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FrĂšres ennemis

FrÚres ennemis un film de David Oelhoffen (sorti en salles le 3 octobre 2018 )

Je tenais beaucoup Ă  voir ce film. D’un cĂŽtĂ©, l’acteur Matthias Schoenaerts dont je prĂ©fĂšre la prestation dans le film Bullhead ( 2011) Ă  celle qu’il avait pu ensuite dĂ©livrer dans De Rouille et d’os ( 2012) de Jacques Audiard. MĂȘme si j’aime beaucoup le cinĂ©ma de Jacques Audiard. Peut-ĂȘtre parce-que j’avais Ă©tĂ© influencĂ© par mes trĂšs bons souvenirs de lecture, quelques annĂ©es auparavant, du livre de nouvelles Un GoĂ»t de rouille et d’os de l’auteur Craig Davidson dont Audiard s’était inspirĂ©.

Je n’ai pas encore vu l’acteur Matthias Schoenaerts dans Maryland (2015) d’Alice Winocour.

De l’autre cĂŽtĂ©, l’acteur Reda Kateb que j’avais interviewĂ© pour son rĂŽle dans Qu’un seul tienne et les autres suivront ( 2009) de LĂ©a Fehner et dont j’essaie autant que possible de suivre la fertile carriĂšre.

 

L’affiche montrant Reda Kateb et Matthias Schoenaerts face Ă  face est racoleuse. Le titre du film est racoleur. Et le rictus de Reda Kateb est peu flatteur pour lui. L’un des inconvĂ©nients avec ce type d’affiche, c’est d’inciter le spectateur Ă  faire des comparaisons avec des films policiers amĂ©ricains comme Heat ( 1995) de Michael Mann oĂč les deux acteurs vedettes- mondialement connus- poids lourds que sont Robert De Niro et Al Pacino avaient partagĂ© l’affiche. Certains spectateurs qui auront ce genre de film en tĂȘte comme repĂšre seront sĂ»rement déçus devant l’écran. Mais il fallait bien rendre ce projet attractif et convaincre les amateurs de films policiers qu’une rĂ©alisation franco-belge peut captiver notre attention.

 

FrĂšres ennemis a certes des scĂšnes d’action trĂšs bien filmĂ©es et trĂšs bien servies. Mais ce serait du gĂąchis que de le rĂ©sumer Ă  un film de « Boum-Boum ! Pan ! Pan ! T’es mort ! Tu croyais que tu allais m’avoir ?! Regarde ta face dans le crachoir. Je t’ai bien eu, fils de p… ! ».

 

Reprenons-nous. FrĂšres ennemis a bien sa personnalitĂ©. Celle d’un film bien au fait d’une certaine rĂ©alitĂ© sociale au moins en France peut-ĂȘtre en Belgique.

 

Le film respecte la rĂšgle selon laquelle, la soliditĂ© d’une histoire tient une sa bonne distribution et Ă  un scĂ©nario bien taillĂ©. MĂȘme si, quelques fois, il y’a des bouts qui dĂ©passent.

Autour de Matthias Schoenaerts et Reda Kateb, j’ai Ă©tĂ© marquĂ© par les rĂŽles clĂ©s tenus par Adel BenchĂ©rif ( Imrane), Ahmed Benaissa ( Raji, le « parrain » de la citĂ© ), Gwendolyn Gourvenec ( Manon, l’ex-compagne de Manuel jouĂ© par Matthias Schoenaerts ). Et il m’a plu de retrouver l’acteur Marc BarbĂ©, qui, dans Qu’un seul tienne et les autres suivront de LĂ©a Fehner, imposait sa violence au personnage friable interprĂ©tĂ© alors par Reda Kateb. Indirectement, il est assez drĂŽle de pouvoir constater dans ce film l’évolution de ces deux acteurs dans les deux rĂŽles qu’ils occupent.

 

J’ai beaucoup aimĂ© FrĂšres ennemis car j’y ai retrouvĂ© de ce fatum prĂ©sent dans un film comme Romanze Criminale (2005) rĂ©alisĂ© par Michele Placido, oĂč, en devenant adultes, les hĂ©ros sont restĂ©s les mĂȘmes enfants se heurtant aux mĂȘmes murs du monde qui les entoure et qu’ils aspirent, pourtant, Ă  conquĂ©rir. Ils ont beau devenir grands et calĂ©s dans leur domaine (les Stups pour Driss devenu flic, le trafic de coke pour Imrane et Manuel) ils restent contrecarrĂ©s par leurs limites.

Tout puissants et reconnus qu’ils sont, Imrane et Manuel appartiennent plus Ă  leur citĂ© de banlieue qu’elle ne leur appartient. Manuel a beau avoir un bel appartement dans un bon quartier parisien, celui-ci est dĂ©sertĂ© et lui sert
de citĂ©-dortoir voire de cachette.

La vie qu’il aurait souhaitĂ© reste pour lui Ă©nigmatique. La greffe, malgrĂ© l’attirance magnĂ©tique que cette vie rĂȘvĂ©e a sur lui, n’a pas pris. Et l’on devine par sa relation avec son ex compagne, Manon, qu’il est trop dĂ©pendant de sa vie passĂ©e pour pouvoir s’insĂ©rer dans un autre mode de vie. Ses vĂ©ritables repĂšres se trouvent dans l’environnement qu’il a toujours connu et qui va l’engloutir : la citĂ© oĂč il a grandi.

Un des points forts du film est d’avoir bien montrĂ© que la dĂ©pendance de Manuel, Imrane et de Driss s’exprime par rapport Ă  ce passĂ© et cette citĂ© qu’ils ont en commun.

FrĂšres ennemis nous fait donc l’économie de protagonistes embarquĂ©s par les effets d’une consommation inflationniste de stupĂ©fiants. Ce faisant, le film rappelle une vĂ©ritĂ©. Un « bon » trafiquant de stupĂ©fiants est un trafiquant clean, lucide, vif, instinctif et suffisamment maitre de lui-mĂȘme. Un adepte du grand banditisme, c’est d’abord une personne qui a certaines aptitudes physiques, qui sait se servir de sa tĂȘte et qui connaĂźt si bien son environnement qu’il peut s’y dĂ©placer et s’en Ă©chapper sans se faire attraper.

Le film nous le montre Ă  plusieurs reprises de maniĂšre rĂ©aliste. Car la citĂ© oĂč ont grandi Driss, Manuel et Imrane, est leur royaume.

Ce royaume, Driss a fait le choix de le quitter pour ĂȘtre en accord avec la loi. Ce qui aurait pu, normalement, se traduire pour lui en respect et admiration, s’est transformĂ© en bannissement et en reniement. Il est le portrait-robot du traĂźtre. Peut-ĂȘtre parce qu’il est devenu flic et que le flic, ici, reprĂ©sente le Français armĂ©, le blanc, le riche, qui s’en prend aux Ă©trangers et aux pauvres. Peut-ĂȘtre aussi, ce n’est pas Ă©noncĂ©, parce qu’il a choisi de se mettre en couple avec une Française. A voir la popularitĂ© et la respectabilitĂ© dont bĂ©nĂ©ficient Imrane et Manuel au contraire d’un Driss, particuliĂšrement esseulĂ© sauf lorsqu’on le voit avec sa fille idĂ©alement mature et sereine, on a une idĂ©e du fort attrait que le crime et la loyautĂ© peuvent exercer sur bien des jeunes et des moins jeunes.

 

Comme dans tout film policier, nous assistons Ă  des duels entre des caractĂšres affirmĂ©s. Entre untel et untel qui joue au chat et Ă  la souris avec untel. En plus de cela, FrĂšres ennemis, sans trop en faire, nous explique qu’il y’a deux sortes d’adeptes du grand banditisme :

 

Ceux comme Imrane et Manuel, dans la force de l’ñge, qui sont Ă©tablis, organisĂ©s, respectĂ©s mais qui vivent au jour le jour. Ce qui les rabaisse au rang de petites frappes malgrĂ© leur « rĂ©ussite ».

Et ceux qui voient loin, qui Ă©trennent une certaine conscience politique, et bĂ©nĂ©ficient d’une trĂšs haute respectabilitĂ©.

Les scĂšnes familiales et conjugales de FrĂšres ennemis sont abouties. Il en est une oĂč Driss rend visite Ă  ses parents. On comprend ce qu’il lui en a coĂ»tĂ© de grandir et de s’émanciper. Mais ce film dit aussi beaucoup avec peu de mots. Et c’est aussi en cela qu’il est rĂ©ussi.

Lorsque Manuel, braqué par un de ses complices, reste le dominant et le soumet à la confession :

« Regarde-moi ! ».

Lorsque Driss doit presque se cacher Ă  l’égal d’un clandestin en situation irrĂ©guliĂšre dans son ancien quartier pour assister durant quelques moments Ă  une partie de pĂ©tanque Ă  laquelle son propre pĂšre participe sans doute.

Ou Lorsque Driss encore, au sortir d’une planque, est entourĂ© de jeunes de sa citĂ© qui le menacent.

 

La conclusion du film est socialement trĂšs pessimiste pour le futur d’une certaine jeunesse et d’une partie du pays puisque la famille qui devrait ĂȘtre un repaire garant de l’avenir est ici une famille dĂ©composĂ©e, dĂ©loyale ou qui renie ses enfants.

 

Franck, ce vendredi 19 octobre 2018.

 

 

 

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De Chaque instant

De Chaque instant documentaire réalisé par Nicolas Philibert, sorti en salles ce 29 aout 2018.

 

L’eau coule sans fin dans l’évier. C’est une hĂ©morragie qui va aider la vie. Son dĂ©bit maitrisĂ© par un robinet va permettre de se laver les mains. Mais selon un rituel Ă  mĂȘme de prĂ©parer des Ă©tudiantes et des Ă©tudiants infirmiers. Chaque enseignement a ses rĂšgles et ses interdits. Il y’a dans cette premiĂšre scĂšne et dans ce simple geste, pratiquĂ© sans doute un million de fois dans une existence, de De Chaque instant de Nicolas Philipert , l’exposition en pleine lumiĂšre d’un dressage aussi justifiĂ© soit-il pour des raisons sanitaires. Cette eau qui s’écoule depuis ce robinet, cela peut aussi ĂȘtre l’ñme de ces Ă©tudiantes et Ă©tudiants infirmiers mais aussi celle de tant d’autres personnes appartenant Ă  leur passĂ© comme Ă  leur futur.

Il en faut de l’eau pour pouvoir se laver les mains correctement afin de pouvoir prendre soin de soi et du monde. Beaucoup d’eau. Cette simple scĂšne d’apprentissage de lavage des mains oĂč chacune et chaque Ă©tudiant infirmier s’entraĂźne prononce d’emblĂ©e le paradoxe de ce mĂ©tier de soignant : pour ĂȘtre pratiquĂ© dans des conditions correctes, il a besoin de moyens, ici, en eau, qui s’amalgament difficilement avec certaines rĂšgles Ă©lĂ©mentaires d’écologie ainsi qu’avec bien des desiderata Ă©conomiques.

 

On peut formuler cela autrement.

 

MĂȘme en s’entourant de certaines prĂ©cautions et en veillant Ă  anticiper, Ă  planifier, il peut ĂȘtre trĂšs difficile voire impossible pour une infirmiĂšre ou un infirmier un tant soit peu consciencieux de regarder sa montre ou de privilĂ©gier son Ă©tat de forme au regard de certaines situations sensibles. La vie et la mort se maitrisent beaucoup moins bien qu’un robinet que l’on ouvre et ferme selon notre volontĂ©. Et c’est donc en piochant dans ses ressources et ses rĂ©serves morales, intellectuelles, physiques, psychiques et techniques, parfois financiĂšres, qu’un soignant compensera bien des fois les carences, les lacunes, les manques et manquements d’un patient, de sa famille ou de ses proches, mais aussi celles et ceux de l’institution qui l’emploie. Toute infirmiĂšre et infirmier fera donc l’expĂ©rience- soit au cours de sa formation mais aussi ensuite- de malmener ou de nĂ©gliger sa propre Ă©cologie «  pour le bien du patient » ou «  pour combler ou satisfaire » l’institution qui l’emploie.

L’infirmiĂšre et l’infirmier font partie de ces professionnels dont les horaires de travail occupent tout le cadran solaire et tous les jours d’une annĂ©e. Il arrive aussi qu’ils soient par exemple sollicitĂ©s pour des tĂąches de manutention, tĂąches a priori Ă©trangĂšres Ă  leur titre. Ou pour remplacer au coup par coup ce que son institution a omis ou choisi d’oublier de remplacer.

 

Et, une personne qui veut gagner beaucoup d’argent de par sa profession se dirige rarement vers le mĂ©tier d’infirmiĂšre ou d’infirmier. Ou alors, c’est qu’elle aura Ă©tĂ© mal renseignĂ©e ou qu’elle se destine Ă  certaines spĂ©cialitĂ©s trĂšs pointues et trĂšs lucratives- des niches- oĂč les patients reprĂ©sentent un chiffre d’affaires avant de reprĂ©senter des ĂȘtres humains. Sauf, aussi, si elle est prĂȘte Ă  travailler trente jours sur trente ou Ă  ĂȘtre sur deux postes en mĂȘme temps.

 

Le mĂ©tier d’infirmier est donc un mĂ©tier soumis Ă  diffĂ©rentes formes d’exigences et qui, en contrepartie, fournira une gratification relative voire modĂ©rĂ©e d’un point de vue pĂ©cuniaire. Pourtant, c’est un mĂ©tier oĂč, de plus en plus, l’institution qui l’emploie lui demande des comptes et supprime des moyens de toutes sortes (formations plus difficiles Ă  obtenir, diminution de postes, changements d’horaires de travail, rĂ©duction du nombre de jours de congĂ©s, fermeture des crĂšches Ă  destination du personnel
.).

 

Cela, c’est moi qui le souligne afin de complĂ©ter le documentaire de Nicolas Philibert que je trouve trĂšs bien fait. Il filme trĂšs bien par exemple ces deux cours contradictoires oĂč, d’un cĂŽtĂ© on enseigne Ă  nos futurs infirmiĂšres et infirmiers qu’ils ont des « Devoirs ». Et oĂč , d’un autre cĂŽtĂ©, on leur affirme qu’ils ont « une indĂ©pendance professionnelle » qu’ils se doivent de dĂ©fendre
..

 

Mais j’imagine que comme moi alors que j’étais en formation, ces Ă©tudiantes et Ă©tudiants infirmiers ont pour eux leur insouciance ainsi que d’autres prioritĂ©s et sont plus portĂ©s sur ce qui valorise ce mĂ©tier. Alors que je dĂ©couvrais ce documentaire, je me suis avisĂ© que jeune diplĂŽmĂ©, et mĂȘme aprĂšs, je me serais abstenu d’aller le voir en salle.

La formation d’infirmier m’a pris une certaine innocence. Et le mĂ©tier qui consiste Ă  manger de la souffrance et de la violence en permanence est suffisamment contraignant pour qu’une fois sorti du service, on choisisse d’aller au cinĂ©ma pour voir et vivre autre chose que ce que l’on a vĂ©cu et revĂ©cu de l’intĂ©rieur pendant nos heures de service.

 

Pour nous dĂ©peindre la formation qui nous mĂšne jusqu’au mĂ©tier d’infirmier, Nicolas Philibert rĂ©alise un documentaire en trois actes :

 

1 ) L’Apprentissage Ă  l’école avec les diffĂ©rents intervenants, infirmiĂšres et infirmiers de formation mais aussi mĂ©decins et autres.

 

2 ) En stage. On suit certaines Ă©tudiantes et Ă©tudiants lors d’une partie d’un de leur stage. Ce qui permet de constater Ă  nouveau qu’il y’a aussi un grand potentiel cinĂ©matographique dans certaines situations vĂ©cues Ă  l’hĂŽpital et, ce, en se passant des inconditionnelles scĂšnes «  d’urgences mĂ©dicales » comme des sempiternelles « Ne vous inquiĂ©tez pas ! Tout va bien se passer ».

 

3 ) Le témoignage de certaines et certains de ces étudiants infirmiers face à certaines et certains formateurs.

 

Le documentaire de Philibert m’apparaĂźt trĂšs appropriĂ©. J’ai Ă©prouvĂ© une certaine gratitude pour toute sa partie «  tĂ©moignages » d’autant que la profession infirmiĂšre est une profession souvent bĂąillonnĂ©e. L’un des tĂ©moignages d’une des Ă©tudiantes m’a semblĂ© ĂȘtre une douloureuse et trĂšs juste illustration de ce que peut ĂȘtre ce mĂ©tier si on s’y engloutit sans apprendre Ă  se prĂ©server : ce mĂ©tier peut se transformer en cambriolage de notre propre existence. Et, dans la partie « tĂ©moignage », je regrette que le formateur ou la formatrice qui en a l’occasion avec un ou une Ă©tudiante reste flou sur ce sujet. Il fallait dire ouvertement qu’il est plus qu’important, dans ce mĂ©tier, d’apprendre Ă  connaĂźtre ses limites et Ă  en tenir compte. Et qu’il peut ĂȘtre utile, pour cela, de consulter des professionnels (psychologue, mĂ©decin ou autres) et de se familiariser avec ce genre de consultation avant de se retrouver dans le rouge.

Dans la salle de cinĂ©ma oĂč je me trouvais, la moyenne d’ñge Ă©tait d’une cinquantaine d’annĂ©es Ă  vue d’oeil. Je n’ai pas fait de sondage. Dans le fond de la salle, un homme rigolait de temps Ă  autre. J’ai d’abord cru qu’il se moquait des mĂ©thodes pĂ©dagogiques de certaines et certains formateurs. Et puis, devant une autre scĂšne, peut-ĂȘtre au moment des tĂ©moignages, j’ai compris que la raison Ă©tait toute autre. Cela a Ă©tĂ© plus fort que moi. Je me suis tournĂ© vers le fond de la salle pour l’informer de façon bien audible :

« Monsieur, ce n’est pas drĂŽle ! ».

AussitĂŽt, un autre homme, lui, visiblement installĂ© au tout premier rang, face Ă  l’écran, de me rĂ©pondre :

« Parfois, oui ! ».

