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Ici s’achève le monde connu un court mĂ©trage de Anne-sophie Nanki

Ici s’achève le monde connu un court métrage de Anne-Sophie Nanki

Il y a quelques jours, j’ai fait le nĂ©cessaire pour regarder Ici s’achève le monde connu de Anne-Sophie Nanki. Un court mĂ©trage d’une vingtaine de minutes. Les fictions rĂ©alisĂ©es et produites par des artistes de l’Outre-Mer, d’OcĂ©anie et d’Afrique que l’on peut voir assez facilement restent rares. Et ces productions sont très nettement dĂ©savantagĂ©es en termes de diffusion. Il est beaucoup plus facile et plus simple de trouver des salles de cinĂ©ma pour y voir quantitĂ©s de productions occidentales- pour simplifier– bien plus largement distribuĂ©es et aussi mieux annoncĂ©es.

Je suis amateur de cinĂ©ma mais j’ai beaucoup moins de disponibilitĂ© qu’auparavant pour aller chercher des films qui passent dans deux ou trois salles de cinĂ©ma, pour une durĂ©e très limitĂ©e,  et seulement Ă  certains horaires. J’opte donc rĂ©gulièrement pour la facilitĂ© qui consiste Ă  aller voir dans une salle ce qui est dĂ©jĂ  facilement visible ou plus ou moins visible devant moi. Dans des salles de cinĂ©ma que je connais et oĂą j’ai mes habitudes :

Je cherche moins qu’avant dans les « coins », dans les productions plus ou moins discrètes ou les festivals dont on parle beaucoup moins.

Mais pour Ici s’achève le monde connu, je me suis obligĂ© Ă  aller contre certaines de mes habitudes de facilitĂ©s. Le titre et l’affiche du film, ainsi que quelques avis favorables aperçus, m’ont donnĂ© le coup de pouce pour franchir la ligne du regard.  J’ai regardĂ© Ici s’achève le monde connu deux fois de suite. En ligne.  Je le regarderai peut-ĂŞtre encore Ă  nouveau tant qu’il sera disponible en ligne gratuitement. On pourrait penser que mettre un film en ligne le rend plus accessible. Mais c’est sous-estimer Ă  quel point nous pouvons ĂŞtre dispersĂ©s ou captĂ©s par diverses sollicitations visuelles. Comme le fait que nous pouvons aussi prĂ©fĂ©rer une certaine passivitĂ© Ă  l’image de ces personnes affalĂ©es dans un transat, canapĂ© ou  lit bercĂ©es par l’action de prendre aucune dĂ©cision. 

L’histoire de Ici s’achève le monde connu se déroule en 1645. Nous sommes en 2024. En 2024, en France, de quoi nous parle-t’on le plus en ce moment ? :

Des agriculteurs français qui, Ă  nouveau, bloquent certaines routes et qui pourraient arriver jusqu’à Paris ?  Suspense Ă©crasĂ©. De la guerre en Ukraine qui s’enlise. De la possible réélection/rĂ©-Ă©rection assez « crainte » de Donald Trump aux Etats-Unis ?

De l’armĂ©e israĂ©lienne et des milliers de Palestiniens tuĂ©s en reprĂ©sailles Ă  l’attaque du Hamas le 7 octobre 2023. Des migrants qui se noient en plein mer ou qui se font refouler ou expulser. Des Jeux Olympiques en France de 2024, c’est cette annĂ©e, dans six mois. De la nomination rĂ©cente de Gabriel Attal comme Premier Ministre Ă  la suite d’Elizabeth Borne et des dĂ©fis qui l’attendent en tant que nouveau chef du gouvernement, plus jeune Premier Ministre de France et premier homosexuel Ă  ce poste, qui devrait faire ceci, qui devrait faire cela pour plaire Ă  tout le monde sans trop gĂŞner le jeune PrĂ©sident Emmanuel Macron qui l’a choisi.  De Rachida Dati, figure -et alibi- politique psychopathe, revenue dans le dĂ©filĂ© de mode mĂ©diatique  nommĂ©e pour casser des bras et embarrasser l’adversitĂ© plus que pour la Culture pour laquelle elle  a Ă©tĂ© officiellement nommĂ©e Ministre. Du prix de l’électricitĂ© et de l’essence qui gonfle. De la crise immobilière.

En ce moment, en France, en 2024, c’est l’hiver. Il arrive qu’il fasse froid. Qu’il y ait de la neige. Certains partent faire du ski ou envisagent de le faire. D’autres ne le peuvent pas.

Il fait assez gris par moments. Même si les jours se rallongent, même s’il y a des très bonnes séries télévisées à regarder et que nous sommes de plus en plus en symbiose avec nos téléphones portables et nos écrans garants de notre photosynthèse personnelle, même s’il y a encore les soldes, nous sommes dans une période de l’année, voire de notre vie, passablement déprimante ou tâtonnante. Une nouvelle fois.

Même si l’on sourit et que l’on affirme que l’on a plein de projets, autour de nous et près de nous, il y a toujours beaucoup de personnes isolées et plus captives de leur destinée qu’elles n’en sont les grandes décisionnaires. Et, l’on peut se dire ou murmurer quelques fois :

« C’était mieux avant… Â».

La rĂ©alisatrice Anne-Sophie Nanki a dit dans une interview qu’elle aurait aimĂ© qu’on lui raconte des histoires comme celle de son film Ici s’achève le monde connu. Son court mĂ©trage est bien vu par la critique et bĂ©nĂ©ficie de bons Ă©chos. L’acteur et rĂ©alisateur Jean-Pascal Zadi, qui a commencĂ© Ă  ĂŞtre plus connu depuis son  film Tout simplement noir ( Tout simplement Noir), dit beaucoup de bien de son film.

