jeune Yao. Et si le procédé est sûrement modérément original, cette rencontre permet à deux enfants (Yao et Seydou Tall) de se reconnaître l’un en l’autre. Je ne suis jamais allé en Afrique mais le film semble montrer assez fidèlement ce que peut être le Sénégal. Dans son livre Ebène, je crois, Kapuscinski parle de cette lumière-assez aveuglante- spécifique à l’Afrique. Yao est fait de cette lumière ainsi que de cette temporalité auxquelles nos existences d’occidentaux névrosés nous ont rendu étrangers. Je me demande ce que cela aurait donné si un réalisateur comme Woody Allen avait pu s’en inspirer.

Dans ce film, on parlera bien-sûr de voyage initiatique pour Seydou Tall mais aussi pour Yao. L’un vers son enfance et son passé. L’autre vers son visage d’adulte et son avenir. Un passage en particulier- à la mer- m’a fait penser au film Moonlight. C’est peut-être une coïncidence.

On pourra penser aussi au chemin de Compostelle. Et cela m’a rappelé le récit qu’en a fait la journaliste Laurence Lacour dans son ouvrage Jendia, Jendé ( Tout homme est homme) . Bien que célèbre et riche matériellement et socialement, Seydou Tall accepte de se dépouiller au fur et à mesure du film. Car ce qui lui importe le plus, finalement, à lui l’autodidacte qui a tout fait pour « réussir », n’est pas dans le matériel. C’est aussi ce que rappelle d’une autre façon- plus douloureuse- le médecin urgentiste et journaliste Patrick Pelloux dans son livre-témoignage L’instinct de vie :

« (….) Contrairement à ceux qui pensent que les indemnités ou de l’argent pourraient aider à reconstruire…non, ça, c’est du matériel, ce n’est pas ça qui va reconstruire. Ce qui aide à se reconstruire, c’est la bienveillance et l’amour ».

 

 

Je crois que les films réalisés par Clint Eastwood font mouche parce qu’ils rappellent aussi peu ou prou les mêmes thèmes mais dans un style cow-boy, macho. A savoir que ce qui compte le plus, c’est la capacité de sacrifice et d’héroïsme dont on est capable pour soi ainsi que pour celles et ceux que l’on décide d’aimer et de protéger.

 

Yao fera sûrement assez peu d’entrées comparativement à d’autres films sortis ce 23 janvier 2019 et après cette date. Car d’autres affiches sont plus attractives. Et Yao est un film «gentil». Il fait et fera peu de bruit. Mais c’est un film tout public qui devrait très bien vieillir. J’ai plusieurs fois été ému devant ce film avec des larmes en formation. Je comprends qu’Omar Sy ait eu envie d’en faire partie. On parlera sûrement pour lui de film de « la maturité ». J’ai envie de croire qu’il était en France pour assurer la promotion de ce film plutôt que pour Le Chant du Loup d’Antonin Baudry qui sortira le 20 février. Même si voir à ses côtés François Civil (que j’ai beaucoup aimé dans la première ou la deuxième saison de Dix Pour Cent) et Reda Kateb me donne envie d’aller voir Le Chant du Loup.

 

Sorti le 23 janvier 2019, Yao aurait dû sortir un mois plus tôt car c’est un vrai film de Noël.

 

Franck Unimon, ce mercredi 30 janvier 2019.

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Echos Statiques

C’est Comportemental !

 

«(….) Mais pas d’inquiĂ©tude : si vous n’êtes pas physiquement apte Ă  danser Ă  corps perdu, le simple fait de synchroniser de petits gestes de la main avec votre voisin suffira pour que votre cerveau baigne dans le bonheur musical » conclut Aurore Braconnier dans son article Born To Dance (P4-P11) publiĂ© dans le hors-sĂ©rie numĂ©ro 49 (dĂ©cembre 2018) consacrĂ© Ă  la danse de la très bonne revue Sport & Vie.