«  Ici, non ! » lui ai-je dit. Quelques secondes sont passĂ©es puis l’homme du premier rang a repris :

« Et, ici ?! ». Je n’ai rien rĂ©pondu. Il n’y’avait rien Ă  rĂ©pondre. Et c’est peut-ĂȘtre lĂ  le gouffre dans lequel se trouve le mĂ©tier d’infirmier face aux diffĂ©rents gouvernements qui pondent une certaine politique de SantĂ© qui met Ă  mal le mĂ©tier d’infirmier et d’autres professions de santĂ©. Il arrive un stade oĂč il n’y’a plus rien Ă  rĂ©pondre. Lors d’une manifestation de soignants Ă  laquelle j’ai un peu participĂ© Ă  Paris ce 6 septembre 2018, j’ai vu ce que je ne voyais plus depuis des annĂ©es. Le mĂ©tier d’infirmier reste un mĂ©tier de femmes. En France, la femme reste dĂ©considĂ©rĂ©e d’un point de vue professionnel et salarial. Et, aprĂšs que l’on ait entendu parler de l’affaire Harvey Weinstein dans le milieu du cinĂ©ma et des prises de position que cette affaire a dĂ©clenchĂ©es en faveur des femmes, je me suis avisĂ© que la profession infirmiĂšre, elle, restait pour l’heure « arriĂ©rĂ©e » ou rĂ©trograde en termes d’image dans la sociĂ©tĂ© française. Quitte Ă  passer pour un misogyne sans cervelle et sans courage, je me dis que le fait que le mĂ©tier d’infirmier soit encore principalement un mĂ©tier de femmes doit, aussi, ĂȘtre l’une des raisons pour lesquelles ce mĂ©tier reste (mal) traitĂ© comme il l’est. Le mĂ©tier d’infirmier reste perçu Ă  mon sens comme un mĂ©tier de soin, soit comme une vertu « naturellement » fĂ©minine qui va de soi. Je rĂ©sume : tandis que les ( trĂšs) grands dirigeants (principalement des hommes) de cette sociĂ©tĂ© et de ce monde font des lois, adoptent des stratĂ©gies militaires, politiques, Ă©conomiques ou autres, les « bonnes femmes » que sont les infirmiĂšres et les infirmiers font le boulot, certes beau et nĂ©cessaire qu’il faut faire, et pour lequel elles et ils sont faits de toute façon. Donc, de quoi se plaignent-elles les infirmiĂšres ?! Ainsi que les hommes qui sont infirmiers ?! Puisqu’il s’agit d’une « vocation » ?!

 

Je crois aussi que le jour oĂč les infirmiĂšres et infirmiers seront tous Ă©narques et capables de s’exprimer dans la langue de Shakespeare, tant pour la façon d’exprimer leur pensĂ©e, de gĂ©rer leur carriĂšre que pour la langue, qu’ils bĂ©nĂ©ficieront alors d’un statut plus valorisant. Cela est Ă©videmment plus qu’une chimĂšre. Aussi, aujourd’hui, mĂȘme si le mĂ©tier d’infirmier est officiellement et politiquement « flatté » et caressĂ© comme on le fait d’un animal domestique ronronnant et affectueux, il reste finalement un mĂ©tier perçu par bien des Ă©lites (politiques et autres) comme un mĂ©tier de vassal et de prolĂ©taire.

 

Franck, ce lundi 17 septembre 2018.

 

 

 

Deux mois sont passĂ©s depuis la rĂ©daction de cet article. PubliĂ© parmi d’autres de mes articles, celui-ci, Ă  ce jour, n’a pas Ă©tĂ© lu. Cela me donne l’occasion de le complĂ©ter aujourd’hui, malheureusement, suite Ă  un constat Ă  nouveau assez dĂ©primant.

Depuis la rĂ©daction de cet article,  le mouvement des gilets jaunes que j’Ă©voque dans plusieurs articles ( dont PrivilĂ©gié ou La Vocation et le talent  dans la rubrique Echos Statiques ) est apparu. Et, ce, quelques mois aprĂšs la grĂšve de trois mois de la SNCF qui, en dĂ©pit d’une certaine radicalitĂ© qui l’a rendue assez impopulaire et incomprise, a semblĂ© annihilĂ©e par la stratĂ©gie du gouvernement. Dans mes souvenirs, les manifestations infirmiĂšres depuis une trentaine d’annĂ©es ont toujours Ă©tĂ© des manifestations pacifistes et “obĂ©issantes”. Et bien moins dĂ©rangeantes que celles menĂ©es par la SNCF ou les routiers par exemple.  Ce monde du silence   ( celui des infirmiĂšres, infirmiers, et des soignants en gĂ©nĂ©ral) a un prix. Comme on pourra s’en faire une idĂ©e dans les extraits du Charlie Hebdo de ce 26 dĂ©cembre 2018 ( numĂ©ro 1379) dont je publie quelques photos Ă  la fin de cet article. Le prix d’une certaine souffrance humaine. Et, il est difficile de savoir quelle conscience de cette souffrance et de cette violence Ă  venir ont ces Ă©tudiants et Ă©tudiantes infirmiers dont Nicolas Philibert fait le portrait dans son documentaire De chaque instant. Lorsque j’Ă©tais Ă©lĂšve/Ă©tudiant comme eux ( entre mes 18 et mes 21 ans), je me sentais Ă  peu prĂšs inĂ©puisable au moins moralement lorsqu’il s’agissait de me dĂ©vouer au mal-ĂȘtre des autres.

Il me semble donc trĂšs difficile de deviner les aptitudes qui seront les leurs pour remĂ©dier comme pour se prĂ©server de façon prĂ©ventive de la souffrance et de la violence inhĂ©rentes Ă  la profession soignante mais aussi Ă  celles rajoutĂ©es par les dĂ©cisions des gouvernements, des directions et des cadres des institutions oĂč ils exerceront. Pour ces quelques raisons, la profession infirmiĂšre ainsi que les autres professions soignantes sont des viviers “naturels” et “tout dĂ©signĂ©s” oĂč peuvent se trouver des professionnels ” sans blessures apparentes” tel qu’en parle Jean-Paul Mari dans son ouvrage ( voir mon article sur son livre dans la rubrique Puissants fonds). Jusqu’Ă  ce que l’usure se manifeste, un beau jour, d’une façon socialement “acceptable” et plus ou moins isolĂ©e ( arrĂȘt maladie, accident de travail, dĂ©parts du service, changement d’horaires ) ou horrible  comme dans le film The Thing et se rĂ©pande d’une façon Ă©pidĂ©mique tandis que les “autoritĂ©s”, dĂ©sarmĂ©es, sanctionneront. Ou s’Ă©tonneront de l’ampleur des dĂ©gĂąts, affichant, par les voies mĂ©diatiques appropriĂ©es , leur Ă©motion pleine et sincĂšre comme leur grande volontĂ© d’Ă©radiquer le mal tout en se sachant Ă  l’abri de ses effets immĂ©diats.

Un tel pamphlet de ma part a peut-ĂȘtre de quoi Ă©tonner en cette fin d’annĂ©e usuellement consacrĂ©e aux festivitĂ©s et aux projets souriants. Et, bien-sĂ»r, festivitĂ©s et projets souriants et optimistes font partie de la solution. Mais il est des professions oĂč, plus qu’ailleurs, il est de rigueur de sourire mĂȘme lorsque la brisure interne est proche et, ce, quelle que soit la pĂ©riode de l’annĂ©e. En cela, les soignants peuvent ĂȘtre bien des fois des gymnastes et des danseurs Ă©toiles    ( voir mon article sur le film Girl dans la rubrique CinĂ©ma, et, Ă  la place, imaginer un soignant ou une soignante en exercice…. ) de la souffrance mettant sous cloche leurs propres stigmates  pour s’occuper et s’attacher en prioritĂ© Ă  ceux des autres mais aussi pour satisfaire aux diverses exigences de leurs directions. Ces quelques extraits du Charlie Hebdo de ce 26 dĂ©cembre 2018 en rendent compte. On se doute que d’autres mĂ©dia se font et se feront aussi le relais de tels constats, festivitĂ©s ou non.

Franck, ce samedi 29 décembre 2018.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Le Monde est Ă  toi

Le Monde est Ă  toi de Romain Gavras, sorti en salles le 15 aout 2018.

 

Dans une interview lue rĂ©cemment (mais oĂč ?), Karim Leklou, acteur principal du dernier film de Romain Gavras, a prĂ©sentĂ© le rĂ©alisateur amĂ©ricain Spike Lee comme un de ceux qui l’ont beaucoup marquĂ© dans sa jeune cinĂ©philie. Et, je ne serais pas surpris d’apprendre que Spike Lee figure parmi certaines des rĂ©fĂ©rences cinĂ©matographiques et militantes de Romain Gavras Ă©galement. J’ai vu Le Monde est Ă  toi de Romain Gavras et le dernier film de Spike Lee, BlacKkKlansman : J’ai infiltrĂ© le Ku Klux Klan (Grand Prix du jury au festival de Cannes cette annĂ©e 2018) l’un Ă  la suite de l’autre. Aucun calcul de ma part au dĂ©part. ( voir https://balistiqueduquotidien.com/blackkklansman-j
-le-ku-klux-klan) .

 

En faisant du mauvais esprit, on pourrait hasarder qu’avec Le Monde est Ă  toi, Romain Gavras, lui, a « infiltré » une certaine banlieue française ou une certaine France. Celle qui est souvent dissimulĂ©e, ignorĂ©e ou camouflĂ©e dans bien des productions françaises. Celle qui fait peur et qui est aussi, pour toutes ces raisons aussi, souvent mĂ©connue. Celle qui Ă©voque des envahisseurs ou des barbares, voire des zombies, que seules la police rĂ©pressive et une certaine politique extrĂ©miste semblent qualifiĂ©es Ă  mettre au pas, au trou, au pied et, pourquoi pas ? Ă  coloniser de nouveau comme «  au bon vieux temps ». Ou Ă  rejeter Ă  la mer par le premier bateau ou dans les airs par la magie des charters.

 

Aussi, il y’a une audace- parmi d’autres- de Romain Gavras Ă  inclure dans son film (qui montre une minoritĂ© de cette France « indigĂšne » qui parle la langue de MoliĂšre plutĂŽt dans une mentalitĂ© verlan et dans sa version MP3) des icĂŽnes ou des trophĂ©es du cinĂ©ma national mais aussi mondial :

Isabelle Adjani en tĂȘte bien-sĂ»r et Vincent Cassel Ă©videmment. Quant Ă  François Damiens et Philippe Katerine, leur singularitĂ© leur permet de se promener Ă  peu prĂšs n’importe oĂč : L’un des grands avantages qu’il y’a Ă  ĂȘtre artistiquement «  fou » (et c’est un compliment !), c’est que cela rend passe-partout.

Punk, le film de Gavras ? Peut-ĂȘtre. RĂ©cit d’émancipation, Le Monde est Ă  toi nous dit que l’homme est un chien pour l’homme. Que nous vivons tous dans une fourriĂšre. Et que la diffĂ©rence qui existe entre un chien et un homme, c’est qu’un chien, mĂȘme mal dressĂ© et agressif, a un peu plus de chance qu’un ĂȘtre humain, son « maĂźtre » le plus souvent, fasse tout son possible pour le faire sortir de la fourriĂšre. Car l’Amour, l’AmitiĂ© et la LoyautĂ© sont insuffisants entre les hommes et les femmes ; mais aussi entre une mĂšre et son fils ; entre un homme de main et une femme de tĂȘte ; ou entre des jeunes hommes qui ont grandi ensemble dans la mĂȘme citĂ©.

Histoire fĂ©ministe dans une caverne macho, Le Monde est Ă  toi raconte comment l’argent a beaucoup dĂ©vastĂ© les relations humaines, se substituant Ă  presque tout, et, ce, jusqu’au bout des ongles. L’acteur principal Karim Leklou, le candide de l’histoire

(François dans le film) est plus le passeur de cette prise de conscience que le passeur d’autre chose. Devant la mĂ©galomanie et le degrĂ© Ă©levĂ© d’égarement de la plupart des protagonistes de Le Monde est Ă  toi, je pense Ă  cette scĂšne dans Stalker de Tarkovski, oĂč, dĂ©pitĂ©, le guide ou passeur (le Stalker) constate que le physicien et l’écrivain qu’il a accompagnĂ© aprĂšs diverses tribulations jusqu’à la «  zone des dĂ©sirs » ont les «  yeux vides » et aucun projet d’envergure Ă  proposer pour l’humanitĂ©. Et c’est le plus effrayant pour l’avenir.

En attendant, l’acteur Karim Leklou tient bien son rĂŽle. Il rĂ©ussit Ă  garder son personnage attachant et innocent malgrĂ© sa double culpabilitĂ© (pour ses infractions Ă  la loi/ envers sa mĂšre). Isabelle Adjani, dans le rĂŽle de Danny, est redevenue belle, c’est-Ă -dire irrĂ©sistible malgrĂ© l’horreur et l’égoĂŻsme qu’elle reprĂ©sente. La plus grande racaille du film, c’est sans doute elle. Et pour cela, nul besoin de singer certaines mimiques de la banlieue, de se livrer Ă  des combats vertĂšbres contre vertĂšbres ou de projeter trois cents balles Ă  la seconde.

Bien des acteurs mĂ©ritent leur petite palme de l’interprĂ©tation dans ce film Ă  l’image d’Oulaya Amamra, dans le rĂŽle de Lamya, que je n’ai pas encore vue dans Divines de Houda Benyamina dont j’ai achetĂ© le Blu-Ray cet Ă©tĂ©.

 

NĂ©anmoins, j’ai deux prĂ©fĂ©rences. La premiĂšre, pour le rĂŽle d’Henry, tenu par Vincent Cassel. Vocalement, Cassel a retirĂ© une demie-octave voire une octave. On peut dire qu’il a une voix de cave dans tous les sens du terme. On devine que son personnage en sait beaucoup sur cette violence qui fascine – et que pratiquent- ces jeunes et moins jeunes caĂŻds qui environnent l’histoire avec leurs rĂȘves standardisĂ©s semblant sortir tout droit de l’enseigne Ikea. Sauf que le personnage d’Henry est manifestement revenu de toute cette fureur. Il est l’avenir possible de tous ces jeunes en armes mais aussi en panne d’inspiration.

Henry, pour moi, c’est une forme de bĂ©atification par la beaufitude. Dans son regard luit une illumination un peu Ă  l’instar du personnage de Samuel Jackson dans Pulp Fiction de Tarantino. ExceptĂ© qu’Henry est dĂ©pourvu de la soutenance intellectuelle suffisante pour assurer les prĂȘches du « pasteur » Samuel Jackson dans Pulp Fiction.

Ma seconde prĂ©fĂ©rence va Ă  Sofiane Khammes dans le rĂŽle de Poutine. Je ne connaissais pas cet acteur. Le qualifier, dans le film, de jeune chien fou, est sans doute vrai. Mais cela ne restitue pas assez ce qu’il donne au film. Je sais depuis qu’il a aussi jouĂ© dans Chouf de Karim Dridi, film que je n’ai toujours pas vu. Et que c’est un acteur que j’aurai plaisir Ă  revoir.

Si Le Monde est Ă  toi a reçu de bonnes voire de trĂšs bonnes critiques dans la presse et bĂ©nĂ©ficiĂ©, je crois, d’un affichage publicitaire correct (on pouvait voir cette affiche-ci dessous Ă  la gare St Lazare environ trois semaines aprĂšs sa sortie), je reste perplexe devant sa sortie nationale ce 15 aout, pĂ©riode de l’annĂ©e oĂč beaucoup de personnes sont en vacances ! Mais ce film est supposĂ© devenir « culte ». C’est possible 
.

 

Franck, ce mercredi 19 septembre 2018.

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Cinéma

BlacKkKlansman : J’ai infiltrĂ© le Ku Klux Klan

BlacKkKlansman : J’ai infiltrĂ© le Ku Klux Klan, le dernier film de Spike Lee, est sorti en salle ce 22 aoĂ»t 2018. En plus du Grand Prix du jury obtenu au festival de Cannes cette annĂ©e, ce film a pour lui d’ĂȘtre inspirĂ© du livre-tĂ©moignage de Ron Stallworth traduit en français sous le titre Le Noir qui infiltra le Ku Klux Klan.

Je suis allĂ© le voir deux Ă  trois jours aprĂšs sa sortie. Il y’a deux semaines maintenant, mon petit frĂšre m’a demandĂ© mon avis sur ce dernier film de Spike Lee. J’ai eu du mal Ă  ĂȘtre enthousiaste comme Ă  lui en parler et m’en suis dĂ©solé : je me suis empressĂ© de l’encourager Ă  aller le voir afin de se faire sa propre idĂ©e.

 

Spike Lee, c’est ma jeunesse et mes premiĂšres annĂ©es de cinĂ©phile. J’avais vu Ă  leur sortie en salles la plupart de ses premiers films qui, au moins en France, permettaient Ă  des jeunes français non-blancs de se voir Ă  l’écran dans des Ɠuvres originales, bien rĂ©alisĂ©es, drĂŽles et militantes. She’s Gotta have it sorti en 1986 (qui avait sans aucun doute beaucoup inspirĂ© le MĂ©tisse de Matthieu Kassovitz d’avant La Haine) Do The Right Thing (1989), Mo’ Better Blues (1990), Malcolm X (1992), Jungle Fever ( 1991) :

Je les avais pratiquement tous connus et aimés en salle à leur sortie. A cette « époque-là », il était bien plus rare de voir des Français non-blancs dans des bonnes réalisations au cinéma. Comme dans des séries télévisées.

Afin de donner des repĂšres, j’ai dĂ©couvert beaucoup plus tard le trĂšs bon Le ThĂ© au Harem d’ArchimĂšde rĂ©alisĂ© en 1984 par Mehdi Charef. Alors qu’en 1984, j’avais Ă  peu prĂšs l’ñge des acteurs principaux. Et, c’est Ă  mon avis en 1995 (j’avais 27 ans) que pour la premiĂšre fois, j’ai dĂ©couvert en la personne de Roschdy Zem, un acteur français d’origine arabe qui disposait, enfin, dans un bon film, d’un vĂ©ritable rĂŽle comme d’un crĂ©dible jeu d’acteur. C’était pour le film N’oublie pas que tu vas mourir de Xavier Beauvois. Et j’assistais, lĂ , sans m’en apercevoir au dĂ©but d’une collaboration qui allait se renouveler entre les deux hommes (Beauvois et Zem) mais aussi au commencement d’une carriĂšre cinĂ©matographique plus que confirmĂ©e pour tous les deux, aujourd’hui.

Et en 1995, il Ă©tait inconcevable qu’un acteur français d’origine arabe dispose d’un rĂŽle comme celui de Reda Kateb, Samir Guesmi et Mehdi Nebbou dans des trĂšs bonnes sĂ©ries françaises telles que Engrenages (annĂ©e 2008 pour la Saison 2) ou Le Bureau des LĂ©gendes (annĂ©e 2015 pour la premiĂšre saison).