Ici s’achève le monde connu a reçu plusieurs prix et a Ă©tĂ© prĂ©sĂ©lectionnĂ© dans la catĂ©gorie Meilleur court mĂ©trage pour les CĂ©sars 2024.  J’en profite pour saluer Claire Diao, qui, je le sais, Ĺ“uvre depuis des annĂ©es maintenant, avec les personnes qui travaillent avec elle, Ă  faire en sorte que le cinĂ©ma d’Outremer, d’OcĂ©anie et d’Afrique soit autre chose qu’un cinĂ©ma d’Outre-tombe.

Dans Ici s’achève le monde connu, nous sommes en 1645. Il fait beau. Nous sommes dans les Antilles françaises, en Guadeloupe.

En Guadeloupe, Ă  Ste Rose, mais fin dĂ©cembre 2023. Je n’avais pas de photo de 1645 Ă  ma disposition. Photo©Franck.Unimon

Pas de Poutine. Pas de Chine. Pas de Donald Trump. Pas de Hamas. Pas d’armée israélienne. Pas de risque de guerre mondiale, de catastrophe nucléaire, de déclin écologique. Ibatali, une jeune femme enceinte jusqu’à l’os, une indigène Kalinago, marche péniblement dans la forêt. Elle s’enfuit.

Elle souffre, oui, mais elle est libre. Elle a Ă©tĂ© vendue Ă  14 ans comme esclave par son père Ă  des colons blancs. Elle part retrouver sa famille. Courageusement. Sans Mondial Assistance et sans transports en commun. Sans tĂ©lĂ©phone satellite.  

Ibatali doit avoir à peine la vingtaine et a conclu que la vie, pour elle, parmi les blancs, ce n’est pas pour elle. Pour elle, aussi, finalement :

 » C’Ă©tait mieux, avant… ». Avant la colonisation. Avant d’ĂŞtre vendue. 

Ibatali essaie de franchir une rivière. Dans Le seigneur des anneaux, c’est en franchissant une rivière magique, qu’Aragorn, presque dĂ©funt, rĂ©cupĂ©rĂ© Ă  cheval par celle qu’il va aimer, Ă©chappe aux crĂ©atures de mort qui les poursuivaient sur leurs Ă©talons. Ibatali, elle, glisse sur une roche et se rĂ©tame. Elle arrive sur le dos. Lorsqu’elle parvient Ă  se redresser, difficilement, elle aperçoit un homme noir Ă  moitiĂ© nu qui s’avance lentement dans l’eau vers elle un peu comme un serpent qui la regarde. Rien de comparable avec le portrait de l’ange Gabriel blond aux yeux bleus ou du coup de foudre que l’on peut avoir pour le prince charmant aperçu sur un site de rencontres. Ibatali prend une raclĂ©e mentale.  Autant dire qu’elle a peur. L’homme noir, c’est un film d’horreur aussi vivant qu’il respire. C’est le pire de l’HumanitĂ©.  Pire que l’esclavagiste et ses chiens. L’homme blanc, mĂŞme s’il peut ĂŞtre très violent, comme un alcoolique lorsqu’il a trop bu, appartient au moins Ă  une espèce supĂ©rieure et conquĂ©rante. Alors que l’homme noir…d’ailleurs, l’homme noir n’est mĂŞme pas un ĂŞtre humain. Pourquoi ai-je utilisĂ© le terme de « homme Â» ?

Parce-que j’étais en train de rêver. Ou par conflit d’intérêt.

Parce-que je suis un complice : Un « homme » noir.  Et parce-que depuis Ibatali et Olaudah (la « chose » noire nous donne son prĂ©nom et sa signification plus tard), beaucoup de femmes et d’hommes noirs ont accĂ©dĂ© Ă  certains enseignements tels que celui qui consiste Ă  se servir d’un clavier d’ordinateur afin de domestiquer et Ă©crire leurs pensĂ©es pour les faire paraĂ®tre sur internet ( sur un blog !) dans une langue que le monde occidental blanc peut aussi comprendre et plus ou moins accepter (oui, oui, oui !).  Puisqu’il s’agit de la langue du monde occidental blanc (oui, oui, oui !).

D’esclaves et de migrants forcĂ©s, nous sommes devenus des citoyens intĂ©grĂ©s et plus ou moins acceptĂ©s selon les circonstances. Gabriel Attal, nouveau Premier Ministre en 2024, est peut-ĂŞtre jeune et homosexuel mais il est blanc et a fait les (très) bonnes Ă©coles qui mènent au Pouvoir. Rachida Dati, notre nouvelle Ministre de la Culture, maire prĂ©cĂ©demment du très «pauvre » 7ème arrondissement de Paris,  a beau avoir des origines sociales modestes et ĂŞtre Arabe mais c’est pareil. Elle, aussi, a fait les très bonnes Ă©coles. Et, comme Attal vraisemblablement,  elle se distingue par une aptitude stratĂ©gique hors norme et remarquable en termes de plan de carrière qui ne s’apprend pas dans les Ă©coles. En comparaison, toutes mes annĂ©es de travail et mes Ă©tudes ont la valeur et la force d’un simple aĂ©rosol et, pour eux deux, je suis Ă  peu près l’équivalent d’une Ibatali ou d’un Olaudah. Bien-sur, si on les interrogeait, les deux affirmeraient le contraire mais ils peuvent mentir.

Ai-je aimĂ© Ici s’achève le monde connu ? J’ai aimĂ© la rencontre entre un esclave d’origine africaine qui s’est enfui (ce que l’on appelle un Nègre marron)  et une reprĂ©sentante du peuple «premier », d’avant la colonisation. C’est peut-ĂŞtre ça qu’a voulu dire Anne-Sophie Nanki lorsqu’elle a dĂ©clarĂ© qu’elle aurait voulu qu’on lui raconte des histoires de ce genre :

Que s’est-il passĂ©, au moment de la colonisation,  quand un esclave africain ou une esclave africaine a rencontrĂ© une membre ou un membre du peuple premier ?