 

Il y’a encore quelques années, je dansais assez régulièrement dans des soirées ou dans certains de ces lieux consacrés : les boites de nuit. La danse avait débuté dans l’enfance où, initié par l’Autorité paternelle, plus que par ma volonté, j’avais dû me montrer à la hauteur de ma valeur sociale, culturelle et raciale :

« Dépi Ki Ou Sé Nèg Ou Dwet Sav Dansè ! » (« Tout Nègre se doit de savoir danser ! ») dirait un jour mon père en voyant à la télé l’artiste noir américain James Ingram se déhancher tout en interprétant le tube Yah-Mo Be There. J’étais alors ado et Michaël Jackson, avec ses clips, ses pas de danse, sa voix et sa musique de granit, régnait sur la musique.

Si je m’étais écouté, et sans l’intervention de mon père, aux nombreuses festivités antillaises où il nous emmenait (baptêmes, mariages et autres ), je serais plus souvent resté assis, prenant plaisir à regarder le spectacle vivant qui se déployait devant moi , à ausculter ces musiques qui prolongeaient l’existence de ce monde et , bien-sûr, à ingérer toutes ces spécialités culinaires qui défilaient sur un plateau à portée de bouche. Lesquelles spécialités culinaires autant que la langue créole, la sexualité, la musique et la famille font partie de l’identité culturelle antillaise : chaudeau, boudin, accras, colombo, salade de concombres au citron et au piment….

A la maison, aussi, mon père maintenait une occupation musicale assez constante. A l’âge de dix ans, il m’était impossible d’ignorer qui était Bob Marley. Jimmy Cliff, Ophélia, Coupé Cloué, James Brown et d’autres tubes de célébrités antillaises ignorées (sous-estimées ?) par le Français lambda m’étaient tout autant familiers même si je n’en retenais ni les noms ni les titres.

 

J’ignore si je serais entré un jour de moi-même dans la danse. Si j’admire une personnalité comme la navigatrice Ellen Mac Arthur qui, dans son livre Du Vent dans les Rêves, raconte aussi son étonnement – et sa lucidité !- à apercevoir à 17 ans des filles de son âge perchées sur des talons aiguilles afin de se rendre d’un pas mal assuré vers la boite de nuit du coin –un peu comme on se rend dans un abattoir social- j’ai depuis compris, aussi, la grande force en même temps que le Savoir, que la musique et la danse peuvent transmettre à un corps et à une âme. . Et, je regrette, enfant, de n’avoir pas pu ou pas su prendre des notes de ce que je voyais et découvrais à ces soirées antillaises comme à propos de plusieurs de ces titres que j’ai pu entendre. Il est assez vraisemblable qu’avec une caméra dans les mains, enfant, j’aurais filmé lors de ces soirées. Un stylo, un crayon ou un pinceau, écrire, dessiner, peindre, ce sont peut-être les moyens du bord pour celle et celui qui ne dispose pas de caméra ou d’appareil photo et qui s’attache durablement à ce qu’il voit comme à ce qu’il vit mal ou bien.

 

Sans qu’un mot ne se soit jamais échangé sur le sujet entre mon père et moi, alors qu’ado, j’entamais ma croissance en tant qu’amateur de musique, lui, cessait d’en écouter comme de se procurer des magazines tels que Rock&Folk ou Rolling Stones. Peut-être avait-il renoncé à rêver ? Et, peut-être, est-ce, sensiblement au même âge, que j’ai, à mon tour, arrêté de danser dans quelques lieux ou soirées, il y’a quelques années. Bien que mon attrait pour la musique et la découverte de nouveaux genres musicaux et de nouveaux titres soient conservés. Lorsque j’y réfléchis, j’ai l’impression que je n’ai plus faim. Et qu’il faut avoir faim d’espaces et de gestes pour avoir envie et besoin de danser. Comme il faut avoir faim pour apprendre à penser autrement ou autre chose. Si l’on est repu, désabusé ou déprimé, on se lasse devant le moindre apprentissage et l’on s’en tient à un minimum d’actions et de pensées.

 

« (….) Le danseur intègre en effet perpétuellement des gestes inhabituels et abstraits, ce que les autres espèces ne font pas ou exceptionnellement » nous confirme Aurore Braconnier, toujours dans le même article ( Page 9) du hors-série numéro 49 de la revue Sport& Vie mentionnée au début de cet article.