 

En deux ou trois ans, Spike Lee, lui, nous avait livré trois acteurs noirs américains du futur :

Denzel Washington, Wesley Snipes et Samuel Jackson. A celles et ceux qui feront la grimace quant aux capacitĂ©s de jeu de Wesley Snipes, je les invite Ă  le dĂ©couvrir dans Mo’ Better Blues et dans Jungle Fever.

 

Mais j’ai du mal Ă  parler de BlacKkKlansman : J’ai infiltrĂ© le Ku Klux Klan. Pour dĂ©buter, ce film a pu ĂȘtre prĂ©sentĂ© comme une « comĂ©die policiĂšre ». Il ne m’a pas fait rire. We Are Four Lions rĂ©alisĂ© en 2010 par Chris Morris avec entre autres l’acteur Riz Ahmed m’avait fait rire bien qu’il aborde le sujet tout autant sensible du terrorisme islamiste. Pas le film de Spike Lee. Je ne peux pas dire que j’ai aimĂ© le film : je suis allĂ© le voir par Devoir. Il est des films que l’on va voir pour le plaisir et d’autres par Devoir.

Et, je pense que ce film de Spike Lee est nécessaire.

L’image d’une personne adhĂ©rente du Ku Klux Klan, c’est une personne cagoulĂ©e qui dissimule son visage. Peut-ĂȘtre que je n’ai pas envie ou plus envie de voir ce genre de prĂ©sence cagoulĂ©e, raciste et meurtriĂšre tandis que je dois, malgrĂ© tout, faire l’effort de me rappeler qu’elle persiste. Au lieu de vivre le plus librement et de mon mieux, avec le Ku Klux Klan, je dois continuer d’insĂ©rer dans ma conscience que des prĂ©dateurs d’un certain type pourraient en vouloir Ă  ma personne pour des motifs raciaux dont ils ont fait des lois et des justifications. On peut dire que le sujet du film me touche de prĂšs. Mais je ne crois pas que ce soit la seule raison pour laquelle je me suis modĂ©rĂ©ment enthousiasmĂ© devant ce film.

 

Si le film de Spike Lee restitue aussi une ferveur militante touchante au sein d’une certaine communautĂ© noire amĂ©ricaine dans les annĂ©es 60, il prend aussi le parti de nous prĂ©senter les adeptes du Ku Klux Klan comme des abrutis. Peut-ĂȘtre parce-que cela dĂ©foule Spike Lee : il est vrai que cela peut faire du « bien » de se convaincre que des adeptes d’une pensĂ©e raciste et homicide sont principalement des attardĂ©s. Il suffirait donc d’ĂȘtre une femme ou un homme intelligent pour se garder de toute affinitĂ© avec le Ku Klux Klan ou toute organisation ayant une idĂ©ologie voisine. Malheureusement, ce raisonnement est dĂ©menti par les faits. Il se trouvait parmi les nazis des personnes trĂšs intelligentes et trĂšs cultivĂ©es. Raison pour laquelle le nazisme a pu « s’exprimer » comme il l’a fait. Il existe parmi les extrĂ©mistes (en France et ailleurs) des personnes trĂšs intelligentes et trĂšs cultivĂ©es. Et certains des membres du Ku Klux Klan sont sans aucun doute trĂšs intelligents et trĂšs cultivĂ©s. Et, cela, le film Get Out (2017) de Jordan Peele le dĂ©voile Ă  mon sens de façon particuliĂšrement convaincante mĂȘme si les protagonistes principaux n’ont pas forcĂ©ment leur carte d’adhĂ©rent au Ku Klux Klan.

 

FonciĂšrement, je crois que ma rĂ©serve envers le film de Spike Lee provient du fait qu’il me semble qu’il reste Ă  la surface de son sujet. L’action de Ron Stallworth est bien sĂ»r hĂ©roĂŻque et cela rassure, si cela s’est vĂ©ritablement dĂ©roulĂ© de cette maniĂšre, de constater dans le film qu’il a pu s’entourer de collĂšgues flics blancs fiables et bienveillants.

Mais nous en restons au mĂȘme point qu’avant le film pour comprendre ce qui pousse certaines et certains Ă  choisir un camp et s’y tenir quelles que soient les horreurs planifiĂ©es et exĂ©cutĂ©es par leur camp.

Et puis, je crois que Spike Lee, comme d’autres figures militantes noires amĂ©ricaines, rĂ©pĂšte une certaine erreur ou omission que j’avais retrouvĂ©e dans le trĂšs bon livre Une colĂšre noire : lettre Ă  mon fils de Ta-Nehisi Coates :

Pour crĂ©er les Etats-Unis d’AmĂ©rique, PremiĂšre Puissance Mondiale depuis un bon demi-siĂšcle maintenant, des Blancs ont massacrĂ© des millions d’Indiens (J’ai lu ou entendu le chiffre de 15 millions d’Indiens tuĂ©s par les EuropĂ©ens aux Etats-Unis) puis ont conclu des accords avec ceux qui restaient voire les ont parquĂ©s comme des sortes de dĂ©chets sur les terres de leurs ancĂȘtres. Bien-sĂ»r, il est probable que des noirs amĂ©ricains, descendants d’esclaves, enrĂŽlĂ©s dans l’armĂ©e amĂ©ricaine aient participĂ©, de grĂ© ou de force, au massacre de ces Indiens « d’AmĂ©rique » : chaque nation sait solliciter ses ĂȘtres « infĂ©rieurs » lorsqu’elle a besoin de bras et de viscĂšres pour accomplir certaines entreprises.

 

DĂšs lors que ce gĂ©nocide originel a pu ĂȘtre menĂ© Ă  bout portant et que les Etats-Unis sont ensuite devenus cette Grande Puissance que nous « savons », il me semble que le reste, malheureusement, suit : MalgrĂ© tout ce que peuvent reprĂ©senter les Etats-Unis d’AmĂ©rique en matiĂšre de dĂ©mocratie et d’avancĂ©e pour l’humanitĂ©, son existence repose sur un gĂ©nocide validĂ© et acceptĂ© par la majoritĂ© de ses habitants

(les noirs amĂ©ricains inclus apparemment ). Il me semble de ce fait Ă  peu prĂšs Ă©vident que parmi ces habitants et citoyens amĂ©ricains, il doit bien s’en trouver quelques uns qui considĂšrent le gĂ©nocide inaugural des Indiens « d’AmĂ©rique » comme une mĂ©morable victoire militaire et raciale au moins de l’homme blanc sur l’homme « non-blanc ».

A partir de lĂ , pour des adeptes du Ku Klux Klan par exemple, les quelques millions de noirs prĂ©sents aux Etats-Unis peuvent ĂȘtre considĂ©rĂ©s comme des encombrants dont on doit pouvoir se dĂ©barrasser comme « on » l’a fait des Indiens. L’issue de la Guerre de SĂ©cession est souvent exhibĂ©e comme l’explication premiĂšre voire principale de la crĂ©ation du Ku klux Klan. Mais le gĂ©nocide des AmĂ©rindiens irrigue sĂ»rement ce sentiment de lĂ©gitimitĂ© et d’invincibilitĂ© qu’ont visiblement bien des adeptes du Ku Klux Klan. Spike Lee n’en parle pas. Et Ă  la fin de son film, la « victoire » (pardon, si j’en dis trop) de son hĂ©ros ressemble Ă  une tarte Ă  la crĂšme. Du fait, aussi, d’une absence de volontĂ© politique d’aller plus loin dans la lutte du Ku Klux Klan. Ce qui signifie que les Etats-Unis d’AmĂ©rique sont une grande nation ambivalente qui continue d’hĂ©siter sur la « nature » de son vrai visage ou de sa vĂ©ritable identité : cagoulĂ©e, ou non, dĂ©mocrate ou raciste, chrĂ©tienne ou autre. En cela, le personnage de Rorschach dans le comics Watchmen du Britannique Alan Moore adaptĂ© ensuite au cinĂ©ma par Zack Snyder (en 2009) est peut-ĂȘtre le prolongement de cette tourmente identitaire propre aux Etats-Unis d’AmĂ©rique.

A moins qu’il faille voir les Etats-Unis comme une nation dĂ©jĂ  beaucoup trop gangrĂ©nĂ©e par son histoire pour pouvoir ĂȘtre sauvĂ©e. Pessimisme que Spike Lee semble observer et interroger Ă  travers le personnage jouĂ© par Harry Belafonte. Harry Belafonte est ici un messager qui traverse l’écran et le temps. Il Ă©tait dĂ©jĂ  un acteur – et un chanteur- reconnu lors de cette pĂ©riode oĂč l’histoire de Ron Stallworth prend forme. Il Ă©tait Ă©galement un militant en faveur des droits civiques des noirs et a cĂŽtoyĂ© diverses personnalitĂ©s de l’époque telles que Martin Luther King. (A)Voir Harry Belafonte , en 2018, dĂ©ja tĂ©moin et acteur de ces mouvements civiques des noirs dans les annĂ©es 60, aprĂšs la double Ă©lection passĂ©e de Barack Obama, donne d’autant plus d’envergure au sujet du film de Spike Lee.

 

Le Pessimisme de Spike Lee est aussi justifiĂ© et prĂ©sent avec ces images rĂ©centes d’émeutes raciales Ă  Charlottesville, dans le sud des Etats Unis, en aout 2017.

 

Quelques signes d’optimisme continuent nĂ©anmoins de clignoter si on les regarde bien :

Pour parvenir Ă  infiltrer le Ku Klux Klan, le hĂ©ros, Ron Stallworth, doit d’abord faire corps avec la police qu’il intĂšgre. Dans les annĂ©es 60, les militants noirs amĂ©ricains qualifiaient les policiers de « pigs » ( « cochons, porcs ») et s’en dĂ©fiaient du fait de la quantitĂ© de bavures policiĂšres Ă  caractĂšre raciste ( dont le film nous donne un aperçu) portĂ©es par un certain nombre d’agents de police. Avant d’infiltrer le Ku Klux Klan, Ron Stallworth rĂ©ussit Ă  se faire accepter de la police, ce qui, a priori, Ă©tait plutĂŽt antinomique.

Et, d’aprĂšs le film, Ron Stallworth trouve ses premiers alliĂ©s parmi des blancs. Ce qui pouvait, d’abord, en apparence, apparaĂźtre irrĂ©alisable.

 

Franck, ce lundi 24 septembre 2018.

 

 

 

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Puissants Fonds/ Livres

Sans Blessures Apparentes

Sans Blessures Apparentes (EnquĂȘte sur les damnĂ©s de la guerre) de Jean-Paul Mari ( 2008).

 

« Je vais sans doute écrire sur votre livre Sans blessures apparentes que je
cite déjà dans un article sur lequel je travaille encore en ce moment ».

 

Je suis l’insouciant qui a Ă©crit cela hier dans un mail Ă  son auteur, Jean-Paul Mari. Cela me paraissait simple Ă  ce moment-lĂ . J’allais « parler » du stress post-traumatique, le sujet de son livre Sans Blessures apparentes, paru en 2008.

 

Jean-Paul Mari est « journaliste-Ă©crivain et grand reporter » (ainsi que rĂ©alisateur de documentaire). J’ai Ă©tĂ© content lorsque Jean-Paul Mari a rĂ©pondu Ă  mon mail. J’ai entrevu une rencontre possible, de nouvelles perspectives. Une espĂšce de conte de fĂ©e. Cet Ă©tat a subsistĂ© quelques secondes ou quelques minutes.

 

Je vais sans doute Ă©crire Ă  propos du livre de Jean-Pierre Mari, Sans blessures apparentes. C’est mon intention.

 

Pourtant, je ne parviens pas à agencer mes phrases correctement. Je suis un ßlot face à des éléments beaucoup plus puissants que lui :

Les reportages de guerre de Jean-Paul Mari ; les expĂ©riences traumatiques vĂ©cues par d’autres figures qui – pendant des annĂ©es- sont apparues comme indĂ©montables et dures au mal.

Des grands reporters. Des militaires de carriÚre. Ces personnages, vous savez, qui inspirent les auteurs de romans, les producteurs et les réalisateurs de cinéma. Et auxquels on a envie de ressembler :

«  Bigger than life ! ». «  You can do it ! ». « Quand on veut, on peut ! ».

Des héros, des légendes, qui convoquent notre dépendance à la mythologie. Des personnes qui ont su bannir ces quelques faiblesses usitées :

Procrastination, lùcheté, suffisance, égoïsme, société de consommation, auto-aveuglement, Ikéa


Des personnes, qui au contraire de l’artiste Paul Personne il y’a plusieurs annĂ©es, se sont abstenues- ont pu s’abstenir- de chanter :

« Donne moi une seconde de courage ».

 

Certaines de ces personnes, de ces personnalités, citées dans le livre de Jean-Paul Mari, tel Hélie de St Marc ou «  Sorj » sont par ailleurs devenues écrivains.

 

Le seul reproche que je ferais au livre Sans blessures apparentes, c’est que l’on y reste beaucoup entre mecs. Y compris lorsqu’il nous raconte certaines de ses sĂ©ances avec son psychiatre-psychanalyste «  aveugle mais clairvoyant », taquin et bienveillant. Ce sera, si je peux me le permettre, ma seule vĂ©ritable critique.

Critique que je nuance tout de suite : peut-ĂȘtre a-t’il Ă©tĂ© impossible Ă  Jean-Paul Mari, pour diverses raisons, d’ĂȘtre suffisamment proche de femmes grands reporters ou militaires de carriĂšre afin de nous faire part, aussi, de leurs expĂ©riences.

 

Mais je crois avoir compris la cause de mon hĂ©bĂ©tude il y’a quelques minutes (ou il y’a quelques semaines : car je reprends cet article ce vendredi 30 novembre 2018) lorsqu’il a Ă©tĂ© question de parler de ce livre-ci de Jean-Paul Mari.

J’ai de l’admiration pour ce que Jean-Paul Mari –et d’autres- ont vĂ©cu. Je m’estime incapable d’aller aussi loin qu’eux. Or, ce livre est le fait de personnes prĂȘtes Ă  prendre des risques insoupçonnĂ©s pour dĂ©couvrir ce qu’elles sont et ce qu’elles font sur terre. Un extrait de Sans Blessures apparentes pour s’en apercevoir :

« (
.) A l’heure de la survie, plus de jeu social, d’interrogations existentielles. En une heure d’assaut, face au danger, le soldat en apprend plus sur lui-mĂȘme que pendant des annĂ©es de bureau ».

Jusque lĂ , l’affiche du cinĂ©ma grand public tient encore le devant de la scĂšne et chacune et chacun trouvera en soi le visage de son hĂ©roĂŻne ou de son hĂ©ros prĂ©fĂ©rĂ©, de celle ou celui qui lui apparaĂźt inĂ©branlable et opĂ©rationnel en toute circonstance.

Cependant, Sans blessures apparentes a peu d’affinitĂ©s avec l’univers de Barbara Cartland.

 

Etre un guerrier ou un battant, c’est bien-sĂ»r beaucoup mieux que d’ĂȘtre une victime ou du bĂ©tail le jour des soldes. Mais l’état de grĂące du guerrier et du battant est provisoire. Dans la vraie vie, les grandes figures apparemment indestructibles ont aussi leurs fissures. Une fois leur Ki lĂ©zardĂ©, Les hĂ©ros dĂ©priment comme n’importe qui voire davantage que n’importe qui. S’il leur faut apprendre Ă  se relever comme tout le monde, le plus difficile pour eux est peut-ĂȘtre de devoir aussi accepter, devant leurs mortes ailes, de se dĂ©couvrir vulnĂ©rables Ă  l’image du commun des mortels.

 

Cet autre extrait de Sans Blessures apparentes peut peut-ĂȘtre nous en convaincre :

 « (
.) Plus la guerre menĂ©e a Ă©tĂ© longue et sauvage, plus le sevrage sera brutal. Soudain tout s’arrĂȘte (
.). Autour d’une nappe blanche, les PrĂ©sidents des deux camps apposent leurs Ă©lĂ©gantes signatures Ă  la plume au bas d’un TraitĂ© et dĂ©cident que la guerre est finie, le chaos rĂ©volu et le crime Ă  nouveau immoral. Ainsi, d’un coup, d’un seul, il faudrait tout oublier ! Redevenir doux comme un agneau, pĂšre attentif, mari aimant, citoyen modĂšle, bien Ă  l’heure le dimanche pour la partie de boules Ă  la sortie de la messe ou de dominos aprĂšs la mosquĂ©e (
.)».

 

 

Ce livre me parle, car dans notre vie « ordinaire », nous pouvons, dans une certaine mesure, ressentir ce que ressentent certains militaires et journalistes qui se rendent au chevet d’un conflit armĂ©. Certaines situations de notre quotidien professionnel et personnel peuvent Ă©galement agir tels des sĂ©rums de vĂ©ritĂ© ou devenir des expĂ©riences traumatisantes ou traumatiques.

Un jour, alors que pendant des années nous avons su et pu grùce à nos forces vives surmonter bien des épreuves et sauver les meubles, nos limites au moins morales peuvent venir toquer à notre porte. Bien que cela ne nous ressemble pas, nous flanchons et nous nous enlisons dans un mauvais polar qui prend le dessus sur notre volonté.

Cela peut ĂȘtre sous la forme d’une ancienne relation affective nocive ou pathologique, fantĂŽme qui revient et dont on a du mal Ă  se dĂ©tacher ; cela peut-ĂȘtre sous la forme d’une addiction ; d’un accident « bĂȘte » ; d’une tentative de suicide ; d’une dĂ©pression ; d’un mal quelconque ; d’une maladie grave. Ou d’un manquement Ă  nos responsabilitĂ©s personnelles et professionnelles.

MĂȘme s’il nous reste alors des (belles) annĂ©es Ă  vivre, notre dĂ©sactivation prononcĂ©e nous indique que nous avons trop exigĂ© de nous-mĂȘmes pendant trop longtemps. Ou que nous nous sommes beaucoup leurrĂ©s sur ce que nous sommes. Il nous reste alors grossiĂšrement deux options : soit nous nous sommes trop Ă©prouvĂ©s et tenons malgrĂ© tout (par orgueil ou par sacrifice) Ă  perpĂ©tuer les mĂȘmes actes ou les mĂȘmes exploits en mĂ©moire d’un passĂ© devenu dĂ©lĂ©tĂšre. Alors, le pire pour nous est Ă  venir sous la forge d’un suicide Ă  retardement ou Ă  prise rapide.