Car le peu que nous « savons Â», c’est que les Arawaks, les CaraĂŻbes, les Kalinagos ou d’autres auraient très vite dĂ©clinĂ© après l’arrivĂ©e ( l’intrusion ?) des colons europĂ©ens. Qu’ils auraient succombĂ© aux maladies importĂ©es par les colons et leur « puretĂ© Â» ;  qu’ils n’auraient pas survĂ©cu Ă  l’esclavage ou qu’ils auraient Ă©tĂ© rapidement laminĂ©s par les armes. Ils auraient disparu ou se seraient Ă©vaporĂ©s rapidement comme dans un rĂŞve.

Mais c’est flou.

Des femmes et des hommes indigènes ont continuĂ© d’exister pendant la colonisation des Antilles. Mais on a peu de rĂ©cits de cette pĂ©riode. Comme le dit le jeune enfant Ă  propos de sa mère disparue qu’il n’a jamais connue dans le film Le Cheval venu de la mer rĂ©alisĂ© par Mike Newell en 1992 :

« Je n’ai pas image ».

Enfants des Antilles que nous sommes, nous n’avons pas d’images de cette époque de la colonisation où, pourtant, pour nous, notre vie a débuté par nos ancêtres. Comme si nous étions nés et que nos parents n’avaient jamais pris et laissé de photos d’eux et de nous, plus jeunes. Et que l’on était déja passé directement à l’âge adulte lorsque l’on pu se regarder, pour la première fois, dans un miroir.

Beaucoup de nos images et de nos histoires ayant Ă©tĂ© privĂ©es de tirages, on peut parler pour beaucoup de nos ancĂŞtres d’une existence entière soumise au tirage au sort :

 Â« C’est toi et ta chance… Â».

 L’Histoire des Antilles a  d’abord Ă©tĂ© (d)Ă©crite par des descendants de blancs qui avaient d’autres prioritĂ©s et d’autres aspirations que les esclaves et les Indigènes prĂ©sents en 1645 puis les annĂ©es suivantes :

 S’il Ă©tait demandĂ© Ă  Emmanuel Macron, Gabriel Attal, Rachida Dati, Poutine, Trump, et d’autres de raconter les Ă©vĂ©nements importants qui les auront marquĂ©s Ă  la fin de cette annĂ©e 2024, il est  certain qu’ils Ă©voqueront des sujets très diffĂ©rents de ceux auxquels je peux tenir dans ma vie personnelle de simple citoyen. Donc, si eux et moi avions Ă  Ă©crire de notre point de vue l’annĂ©e 2024 actuellement en cours, il est prĂ©visible que les contenus de nos ouvrages seraient très Ă©loignĂ©s les uns des autres. Mais ils pourraient, aussi, par endroits, se complĂ©ter de manière Ă©tonnante Ă  condition que ces personnes soient capables de sincĂ©ritĂ© et d’introspection. Ce qui reste Ă  vĂ©rifier. Car la capacitĂ© de sincĂ©ritĂ© et la capacitĂ© d’introspection sont sans doute incompatibles, sur le long terme, avec certaines fonctions de dirigeants mais aussi avec certaines carrières.

Je crois que Anne-Sophie Nanki, elle, a rĂ©alisĂ© une Ĺ“uvre sincère en se livrant Ă  une certaine introspection. Je prĂ©fère d’ailleurs comprendre son intention Ă  travers ce film  de cette façon plutĂ´t que de le voir comme une Ă©nième crĂ©ation antillaise oĂą on doit nous parler Ă  nouveau de l’esclavage et de ses consĂ©quences- rĂ©elles- sur notre descendance :

Etant donné que l’on ne nous dit rien à propos de ce qui a pu se passer, humainement, lors de cette rencontre un peu du troisième type entre une personne africaine et une personne indigène, mais aussi, avec un colon blanc européen, essayons d’imaginer comment c’était, comme cela a pu être.

Les rĂ©alisatrices et les rĂ©alisateurs de cinĂ©ma (ainsi que les auteurs et les artistes d’une manière gĂ©nĂ©rale mais aussi des enquĂŞteurs et des journalistes) passent leur temps  Ă  faire ça. A partir d’un fait rĂ©el, essayer de raconter ce qui a bien pu se passer dans l’intimitĂ© – et la tĂŞte- des gens.

Le dernier film de Todd Haynes, sorti rĂ©cemment, dont les critiques sont plutĂ´t bonnes, en est un exemple parmi beaucoup d’autres. Pour son May December, avec les actrices Natalie Portman et Julianne Moore, des actrices blanches et amĂ©ricaines (Natalie Portman est israĂ©lo-amĂ©ricaine) plus que reconnues, Todd Haynes, rĂ©alisateur Ă©galement reconnu (blanc et amĂ©ricain Ă©galement)  est parti d’une histoire rĂ©elle pour raconter « son Â» histoire et faire son film . Avec le concours et la subjectivitĂ© des actrices et des acteurs engagĂ©s dans le projet.

On peut penser ce que l’on veut de ce qui est montrĂ© ou affirmĂ© dans le film de Todd Haynes d’autant que celui-ci s’est inspirĂ© librement de la vie de deux personnes ( et de leurs proches) rĂ©elles qui avaient par ailleurs racontĂ© et fait publier leur histoire par Ă©crit. Mais en voyant ce film (je l’ai vu quelques heures après avoir regardĂ© Ici s’achève le monde connu) on peut se dire qu’il y a du « vraisemblable Â» dans May December. MĂŞme si je reproche Ă  Todd Haynes d’avoir fait un film finalement assez convenu oĂą la femme ( jouĂ©e par Julianne Moore), civilement plus mature et coupable d’un point de vue lĂ©gal et moral que son amant qui avait 12 ou 13 ans au dĂ©but de leur relation avant de devenir son mari, est quand mĂŞme pointĂ©e du doigt Ă  la fin du film comme il se doit.