 

Ce dimanche du mois d’octobre dernier, il serait plus qu’exagéré de dire que j’intégrais des gestes inhabituels et abstraits. J’effectuais certes « les mêmes petits gestes avec la main » que certains de mes voisins directs, précédents ou ultérieurs, avaient produit ou réaliseraient, mais je ne me reconnaitrais pas dans l’expression : « (….) Votre cerveau baigne dans le bonheur musical ». Si j’y avais mis un peu du mien en écoutant de la musique, comme cela se fait désormais couramment, au moyen d’un casque ou d’oreillettes, peut-être me serais-je un peu introduit dans le bonheur musical décrit dans cet article d’Aurore Braconnier. Mais je n’étais pas dans ces dispositions ce jour-là même si tout allait plutôt bien. Comme j’empruntais mon trajet habituel de travail afin de venir- volontairement- effectuer des heures supplémentaires (rémunérées) dans mon service. Et, « les mêmes petits gestes avec la main » que, comme mes voisins, j’effectuais ce jour-là, consistaient au moins à sortir mon Pass Navigo afin de franchir les portes de validation.

 

Arrivé à la gare St-Lazare, je me dirigeais vers l’endroit où j’allais rejoindre la correspondance pour prendre le métro. Un trajet que j’avais étudié et fini par sélectionner parmi plusieurs. Le plus direct. Le moins de pas gaspillés. Je le prenais désormais sans réfléchir. Lorsque les portes de validation ont refusé de me laisser passer, je ne me suis pas formalisé. Assez régulièrement, à cet endroit, il arrive que ces portes de validation soient capricieuses. Mais je finis toujours par passer. Après plusieurs passages de mon Pass Navigo sur la borne, à un moment donné, la porte de validation me laisse entrer. Lorsque l’on se rend au travail ou à un rendez-vous, l’enjeu d’un parcours le plus fluide possible est simple : Moins on perd de temps pour passer d’un endroit d’une gare à un autre, et moins on prend le risque de rater notre correspondance et de devoir attendre sur le quai des minutes supplémentaires dont on aurait pu se passer. Et, j’avais finalement choisi ce trajet pour cette raison.

Mais ce dimanche, ça ne passe pas pour moi malgré plusieurs tentatives avec mon Pass Navigo tout à fait valide. Finalement, un autre usager qui passe après moi réussit, lui, à passer. Très poliment, il me retient la porte afin que je puisse passer à mon tour. Je le remercie. Je passe et commence à descendre les marches. Et, là, un homme en civil peu aimable avec un brassard autour du bras se dirige vers moi. Avec autorité, il me demande une pièce d’identité. Je m’exécute tout en lui expliquant tout de suite : « Les machines ne marchent pas ». L’homme ne me répond pas. Ma carte d’identité dans la main, je comprends qu’il me séquestre alors qu’il m’intime de le suivre un peu plus loin où, près d’un mur, dans un angle où il est impossible de les apercevoir lorsque l’on se trouve près des portes de validation, se trouvent des contrôleurs en tenue. Le flic, car, pour moi, il ne peut s’agir que d’un agent de police, remet ma pièce d’identité à un des contrôleurs sans prendre la peine de restituer un seul des mots que je viens de lui énoncer et qui sont, pourtant, des faits :

Ces portes de validation marchent quand elles « veulent » et quand elles peuvent. Je peux en témoigner puisqu’il s’agit de mon trajet habituel de travail.

Une fois sa mission effectuée avec « efficacité » (interpeller toute personne qui franchit les portes « sans » valider son titre de transport), le flic repart se mettre à son poste. Comme si je n’avais jamais existé. Je n’aurai du reste plus le moindre contact avec lui.

Pour moi, c’est décidé dès le début de mon « interpellation » : Je refuse de payer une quelconque amende pour des machines qui dysfonctionnent !

J’explique au contrôleur que j’ai bien précisé à l’agent de police que les portes de validation ne marchent pas. Celui-ci m’écoute un petit peu. Contrôle mon Pass Navigo. Puis, constatant qu’il est en règle, me dit très vite :

« C’est un Pass Navigo. Je ne vous le fais pas ! ». Traduction : « Je ne vous mets pas d’amende». Mais je suis encore sous le coup de l’agression de cette interpellation absurde et bornée : Plusieurs agents de la police et de la RATP (environ une dizaine) sont là, en embuscade, en contrebas de ces marches d’escaliers afin de harponner des usagers fraudeurs. Mais aucun d’entre eux ne se préoccupe du bon état de fonctionnement des portes de validation comme du confort des usagers qui, comme moi, sont en règle, et doivent pourtant régulièrement se farcir les désagréments occasionnés par des dérèglements techniques qui sont de la responsabilité au moins de la SNCF et de la RATP. Entreprises que les usagers- comme moi- paient. Cela, j’essaie de l’expliquer au contrôleur.