Soit nous comprenons qu’il nous faut changer de vie, de projets, de destinĂ©e, couper le cordon ombilical avec certaines exigences et certains rĂ©flexes de notre passĂ©, et, pour cela, au besoin, nous acceptons de nous faire soutenir et aiguiller par des personnes de confiance, volontaires, rĂ©sistantes et rĂ©demptrices. C’est cette seconde option que Jean-Paul Mari, et plusieurs des personnes dont il parle dans son livre, ont pu choisir.

 

A la fin de son livre, Jean-Paul Mari fournit une bibliographie et adresse des remerciements Ă  des personnes, des professionnels et des associations que l’on aurait tort d’ignorer. C’est peut-ĂȘtre dĂ» Ă  mon insolence, Ă  ma vanitĂ©- et Ă  mon besoin d’une certaine fĂ©minitĂ©- cependant, si la lecture de Sans Blessures apparentes m’a rappelĂ© deux livres qui me semblent avoir des points communs avec lui :

 

Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés ( journal de la consultation souffrance et travail) ( 2008) de Marie Pezé, psychologue-psychanalyste, ouvrage dont Marc-Antoine Roudil et Sophie Bruneau avaient réalisé un documentaire deux ans auparavant.

 

Je ne lui ai pas dit au revoir : des enfants de déportés parlent (1996) de Claudine Vegh, psychiatre-psychanalyste.

Franck Unimon, ce jeudi 16 aout 2018.

 

 

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Présentation

Présentation

 

 

 

 

 

Enfant de Nanterre, en banlieue parisienne, j’ai Ă©tĂ© un petit noir Ă  lunettes et lent qui rigolait trĂšs fort dehors. A la maison, dans notre appartement d’immeuble HLM de 18 Ă©tages, j’ai appris assez vite que j’étais descendant d’esclaves parce-que j’étais noir ; que la France Ă©tait le pays des blancs et que j’avais des devoirs.

 

GrĂące aux cours particuliers de mon papa jusqu’à la tombĂ©e de la nuit et Ă  ses coups de ceintures solaires, je me suis senti concernĂ© par ma scolaritĂ© et me suis senti pousser Ă  l’école primaire certaines facultĂ©s.

Adolescent, je ne suis pas devenu champion d’athlĂ©tisme. J’avais insuffisamment confiance en moi et des blessures ont ratissĂ© mes sprints. Mais je suis un peu plus devenu l’aĂźnĂ© de ma sƓur et de mon frĂšre.

 

A l’approche de ma majoritĂ©, pour me rassurer, j’ai dĂ©cidĂ© d’aller «  provisoirement » travailler comme maman dans un hĂŽpital et de devenir fonctionnaire au lieu d’aller directement Ă  l’universitĂ©, de tenter une Ă©cole de journalisme ou de prendre des cours de thĂ©Ăątre.

Ma peur du chĂŽmage et du Monde ainsi que ma persĂ©vĂ©rance m’ont permis de concrĂ©tiser ce projet Ă  partir de mes 21 ans avec ma formation d’infirmier en soins gĂ©nĂ©raux.

A partir de mes 25 ans, aprĂšs mon service militaire, j’ai dĂ©cidĂ© de travailler exclusivement d’abord en psychiatrie gĂ©nĂ©rale puis en pĂ©dopsychiatrie. Mais je restais attirĂ© par un ailleurs et par les pistes de la polyvalence.

Obtenir un Brevet d’Etat d’éducateur sportif, un DEUG d’Anglais, recevoir une initiation Ă  la criminologie et un certificat d’aptitude en Massage Bien-ĂȘtre a fait partie du parcours.

Faire du judo, du théùtre, un peu de figuration au cinéma, reprendre des cours de théùtre au conservatoire, passer mes deux premiers niveaux de plongée, aussi.

Le journalisme cinĂ©ma avec le mensuel papier Brazil jusqu’au festival de Cannes puis avec le site Format Court s’est ajoutĂ© Ă  mes quelques voyages (Guadeloupe, Yougoslavie, Ecosse, Australie, Japon, IsraĂ«l
.) lectures, Ă©coutes et expĂ©riences. Depuis bientĂŽt deux ans, dans un club d’apnĂ©e, j’apprends Ă  mieux connaĂźtre mon souffle.

 

NaĂźtre Ă  Nanterre et y vivre mes 17 premiĂšres annĂ©es m’a permis de rencontrer bien plus d’Arabes et de blancs (Français ou non) que de noirs (Antillais ou Africains) dĂšs mes dĂ©buts. Aujourd’hui, et depuis bientĂŽt 20 ans (depuis le 11 septembre 2001 officiellement) le jihadisme islamiste fait partie des nouvelles peurs souveraines. Je suis grĂ© Ă  mon enfance Ă  Nanterre de m’avoir permis de me dispenser de certains des prĂ©jugĂ©s qui, bien avant 2001, collaient – dĂ©jĂ - au hennĂ© et Ă  la peau des Arabes, ou de tout ressortissant du Maghreb, du Moyen comme du Proche-Orient. Musulman ou non.

 

Mes relations avec les blancs (Français ou non) ont aussi heureusement Ă©chappĂ© Ă  ce miroir -tant manichĂ©en qu’arachnĂ©en- qui dĂ©clame que le blanc est automatiquement le nazi ou le nĂ©grier du noir ; que la femme est une murĂšne pour l’homme ; Ou que les hommes-eau sont les Ă©pandeurs du Glyphosate, de la ChlordĂ©cone, du MĂ©diator, de leurs clones et dĂ©rivĂ©s, sur le genre humain.

Un jour, il y’a plus de vingt ans, j’ai finalement appris que je « suis » Français ; grĂące Ă  un
Breton qui Ă©tait alors conducteur de train Ă  la SNCF. AprĂšs qu’il m’ait remis sur les rails de ma nationalitĂ©, je ne l’ai jamais revu. Parfois, on rencontre une personne une seule fois et cette rencontre unique, gĂ©nĂ©ralement brĂšve, nous dĂ©livre un peu du sortilĂšge puissant de notre quotidien et de nos habitudes.

NĂ©anmoins, j’ai encore des prĂ©jugĂ©s et des apprĂ©hensions, lesquels sont des chaines de montage dont j’essaie, dans la mesure de mes moyens, de me dĂ©tacher. S’en dĂ©tacher est un ouvrage difficile. Car, oui, le terrorisme et le fanatisme (blanc, noir, autres) existent. Oui, le racisme, l’hypocrisie, l’ignorance et la lĂąchetĂ© (noirs, blancs, masculins, fĂ©minins, autres) existent. Oui, leurs actions, leurs sĂ©quelles et consĂ©quences sont effrayantes, meurtriĂšres et, hĂ©las, souvent gĂ©nĂ©rationnelles. Et, oui, le prĂ©sent et l’avenir de la planĂšte d’un point de vue Ă©cologique, politique, Ă©conomique et social ont de quoi faire dĂ©primer si l’on regarde de prĂšs et constamment bien des coutures et des infrastructures de notre Monde. Face Ă  cela, une des rĂ©actions frĂ©quentes consiste Ă  se contracter, dans son univers, avec celles et ceux que l’on suppose ĂȘtre irrĂ©ductiblement faits des mĂȘmes pensĂ©es et de la mĂȘme sensibilitĂ© que les nĂŽtres. Soit une espĂšce de Big-Bang contradictoire.

 

Avec ce blog, je vais essayer, Ă  mon rythme et Ă  ma mesure, de provoquer des souriciĂšres d’ouvertures, une certaine forme d’amplitude ; de dĂ©guerpir d’une certaine zone d’ignorance comme de certaines peurs. Ma filleule a bien rĂ©sumĂ© mes intentions en parlant d’une «  confrontation des cultures ».

J’espĂšre aussi rĂ©ussir Ă  ĂȘtre drĂŽle chaque fois que cela sera possible.

Franck Unimon, ce lundi 16 juillet 2018.

 

 

 

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Moon France

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Au pays oĂč Candy n’est jamais venue, les Ki non a-w (« Quel est ton nom ? Qui es-tu ? Â» en crĂ©ole guadeloupĂ©en) poussent parfois plus vite que le quinoa. Dans mon pays-paradis, cette poursuite identitaire est une course oppressante et infinie. Elle surgit toujours tandis que je me relĂąche dans un contexte amical telle une incision dans la chair ombilicale. La vie est un combat, si on se ramollit, on crĂšve.

Le Don Quichotte de cette patrouille identitaire est gĂ©nĂ©ralement de type masculin. L’esprit malin, un peu condescendant, il entend alors me prĂ©senter une mĂ©moire-prĂ©toire et incantatoire. Souvent, il fait semblant de m’écouter, mais tient Ă  ce que je l’écoute vraiment, moi, le presque-Ă©masculĂ©, le dĂ©grainĂ© de la terre, tout en se dĂ©solant

– pour moi- de ne pouvoir me croire. Car il me connaĂźt mieux que je ne me connais moi-mĂȘme, moi et mes rĂ©ponses de couard. Alors que je dois dire quel pays je prĂ©fĂšre entre la Guadeloupe et la France. Quelle boisson je prĂ©fĂšre entre le rhum et le vin. Celle que je dĂ©sire le plus pour Ă©pouse entre une femme blanche et une femme noire.

Ainsi, le mari d’une de mes cousines « grecques Â» me questionnant, incrĂ©dule, lors d’un de mes sĂ©jours en Guadeloupe, aprĂšs que je lui eus dit que je me sentais mĂ©tis culturellement :

« C’est une utopie ?! Â».

 

Depuis ce sĂ©jour, plusieurs annĂ©es ont passĂ©. Ma sƓur cadette, qui « n’aimait pas les blancs ! Â», m’a un jour appelĂ© pour m’apprendre que je ce que je lui avais prĂ©dit en rigolant se concrĂ©tisait : elle est dĂ©sormais en couple avec un grand blond aux yeux bleus d’origine allemande et est devenue mĂšre de deux enfants.

Notre frùre benjamin, usager quotidien du Rap, cadre commercial, s’est converti à L’Islam et vit en couple avec une Française d’origine martiniquaise. Ils ont aussi deux enfants.

Moi, je bats dĂ©sormais ma coulpe avec ma femme arrivĂ©e en France Ă  l’ñge de 21 ans en provenance de la RĂ©union et du Maloya. Notre fille avait moins de trois ans lorsque nous l’avons emmenĂ©e avec nous en vacances au « paradis Â». A bientĂŽt cinq ans, elle a une sorte de fascination pour plusieurs de mes bandes dessinĂ©es dont le volume 1 du Chat du Rabbin de Joann Sfar, un des hĂ©ritages de mon dĂ©funt ami, Bertrand-Scapin, pas juif de son vivant, bien qu’il m’amuse maintenant de l’imaginer portant une Kippa sur la tĂȘte.

 

Plusieurs annĂ©es plus tĂŽt, au « pays Â», La mĂšre de ma cousine « grecque Â» m’avait lancĂ©, alors que j’étais encore cĂ©libataire :

« Avec toutes les qualitĂ©s de races qu’il y’a en France, tu finiras bien par trouver une femme ! ». Car, au « pays Â», mon cĂ©libat constituĂ© avait plusieurs fois inquiĂ©tĂ© ma cousine grecque et sa sƓur aĂźnĂ©e, une autre de mes cousines. Et, moi, je les voyais comme des forcenĂ©es de la procrĂ©ation. Des forcenĂ©es modĂ©rĂ©es et novatrices devenant mĂšres une seule fois et vivant toujours avec le mĂȘme homme.

Mais il est inutile de tourner hypocritement autour de la langue. Si je veux pouvoir guĂ©rir un jour de mon mal et redevenir « pur Â», je dois reconnaĂźtre ma faute et ma trahison. Je dois me rĂ©signer Ă  l’admettre :

Je suis une utopie. Je suis un Moon France. Selon le modÚle du cinéma français, je suis un bal à blancs à moi tout seul.

Je suis un marqueur de bounty. Un bug rythmique. Un prĂ©tĂ©rite manufacturĂ© en Chine. Celui dont la peau s’est retournĂ©, qui lave, danse et qui pense plus blanc que blanc. Le volcan La SoufriĂšre est bien plus actif que celui de l’Hexagone mais c’est pourtant la lave de ce dernier qui m’a enseveli dĂšs ma naissance Ă  la maniĂšre de la Montagne PelĂ©e le 8 Mai 1902.

Si je suis une utopie, c’est peut-ĂȘtre parce que la vie peut ĂȘtre plus tenace et plus vorace que le rapace. Et parce-que la France est encore malgrĂ© tout une utopie.

La France, malgrĂ© ou aussi du fait de ses crimes esclavagistes et racistes, fait encore partie de ces pays ou bien des utopies sont possibles. En France, comme dans d’autres pays -et dans d’autres entreprises- bien des personnes de diffĂ©rentes couleurs, de diffĂ©rentes origines sociales et culturelles, de diffĂ©rents genres et orientations sexuelles, de diverses pratiques religieuses, de diverses inclinaisons politiques, peuvent encore se cĂŽtoyer, se rencontrer et s’allier alors qu’à l’intĂ©rieur des frontiĂšres de leur pays et de leur Histoire « d’origines Â», les mĂȘmes se haĂŻraient et s’entretueraient Ă  vue et Ă  vie.

 

Il est des environnements, des pĂ©riodes, des ilots et des lieux, certes fragiles, Ă©parpillĂ©s voire distants Ă  la façon des Ă©toiles, oĂč l’impossible est possible. OĂč plus que la couleur de peau, l’origine sociale ou les pratiques religieuses et sexuelles, ce qui importe le plus entre les ĂȘtres humains, c’est les intentions et les attentions communes.

 

En traversant la mer, les esclavagistes europĂ©ens (mais aussi tous les autres avant eux) ignoraient sans doute que la traite nĂ©griĂšre les lieraient, eux et leur « patrie Â», par delĂ  les siĂšcles, aux descendants des esclaves pour le meilleur et pour le pire. Le « pire Â», pour certains, ce peut ĂȘtre simplement de partager le monde avec un non-blanc ou un « non-quelque chose Â».

En France, et ailleurs, on peut sans doute aussi voir dĂ©sormais chaque attitude ou chaque crime raciste comme une tentative d’avorter de ce passĂ© et de ce viol esclavagiste ou colonialiste afin de redevenir une race ou un pays « pur Â», symboles d’une vie et d’un monde supposĂ©s « meilleur Â» ou paradisiaque. Ce qui est une utopie d’un autre genre.

 

Le jour oĂč j’ai dĂ©couvert ma figure d’utopie, le mari de ma cousine grecque avait peut-ĂȘtre oubliĂ© qu’à leur arrivĂ©e en Guadeloupe, aprĂšs l’abolition de l’esclavage, les Zendyens, perçus comme des traitres, Ă©taient alors des « vagabonds qui vivaient dans les bois Â». IntĂ©grĂ©s depuis Ă  la sociĂ©tĂ© guadeloupĂ©enne, il peut nĂ©anmoins subsister Ă  l’encontre de certains d’entre eux, une certaine virulence pour leur rĂ©ussite sociale et Ă©conomique, s’exprimant par exemple par quelque «  Zendyen DĂ©wĂČ ! Â» aperçu un jour sur un mur.

Et l’HaĂŻtien, aujourd’hui, aussi noir que le GuadeloupĂ©en, descendant direct de la premiĂšre rĂ©publique noire Ă  s’ĂȘtre affranchie de l’esclavage bien avant la Guadeloupe, y est pourtant le plus mĂ©prisĂ© des ĂȘtres.

 

 

J’ai encore le souvenir de l’attitude ouvertement raciste d’un de mes oncles envers un HaĂŻtien qui demandait un renseignement devant la demeure familiale paternelle Ă  Morne-Bourg. Une attitude aussi viscĂ©rale que dĂ©placĂ©e Ă  propos de laquelle l’homme haĂŻtien, aussi poliment que calmement, avait interpellĂ© mon oncle arque-boutĂ© sur sa rage soudaine :

« Mais pourquoi vous me parlez mal  comme ça? Â». Mon oncle avait continuĂ© Ă  dĂ©blatĂ©rer son rejet avec l’assurance de celui qui est chez lui et se sent toute lĂ©gitimitĂ© pour se comporter de cette maniĂšre. Et, moi, d’emblĂ©e matraquĂ© – et soumis- par l’autoritĂ© de mon oncle, j’étais restĂ© rĂ©duit au rĂŽle de tĂ©moin captif et passif.

HaĂŻti, c’est pourtant le pays du Kompa, cette musique qui a beaucoup fait danser les GuadeloupĂ©ens et les GuadeloupĂ©ennes – et qui continue de le faire- jusqu’à ce que l’irruption du Zouk dans les annĂ©es 80 avec le groupe Kassav’ en meneur vienne contrebalancer la suprĂ©matie du Kompa. Une musique sur laquelle mon oncle, comme tant d’autres, a pu aiguiser sa cadence et sa vigueur d’homme viril.

HaĂŻti, c’est aussi le pays des Ă©crivains RenĂ© Depestre, Dany LaferriĂšre (devenu membre de l’AcadĂ©mie française par la suite en 2013), des Fugees, du cinĂ©aste Raoul Peck ou encore, avant eux, de l’artiste Jean-Michel Basquiat. Mais depuis la terrasse de notre maison familiale ce jour-lĂ , pour mon oncle, un HaĂŻtien Ă©tait l’équivalent d’un vaurien.

Si je l’avais interrogĂ©, mon oncle m’aurait sans doute affirmĂ© que cet HaĂŻtien faisait du repĂ©rage afin, ensuite, de venir cambrioler les environs. En France et ailleurs, d’autres possĂšdent la mĂȘme logique Ă  propos des noirs (haĂŻtiens, guadeloupĂ©ens ou africains) des Arabes ou des gens du voyage.

 

La Guadeloupe est un paradis. Oui. Un paradis oĂč couvent pourtant bien des tensions Ă©galement raciales.

 

C’est peut-ĂȘtre aussi parce-que c’est une Ăźle, qu’on y vit beaucoup entre soi : si la France, St Martin, les Saintes, Marie-Galante, voire Miami ou Cuba sont des destinations courantes depuis la Guadeloupe, la Martinique, Ăźle voisine, semble peu faire partie des projets de voyage. Dans ma famille, je crois que trois ou quatre personnes s’y sont rendues. Le mari (aujourd’hui dĂ©cĂ©dĂ©) de ma tante paternelle Ă©tait martiniquais.