J’ai préféré les autres films de Todd Haynes, perçu comme un réalisateur assez anticonformiste, et, pour moi, Natalie Portman, malgré toute son application, et son statut de comédienne encensée et oscarisée, reste une actrice plate, froide, très propre sur elle, et ennuyante. Soit tout le contraire d’une Julianne Moore, d’une Virginie Efira ou d’une Laure Calamy.

Les deux acteurs de Ici s’achève le monde connu le jouent bien.  

Sauf un peu au début où il y a quelques accrocs dans le regard de Ibatali ( la comédienne Lorianne Alami Jawari). Ma préférence va à Olaudah ( le comédien Christian Tafanier) :

Le « sauvage ».

J’écris « Le sauvage » car c’est comme ça que Ibatali le voit. Et c’est comme ça que le colon blanc- ou autre- le voyait ou le voit encore.

 Anne-Sophie Nanki a voulu croire possible une telle rencontre plutĂ´t « moderne Â» oĂą un esclave en fuite se prĂ©occupe d’une femme enceinte, donc porteuse d’avenir. Dans Les fils de l’homme très bon film mal connu de Alfonso Cuaron (2006), la grossesse d’une jeune femme noire migrante reprĂ©sente l’espoir dans un monde moderne oĂą l’humanitĂ© est devenue stĂ©rile. Et le hĂ©ros, jouĂ© par l’acteur Clive Owen la protège.

On pourrait voir le personnage de Olaudah comme une version avant-gardiste de Clive Owen. Sauf que l’on est dans un autre monde que celui de Les fils de l’homme.

Olaudah est clandestin, isolĂ© et menacĂ©. Les colons veulent sa peau. Et il n’y a pas de Garde des Sceaux favorable aux esclaves Ă  cette Ă©poque.

Dans le Django Unchained ( 2012) de Tarantino, Django, interprĂ©tĂ© par Jamie Foxx, est un esclave noir Ă  cheval libĂ©rĂ© et habile de la gâchette qui dĂ©sarçonne et dĂ©range le Nègre (extraordinairement bien jouĂ© par Samuel Jackson) fondu dans le modèle du Maitre  blanc ( très bien jouĂ© aussi par LĂ©onardo dicaprio ). Le film a un cĂ´tĂ© spectaculaire et excessif afin de conjurer l’accablement de cette Ă©poque ainsi que la honte et la culpabilitĂ© qu’ont  pu engendrer chez certains le rĂ©gime esclavagiste et la traite nĂ©grière. C’est un film de « dĂ©tente » oĂą Django est intrĂ©pide mais aussi alliĂ© Ă  un blanc abolitionniste et aventurier qui sait se servir d’une arme. Soit des anomalies assez peu crĂ©dibles dans l’Ă©poque oĂą se dĂ©roule l’action mĂŞme si la guerre de SĂ©cession ( 1861-1865) couve et avec son issue la fin de l’esclavage.

Dans Ici s’achève le monde connu, l’atmosphère est plus rĂ©aliste et, aussi, plus tentaculaire. Nous sommes dans les dĂ©buts de la colonisation deux cents ans plus tĂ´t dans les Antilles françaises. L’ Etat français fait partie des Etats nĂ©griers et esclavagistes de l’Ă©poque. Une Ă©poque qui va durer deux bons siècles. Soit bien plus longtemps que la durĂ©e de vie moyenne d’un ĂŞtre humain ordinaire. Il n’y a pas de super hĂ©ros. Il n’y a pas d’intervention d’une Force autre que celle dont disposent les protagonistes et qui s’accompagne de leurs Ă©motions, de leur audace et de leurs tâtonnements.

Nous sommes enracinĂ©s voire enchevĂŞtrĂ©s dans le film. Nous marchons avec eux. Et le fait de laisser enfouis  Â« hors champ » les blancs colons fait partie des aimants du film. Non pour les ignorer et les exclure car ils font partie de l’Histoire de toute façon. Mais parce-que cela permet de plus se concentrer sur l’Histoire des « autres », ces astres que l’on ignore ou que l’on a ignorĂ©s. Parce-que cela permet de donner plus de place Ă  ces personnes qui, autrefois ( ou aujourd’hui ) occupaient et occupent majoritairement l’espace et que, pourtant, on ne voit pas ou que l’on voit très peu que ce soit dans nos miroirs ou dans nos images.

J’espère que Anne-Sophie Nanki rĂ©ussira Ă  mener Ă  bien son projet de donner une version long mĂ©trage de son Ici s’achève le monde connu

Franck Unimon, ce lundi 29 janvier 2024.

 

 

 

 

 

 

 

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La Pointe des Châteaux, Guadeloupe, ce 25 décembre 2023.

La Pointe des Châteaux, commune de St François, Guadeloupe, le 25 décembre 2023. Photo©Franck.Unimon

La Pointe des Châteaux, Guadeloupe, ce 24 décembre 2023.

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Enfant, lorsque nous descendions vers la station du bus 304 en passant devant le théâtre des Amandiers, à Nanterre, il me fallait multiplier les pas pour diviser l’allure de ma mère.

Je trottinais à côté d’elle sans toujours connaître la destination.

Un jour, alors que nous chevauchions le macadam depuis plusieurs minutes et que nous nous rapprochions du but, la station de bus, ma mère, après m’avoir interrogé, malgré mes réponses et plusieurs hésitations, avait décidé de rebrousser chemin.

Elle n’était pas sûre d’avoir bien fermé le gaz dans la cuisine de notre appartement en partant. Nous avions dû remonter jusqu’au sixième étage de l’immeuble.