Mais il n’est pas de mon avis.

Il me répond qu’il y’a d’autres portes de validation en cas de problème. Il ajoute :

« C’est comportemental. Si des usagers vous voient faire ça, ça les poussera à faire pareil ». Son argument se tient. Mais où se trouvent ces autres portes de validation dont il me parle ?! J’aimerais bien qu’il me les montre vu qu’il s’agit quand même de mon trajet de travail et que je n’ai jamais remarqué ces autres portes dont il me parle ! Et, menant le geste à la parole, je lui indique de me montrer ! Et, il me montre.

En effet, Ă  deux ou trois mètres sur la gauche des portes de validation que j’emprunte habituellement, je dĂ©couvre d’autres portes de validation.   Sur le panneau indicatif qui les surplombe, sont signalĂ©es d’autres lignes de mĂ©tro que la mienne. Ce qui est sans doute la raison pour laquelle, si un jour – lors de mes premiers passages- j’avais portĂ© un vague regard sur ce panneau indicatif, mon cerveau avait rapidement Ă©liminĂ© cet itinĂ©raire et cette information. Sans prendre la peine de venir regarder, contrĂ´ler, de près. Sauf que lĂ , « guidé » en quelque sorte par le contrĂ´leur qui vient de contredire mes affirmations et mon expĂ©rience d’usager, je prends le temps d’aller regarder oĂą mènent ces portes de validation dont il vient de me parler.

Le suspense est très court :  Je me rapproche. Et, en prenant le temps de les regarder, je dĂ©couvre qu’en passant par ces portes de validation, je peux ensuite facilement rejoindre mon itinĂ©raire de travail.  Jusqu’alors, je ne l’avais jamais remarquĂ© et je n’y avais jamais pensĂ©. Je m’Ă©tais persuadĂ© que si je prenais cet itinĂ©raire, donc ces autres portes de validation situĂ©es Ă  deux ou trois mètres Ă  gauche de celles que je prends habituellement, que cela serait impossible. J’Ă©tais convaincu que ce trajet Ă©tait sĂ©parĂ© de mon trajet par un mur. Sauf que le mur Ă©tait, dans les faits, dans ma tĂŞte. C’Ă©tait une construction de mon esprit. Et, j’Ă©tais restĂ© focalisĂ© sur mon seul trajet.  Sur « mes » portes de validation habituelles . Celles que j’avais sĂ©lectionnĂ©es de manière dĂ©finitive.  Et,  une fois celles-ci  sĂ©lectionnĂ©s, face Ă  un problème de dysfonctionnement de leur part, au lieu d’essayer d’élargir mon champ d’horizon, de pensĂ©e et d’action, je m’Ă©tais obstinĂ© Ă  rester dans la mĂŞme logique : passer uniquement par ces portes de validation habituelles. Un peu comme si j’Ă©tais mariĂ© avec elles pour la vie. Pour le meilleur et pour le pire. Et qu’il m’avait Ă©tĂ© impossible de concevoir de leur faire une petite « infidĂ©lité » en quelque sorte. De prendre un peu de libertĂ© par rapport Ă  leur fermeture rigide et obstinĂ©e. En cela, avant d’ĂŞtre confrontĂ© Ă  ce contrĂ´leur, je m’Ă©tais montrĂ© aussi rigide et aussi obstinĂ©, aussi butĂ©, que ces portes de validation. 

J’ai failli ĂŞtre sanctionnĂ© d’une amende, voire de plus si je m’Ă©tais agitĂ© ou rebellĂ©, parce-que je suis un usager des transports « fidèle »…Ă  des portes de validation qui ne me calculaient pas.  