Si je prends mon seul exemple, malgrĂ© prĂšs de dix sĂ©jours en Guadeloupe pour une durĂ©e allant de dix jours Ă  deux mois, je ne suis jamais allĂ© en Martinique. Alors que j’ai un ami d’enfance d’origine martiniquaise et que notre culture antillaise de jeunes nĂ©gro-politains a incontestablement contribuĂ© Ă  me rapprocher de lui et de ses deux frĂšres. Aujourd’hui, je regrette d’avoir manquĂ© l’occasion de rencontrer AimĂ© CĂ©saire. Il y’a plusieurs annĂ©es, une copine blanche m’avait racontĂ© sa rencontre avec celui-ci alors qu’il occupait dĂ©jĂ  un poste honorifique. J’avais dĂ» me contenter de lui dire qu’elle avait fait, lĂ , une rencontre historique. Sauf que cette histoire lui appartenait dĂ©sormais car tout le mĂ©rite de cette rencontre lui revenait.

 

Cependant, on peut trĂšs bien vivre en Guadeloupe malgrĂ© tout. Tout pays a ses impasses. On peut trĂšs bien vivre en se contentant de son Ăźle, de son arrondissement, de sa ville, de sa banlieue, de sa citĂ©, de sa province, de sa ligne de bus ou de transports habituelle. En France, il est bien des provinciaux qui se dispensent trĂšs bien de la vie parisienne. Et s’il est bien des parisiens pour lesquels sortir de leur arrondissement revient Ă  s’exiler dans un lieu de perdition, il est d’autres parisiens ou banlieusards parisiens trĂšs contents de quitter Paris et ses environs.

En Guadeloupe, mes compatriotes sauront me rappeler qu’il est bon nombre de mĂ©tropolitains qui sont trĂšs contents de venir s’installer au pays. Et que le climat y est plus sain et plus agrĂ©able. C’est un fait.

Le mari de ma cousine grecque avait conclu :

« Ici, personne ne te rejettera Â».

 

J’aimerais le croire.

 

Mais j’ai Ă©tĂ© fait en France et, pour moi, ça n’a pas toujours Ă©tĂ© la fĂȘte d’ĂȘtre dans « mon Â» pays-paradis. A cheval entre au moins deux cultures, en allant de l’une Ă  l’autre, je dois refaire mon assiette. On me soupçonne certainement d’expulser discrĂštement le piment de mes plats au bĂ©nĂ©fice du ciment.

En naissant en mĂ©tropole, j’ai acquis le statut de mort-nĂ© aux yeux d’un certain nombre de mes compatriotes. Aussi, pour une bonne partie d’entre eux, dĂšs l’enfance et mes premiers sĂ©jours de vacances dans « mon pays Â», j’étais un revenant, un mort-vivant ignorant tout de son histoire et de ses origines. Une sorte de bĂątard qui devait faire ses preuves.

 

Or, dans « mon Â» pays, bien des bouches sont des Djol-geĂŽles. HĂ©bĂ©tĂ©es par de multiples viols trĂ©passĂ©s, nos bouches n’ont pas le cachet d’immeubles des Batignolles ou de rĂ©sidences bĂ©kĂ©s.

 

On essaie parfois de fuir le cuir de la souffrance Ă  bord du sourire de bagnoles et de motos puissantes, en prenant de grands braquets de gnole, en vivant et en coquant sans ceinture et sans prĂ©cautions, en propulsant sa descendance, sa fiertĂ© et sa parole mĂȘme si, en dĂ©finitive, notre vie gardera la taille d’une Ăźle dĂ©formĂ©e par l’ignorance et l’impuissance de nos origines.

Je suis allĂ© plusieurs fois Ă  la Pointe. Avant ma naissance, on y comblait des marĂ©cages. Je le sais parce qu’on me l’a racontĂ©. Pourtant, mes grands-parents, originaires de Petit-Bourg, des Saintes, de Marie-Galante et du Gosier ne m’ont jamais parlĂ© de l’esclavage.

A propos de ma plus ancienne aĂŻeule identifiĂ©e au Gosier, Anne Lollia, dont la naissance est rĂ©pertoriĂ©e en 1777, j’ai ces indices : « NĂ©e en Afrique Â» ou « Origine inconnue Â». J’ai portĂ© ce nom maternel jusqu’à mes six ans en vivant avec ma mĂšre et mon pĂšre.

Une de mes amies martiniquaises sait que ses ancĂȘtres venaient de l’ancien royaume du Dahomey (l’actuel BĂ©nin), du Ghana, d’Inde et mĂȘme d’Allemagne. Moi, malgrĂ© mes recherches complĂ©tĂ©es avec celles de Michel Rogers que j’avais contactĂ©, mes connaissances gĂ©nĂ©alogiques , Ă  ce jour, se limitent Ă  la Guadeloupe.

 

J’aimerais parfois savoir faire parler les vagues.  

La Musique a pour elle de pouvoir inciter Ă  la chaloupe et Ă  la transe et de faire de nous les navigateurs possibles de l’impossible voyage comme de tous les voyages. De Nantes Ă  Bordeaux, en pensant par la Rochelle et d’autres villes telles Marseille, Brest, St Malo, Le Havre et d’autres, berceaux de certains ports nĂ©griers qui ont contribuĂ© Ă  la grandeur Ă©conomique et culturelle de la France, je suis content, moi, le Moon France, de pouvoir me dĂ©placer sans me cacher comme mes ancĂȘtres n’auraient jamais pu l’imaginer il y’a encore deux cents ans.

Je ressens encore un grand sentiment de victoire, voire une sorte de gratitude, lorsqu’il y’a une bonne vingtaine d’annĂ©es maintenant, Ă  Edimbourg, Brigid, une amie Ă©cossaise d’origine anglaise, m’avait appris chez elle, qu’un de ses grands-parents ou arriĂšre-grands-parents Ă©tait nĂ©grier. Elle avait sans doute eu plus besoin de me le dire, que moi de l’apprendre. Cela avait sans doute Ă©tĂ© sa maniĂšre de tenter de se libĂ©rer un peu plus de cet hĂ©ritage qu’elle dĂ©sapprouvait. Et, j’avais Ă©tĂ© celui qui lui avait offert cette possibilitĂ©.

 

En restant toujours enfermĂ© dans notre communautĂ© parce-que nous avons peur de l’Histoire, nous manquons bien des occasions de nous en libĂ©rer comme de permettre Ă  d’autres de s’en libĂ©rer.

 

Des bavures sociales, policiĂšres et politiques peuvent donner Ă  la France et Ă  d’autres pays les mĂȘmes Ă©clats que ceux du Klan, Ă©cran total sur une histoire qui compte encore trop de rentiers. Mais ces rentiers et leurs rĂ©cents disciples ont perdu le statut de divinitĂ©s et de grands sorciers de leurs aĂźnĂ©s. Nous les savons aussi colonisĂ©s par les tournis de leurs peurs, de leurs superstitions et de leurs intĂ©rĂȘts.

 

J’ai longtemps cru que l’esclavage se rĂ©sumait Ă  des Blancs venant se servir en marchandise humaine sur les Ă©tals Ă  ciel ouvert – et gratuits- de l’Afrique. A coups de triques, de crosses, de fouets et d’armes Ă  feux, rĂ©pliques anachroniques et composites des meurtres racistes d’hier et d’aujourd’hui. Mais dĂ©crite comme cela, la tragĂ©die reste incomplĂšte car, noir ou blanc, l’ĂȘtre humain reste le mĂȘme : La cupiditĂ©, la lĂąchetĂ©, le sentiment de supĂ©rioritĂ© sur une autre ethnie, le besoin de revanche sur un peuple voisin ou ennemi de quelques meneurs font malheureusement partie de l’histoire de l’humanitĂ© que celle-ci soit noire, blanche, jaune ou arabe.

Lorsque les EuropĂ©ens, plusieurs siĂšcles aprĂšs les Arabes, arrivent en Afrique pour « dĂ©velopper Â» leur logistique nĂ©griĂšre en vue de poursuivre leur croissance Ă©conomique, ils dĂ©barquent plutĂŽt en terrain inconnu :

Pas de GPS ; pas de liaison satellite ; pas d’internet ; pas de carte routiĂšre et de randonnĂ©e dĂ©taillĂ©e ; pas d’avion ou d’hĂ©licoptĂšre de reconnaissance ; pas de Jeep ; pas de TGV assurant une liaison rapide et directe avec des gisements d’Africains en excellente condition physique. Pas de drones pour se repĂ©rer.

L’Afrique, c’est quand mĂȘme une surface un petit peu plus grande qu’un Eurodisney, qu’un Stade de France ou un Central Park. C’est aussi une autre topographie, un climat, une faune et une flore diffĂ©rents. Il faut pouvoir s’y adapter. Cela peut prendre des annĂ©es. Or, tout entrepreneur, mĂȘme au 16Ăšme et au 17Ăšme siĂšcle, cherchait plutĂŽt Ă  rentabiliser au plus vite ses investissements. Les nĂ©griers, ces entrepreneurs alors dĂ©clarĂ©s « d’utilitĂ© publique Â», avaient donc des raisons de se faire « aider Â» ou assister par des connaisseurs ou des initiĂ©s. Des locaux en particulier mĂȘme s’il a sĂ»rement pu se trouver des aventuriers europĂ©ens, « connaisseurs Â» de l’Afrique, acceptant de louer leurs services.

Il peut exister bien des raisons pour expliquer le fait que certains noirs africains aient pu travailler «  main dans la main Â» avec le Blanc colonisateur et esclavagiste pour permettre le « bon dĂ©roulement Â» de la traite nĂ©griĂšre. Comme il existe bien des raisons et bien des motivations au fait que des individus dĂ©cident, un jour, de se livrer Ă  l’espionnage contre les intĂ©rĂȘts de leur pays d’origine : appĂąt du gain, besoin de reconnaissance et de revanche, l’attrait ou la fascination idĂ©ologique
.

Le Blanc colonisateur et esclavagiste, ici, a pour moi le visage du Diable. Mais un Diable, puissant, Ă©nivrant, arrivant de l’Au-delĂ  du Monde et de la vie et de la mort, sur d’énormes navires, avec un armement, des vĂȘtements, des langues et des usages inconnus et surprenants. Aujourd’hui, on retient principalement l’issue de la tragĂ©die de l’esclavage. Mais, avec un petit peu d’imagination, on peut concevoir que voir dĂ©barquer ces Blancs dans de telles conditions ait pu susciter au moins une trĂšs forte fascination ainsi qu’une mĂ©fiance Ă©quivalente Ă  celle que l’on peut ressentir lors d’une rencontre du troisiĂšme type. La fin du film Apocalypto de Mel Gibson restitue bien, je trouve, cette ambivalence vis-Ă -vis du Blanc colonisateur que l’on rencontre pour la premiĂšre fois.

 

Je crois aussi Ă  cette idĂ©e (elle n’est pas de moi) selon laquelle, les noirs africains complices ont ensuite pu ĂȘtre dĂ©passĂ©s par le dĂ©veloppement intensif, Ă  une Ă©chelle industrielle, de la traite nĂ©griĂšre, rĂ©sultante de ces buts et idĂ©aux Ă  atteindre que bien des dirigeants et cadres actuels continuent de voir comme les principaux Ă  envisager et poursuivre dans l’existence : Performance, rentabilitĂ©, fric.

 

Cette « trinitĂ© Â» a pour elle, d’avoir aussi permis bien des avancĂ©es dans bien des domaines. MĂȘme si on peut aussi contester et regretter les consĂ©quences de ces avancĂ©es : Sans ce culte de la performance, de la rentabilitĂ© et du fric, aujourd’hui, internet et la tĂ©lĂ©phonie mobile, par exemple, n’existeraient probablement pas.

 

Mais lorsque les EuropĂ©ens dĂ©clenchent l’esclavage au 16Ăšme siĂšcle, internet et la tĂ©lĂ©phonie mobile sont peut-ĂȘtre prĂ©sents uniquement dans un dĂ©lire que personne n’écoute ou n’est en mesure de comprendre et de rĂ©aliser.

Et, L’Afrique, alors, c’est aussi, et dĂ©jĂ , d’abord, tout simplement, un continent habitĂ© par des ĂȘtres humains qui ressentent et qui pensent. Il a sĂ»rement Ă©tĂ© trĂšs pratique et il est sĂ»rement trĂšs pratique de vouloir considĂ©rer les Africains d’hier et d’aujourd’hui

(et, plus généralement, tout immigré ou toute personne déclassée ou déconsidérée socialement ou économiquement) comme de grands TÚbÚs et des Kouyons immatures. Si le but a été ou est de privilégier le commerce de leur corps et non celui de leurs capacités à ressentir, penser et à créer.

La capacitĂ© d’un ĂȘtre humain Ă  disposer de son propre corps rĂ©vĂšle beaucoup de ses expĂ©riences comme de la perception qu’il a (« flatteuse Â» ou «  dĂ©valorisante Â») de son statut dans le monde et dans la vie. Il y’a quelques annĂ©es, « pour Â» le mensuel de cinĂ©ma Brazil, j’avais interviewĂ© une cĂ©lĂšbre chorĂ©graphe, danseuse, actrice et rĂ©alisatrice.

J’ai de l’admiration pour les danseuses et danseurs professionnels ainsi que pour les chorĂ©graphes et leur travail. Pour leur rapport au corps, Ă  l’espace, au temps, Ă  la respiration. Et pour ce qu’ils peuvent nous faire vivre et nous dire du monde. Bien-sĂ»r, je pourrais dire ça Ă  propos de tout artiste (musicien, peintre, chanteur ou Ă©crivain ou autre) mais aussi de toute personne dont la crĂ©ation, l’interprĂ©tation ou la simple prĂ©sence me touche.

 

Cependant, au cours de l’entretien, j’ai avancĂ© la remarque suivante Ă  peu prĂšs dans ces termes :

« C’est vrai que le corps est une prison
. Â».

Notre chorĂ©graphe-rĂ©alisatrice-actrice a aussitĂŽt dĂ©menti avec un petit rire :

« Non, non ! Le corps n’est pas une prison ! Â». Pendant l’interview, elle m’a donnĂ© l’exemple d’un handicapĂ© physique qui, grĂące Ă  la danse, «  Ă©tait libre dans son corps Â».

Devant son assurance, je me suis alors senti inappropriĂ© et incompĂ©tent. Son exemple me parlait. Elle Ă©tait sincĂšre. Et, depuis son piĂ©destal et son maintien de chorĂ©graphe, danseuse et rĂ©alisatrice reconnue dont j’aimais- et aime- le travail et la personnalitĂ©, elle faisait autoritĂ© en matiĂšre de corps, de rĂ©flexion et de libertĂ©.

Pourtant, j’avais des raisons- mes raisons- qui me permettaient d’affirmer que le corps est une prison. Mais, ce jour-lĂ , j’avais uniquement mes intuitions pour tout argument. Ce qui est trĂšs peu pour engager une personne qualifiĂ©e et expĂ©rimentĂ©e dans un dĂ©bat contradictoire lors d’un entretien -de quelques minutes- accordĂ© en fin de journĂ©e par courtoisie et par professionnalisme. D’autant que par cette prompte dĂ©nĂ©gation (« Non, non ! Le corps pas une prison ! Â») en quelques secondes, cette danseuse-chorĂ©graphe m’avait rĂ©vĂ©lĂ© – j’ignore dans quelle mesure elle s’en est aperçue- qu’elle et moi avions sans doute Ă©voluĂ© dĂšs nos premiers pas dans deux mondes opposĂ©s :

 

De mon point de vue, dans son monde, elle avait toujours ou souvent connu plus de facilitĂ©s et de libertĂ©s que moi dans le mien et, ce, depuis l’enfance. Ce jour-lĂ , cette danseuse-chorĂ©graphe- rĂ©alisatrice, si crĂ©ative, si performante, si accomplie et si libre, m’avait appris ou rappelĂ© que, quiconque bĂ©nĂ©ficie d’une certaine libertĂ©, voire de certaines facilitĂ©s pour jouir de cette libertĂ©, a beaucoup de mal Ă  concevoir et Ă  accepter la violence du contraire de la libertĂ©.

 

Je devrais ajouter qu’une personne habituĂ©e Ă  une grande libertĂ© sera vraisemblablement plus traumatisĂ©e si elle doit perdre toute ou partie de cette libertĂ© et de l’insouciance qui l’aurĂ©ole, en comparaison avec une autre personne toujours ou souvent conditionnĂ©e, ou dressĂ©e, et qui l’accepte, Ă  penser qu’elle a droit
 Ă  une rĂ©tention plus ou moins forte de libertĂ© et d’insouciance.

 

Et je me dois aussi d’ajouter que l’ĂȘtre humain peut, jusqu’à un certain point, rĂ©ussir Ă  se soustraire Ă  des conditions de vie sensiblement dĂ©favorables. C’est ce que nous vend et nous proclame notre sociĂ©tĂ© occidentale moderne si humaine et si dĂ©mocratique en nous exposant de temps Ă  autre l’exemple de telle personnalitĂ© partie de « rien Â» et qui a «  rĂ©ussi Â». Mais cette « rĂ©ussite Â» nĂ©cessite de fournir plus d’efforts, plus de sacrifices ; de prendre plus de risques symboliques ou physiques (les migrants qui se noient en mer en fuyant leur pays sont une des extrĂ©mitĂ©s mortelles de cette prise de risques physiques) ; de savoir et de pouvoir bĂ©nĂ©ficier d’un entourage (une personne peut suffire Ă  reprĂ©senter cet entourage) protecteur, encourageant et durable mais aussi de l’opportunitĂ© de certaines rencontres dĂ©cisives lorsque celles-ci ont lieu. Et, Ă©videmment, de disposer de suffisamment d’estime de soi et d’optimisme en l’avenir pour oser/s’autoriser Ă  partir Ă  l’aventure. Et d’un peu de chance. On respire. Ces derniĂšres phrases ont Ă©tĂ© particuliĂšrement longues.

Lorsque les esclavagistes europĂ©ens arrivent en Afrique noire au 16Ăšme et 17Ăšme siĂšcle avec leurs « grands Â» projets, j’ignore bien-sĂ»r quel sentiment de libertĂ© et d’épanouissement Ă©tait celui des Africains- parmi eux, mes ancĂȘtres- vis-Ă -vis de leur existence et de leur condition sur terre. Pour des raisons Ă  ce jour encore pour moi trĂšs mystĂ©rieuses, mes ancĂȘtres africains se sont abstenus de me faire parvenir leur journal intime.