 

Bien-sûr, elle l’avait fait.

 

Enfants, nos parents sont les archers, mais aussi les cochers ainsi que les sillons de nos horizons. La cible, pour nous, et les moyens de l’atteindre, peuvent être assez flous. Mais nous suivons.

Quelques années et des milliers de kilomètres plus tard, je me retrouve ce 25 décembre 2023 avec ma mère ( Tuer des noix de coco ) à la Pointe des Châteaux, en Guadeloupe.

Ma prĂ©cĂ©dente venue en Guadeloupe remontait Ă  2014 avec ma compagne et notre fille alors Ă  peine âgĂ©e de un an. Pour ce sĂ©jour, il m’importait de venir seul en tant que fils aĂ®nĂ©. Mon père avait eu des ennuis de santĂ© assez prononcĂ©s quelques semaines plus tĂ´t. Ma mère m’avait exprimĂ© son souhait que je puisse venir avant la fin de l’annĂ©e 2023.

Pour l’annĂ©e 2024, j’ai entre-autres le projet de retourner au Japon  après mon premier sĂ©jour lĂ -bas en 1999. Et, cette fois, ce sera en bĂ©nĂ©ficiant du sĂ©jour organisĂ© par LĂ©o Tamaki, expert en AĂŻkido ( Dojo 5 , Les 24 heures du SamouraĂŻ au dojo d’Herblay ce 20 et ce 21 Mai 2023, 2ème Ă©dition ), qui nous a prĂ©parĂ© des rencontres avec des Maitres d’Arts martiaux ainsi que la visite de lieux culturels Ă  forte valeur ajoutĂ©e.

Il m’Ă©tait nĂ©cessaire, mĂŞme si je retournerai bien-sĂ»r en Guadeloupe, d’aller voir mes parents avant ce nouveau voyage au Japon ainsi qu’Ă  toute autre destination oĂą je me rendrai.

Lors de ce court séjour en Guadeloupe chez mes parents que j’avais dû reporter (Le mystère du Covid : Covid et embolie pulmonaire) , je me suis fixé deux endroits où retourner :

La Pointe des Châteaux et la plage de Raisins clairs à St François.

A la Pointe des Châteaux, commune de St François, Guadeloupe, le 25 décembre 2023. Photo©Franck.Unimon

 

Pourquoi la Pointe des Châteaux et la plage de Raisins clairs ? C’est arrivĂ© comme ça.

Je dois à J…ancien collègue croisé à l’hôpital de Pontoise dans les années 90, un peu plus jeune que moi de deux ou trois ans et qui a grandi en France comme moi, de m’avoir fait découvrir une petite partie de cette Guadeloupe touristique que j’ai longtemps méconnue.

Au point de me retrouver en France dans des situations honteuses :

Je n’oublierai pas ce moment oĂą une « connaissance Â» toute contente d’apprendre que j’étais originaire de la Guadeloupe avait commencĂ©, enthousiaste, Ă  Ă©grener devant moi la liste de ces endroits magnifiques qui l’avaient Ă©merveillĂ©e durant ses vacances en Guadeloupe.

Je l’avais regardée comme un idiot censé s’exprimer à propos d’un tableau extraordinaire que tout le monde admire et qu’il n’a jamais vu. Ou comme un croque-mort en train d’assister à l’expression exagérée d’un bon moment.

Si, quelques annĂ©es plus tard, J…m’avait quelque peu dĂ©niaisĂ©, j’avais nĂ©anmoins Ă©tĂ© surpris par la suite, en apostrophant mon père, de l’entendre se dĂ©fendre en CrĂ©ole de la façon suivante :

« Mais ce sont des endroits où, même moi, je ne suis jamais allé !».

Mon père qui patrouillait sur les routes de la Guadeloupe durant deux mois, nous trimballant de temps Ă  autre sur la plage, pour rencontrer (beaucoup) de personnes dont un certain nombre  faisait mine de s’intĂ©resser Ă  nous quelques secondes ou de m’apprendre « Je t’ai vu quand tu Ă©tais tout petit… » avant de recommencer Ă  discuter avec mon père comme si je n’avais jamais existĂ©, n’était jamais allĂ© au Saut de la LĂ©zarde !

Cela se trouve Ă  Petit-Bourg, commune oĂą il Ă©tait nĂ©, oĂą il avait grandi, oĂą il revenait passer une grande partie de ses vacances chez ses propres parents et oĂą j’avais passĂ© mes tous premiers jours de vacances en Guadeloupe en 1975.

A Ste-Rose, Guadeloupe, décembre 2023. Photo©Franck.Unimon

« La Guadeloupe, c’est ton pays ! » m’avait pourtant plusieurs fois répété mon père avant que, enfant, nous n’allions à nouveau prendre l’avion avec la compagnie Air France pour deux mois de vacances estivales lors des congés bonifiés.

Entre 1975 et 1986, avec mes parents, aucun de nos séjours en Guadeloupe ne nous a mené jusqu’à la Pointe des Châteaux. Il est ainsi un certain nombre d’endroits plébiscités par les touristes ou les personnes un peu curieuses en Guadeloupe dont j’ai pu, parfois, entendre le nom, sans jamais y mettre les pieds.

Par contre, La plage de Raisins clairs, Ă  St François, est un de mes premiers souvenirs de plage ou peut-ĂŞtre mon premier souvenir de plage en Guadeloupe en 1975. 

Lorsque l’on vient de l’île de la Basse Terre, comme mes parents, il faut faire un peu de route pour se rendre Ă  St François, commune situĂ©e en Grande Terre. C’est sĂ»rement possible en car mais le plus pratique reste la voiture. Il n’existe pas de ligne de RER,  de mĂ©tro,  de train ou de TGV en Guadeloupe. 