 

On peut dire beaucoup à propos de cette expérience. D’abord, ce flic, pour moi, reste un individu et un professionnel qui suscite la colère. Une attitude comme la sienne, transposée dans un autre métier, aussi terre à terre, aussi butée, suscitera de la colère chez d’autres personnes. Mais comme c’est un flic, toute personne qui, à ma place, se serait révoltée physiquement ou verbalement au delà de ce qui est « tolérable » sur un espace public en présence d’un représentant de la loi ou de l’ordre, se serait retrouvée malmenée au moins physiquement. Fort heureusement pour moi, lors de cette situation d’interpellation, en dépit du stress de la situation, j’ai pu rester calme, confiant et capable de me maitriser et de m’exprimer « convenablement » : de façon policée et assez facilement compréhensible et supportable. Mon comportement a donc demandé assez peu d’efforts d’adaptation intellectuelle, morale, culturelle, psychologique et physique à mes interlocuteurs policier, et contrôleur.

Ce contrôleur « comportementaliste », on peut avoir envie de le critiquer. D’autant que celui-ci n’a pas compris mon insistance lorsque j’ai essayé de lui faire comprendre ce qu’il pouvait y avoir de violent dans le fait de se faire interpeller par le flic comme je l’ai été alors que je suis en règle. Et que je n’ai fait que m’adapter quant à moi au dysfonctionnement d’une machine dont je ne suis pas responsable. Ce contrôleur ne semble pas non plus avoir compris que je me sois aussi exprimé pour de futurs usagers éventuels qui, comme moi, alors qu’ils auront un Pass Navigo ou un titre de transport en règle, ne penseront pas à se rendre vers les autres portes de validation, et se comporteront comme moi si celles-ci bloquent. Ce qu’il m’a traduit de la façon suivante : « Je suis gentil, je ne vous mets pas d’amende et vous essayez encore de négocier ! Sinon, ça ferait 60 euros à payer sur place ! ». Je lui ai répondu que je voyais bien le geste de gentillesse. Mais que j’essayais de lui faire comprendre que j’étais de bonne foi ! La bonne foi, il la percevait bien m’a-t’il répondu. Mais sa perception demeurait comportementaliste. Nous nous sommes séparés sur un « Bon week-end » sans amende.

 

Quel est le rapport avec ces articles sur la danse ?

Le plus facile pour moi qui étais en colère serait de spontanément déclarer que cet agent de police qui m’a contrarié a été incapable « d’intégrer perpétuellement »…des gestes mais aussi des pensées inhabituels. Il m’a vu passer à la suite d’un autre usager et en a déduit que j’étais en fraude. Par contre, il n’a pas vu ou il lui a été impossible de concevoir que j’aie pu essayer au moins cinq fois – en changeant de porte de validation- de passer au moyen de mon Pass Navigo parfaitement valide. Cela pour la version la plus optimiste.

Car la version la plus pessimiste donnerait ceci : Cet agent de police savait que les portes de validation étaient défectueuses. Mais, sciemment, afin de faire du chiffre en termes de contrôle et se donner et donner l’illusion d’une efficacité, il a intercepté toutes les personnes qui, comme moi, ce jour-là, ont eu le même comportement.

Personnellement, je crois à la version optimiste qui est déjà suffisamment irritante.

Je pourrais aussi avancer que le contrôleur « comportementaliste », aussi, a eu du mal à

« intégrer» une pensée et des gestes inhabituels. Sauf que, dans cette histoire, il est aussi celui qui a pris la décision de ne pas me donner d’amende. Et de désarmer tout de suite la crise ou l’injustice éventuelle. Ce en quoi, j’ai eu de la chance. Et, je l’en remercie encore. Car si je m’étais trouvé face à un contrôleur aussi borné que l’agent de police, il m’aurait été plus difficile d’éviter une amende.

En outre, le contrôleur que j’ai croisé m’a démontré/rappelé, qu’au lieu de foncer tête baissée vers les mêmes portes de validation et vers les mêmes décisions qu’il importe, aussi, de savoir prendre le temps de regarder un peu autour de soi. Aussi, je dois conclure que, dans cette expérience, j’ai aussi eu beaucoup de mal, au moins par habitude, à « intégrer perpétuellement des gestes inhabituels et abstraits ». Cette habitude vient aussi de notre façon d’apprendre.

 

Toujours dans ce numéro de la revue Science & Vie que j’ai cité, il est aussi dit : « (…..) Les chercheurs Timothy Lee, Stephan Swinnen et Sabine Verschueren ont montré en 1995 que, même après soixante essais pratiques, le cerveau ira toujours dans le sens des mouvements qu’il connaît. Ce n’est qu’après 180 essais qu’il reproduira systématiquement le nouveau schéma de mouvements » (interview de Deborah Bull, ancienne ballerine du Royal Ballet de Londres, par Aurore Braconnier, P24-31 dans Sport & Vie Hors série numéro 49).