Mais il est des besoins Ă©lĂ©mentaires communs Ă  tous les ĂȘtres humains quel que soit leur niveau supposĂ© de libertĂ©, d’épanouissement, de culture et d’intelligence :

L’instinct de survie et le besoin de sĂ©curitĂ© sont partagĂ©s et privilĂ©giĂ©s par tous les ĂȘtres humains quelle que soit l’époque. L’AutoritĂ© politique, religieuse, morale, militaire, spirituelle, intellectuelle, culturelle ou scientifique qui sert de rĂ©fĂ©rence et de protection aux ĂȘtres humains peut les influencer jusqu’à un certain point. Ce point dĂ©passĂ©, les ĂȘtres humains ont comme une sorte de prise de conscience qui peut les extraire ou les sortir de cette subordination ou de ces accords qu’ils avaient contractĂ©s avec leurs AutoritĂ©s de rĂ©fĂ©rence. Les ĂȘtres humains redeviennent alors des individus principalement inspirĂ©s par leurs instincts et font alors des choix cruciaux :

 

Continuer de croire l’AutoritĂ© qu’ils se sont choisis et la servir coĂ»te que coĂ»te. Rejeter cette AutoritĂ© et la combattre. Se mettre Ă  l’abri de cette AutoritĂ© qui est devenue suspecte, qui a menti ou a failli. Continuer d’accepter l’AutoritĂ© bien qu’avec certaines rĂ©serves et critiques, tout en espĂ©rant que tout va bien finir par s’arranger.

Actuellement, par exemple vis-Ă -vis du rĂ©chauffement climatique, mĂȘme si certaines initiatives sont prises par diffĂ©rentes volontĂ©s et que beaucoup d’entre nous essayons de faire des efforts, nous continuons d’accepter les dĂ©cisions des AutoritĂ©s – bien que nous ayons des critiques et des rĂ©serves- en espĂ©rant que tout va bien finir par s’arranger ou que nous parviendrons Ă  passer au travers des catastrophes annoncĂ©es.

 

 

Pendant la Seconde guerre Mondiale, en France, lors de l’invasion nazie, des millions de Français ont fui « l’occupant Â». Parmi celles et ceux qui ont fui, certains se sont faits rĂ©sistants. D’autres sont restĂ©s pour rĂ©sister. D’autres encore ont quittĂ© leur pays, dont des Français des anciennes colonies françaises, pour entrer dans la rĂ©sistance. Des Français sont restĂ©s sur le territoire français et ont collaborĂ© avec l’ennemi. Des Français, en restant, ont espĂ©rĂ© passer au travers de l’horreur nazie et se sont faits attraper et dĂ©porter. Des Français, en restant sur place, sont parvenus Ă  passer au travers de l’horreur nazie.

 

L’histoire de l’esclavage, telle qu’elle m’avait Ă©tĂ© racontĂ©e au dĂ©part d’abord par mon pĂšre , donnait l’impression que, durant plusieurs siĂšcles, des millions d’Africains Ă©taient restĂ©s au bord de l’eau en thalasso, prĂšs de la mer, confectionnant tranquillement qui-un poulet braisĂ©, qui-une nouvelle danse pour la prochaine fĂȘte du village. Tout cela, en restant Ă  portĂ©e des Blancs ; Les Blancs, des intrus-hooligans, revenaient des centaines de fois avec leurs bateaux dernier cri et venaient casser l’ambiance juste pour se consacrer Ă  la derniĂšre tendance alors en vogue en occident :

Attraper des Africains, détruire leurs villages, leur histoire, leurs communautés et leurs familles, en faire des esclaves et repartir avec eux en Europe et en Amérique.

Puis, les Blancs revenaient Ă  nouveau quelques temps plus tard pour recommencer avec la mĂȘme obsession les mĂȘmes pratiques : faire provision de membres africains afin de rĂ©pondre Ă  la forte demande de cette matiĂšre en occident.

Je traduis cela aujourd’hui avec une Ă©vidente dĂ©rision car c’est ma façon d’essayer d’attĂ©nuer la violence traumatique de cette expĂ©rience. Des compatriotes- et d’autres- me reprocheront sans doute d’aborder ce sujet avec trop de « lĂ©gĂšretĂ© Â». On me reprochera sans doute de manquer de respect Ă  mes ancĂȘtres et de les humilier une nouvelle fois. Cela signifiera surtout, selon moi, que j’ai une façon diffĂ©rente de la leur, de rĂ©agir au mĂȘme Ă©vĂ©nement traumatique. C’est tout.

En l’an 2000, le groupe ivoirien Magic System a composĂ© le tube Premier Gaou. Lorsque je repense Ă  l’esclavage, je ne peux m’empĂȘcher de penser Ă  la morale de cette chanson.

Je peux concevoir l’effet de surprise lorsque les EuropĂ©ens sont arrivĂ©s les premiĂšres fois en Afrique au 16Ăšme ou 17 Ăšme siĂšcle pour dĂ©buter leur « commerce Â» esclavagiste :

Usant d’une stratĂ©gie de proxĂ©nĂšte envers les Africains rencontrĂ©s – en leur promettant une vie extraordinaire par delĂ  les ocĂ©ans- ou d’une stratĂ©gie frontale et militaire, les « premiĂšres fois Â», les EuropĂ©ens ont pu parvenir Ă  leurs fins.

Mais par la suite, il m’est difficile de croire que peu d’Africains aient cherchĂ© Ă  fuir les EuropĂ©ens esclavagistes. En les combattant ou en se cachant aussi loin et aussi vite que possible en se rendant dans d’autres contrĂ©es africaines. Dans des endroits oĂč, un certain nombre de fois, des EuropĂ©ens ont ensuite Ă©tĂ© guidĂ©s par d’autres Africains complices, commerçants ou contraints.

Selon un ouvrage comme LĂ  oĂč les NĂšgres sont Maitres de l’historien Randy J Sparks, les esclavagistes europĂ©ens prĂ©sents aux abords de la CĂŽte de l’Or (le Ghana actuel) restaient sur le littoral avec leurs navires pendant des mois tandis que certains intermĂ©diaires africains (parmi les Fante et les Ashanti) se chargeaient de leur ramener des esclaves moyennant finances et d’autres accords.

 

J’imagine que certains Africains, fuyant l’esclavage et les EuropĂ©ens, ont pu se voir refuser l’accĂšs Ă  certains territoires oĂč ils espĂ©raient trouver refuge par d’autres ethnies rivales ou ennemies se comportant alors comme les propriĂ©taires d’un club privĂ©. Ce qui correspond d’ailleurs Ă  l’attitude actuelle des dirigeants politiques occidentaux face aux migrants (d’Afrique ou d’ailleurs) qui tentent dĂ©sespĂ©rĂ©ment de fuir leur pays du fait de la guerre, de conditions Ă©conomiques dĂ©favorables, et, bientĂŽt, du fait des conditions climatiques qui se dĂ©gradent de plus en plus.

A l’époque de l’esclavage « atlantique Â», comme aujourd’hui, la « supĂ©rioritĂ© Â» militaire des EuropĂ©ens et des occidentaux a aussi contribuĂ© Ă  la « grande rĂ©ussite Â» de la traite nĂ©griĂšre. Cette histoire se rĂ©pĂšte malheureusement : dĂšs qu’une nation, un peuple ou une entreprise « conquĂ©rant( e ) Â» ou « colonisateur/trice Â» dispose d’une force de frappe militaire, politique, culturelle et/ ou Ă©conomique particuliĂšrement agressive et dominante, celle-ci ou celui-ci peut s’imposer Ă  d’autres nations, peuples, cultures ou « espĂšces Â» diffĂ©rentes, dominĂ©es ou estimĂ©es « infĂ©rieures Â».

Dans bien des scĂ©narios d’Ɠuvres cinĂ©matographiques ou littĂ©raires, il est assez usuel d’imaginer que les extra-terrestres, si l’humanitĂ© a la possibilitĂ© de subsister jusqu’à cette rencontre du troisiĂšme type, puissent ĂȘtre une espĂšce prĂ©datrice du genre humain. Ce qui est peut-ĂȘtre le reflet de cette culpabilitĂ© qu’une partie de l’humanitĂ© Ă©prouve vis-Ă -vis des crimes qu’elle a dĂ©ja pu commettre et continue de commettre. Les extra-terrestres Ă©tant alors des chargĂ©s de mission destinĂ©s Ă  venir punir l’humanitĂ© pour tous ses crimes et pĂ©chĂ©s passĂ©s, prĂ©sents et futurs.

Mais je crois assez peu probable, finalement, que cette rencontre du troisiĂšme type puisse avoir lieu tel qu’on se l’imagine, le redoute ou le souhaite gĂ©nĂ©ralement.

D’autant que l’ĂȘtre humain est suffisamment douĂ©, dĂ©viant, fou ou nĂ©vrosĂ© pour se finir lui-mĂȘme. Une histoire comme Terminator raconte aussi comment l’ĂȘtre humain, si savant, peut exceller Ă  fabriquer de maniĂšre hautement sophistiquĂ©e la crĂ©ature de sa propre mort. Alien, comment un groupe pharmaceutique et industriel en situation de monopole peut, en croyant pouvoir domestiquer l’expression instable et sauvage de la mort, contribuer Ă  son Ă©pidĂ©mie. Et sans aller aussi loin, l’ingĂ©niositĂ© de l’ĂȘtre humain pour inventer de nouvelles armes et de nouvelles mĂ©thodes de management de plus en plus perfectionnĂ©es afin de s’entre-tuer et de mieux en mieux juguler les libertĂ©s des espaces et des ĂȘtres suffit pour entrevoir notre potentiel mortifĂšre.

 

Il me semble donc Ă©vident au vu de l’histoire de l’humanitĂ©, que si une rencontre du troisiĂšme type avait nĂ©anmoins lieu, que les extra-terrestres auraient tout intĂ©rĂȘt Ă  disposer d’un minimum de dĂ©fense militaire le jour de cette rencontre s’ils veulent pouvoir Ă©chapper au statut de cobayes, de parias, de produits de commercialisations
ou d’esclaves.

Loin de toutes ces mauvaises vibrations, si mes grands-parents ne m’ont jamais parlĂ© de l’esclavage, mes parents, eux, ne m’ont pratiquement jamais parlĂ© de l’Afrique.

Je peux dĂ©tailler :

Mes parents ne sont jamais allĂ©s en Afrique et n’ont jamais manifestĂ© le moindre souhait de se rendre en Afrique dans quelque pays d’Afrique que ce soit. Mes parents sont comme la majoritĂ© des Antillais que je connais depuis mon enfance. Nous savons qu’avant les Antilles, il y’avait une autre histoire. Nous percevons encore fortement les Ă©chos ou les balafres de cette histoire au moins dans la musique, la danse, la transe, la cuisine, certains ustensiles de cuisine. Ou certains mots. Lorsque je scrute par exemple le mot « DjĂČk Â», nom d’une revue Ă©ditĂ©e par une association antillaise que mon pĂšre frĂ©quentait du cĂŽtĂ© de Pigalle ou d’Anvers dans les annĂ©es 70, il me semble que ce mot est totalement dĂ©pourvu de toute entrĂ©e ou racine latine ou grecque pouvant le rattacher Ă  la langue française. Pareil pour les mots « Tenbrak Â» ou « DonbrĂ© Â». A moins que ces mots aient une origine arawak ou caraĂŻbe.

Quoiqu’il en soit, j’ai l’impression que, mĂȘme lorsque nous la citons, l’Afrique reste floue. J’ai le sentiment que l’Afrique reste une expĂ©rience exogĂšne ou Taboue. Elle reprĂ©sente sans doute le paradis Ă  jamais perdu et qui est nĂ©cessairement antinomique avec l’Afrique noire d’aujourd’hui. Ainsi, au contraire d’une Maryse CondĂ©, je connais trĂšs mal ma carte de l’Afrique.

 

En outre, aux Antilles comme en France, nous avons Ă©tĂ© beaucoup aidĂ©s pour prĂ©fĂ©rer rester Ă  distance de l’Afrique. L’image dominante de l’Afrique noire dans les mĂ©dia gĂ©nĂ©ralistes occidentaux depuis plusieurs dĂ©cennies est celle d’une Afrique sous-dĂ©veloppĂ©e, touchĂ©e par la famine, les maladies, la cupiditĂ© de dictateurs africains tyranniques voire cannibales, les guerres inter-ethniques, les gĂ©nocides ( le Rwanda en 1994) . Et, dĂ©sormais, nous devons aussi « digĂ©rer Â» le jihadisme.

Cette description, volontaire ou involontaire, de l’Afrique noire, depuis plusieurs dĂ©cennies dans les mĂ©dia gĂ©nĂ©ralistes, est dissuasive. Plus qu’un Ă©chappatoire, la vision grossiĂšre de l’Afrique noire en occident- lequel occident a cannibalisĂ© et continue de cannibaliser l’Afrique au moins avec la Chine- est plutĂŽt celle d’un dĂ©potoir.

Dans mon entourage familial et mĂȘme amical, que ce soit en Guadeloupe ou en France, je peux encore compter sur les doigts de mes mains celles et ceux qui se sont rendus en vacances en Afrique noire ou tout simplement en Afrique.

Quant à moi, malgré mes quelques destinations touristiques plus ou moins originales

(Yougoslavie en 1989, Japon, Australie, Ecosse, IsraĂ«l
) je n’ai jamais su faire le nĂ©cessaire pour me rendre en Afrique jusqu’alors. J’avais Ă©cartĂ© le SĂ©nĂ©gal car, systĂ©matiquement, chaque fois qu’une connaissance se rendait en Afrique pour un sĂ©jour touristique, c’était pour aller au SĂ©nĂ©gal.

J’aurais aimĂ© que quelqu’un me suggĂšre alors de me rendre au Mali par exemple. Mais jusqu’à il y’a environ cinq ou six ans environ, et encore, pour moi, le Mali n’existait pas culturellement. En France et aux Antilles, on dirait que peu de personnes savent que l’Afrique noire a connu des grands empires culturels, politiques et Ă©conomiques, que ce soit au Mali ou au Ghana. Je crois peu me fourvoyer en affirmant que lorsque l’on est Antillais de naissance ou d’origine et que l’on est ĂągĂ© de plus de trente ans, nos modĂšles noirs culturels et politiques sont principalement nos cousins amĂ©ricains, peut-ĂȘtre encore jamaĂŻcains, cubains, et nos cousins de «  chez nous Â». Jamais, ou rarement, nos cousins africains. Le MĂ©morial ACTe inaugurĂ© en 2015 Ă  Pointe-Ă -Pitre va peut-ĂȘtre contribuer Ă  modifier cela. Ma mĂšre, ma compagne, notre fille et moi sommes aller le visiter en 2016. C’est un endroit oĂč retourner et prendre son temps. Par ailleurs, le rĂ©sultat des recherches gĂ©nĂ©alogiques effectuĂ©es par Michel Rogers y est accessible. Auparavant, il convenait de se rendre aux archives dĂ©partementales de Bisdary : une dĂ©marche instructive mais qui nĂ©cessitait un certain travail de recherche.

 

Mais nous avons peut-ĂȘtre aussi une rancƓur muette et bornĂ©e envers cette Afrique qui a Ă©tĂ© incapable de nous protĂ©ger de la souffrance de l’esclavage. Peut-ĂȘtre que nous lui reprochons de nous avoir livrĂ©s et rejetĂ©s. Si d’un point de vue biblique, MoĂŻse a finalement Ă©tĂ© sauvĂ© des eaux, nous, nous avons vĂ©cu ce qui a Ă©tĂ© Ă©pargnĂ© Ă  MoĂŻse parce-que notre terre natale, notre mĂšre, a Ă©tĂ© maltraitante avec nous de bout en bout. Il reste peut-ĂȘtre de ça, en nous, que l’on soit nĂ© aux Antilles, dans un pays d’Outre-Mer ou que l’on soit un Moon France. Contrairement Ă  MoĂŻse qui a ensuite guidĂ© le peuple Ă©lu, nous, nous sommes plutĂŽt les descendants de peuples dĂ©chus.

 

Mes grands-parents et mes parents ne m’ont jamais parlĂ© de l’inconscient.

Ils Ă©taient trop occupĂ©s Ă  survivre et disposaient – et disposent- d’autres soutiens et d’autres rituels pour endurer et se faire une vie.

Pour mon pĂšre, il y’a quelques annĂ©es, les personnes affectĂ©es de troubles psychiatriques Ă©taient des simulateurs. Et ma mĂšre, pendant un temps, a tentĂ© de me dissuader de travailler en psychiatrie : elle craignait que je devienne fou comme certains patients. Mes parents font partie de ces personnes qui croient que les fous les plus frĂ©quents mais aussi les plus dangereux sont toujours ceux qui sont hospitalisĂ©s ou sont identifiĂ©s dans les faits divers. Il est pourtant une folie et des violences ordinaires et « normales Â» qui nous servent d’état-major conjugal, familial, amical, social, Ă©conomique et politique. Divers apprentissages, dont certains prĂ©cĂšdent notre naissance, font parfois de nous les parfaits exĂ©cutants de gestes et de pensĂ©es appropriĂ©s Ă  un monde partiellement ou totalement disparu. Notre indĂ©fectible loyautĂ© et notre attachement chevronnĂ© au passĂ©, Ă  certaines valeurs, ainsi qu’à celles et ceux que nous avons perdus peut nous empĂȘcher de le comprendre et de le voir dans un monde sensiblement aussi mouvant que des vagues. Indirectement, ma mĂšre avait raison d’essayer de me dissuader de travailler en psychiatrie (« Reprends tes Ă©tudes d’Anglais ! Â») :

L’Histoire, ou une simple histoire, peut rendre fou. Il peut donc ĂȘtre utile de se faire bien entourer comme d’avoir des repĂšres internes suffisamment solides lorsque l’on plonge sa tĂȘte dans son passĂ©.

 

Ce serait en effet dĂ©placĂ© de dĂ©crire mes parents – et tant d’ autres- comme des ĂȘtres totalement en dĂ©calage avec le temps et l’existence. Je suis sĂ»rement le plus coupĂ©-dĂ©calĂ© de cette histoire. Je dois Ă  la robustesse de mes parents, comme Ă  leur courage et Ă  leurs rĂȘves, Ă  leur persĂ©vĂ©rance et leur prĂ©sence ainsi qu’à leur amour – fut-il Ă  double-tranchant en certaines circonstances – d’ĂȘtre aujourd’hui sur ces lignes.

Mes parents sont aussi des personnes pratiques armĂ©es de bon sens et capables en quelques secondes de fissurer la vaisselle aussi jolie que complaisante d’un raisonnement intellectuel. Comme bien des parents, par alternance, ils ont de grandes compĂ©tences lĂ  oĂč j’ai une embarrassante ignorance ; et je m’avance avec assurance lĂ  oĂč ils vont s’accrocher Ă  la prudence comme s’il s’agissait de leur derniĂšre chance. Cette diffĂ©rence est trĂšs courante entre les gĂ©nĂ©rations et une langue commune permet de rester sur la mĂȘme frĂ©quence.