Sur le trajet, en s’approchant de la Pointe des Châteaux, ce 25 dĂ©cembre 2023. Photo©Franck.Unimon

 

 Avec J, sa copine et d’autres …nous Ă©tions partis de la commune de Morne Ă  L’eau. Ce 25 dĂ©cembre 2023, ma mère et moi sommes partis de la commune de Ste Rose. C’est plus long. Une bonne heure de route. C’est peut-ĂŞtre pour cette raison que mon père a prĂ©fĂ©rĂ© rester Ă  la maison. On peut en effet avoir l’impression de partir pour le bout du monde.

Mais, cette fois-ci, pas de course-poursuite Ă  cĂ´tĂ© de maman puisque je conduis la voiture de mon père. D’ailleurs, c’est moi qui ai attendu ma mère dans la voiture tandis qu’elle finissait de se prĂ©parer. Ainsi, elle a sans doute pu prendre le temps de s’assurer que le gaz Ă©tait bien fermĂ©. 

Maman, à la Pointe des Châteaux, commune de St François, Guadeloupe, ce 25 décembre 2023. Photo©Franck.Unimon

Son sac à main sous le bras, alors qu’elle regarde la Croix de la Pointe des Châteaux, je n’ai aucune idée de ce à quoi peut bien penser ma mère. Et, si je sais que l’on peut apercevoir l’île de la Désirade, j’ignore toujours la raison de cette Croix. J’ai même appris la veille dans un guide touristique qui date de plusieurs années- que m’a remis ma mère- que la Pointe des Châteaux serait le site touristique le plus visité de la Guadeloupe avec environ 500 000 personnes par an.

Cette forte affluence cause d’ailleurs des dégâts écologiques. S’il y a assez peu de voitures lorsque nous nous garons et que je trouve assez facilement une place de stationnement, je suis aussi étonné de voir un ou deux guichets touristiques où l’on propose des promenades en kayak ou des randonnées. Je ne me rappelle pas de ça.

Etant donné l’heure de notre arrivée, près de 13 heures, et la chaleur, je propose d’abord de nous restaurer au restaurant La Saveur du soleil que je découvre.

Mais la cuisinière n’est pas encore arrivée ou n’est pas encore revenue. Alors, nous partons pour la Croix, ma mère et moi. Et, chemin faisant, je lui porte son sac et sa bouteille d’eau minérale.

Nous avançons tranquillement. L’endroit m’attire pour sa symbolique et son point de vue.

La Pointe des Châteaux, commune de St François, Guadeloupe, le 25 décembre 2023. Photo©Franck.Unimon

Lorsque nous arrivons près de la Croix, il y a encore Ă  peine dix personnes. A l’aller comme au retour, nous y avons rencontrĂ© principalement des francophones, plutĂ´t adultes, et majoritairement blancs. Lesquels, dans leur ensemble, ont soit devancĂ© nos salutations soit nous les ont « rendues Â».

Près de la Croix de la Pointe des Châteaux, commune de St François, Guadeloupe, le 25 décembre 2023. Photo©Franck.Unimon

Quelques minutes plus tard, ma mère et moi avons l’endroit pour nous deux. Si l’on peut sans doute s’y plaire en amoureux ou en famille, ou en tant que photographe ou artiste peintre, je trouve que l’on peut aussi aimer y venir pour se recueillir.

La Pointe des Châteaux, commune de St François, Guadeloupe, le 25 décembre 2023. Photo©Franck.Unimon

Ce n’est qu’une fois en bas, que ma mère m’apprendra que c’était la première fois qu’elle montait jusqu’à la Croix de la Pointe des Châteaux. Quelques années plus tôt, avec son club de randonnée, elle avait marché vingt kilomètres pour s’arrêter au bord de la plage et apercevoir la Croix qui pointait à l’horizon.

Devant moi, ce 25 décembre 2023, ma mère ne se rappelle pas la raison pour laquelle elle et son groupe de marche s’en étaient tenus à ce trajet. Peut-être que quelqu’un, dans le groupe, s’était-il soudainement rendu compte qu’il avait oublié de fermer le gaz chez lui ?

Point de vue depuis la Pointe des Châteaux, commune de St François, Guadeloupe, le 25 décembre 2023. Photo©Franck.Unimon

A notre retour de la Croix, entre-temps, la cuisinière de La Saveur du soleil a pu revenir. Nous commandons notre repas.

Si le service a Ă©tĂ© un petit peu long, j’ai Ă©tĂ© très agrĂ©ablement surpris par l’originalitĂ©, la quantitĂ© et la qualitĂ© de ce que nous avons mangĂ©. J’avais commandĂ© le dernier bokit Ă  la morue disponible. Ma mère en avait pris un au poulet. Le bokit, servi Ă©galement avec une salade accompagnĂ© d’une très bonne vinaigrette, est croustillant et n’est pas en « plâtre » ou gorgĂ© d’huile. Le poulet adressĂ© a Ă©tĂ© grillĂ© sur la braise. 

On nous a aussi servi une purĂ©e d’igname et de giraumon faite sur place. En dessert, nous avons eu une très bonne salade de fruits locale.

Après notre repas, je suis allé féliciter le personnel. J’ai appris que La Saveur du Soleil existait depuis au moins une vingtaine d’années, ouvert au départ par le père d’une des employées. Et que la carte visait à essayer de renouveler la cuisine traditionnelle de la Guadeloupe.

Ensuite, nous sommes partis pour la plage de Raisins Clairs oĂą, muni d’un de mes masques d’apnĂ©e,  j’ai pu faire des bulles dans l’eau pour la première fois depuis mon embolie pulmonaire, courant novembre.

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Franck Unimon, ce dimanche 21 janvier 2024.