 

 

 

Et, également dans cette interview de Deborah Bull, nous apprenons que, selon Paul Fitts et Michael Posner, nous savons depuis 1967 que l’apprentissage d’une habileté motrice se déroule en « trois étapes » : D’abord, « la phase cognitive ». « A ce stade, les erreurs sont fréquentes et, bien que l’on sache généralement que l’on fait quelque chose de mal, on ignore comment le corriger ». Puis, vient « la phase associative où on commence à associer certains indices au mouvement. Les normes de performance deviennent un peu plus cohérentes et on commence à détecter certaines de nos erreurs ». Enfin, « Après une pratique sérieuse et soutenue – qui peut prendre de nombreuses années- certaines personnes (pas toutes) entrent dans la troisième phase, la phase autonome. Maintenant, la compétence est devenue presque automatique. On n’a plus besoin de penser à ce que l’on fait et on peut souvent effectuer une autre tâche en même temps – comme parler à une caméra pendant que l’on danse ou tenir une conversation pendant que l’on conduit. C’est le mode pilotage automatique. On possède tous un vaste répertoire de compétences quotidiennes que l’on exécute automatiquement ».

 

J’ai été suffisamment autonome pour me rendre jusqu’à ces portes de validation en « mode pilotage automatique ». L’incident causé par ce double contrôle (policier et contrôleur ) m’a donné la possibilité de me rappeler comment, finalement, cette forme de confort peut aussi faire perdre…une certaine autonomie de pensée et d’action et me rendre hors-service.

Lorsque je suis repassé après ma journée de travail, une affiche spécifiait que les portes de validation en question étaient hors-service.

 

 

Je prends toujours le même trajet. Il ne m’est plus arrivé la même mésaventure depuis.

 

Franck, ce lundi 21 janvier 2019. ,

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Cinéma

Don’t Forget Me un film de Ram Nehari

 

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Don’t Forget Me un film de Ram Nehari (Sortie en salles ce 30 janvier 2019)

 

 

 

 

 

 

Nation prématurée – au sens où un bébé nait prématurément- entraînée par son instinct de survie, Israël est devenue une grande Puissance économique, politique, culturelle et militaire. Refuge, prodige et espoir pour certains, elle est aussi cet Etat exterminateur qui en confine d’autres dans la colère et le désespoir. Pour cela au moins, Israël a le visage de l’Humanité. On peut classer les films qui nous montrent certaines facettes du visage d’Israël comme des œuvres de propagande et les condamner. On peut aussi les regarder. Car qu’on les aime ou qu’on les rejette, ils nous parlerons de nous.

 

Dans Don’t Forget Me, ce visage situĂ© entre les consciences du passĂ©, du prĂ©sent et de l’avenir, entre celles de l’Orient et l’Occident, entre celles de la vie et la mort, est principalement celui de Tom et Neil ( ou Niel). Tom ( l’actrice Moon Shavit), prĂ©nom ou surnom d’homme sur un corps de femme, et Neil ( l’acteur Nitai Gvirtz), prĂ©nom du premier astronaute- et du premier homme- Ă  prendre pied sur la lune sont les guirlandes qui vont nous guider Ă  travers certains orifices de l’Etat d’IsraĂ«l. Ce sont deux ĂŞtres Ă  la lisière de plusieurs mondes. Tom le dit Ă  un moment du film : « Je suis un millier de choses ».

 

 

 

 

Israël, de par son statut géopolitique, est un monde à part. Tom et Neil essaient d’incruster leurs univers à l’intérieur de ce monde. Une fois passés les check-points et les faux-semblants de la réussite de la société israélienne. Ce film déplaira donc à toutes celles et à tous ceux qui préfèrent donner ou exporter d’Israël l’image exclusive d’un pays glamour ou exotique. Mais ce film heurtera aussi toute personne qui recherche une comédie facile.