 

Le CrĂ©ole devrait ĂȘtre cette langue. D’autant que, Ă  mon sens, parler une seule langue dans sa vie est un handicap. Malheureusement, pour moi, la transmission du CrĂ©ole s’est mal faite. Mon parachute a pris feu aprĂšs que je me sois lancĂ© dans les airs, Ă  trĂšs haute altitude, depuis l’avion.

Je prends le CrĂ©ole comme la propriĂ©tĂ© de mon pĂšre oĂč celui-ci est un Maitre absolu, autoritaire et humiliant. Langue aux multiples lagunes, et des rĂ©fĂ©rences comme au moins Patrick Chamoiseau, RaphaĂ«l Confiant ou Edouard Glissant en Ă©talonnent la vitalitĂ©, le CrĂ©ole est tristement pour moi, Ă  un moment ou Ă  un autre, la langue de la soumission, de l’humiliation, ainsi que le canal rigide d’incomprĂ©hensions et de conflits presque mĂ©taphysiques. L’enfant que je suis a produit quantitĂ© d’énergie pour essayer de se rapprocher – afin de s’en faire aimer- au plus prĂšs du coq de combat qu’est mon pĂšre. Et cela s’est dĂ©roulĂ© de multiples fois Ă  huis clos dans l’intimitĂ© du cĂ©nacle familial et amical oĂč bien des initiĂ©s et des adultes – masculins comme fĂ©minins- imbibĂ©s rĂ©guliĂšrement de ce spectacle banal chez nous ou ailleurs, ou simplement dĂ©concertĂ©s, ont aussi contribuĂ© Ă  mon impuissance.

 

Le CrĂ©ole est donc aussi pour moi une langue de castration. On me percevra peut-ĂȘtre comme un ingrat. On me parlera sans doute de ma grande faiblesse, de ma fragilitĂ©, de mon immaturitĂ©, de mon manque de courage ou de mes pleurnicheries comme Ă©tant celles d’un pantin qui se dĂ©file devant le combat.

Sur les bateaux qui ont traĂźnĂ© mes ancĂȘtres Ă  travers l’Atlantique, je n’aurais pas survĂ©cu.

Mais cent Ă  deux cents ans plus tard, que ce soit sur le ring de boxe ou dans le pit, nous Ă©tions entre nous. En France, ce fut mon tour de prendre les coups. Le Konba a Ă©tĂ© maintes fois inĂ©gal. Trop de violences. Trop de peurs. Trop d’angoisses. Trop d’impasses.

 

MĂȘme s’il est vrai que j’ai la chance d’avoir eu et d’avoir un pĂšre. Un pĂšre-comĂšte, difficile Ă  Konet. Un pĂšre « Je- n’ai- pas- le-temps ! Â» souvent pressĂ© voire dĂ©ja trĂšs compressĂ© avant la diffusion du MP3.

Un pĂšre qui a essayĂ© de m’aimer et de me parler- et qui tente sans doute encore de le faire- maintenant qu’il est rentrĂ© au pays aprĂšs «  trente ans de vie en France Â» alors que je suis restĂ© dans «  le pays des Blancs Â». Mortier pilant mes sourires et mes Ă©lans pour lui, poussiĂšres enrayĂ©es. Percepteur satisfait de son intransigeance chĂ©rissant l’éducatif et le correctif plus que l’affectif. RĂ©pĂ©tant en crĂ©ole aux effectifs de son royaume :

«  Vous avez de la chance de m’avoir ! Si vous Ă©tiez comme moi, vous seriez sauvĂ©s ! Â».

Me donnant, Ă  moi le rejeton destinĂ© Ă  devenir un Homme, les attributs de la jeune fille immaculĂ©e qui doit la fermer et acquiescer lorsqu’il nous prĂ©cipite dans le combat inexorable de cette guerre personnelle qui l’occupe comme le toxicomane peut se transcender afin de trouver son opiacĂ©.

L’Histoire peut rendre fou. Au dĂ©part, Moon France faisait deux ou trois pages. Il en compte dĂ©sormais quatorze. Je suis bien le fils aĂźnĂ© de mon pĂšre. Je suis ce trouillard qui peut voir un corbillard lĂ  oĂč s’arrĂȘte le regard. Et derriĂšre cette trouille, ces peurs et ces angoisses, existe une fantastique violence ainsi qu’une colĂšre dont j’ai hĂ©ritĂ©.

J’ai avec moi une certaine gentillesse, une sorte de patience, une espĂšce d’humanitĂ© et une grande politesse car j’ai Ă©tĂ© aimĂ©. Parce-que j’ai pu rĂȘver et m’amuser. Parce-que mon pĂšre partait driver. Parce-que j’ai pu assimiler ses cours particuliers et devenir Ă©colier. Parce-que j’ai pu apprendre Ă  parler. Ces colliers autour du cou, j’ai rencontrĂ© suffisamment de succĂšs pour accepter de grandir selon certaines rĂšgles. Et chaque langue, chaque lettre, a ses rĂšgles. Je suis bien le fils de mon pĂšre.

Si le CrĂ©ole est une langue et que toute langue est une discipline, il faut bien au dĂ©part un Maitre, un modĂšle ou un initiateur et un disciple. Une des rĂšgles (une de mes rĂšgles) est que le Maitre doit ĂȘtre MaĂźtre de lui-mĂȘme, rester accessible et suffisamment lucide sur ce qu’il est. Mon pĂšre est peut-ĂȘtre celui qui m’a dĂ©tournĂ© de Dieu. Car, Ă  travers lui, j’ai vu ce que pouvait donner un Dieu absolu. Un Dieu absolu Ă©coute trĂšs peu les autres.

Car ça lui fait perdre du temps. Le MaĂźtre, lui, apprend aussi de ses Ă©lĂšves et de la vie qui l’entoure. Et la mĂ©thode du MaĂźtre pour faire passer et aimer son message compte Ă  moins qu’il ne considĂšre ses disciples comme des idiots Ă©ternels, des meubles, des choses, des tourniquets, des fosses septiques, un dĂ©fouloir ou une vitrine Ă  peine dignes de reflĂ©ter ou de reprĂ©senter son image, son excellence et sa mĂ©moire.

 

Parler, c’est prendre langue. Je n’ai rien inventĂ©. Mon pĂšre, lui, a tout « oubliĂ© Â». Pour lui, tout ce que je raconte Ă  son sujet- et qui le dessert- n’a pas existĂ©. Pour parler et exister devant mon pĂšre, il m’aurait fallu ĂȘtre un gĂ©nie. Ou un meurtrier. Comme cela m’était impossible, j’ai pris le maquis. La langue française a Ă©tĂ© l’une des fugues qui m’ont permis de me rendre sur des territoires oĂč je pressentais pouvoir – peut-ĂȘtre- Ă©chapper Ă  l’emprise du nom de mon pĂšre, Ă  sa violence compulsive, et les dĂ©passer. Si l’acte de parler est ce qui permet Ă  un homme d’exister et de s’ériger, le CrĂ©ole de mon pĂšre a Ă©tĂ© pour moi une issue condamnĂ©e. Un traquenard. Cependant, chaque personne qui aspire Ă  rĂ©ussir doit un jour partir de chez lui mĂȘme si c’est pour y revenir plus tard.

Chaque compatriote que je croise, indĂ©pendantiste ou non, qu’il soit une marmaille de ma famille ou non, lorsqu’il me donne la leçon, fait nĂ©anmoins comme tout le monde : il fait de sa vie ce qu’il peut, croit ce qu’il voit et ce qu’il entend, a ses doutes et ses certitudes.

Je suis un Moon France. La vie est un combat. Si on se ramollit, on crĂšve.

 

Franck-Laurent Unimon, ce Lundi 22 octobre 2018. Ecrit avec l’appui par moments du titre Fediya d’Ousmane KouyatĂ© sur l’album « Dabola Â» et du titre Kanou de Mamani KĂ©ĂŻta sur l’album « Kanou Â». A Ă©couter bien fort.

 

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Journal 1955-1962 de Mouloud Feraoun

 

 

 

J’ai entendu parler de Mouloud Feraoun pour la premiĂšre fois cette annĂ©e, en 2018. C’était il y’a environ deux-trois mois. Cela a commencĂ© dans l’une des mĂ©diathĂšques de ma ville.

Mes indĂ©pendances : Chroniques 2010-2016 (parution en 2017) de Kamel Daoud faisait partie des livres exposĂ©s Ă  l’entrĂ©e. J’avais dĂ©jĂ  entendu parler de Daoud et de son livre inspirĂ© de L’Etranger de Camus. J’ai empruntĂ© les chroniques de Daoud. Cela m’a beaucoup plu et m’a instruit. J’ai beaucoup de lacunes. En France, nous sommes engraissĂ©s Ă  la culture anglo-saxonne. DĂšs que l’on s’éloigne de cette citĂ© du monde

(les Etats-Unis, la Grande-Bretagne) notre ignorance culturelle et linguistique croĂźt.

Les chroniques de Daoud ont entre-autres placĂ© sous mes yeux le nom de l’auteure Assia Djebar, qui, de son vivant, faisait partie de l’AcadĂ©mie française.

Le Blanc de l’AlgĂ©rie (parution en 1996) d’Assia Djebar stationnait dans la rĂ©serve d’une des mĂ©diathĂšques de ma ville. Ce livre relate le dĂ©cĂšs de plusieurs personnalitĂ©s algĂ©riennes souvent par assassinats, un peu par suicide, par maladie ou par accident : Kateb Yacine, Mouloud Mammeri, Jean SĂ©nac, Albert Camus, Frantz Fanon et d’autres autant connus ou moins connus. Djebar avait connu personnellement plusieurs de ces personnes ou des proches de ces dĂ©funts.

J’ai fait quelques recherches sur le net en relation avec la guerre d’AlgĂ©rie. Car Daoud, dans ses chroniques, comme Assia Djebar avant lui, explique aussi comme un demi-siĂšcle plus tard, l’AlgĂ©rie peine Ă  assurer le rĂȘve et les espoirs de l’indĂ©pendance.

 

J’ai fait connaissance avec d’autres noms de l’Histoire algĂ©rienne. Des femmes et des hommes. Des militants FLN mais aussi des artistes, des Ă©crivains, des intellectuels. Certains Pro-FLN et d’autres plutĂŽt prudents vis-Ă -vis du FLN. Parmi ces «  prudents », Mouloud Feraoun.

 

Le journal de Mouloud Feraoun dĂ©bute en 1955. La guerre d’AlgĂ©rie a alors un an.

 

Vingt Ă  vingt cinq ans plus tard alors qu’elle sera « terminĂ©e », enfant, nĂ© et vivant Ă  Nanterre de parents exilĂ©s de leur Guadeloupe natale, je percevrai quelques fois des restes de la guerre d’AlgĂ©rie et des autres guerres d’indĂ©pendance dans le Maghreb contre l’Etat français. Tout en ignorant cette histoire « évidente » pour les jeunes arabes de mon Ăąge.

Je serai par exemple plusieurs fois surpris de voir que le mĂȘme copain d’origine algĂ©rienne, marocaine ou tunisienne (je le voyais comme un Arabe sans jugement particulier comme je me voyais et me vois, aussi, comme un Noir) seul, peut ĂȘtre trĂšs sympathique. Et qu’il peut, mystĂ©rieusement, devenir moins sympathique sitĂŽt qu’il se trouve au contact d’autres garçons ayant les mĂȘmes origines culturelles que lui. Et, ce sera bien plus tard, Ă  l’ñge adulte, que je finirai par capter que tous ces garçons rencontrĂ©s dans le passĂ© agissaient ainsi par loyautĂ© envers l’Histoire de leurs familles et de la dĂ©colonisation de leur pays d’origine (AlgĂ©rie, Maroc, Tunisie principalement).

Ce sera plus tard, aussi, par recoupements, que je comprendrai que lorsque mon pĂšre, certains dimanches matins, m’emmenait, parfois dans le froid- sans doute pour m’endurcir- assister aux matches de foot auxquels il participait Ă  Nanterre avec ses compatriotes et collĂšgues contre d’autres employĂ©s des PTT, cela se passait aux abords d’un bidonville (ou de la citĂ© blanche ?) non loin de la maison d’arrĂȘt de Nanterre inexistante alors (sa construction s’est achevĂ©e en 1991).

Je me rappelle de ce gamin de mon Ăąge ou peut-ĂȘtre mon aĂźnĂ©, parti en courant avec le ballon de foot qui m’avait Ă©tĂ© confiĂ©, tandis qu’un autre me distrayait en discutant aimablement avec moi. Et qu’un troisiĂšme, sans doute embarrassĂ©, m’avait alertĂ©. J’avais alors tournĂ© la tĂȘte. Un seul regard m’avait suffi pour estimer impossible de rattraper le voleur de ballon qui filait vers le bidonville (ou la citĂ© blanche ?), pĂ©rimĂštre inconnu et intimidant, dont les frontiĂšres se trouvaient Ă  environ une centaine de mĂštres du terrain de foot. De cet Ă©vĂ©nement, en y repensant rĂ©trospectivement, je me suis dit que ce ballon de foot avait dĂ» constituer une formidable Ă©vasion voire une certaine promotion pour ce gamin et les autres de son quartier (bidonville ou citĂ©) ainsi que pour certains adultes. Tandis qu’il avait sĂ»rement amorcĂ© pour moi l’abandon dĂ©finitif d’une future carriĂšre. En effet, Ă  dĂ©faut de marquer des buts, on attend souvent d’un footballeur professionnel qu’il soit au moins capable de garder le ballon.

 

Depuis cette Ă©poque malheureusement (mon enfance remonte aux annĂ©es 70-80) par la suite, la guerre d’Afghanistan de 1979 Ă  1989, la guerre Iran-Irak de 1980 Ă  1988, la guerre du Golfe au KoweĂŻt en 1991, les attentats islamistes en France en 1995, les attentats du 11 septembre 2001 Ă  New-York, l’invasion de l’Irak en 2003

(officiellement en raison de la prĂ©sence d’armes de «  destruction massive »), les attentats islamistes en France depuis le dĂ©but des annĂ©es 201O et le conflit israĂ©lo-palestinien font partie des Ă©vĂ©nements ( avec le Liban, la Syrie
) qui, depuis les annĂ©es de dĂ©colonisation, ont contribuĂ© Ă  dĂ©grader davantage les relations des pays occidentaux   ( dont la France) avec certains pays du Maghreb , du Proche-Orient et de l’Asie.

Mouloud Feraoun ne vivra jamais cela. C’est sans doute mieux. Comme il ne verra jamais le documentaire La Guerre sans nom de Bertrand Tavernier et Patrick Rotman.

Lorsque ce documentaire est distribuĂ© en 1992, Ă  Paris il est visible dans une seule salle durant une semaine du cĂŽtĂ© de St-Michel. Feraoun, mort trente ans plus tĂŽt, n’est alors quant Ă  lui plus visible. Autrement, il aurait peut-ĂȘtre vu sur l’écran, ces tĂ©moignages de Français (ou de leurs proches) racontant leur service militaire alors qu’ils Ă©taient simples appelĂ©s ou peu gradĂ©s lors de la guerre d’AlgĂ©rie. Il aurait aussi peut-ĂȘtre croisĂ© certains de ces « spectateurs », majoritairement blancs, ayant cinquante ou soixante ans de moyenne d’ñge et principalement de sexe masculin.

 

Lorsque le journal de Feraoun dĂ©bute en 1955, la guerre d’AlgĂ©rie a officiellement un an. Mouloud Feraoun, lui, originaire de Tizi-Hibel en Kabylie, a alors 42 ans. C’est un homme d’ñge mĂ»r, mariĂ© et pĂšre de famille. C’est aussi un Ă©crivain reconnu y compris par l’élite française tant intellectuelle, politique que militaire (RoblĂšs, Camus, Malraux, Alquier, Soustelle
).

Son journal laisse transparaĂźtre qu’il avait des relations sociales faciles avec son entourage proche et moins proche et qu’il savait aussi Ă©couter et conseiller. C’est un homme au fait de son Ă©poque, dans son pays, l’AlgĂ©rie, mais aussi de ce qui se passe dans le monde et qui s’informe Ă©galement par la radio et la presse ( il cite par exemple Le Canard EnchainĂ© mais aussi le journal Le Monde me semble-t’il).

Son journal s’adosse donc Ă  la luciditĂ© et Ă  la rigueur malgrĂ© les Ă©vĂ©nements dont il est le tĂ©moin direct ou indirect voire la victime parmi d’autres. A le lire, on peut trouver « normal » et « facile » que Mouloud Feraoun, Ă©crivain patentĂ©, ait pu tenir ce journal pendant sept ans. Sauf si l’on prend en compte le fait que la guerre est une violence vorace en corps et en temps. Et qu’elle a la propriĂ©tĂ© de faire perdre ses moyens Ă  n’importe qui, aguerri ou non, jusqu’à fixer dans l’axe des ĂȘtres l’hĂ©lice du stress post-traumatique. Car comme l’écrit Jean-Paul Mari (Ă©galement rĂ©alisateur du documentaire La Bleuite ) dans son livre Sans Blessures apparentes :

 

«  On comprend toujours pourquoi une guerre éclate mais rarement pourquoi elle perdure ».

 

Feraoun comprend trĂšs vite les raisons de cette guerre. D’un cĂŽtĂ©, la colonisation de l’AlgĂ©rie par la France, empire colonial, en 1830. La condescendance-ignorance de la France pour les AlgĂ©riens considĂ©rĂ©s comme des sous-ĂȘtres et conservĂ©s sans autre projet dans l’analphabĂ©tisme et la pauvretĂ©. La rĂ©pression meurtriĂšre de l’Etat français lors des premiĂšres manifestations pacifiques des AlgĂ©riens en faveur de plus d’équitĂ©. Puis, la torture, les viols et les exĂ©cutions arbitraires de l’armĂ©e française lorsque la rĂ©volte algĂ©rienne dĂ©bute en 1954.

 

Voici un extrait de ce que Feraoun écrit en 1955 dans son Journal :

 

«  (
..) La vĂ©ritĂ©, c’est qu’il n’y’a jamais eu mariage. Non. Les Français sont restĂ©s Ă  l’écart. DĂ©daigneusement Ă  l’écart. Les Français sont restĂ©s Ă©trangers. Ils croyaient que l’AlgĂ©rie c’était eux. Maintenant que nous nous estimons assez forts ou que nous les croyons un peu faibles, nous leur disons : non messieurs, l’AlgĂ©rie c’est nous. Vous ĂȘtes Ă©trangers sur notre terre.