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Tuer des noix de coco

La Guadeloupe, fin décembre 2023. Photo©Franck.Unimon

                         Tuer des noix de coco

Depuis mon retour de Guadeloupe, j’ai l’impression d’avoir une petite vie. Ainsi qu’une petite bite. Cela a commencé dans l’avion, pendant le vol du retour, alors que je voyais la Guadeloupe parcheminée et électrifiée de lumière s’éloigner tout en bas. Je ne crois pas que partir vivre en Guadeloupe me donnerait plus de virilité.

Et, je crois être suffisamment immunisé contre la croyance qui consisterait à idéaliser tout le bleu que l’on peut y trouver.

Vue depuis la Pointe des Châteaux, commune de Saint-François, Guadeloupe, le 25 décembre 2023. Photo©Franck.Unimon

Mais dans l’habitacle de l’avion suspendu dans l’air, alors que je regardais à travers le hublot, je me trouvais évidemment au chevet de mes pensées et de ma conscience. Dans un de ces moments, où, telles des vagues, certains reflets de notre lucidité nous parviennent puis repartent ou disparaissent si on les laisse faire. Si on l’accepte. Si on les rejette.

J’écris aussi pour essayer d’avoir une (plus) grande vie. Si j’ai eu l’impression d’avoir une petite vie, c’est sûrement parce-que, soudainement, dans l’avion, je me suis aperçu que j’avais trop souvent pris soin de certaines conventions au détriment de mon inspiration et de mon intuition. Et, chaque fois que j’écris, j’essaie de remédier à ce détournement.

J’étais en train d’écrire, il y a quelques jours, chez mes parents, Ă  Sainte-Rose, lorsque devant le « studio » (plutĂ´t un F2 d’une bonne cinquantaine de mètres carrĂ©s), j’ai commencĂ© Ă  entendre un bruit rĂ©pĂ©tĂ© et plutĂ´t sec. MalgrĂ© mes dix sĂ©jours ici depuis mes sept ans, entre 1975 et 2023, je n’ai pas identifiĂ© ce bruit.

Citadin nĂ© et Ă©duquĂ© en rĂ©gion parisienne, je suis ce que mes compatriotes peuvent appeler un Moun Frans’ (  terme plutĂ´t mĂ©prisant au dĂ©part pour dĂ©signer celle ou celui qui est nĂ©(e)ou qui a Ă©tĂ© « fait(e) » en France ). J’avais sept ans la première fois qu’en colère, une mère, Ă  Morne-Bourg, m’avait traitĂ© de Moun Frans’ pour une maladresse que j’avais dĂ» faire.

Depuis, j’ai transformĂ© cette expression de Moun Frans’…en Moon France. Cet article est dans la catĂ©gorie Moon France et Voyage de mon blog.  

Mais il y a aussi l’expression  » C’est un bounty !  » que m’avait apprise un collègue d’origine guyanaise. Aucun rapport avec les rĂ©voltĂ©s du Bounty. Le ou la bounty, c’est celle ou celui qui ne connaĂ®t pas son pays ( ici, la Guadeloupe) :

Noir(e) Ă  l’extĂ©rieur et blanc/che Ă  l’intĂ©rieur. Une vraie lessive. Plus blanc/che que blanc/che.

Il y a aussi l’expression NĂ©gropolitain. Celui-ci n’a rien Ă  voir avec le Napolitain.

Il y a quelques jours, donc, alors que j’Ă©tais encore en Guadeloupe chez mes parents, le  Moun Frans’/ bounty/ nĂ©gropolitain que je suis qui Ă©tait occupĂ© Ă  Ă©crire sur son ordinateur portable a voulu, une fois de plus, en savoir plus. 

J’ai ouvert les portes en bois du studio.

C’était ma mère, 75 ans, debout en haut d’un escabeau, son sabre (une machette) à la main. Elle finissait de tuer (cueillir) une grappe de noix de coco. Mais aussi de nettoyer l’arbre.

Chez mes parents, fin dĂ©cembre 2023. On aperçoit sur la gauche l’arme du « crime » qui a servi Ă  tuer les noix de coco. Photo©Franck.Unimon

Je suis allé la rejoindre. A peine trois mètres nous séparaient. J’étais resté sur l’idée, dont elle m’avait informé la veille, que ce matin, elle partirait faire de la marche à 5h30. J’avais oublié cette histoire de noix de coco dont elle m’avait parlé un ou deux jours plus tôt.

Ma mère n’avait pas encore pris son petit-déjeuner tout comme moi. Dans la brouette se trouvaient une dizaine de noix de coco et une grappe de bananes poyo.

Les victimes vues de plus près, fin décembre 2023. Photo©Franck.Unimon

Elle est partie chercher des feuilles de patchouli. Et, en se servant d’eau de pluie qu’elle avait versĂ©e dans un seau, elle a lavĂ© les noix de coco « Car les rats montent dans l’arbre Â» m’a-t’elle expliquĂ©.

Alors qu’elle s’activait, debout et courbĂ©e devant moi, je lui ai demandĂ© :

« Tu ne t’assieds pas ?! Â».

Tout en continuant, elle m’a rĂ©pondu :

« Le banc est lĂ  -haut, dans la maison. De toute façon, je n’en n’ai pas pour longtemps… Â». 

« Moi, aussi, je n’en n’ai pas pour longtemps… Â». Je suis parti lui chercher le banc. Ma mère s’est assise dessus sans rien dire avec un certain soulagement.

Nous avons continuĂ© de discuter tandis qu’elle s’affairait. L’aider ? Je l’aurais plutĂ´t ralentie.

Ensuite, ma mère m’a montré des pieds de patchouli, de dafalgan, d’efferalgan. Je les ai sentis pour essayer de les retenir dans ma mémoire.

En 2023, on opposait et on classifiait généralement les gens selon leur réussite sociale et économique, leurs caractéristiques culturelles, physiques et personnelles ou d’après la plaque d’immatriculation de leur véhicule.

En 2024, ce sera identique.