 

J’avais faim en entrant dans la salle. Je venais pourtant de prendre mon petit-déjeuner. La faim m’est passée pendant le film. L’affiche sentimentale du film est trompeuse. Il y’a bien une histoire d’amour. Mais c’est évidemment la représentation de l’ange dominant un démon à l’arrière-plan qui illustre le mieux la routine de Tom et Neil. L’une est aux arrêts dans un centre pour troubles alimentaires après avoir été identifiée/diagnostiquée comme anorexique. Le second est en rémission. Après un passé- que l’on devine plus ou moins long- dans un établissement psychiatrique, Neil essaie de rattraper les notes du Temps. Sur la lune, ce serait peut-être possible. Mais nous sommes en Israël.

 

 

 

 

Disque rayé, le sourire de Tom et celui d’autres protagonistes du film font d’elles (ce sont majoritairement les femmes, dans ce film, qui s’ankylosent dans le sourire) des cousines de Lara-Victor dans le film Girl de Lukas Dhont. Sauf que plusieurs de leurs simulacres sont démasqués par une caméra qui se fait parfois la traîne des soignants qui, ici, font plutôt penser à des matons emmurés dans le protocole. Devant certaines scènes et certaines répliques, on criera peut-être au film « glauque ». J’ai préféré y trouver un certain humour noir- jubilatoire et cathartique- comme Nehari renverse plusieurs fois le schéma des normes et de la bienséance.

 

Il est connu que les personnes ( ce sont majoritairement des adolescentes ou des femmes) anorexiques ont des corps de rescapĂ©s d’espaces concentrationnaires alors qu’elles vivent gĂ©nĂ©ralement dans des conditions matĂ©rielles leur permettant de « bien » s’alimenter. Don’t Forget Me, plutĂ´t rĂ©aliste pour restituer le climat d’un centre de troubles alimentaires, nous en donnera un aperçu dans une scène qui est le contre-pied total de bien des scènes Ă©rotiques et romantiques de la vie et du cinĂ©ma.

 

Plus d’une heure trente dans cet environnement aurait Ă©tĂ© quelque peu Ă©touffant. Aussi, Ram Nehari nous fait-il sortir de tout ça en permettant Ă  Tom et Neil de se retrouver Ă  l’extĂ©rieur. Cela nous apporte, comme Ă  eux, une bouffĂ©e d’air. Mais Ram Nehari, contrairement Ă  Tom et Neil, est en règle avec le rĂ©el. Le repas de famille chez les parents de Tom est un des « sommes-mets » les plus dĂ©lectables  ( Très bonne prestation de l’actrice Rona Lipaz-Michael dans le rĂ´le de la mère de Tom) de ce film qui, s’il indisposera, est pourtant plus qu’à consommer. On doit bien pouvoir trouver dans celui-ci quelques correspondances avec le cinĂ©ma d’un Yorgos Lanthimos, d’un Robert Altman ou d’un Todd Solondz.

 

Jeunes adultes IsraĂ©liens, Tom et Neil sont en exil dans leur vie et dans leur pays qui leur sont des mondes interdits. Ram Nehari nous dit que malgrĂ© toute sa puissance et ses succès, plusieurs gĂ©nĂ©rations après la Shoah, IsraĂ«l a des enfants et des parents qui ne savent pas vivre. Ensemble comme sĂ©parĂ©ment. L’intelligence sur-effective, mais aussi affective, d’une Tom et l’optimisme naĂŻf d’un Neil n’y suffisent pas. Et ceux qui, Ă  l’instar d’Alon ( l’acteur Eilam Wolman), incarnent ces jeunes IsraĂ©liens aisĂ©s, insouciants et cosmopolites sont guettĂ©s par les addictions, le vide et la violence.

Même le langage est une terre de déception. Il est tantôt une bande qui tourne à vide et qu’il faut faire semblant d’écouter- pour ne pas blesser l’autre- ou un organe plutôt propice au développement de sentiments d’abandon et de désolation en donnant de mauvaises nouvelles. Ram Nehari ne parle pas de la Palestine. Ou pas directement.

 

Mais le sourire de Tom est bien fait de ce mĂ©tal hurlant jusqu’au soleil couchant. Celui d’un certain inconscient qui refuse d’ĂŞtre oubliĂ© et de disparaĂ®tre.

 

 

Franck Unimon, ce vendredi 18 janvier 2019.

Ps : le film est bien meilleur que la bande annonce et les photos.