Ce qu’il eĂ»t fallu pour s’aimer ? Se connaĂźtre d’abord, or nous ne nous connaissons pas. Qu’on demande Ă  une femme kabyle ce que c’est qu’un Français. Elle dira que c’est un mĂ©crĂ©ant, un homme souvent beau et fort mais sans pitiĂ©. Il est peut-ĂȘtre intelligent. Son intelligence, il la tient du dĂ©mon, de mĂȘme que sa force. Qu’attend-elle du Français, rien de bon (
..) Qu’est-ce qu’un IndigĂšne pour un EuropĂ©en ? C’est l’homme de peine, la femme de mĂ©nage. Un ĂȘtre bizarre aux mƓurs ridicules, au costume particulier, au langage impossible. Un personnage plus ou moins sale, plus ou moins dĂ©guenillĂ©, plus ou moins antipathique. En tout cas un ĂȘtre Ă  part, bien Ă  part et qu’on laisse oĂč il est (
..).

Inutile de chercher ailleurs. Un siĂšcle durant, on s’est coudoyĂ© sans curiositĂ©, il ne reste plus qu’à rĂ©colter cette indiffĂ©rence rĂ©flĂ©chie qui est le contraire de l’amour (
.) ».

 

Il est courant de lire ou d’entendre que l’on apprend de nos erreurs mais aussi que la diplomatie et les façons de communiquer entre les ĂȘtres humains ont Ă©voluĂ© par rapport au « passé ». Pourtant, dans son livre de chroniques Mes IndĂ©pendances, un demi-siĂšcle plus tard aprĂšs Feraoun (au 21Ăšme siĂšcle, le nĂŽtre ) Kamel Daoud fait ce constat  :

« (
.) La France, malgrĂ© les millions d’AlgĂ©riens qui y vivent , est un pays Ă©tranger, membre d’un occident de destination ou de rĂ©criminations (
..) ».

Mais retournons dans le passĂ© avec le Journal de Feraoun et de l’autre cĂŽtĂ© du conflit, avec le FLN. Dans son journal, lorsqu’il le mentionne, Feraoun parle principalement du FLN dans son journal sans nommer explicitement ses diffĂ©rents leaders. Ou alors il parle de « simples » leader, plutĂŽt en bas de l’échelle de la hiĂ©rarchie du FLN et qu’il cĂŽtoie directement ou dont il entend parler dans son quotidien.

Au dĂ©part parti libĂ©rateur du peuple algĂ©rien, le FLN se rĂ©vĂšle aussi porteur de souffrances et de sacrifices pour celles et ceux qu’il se destine Ă  dĂ©livrer : interdiction formelle de boire et de fumer. Obligation de s’en remettre Ă  l’Islam tel qu’il est Ă©dictĂ© par les membres du FLN. Obligation de se soumettre au FLN mĂȘme si certains de ses reprĂ©sentants abusent de leurs pouvoirs.

Un nouvel extrait de son Journal, cette fois-ci en 1958, nous parle de certains de ces leaders du FLN auxquels sont confrontĂ©s Feraoun et sa famille dans leur quotidien. Feraoun s’est alors « exilé » Ă  Alger ou sa sƓur vient lui rendre visite. La Guerre de LibĂ©ration ou guerre d’AlgĂ©rie a alors quatre ans et elle se terminera quatre ans plus tard :

« (
.) Ma pauvre sƓur qui en avait gros sur le cƓur, baisse la voix, demande si on peut l’entendre du dehors, se rassure, s’enhardit Ă  dire du mal puis une fois lancĂ©e, allez arrĂȘter ce flot verbeux qui se prĂ©cipite soudain comme un cri de rĂ©volte confus et interminable, comme un abcĂšs qui crĂšve, comme un ciel sombre qui soudain se purifie rageusement.

Tout le monde comprend que les « frĂšres » ne sont pas infaillibles, ne sont pas courageux, ne sont pas des hĂ©ros. Mais on sait aussi qu’ils sont cruels et hypocrites. Ils ne peuvent donner que la mort mais, eux, il faut tout leur donner. Ils continuent de rançonner, de rĂ©quisitionner, de dĂ©truire. Ils continuent de parler religion, d’interdire tout ce qu’ils ont pris l’habitude d’interdire et ce qu’il leur chante de nouveau d’interdire (
.) ».

 

Feraoun souhaite la libĂ©ration de l’AlgĂ©rie et au delĂ  de ça, la paix pour tous. Mais les monstruositĂ©s commises par l’Etat français et le FLN sont les deux reflets d’un mĂȘme sang. Au cours de leurs affrontements, ils vendangent, aussi, quantitĂ© d’innocents. Et en lisant ce genre d’extrait, on est trĂšs tentĂ© de se dire qu’en 1958, dĂ©jĂ , existaient les ferments du fanatisme islamiste ( terroriste ou non ) qui se sont depuis fait connaĂźtre de par le monde. Du fait Ă  la fois de la responsabilitĂ© de dirigeants du Maghreb, Moyen-Orient et de l’Asie mais aussi, Ă©videmment, du fait des calculs, de la cĂ©citĂ© ou de l’ignorance complaisante des dirigeants ( politiques, Ă©conomiques et industriels) des principales grandes puissances occidentales.

 

Un tel systĂšme dĂ©chausse les plus grandes volontĂ©s tolĂ©rantes et pacifistes. Sur les deux derniĂšres annĂ©es du conflit, entre 1960 et 1962, Feraoun se livre moins dans son journal ou nous en dit « moins ». On peut comprendre son besoin de dĂ©tourner son regard de la mort, armure ambiante que tout le monde porte et qui Ă©touffe le feu de la vie. Et puis, on peut imaginer qu’il Ă©crivait la nuit aprĂšs ses journĂ©es de travail alors que tout le monde chez lui Ă©tait endormi. De quoi Ă©puiser aussi bien moralement que physiquement. Surtout aprĂšs avoir dĂ» quitter la Kabylie pour Alger et se retrouver d’autant plus exposĂ© Ă  cette troisiĂšme furie qu’est l’OAS, identitĂ© meurtriĂšre aux Ă©lans autarciques.

 

Peut-ĂȘtre est-ce pour ces quelques raisons qu’il Ă©voque en quelques mots ses rencontres avec Malraux, GeneviĂšve de Gaulle-Anthonioz (la niĂšce de De Gaulle), la mort de Camus.

J’aurais aimĂ© savoir s’il avait entendu parler de Jacques VergĂšs et de sa campagne en faveur, entre-autres, de Djamila Bouhired, militante du FLN, un temps condamnĂ©e Ă  mort. J’aurais voulu connaĂźtre son opinion sur Frantz Fanon Ă©galement engagĂ© aux cĂŽtĂ©s du FLN.

 

Dans son film Au-delĂ  de la gloire (distribuĂ© en 1980), Samuel Fuller – soldat et reporter durant la Seconde guerre mondiale- nous apprend que, quelle que soit la guerre en cours, les morts portent toujours les mĂȘmes noms. Alors qu’il a pu depuis le dĂ©but de la guerre d’AlgĂ©rie Ă©chapper Ă  la mort, le nom de Feraoun Ă©choue un jour sur la liste de courses d’assassins de l’OAS. On peut se demander si en restant en Kabylie, il serait restĂ© en vie.

En partant du principe qu’aprĂšs la guerre d’AlgĂ©rie, une vie Ă©tait encore possible. D’autant que Feraoun dĂ©ploie ici une formidable capacitĂ© de rĂ©sistance face Ă  l’endoctrinement comme Ă  l’avilissement.

 

En lisant son journal, il se crĂ©e un lien entre lui et nous. Si bien qu’on s’étonne tout d’abord qu’il s’abstienne de nous raconter ses derniers jours et ses derniers moments ce 15 mars 1962. Et puis, on se reprend. Ce journal n’est pas un roman.

 

Franck Unimon, ce mercredi 15 aout 2018.

 

 

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Echos Statiques

Au Lycée

 

J’envie celles et ceux qui ont su trĂšs tĂŽt le mĂ©tier, qui, plus tard, leur correspondrait. Et dans lequel ils dĂ©ploieraient avec enthousiasme voire certitude une bonne partie de leur vitalitĂ©.

J’envie celles et ceux qui se sont connus trùs jeunes et qui ont su plus tard, ensemble, convertir leurs projets.

Je les envie et les ai enviĂ©s. Je n’en meurs pas. Je ne leur en veux pas. Ces personnes sont une minoritĂ©. Et, j’essaie plutĂŽt, autant que possible, de m’appliquer Ă  ĂȘtre celui que je veux ĂȘtre comme Ă  accomplir ce que je souhaite.

 

 

Lui, c’est au lycĂ©e que je l’avais rencontrĂ©. Et, c’est cette nuit, ce jeudi 2 aout 2018, entre 5h et 5h30, en pleines vacances du cĂŽtĂ© de Poitiers, aprĂšs plusieurs jours en Bretagne, que je me rappelle maintenant, et Ă  nouveau, de lui. Parce-que j’ai enfin trouvĂ© (la nuit derniĂšre, Ă©galement en pleine nuit) le nom de mon blog : Les MĂ©tros de la Lune.

Et aussi parce qu’aprĂšs diverses tergiversations (l’implication que demande la tenue d’un blog/ la pollution cachĂ©e produite par internet
.) je me suis rĂ©solument dĂ©cidĂ© Ă  produire ce blog.

 

Il Ă©tait sans doute le copain d’un copain de lycĂ©e. Impossible de me rappeler la premiĂšre fois oĂč nous nous sommes causĂ©s. Il devait sans doute ĂȘtre dans les parages lorsqu’un copain commun et moi discutions. Et, c’est peut-ĂȘtre ainsi que par la suite, en nous revoyant, nous nous sommes reconnus, saluĂ©s et avons liĂ© conversation.

 

Il Ă©tait plutĂŽt taciturne. Mais ce terme de « taciturne » est un terme que j’emploierais maintenant. A l’époque, en pleine adolescence comme moi-mĂȘme, ĂȘtre « taciturne » pouvait correspondre Ă  une certaine norme :

 

Taciturne, rebelle, critique envers le monde, envers soi et les autres, c’était la norme Ă  notre Ăąge. Certaines personnes diraient que c’était l’ñge rock’n’roll. L’ñge de la rĂ©volution. De la rĂ©volte. Des grands projets. De la dĂ©linquance. Ou, dĂ©jĂ , sĂ»rement, de la dĂ©faite, des perpĂ©tuelles soumissions et dĂ©pressions Ă  venir. Et, ça, c’est plutĂŽt une majoritĂ© qui connaĂźt et connaĂźtra ce genre d’acmĂ© durable ou passager. Mais il s’agit, lĂ , d’un sujet honteux et trĂšs difficile Ă  aborder. Car il n’existe pas de panacĂ©e contre ça. Et c’est peut-ĂȘtre pour ces quelques raisons, aussi, que des dĂ©rives de toutes sortes arrivent ensuite : sectaires, mĂ©dicamenteuses, sexuelles, sportives, alimentaires, alcooliques, conjugales, Ă©ducatives, politiques, industrielles, tabagiques, toxicologiques, industrielles, guerriĂšres, criminelles, idĂ©ologiques, religieuses
.

 

Dans un monde sans dĂ©faites, sans humiliations, sans soumissions et sans dĂ©pressions, et, donc, sans revanche d’aucune sorte Ă  prendre sur quiconque, peut-ĂȘtre que bien des horreurs actuelles, passĂ©es et futures nous seraient et nous auraient Ă©tĂ© Ă©pargnĂ©es. Peut-ĂȘtre serions-nous, peut-ĂȘtre serais-je, plus apaisĂ©s envers nous-mĂȘmes comme envers les autres
.

Mais à ce jour, ce monde-là est indisponible ou invalide. Et, il me faut donc poursuivre l’histoire de ma rencontre avec lui.

 

 

Il avait pour lui certaines aptitudes scientifiques. Puisqu’il Ă©tait dans une filiĂšre scientifique alors que nous Ă©tions rĂ©guliĂšrement tabassĂ©s par ce thĂ©orĂšme rigoureux selon lequel, sans les maths, notre avenir professionnel et moral serait vraisemblablement pilotĂ© par le lithium.

Pourtant, assez peu amĂšne, il m’avait appris qu’il n’avait pas d’amis ; qu’il lui arrivait, la nuit, de marcher durant des heures, seul, dans les rues de Nanterre. Il m’avait aussi racontĂ© cette histoire oĂč sur son bulletin scolaire, un de ses professeurs de lycĂ©e lui avait Ă©crit :

« Poursuivez vos efforts. Le zĂ©ro de moyenne est Ă  votre portĂ©e ». Nous sommes nombreux Ă  nous rappeler de commentaires lapidaires de certains de nos enseignants. Ou en provenance d’autres personnes dans diffĂ©rents contextes. J’en ai reçu moi-mĂȘme. Et, j’en ai aussi administrĂ© plus tard et continue de le faire. Officiellement, pour la « bonne » cause. C’est ce que je crois ou essaie de croire en gĂ©nĂ©ral. MĂȘme s’il peut m’arriver de m’en vouloir par la suite (en particulier vis-Ă -vis de ma compagne et de ma fille) pour certaines remarques qui semblent faire partie de mes rĂ©flexes ou d’un certain conditionnement que j’ai moi-mĂȘme connu et que je perpĂ©tue en dĂ©pit de toutes mes bonnes rĂ©solutions et bonnes dispositions. «  Qui aime bien chĂątie bien » semble alors le modĂšle auquel je m’abreuve.

 

J’avais Ă©clatĂ© de rire en entendant ça :

«  Poursuivez vos efforts. Le zĂ©ro de moyenne est Ă  votre portĂ©e ». J’avais Ă©clatĂ© de rire comme j’étais capable de rire de moi-mĂȘme et de certaines situations, dĂ©licates, dans lesquelles je m’étais mise. Comme j’ai pu et peux rire encore aujourd’hui en relisant les commentaires sarcastiques et justifiĂ©s de mon- trĂšs bon- prof de Français de quatriĂšme, Mr Baume (son vĂ©ritable nom) en marge de mes dissertations alors qu’il m’avait dĂ©plu de savoir par ma mĂšre que celui-ci s’était demandĂ© Ă  haute voix, en plein conseil de classe, en prĂ©sence de mon pĂšre, si j’étais un  « farfelu ».

 

En m’entendant et en me regardant rire, il n’avait rien ajoutĂ©. Personnellement, le rire m’a sauvĂ© et me sauve depuis l’enfance. Lui, Ă©tait sans doute dĂ©jĂ  perdu pour le rire comme pour l’humour. De nos quelques rencontres, je n’ai aucun souvenir de lui en train de sourire ou en train de rire. Aucun. On peut bien-sĂ»r ĂȘtre un pervers ou simplement un lĂąche ou un inconscient qui rit du malheur ou de la souffrance d’autrui. Je parle, ici, du rire salvateur. De celui qui peut desserrer les viscĂšres et dĂ©vorer des verrous. De celui qui entame ces impasses qui prennent la place de notre corps.

Je crois qu’il n’avait dĂ©jĂ  plus ce rire-lĂ  voire qu’il ne l’avait jamais connu.

 

AprĂšs l’avoir croisĂ© quelques fois, je l’ai perdu de vue. Il ne faisait pas partie de mon cercle privilĂ©giĂ© d’amis ou de connaissances. Et puis, ensuite, aprĂšs le lycĂ©e, mes Ă©tudes m’ont Ă©loignĂ© de lui comme de beaucoup d’autres. Mais je me souvenais de lui comme de beaucoup d’autres.

 

Je travaillais depuis un ou deux ans dans un service de pĂ©dopsychiatrie, une unitĂ© pour prĂ©adolescents et adolescents, lorsque j’ai Ă  nouveau entendu parler de lui par les mĂ©dia. En 2002. Environ quinze ans plus tard. Dans la mairie de ma ville natale, et sans doute la sienne aussi, il avait tuĂ© et blessĂ© plusieurs personnes au cours d’un conseil municipal, et sans doute Ă©galement, sa propre naissance. Une naissance contrariĂ©e allais-je comprendre ensuite en lisant quelques journaux.

Plusieurs personnes se sont courageusement interposĂ©es lorsqu’il a commencĂ© Ă  tirer et tuer. Parmi ces personnes courageuses, un chirurgien croisĂ© lors d’un de mes stages plusieurs annĂ©es plus tĂŽt. Dans son service, avec son regard de braise, ce chirurgien aimait fixer les jeunes et jolies stagiaires jusqu’au point de rougissement. J’en avais Ă©tĂ© le tĂ©moin direct sur la personne d’une de mes camarades de promotion. Quelques annĂ©es plus tard, ce chirurgien au regard de braise a fait partie des hĂ©ros qui sont parvenus, en se faisant blesser, Ă  maitriser « mon » ancien camarade de lycĂ©e au regard dĂ©funt depuis tant d’annĂ©es. Puis, au commissariat oĂč il Ă©tait en garde Ă  vue, le corps de « mon » ancien camarade de lycĂ©e a rejoint la mort de son regard
par une fenĂȘtre demeurĂ©e ouverte.

 

 

Un de mes collĂšgues de l’époque, Ă©galement natif de Nanterre, et y rĂ©sidant, choquĂ©, avait participĂ© Ă  la marche organisĂ©e dignement en mĂ©moire des victimes. Et, cet Ă©vĂ©nement, a, et on le comprend, Ă©tĂ©, et reste, un traumatisme pour bien des personnes de Nanterre ainsi que pour des familles et proches des victimes. Mais aussi pour celles et ceux qui l’avaient « bien » connu.

 

Je m’aperçois ce matin que lors de mes annĂ©es d’exercice dans ce service de pĂ©dopsychiatrie entre 2000 et 2004, de mĂ©moire, il me reste trois Ă©vĂ©nements « extĂ©rieurs » marquants :

 

Ces morts et ces blessures causées par « mon » ancien camarade de lycée en 2002.

Les attentats du 11 septembre 2001 Ă  New-York. Et la canicule en Ă©tĂ© 2003 qui avait fait de nombreux morts en France durant l’étĂ©.

IsolĂ©s, ces trois Ă©vĂ©nements n’ont a priori aucun rapport entre eux. Ce matin, je me demande pourtant ce que, dĂ©jĂ , ils nous suggĂ©raient de notre monde actuel, possible et Ă  venir.

 

 

Franck Unimon