Nous nous imprégnons tous des conventions que nous apprenons et voyons dans l’environnement dans lequel nous grandissons. Cela nous influence et contribue à faire de nous, quel que soit notre Pouvoir et notre Savoir, des êtres plus ou moins performants, plus ou moins adéquats, plus ou moins désirables et plus ou moins heureux.

Maman, à la Pointe des Châteaux, le 25 décembre 2023. Photo©Franck.Unimon

Ma mère, aide-soignante en rĂ©animation pendant des annĂ©es en rĂ©gion parisienne – jusqu’à son dĂ©part en prĂ©-retraite en 1999- a vĂ©cu en France un peu plus de trente ans tout comme mon père. Tous deux avaient une vingtaine d’annĂ©es lorsqu’ils ont quittĂ© leur Guadeloupe natale Ă  la fin des annĂ©es 60.

Ces gestes qu’elle a accomplis pratiquement devant moi, tuer des noix de cocos, les laver, elle ne les a pas appris à Sciences Po. Elle les avait appris bien avant que je n’entende ces mots de Sciences Po pour la première fois.

Jamais, en France, je n’ai vu ma mère et mon père tuer des noix de coco. Que ce soit devant notre immeuble HLM ou dans le jardin de ce pavillon de banlieue qu’ils avaient fini par acheter à crédit à Cergy-Pontoise au milieu des années 80 en s’éloignant de trente kilomètres de la ville de Nanterre où ils avaient continué de travailler. Elle, à l’hôpital et lui à la Poste.

J’ai demandĂ© Ă  ma mère :

– Qui t’a appris Ă  faire ça ? ».

– Je ne sais pas. Un frère ou ma mère. J’ai dĂ» voir faire quelqu’un. Quand tu vois faire, ensuite, tu essaies de faire pareil…..

– Tu avais quel âge quand tu as appris ça ? .

– J’étais jeune…je devais avoir 10-12 ans…..

 

Ce que j’ai appris et ce que j’apprends me permet de l’écrire quand j’y pense. Mais pas toujours de l’appliquer ou de le vivre. Eduqué ou bien éduqué, je pourrai sans doute parler du livre Une soudaine liberté de Thomas Chatterton Williams ou de Le Cœur sur la table de Victoire Tuaillon, le livre que j’ai le plus offert à la fin de cette année 2023. Mais cela ne me permettra pas de connaître l’usage d’un sabre et de tuer des noix de coco comme ma mère ou mon père.

Bien-sĂ»r, par chez moi, en rĂ©gion parisienne et lĂ  oĂą je rĂ©side principalement, les cocotiers, s’il y en a, savent se tenir Ă  distance  de la connaissance et de la vue telles ces crĂ©atures fantastiques ou lĂ©gendaires dont on peut entendre parler.

Aussi, je n’ai pas une grande nécessité a priori à apprendre à me servir de cette machette fabriquée au Brésil (j’ai regardé) utilisée par ma mère afin de tuer des noix de coco.

On ne brille pas dans les soirées, sur une piste de danse, sur un plateau télé ou lors d’un casting en sachant tuer des noix de coco. On ne serre pas plus de meufs ou de mecs sur Insta, au travail ou à un barbecue en région parisienne ou dans une autre ville de France parce-que l’on sait faire pousser des ignames jaunes, occire un cochon comme un de mes oncles paternels et faire du boudin avec.

Ces Savoirs ont par contre toute leur importance Ă  la campagne, en Guadeloupe et ailleurs, lorsque la recherche de la survie est au menu dans un milieu naturel, lors d’une guerre ou d’une catastrophe ou dans des Ă©missions ou des films grand public tels que Koh-Lantah ou Hunger Games. Ou lorsque des touristes ou des voyageurs sont de passage et viennent dĂ©couvrir « autre chose» qui les dĂ©payse. 

Sauf que chaque Savoir est entouré de ses croyances et de ses valeurs. De ses codes et de sa langue ou de son langage. Mais aussi de ses hameçons.

On peut se marrer devant certaines de ces croyances et de ces valeurs ou avoir du mal à les avaler mais il me semble pourtant que c’est comme ça dans chaque région du monde, dans chaque microcosme, aujourd’hui comme demain.

Imprégné des valeurs et des croyances campagnardes et traditionnelles de ma famille aussi bien paternelle que maternelle, même sans avoir jamais essayé de faire pousser un igname ou de tuer une noix de coco, j’ai été formé puis influencé par elles lors de mes voyages et de mes rencontres depuis des années.

Pour le meilleur et aussi pour le pire :

Il m’est arrivé d’être mal inspiré dans mes rencontres personnelles et intimes. Amicales comme amoureuses. Mais aussi pour prendre certaines décisions de tout ordre.

Et, en buvant ce matin-lĂ , Ă  jeun, avant mon petit-dĂ©jeuner, l’eau d’une des noix de coco que ma mère m’a ensuite tendu, puis en mangeant ensuite avec plaisir le lait qu’elle avait retirĂ© de plusieurs de ces noix de coco, j’ai, sans mĂŞme y penser, comme des milliards d’êtres humains en ce dĂ©but d’annĂ©e, renouvelĂ© le pacte qui me liait Ă  mes parents et Ă  mes origines familiales. 

Parce-que c’est d’abord eux qui m’ont appris ou montré comment vivre.

Ensuite, il faut grandir. Apprendre à lire et à ajuster ce que l’on a reçu.

Savoir transposer là où l’on est ce que nos parents- et nos maitres comme nos modèles- nous ont appris et montré en se taillant si possible une vie sur mesure qui, d’une part, les rassure, mais aussi, nous permet les meilleures aventures.

Vue depuis la Pointe des Châteaux, le 25 décembre 2023. Photo©Franck.Unimon

Franck Unimon, ce lundi 1er janvier 2024.