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Noire N’Est Pas Mon MĂ©tier

 

Noire n’est pas mon mĂ©tier

 

16 actrices noires tĂ©moignent d’aprĂšs une idĂ©e d’AĂŻssa MaĂŻga

 

« Le noir, ça va avec tout ». On a dĂ©jĂ  entendu ça quelque part. DĂšs qu’il s’agit de se mettre Ă  son avantage, de se donner du volume et une bonne image de soi. VĂȘtement, maillot de bain, paire de chaussures, cosmĂ©tique, voiture, vernis Ă  ongle, lunettes de soleil. MĂȘme le pĂ©trole, qui permet Ă  l’industrie automobile et Ă  d’autres industries de faire de gros chiffres d’affaires, est noir.

Il est plein de circonstances oĂč la couleur noire, sĂ»rement l’une des plus employĂ©es de par le monde, est pratique. FrĂ©quentable. Estimable. On veut ĂȘtre pris au sĂ©rieux dans ses fonctions, susciter un air de dignitĂ© ? On optera pour un peu de noir voire pour une intĂ©gralitĂ© de noir. Un peu de trouble et de mystĂšre ? Optons pour du mascara.

Ce serait une erreur de considĂ©rer le noir comme la couleur attitrĂ©e du deuil et du malheur. D’abord, dans certaines cultures, ce serait plutĂŽt le blanc qui remplira cet office. Ensuite, il faudrait dire Ă  tous les rockeurs et Hard Rockeurs- vivants et enterrĂ©s- d’aller se rhabiller et de remplacer le noir de leurs vĂȘtements et de leur musique par du blanc ou du vert par exemple. Il est alors probable qu’ils nous regarderaient de travers et ne comprendraient pas ce qu’on leur baragouine.

RĂ©cemment, Karl Lagerfeld est mort. On sait nous parler de sa disparation et de ce qu’il a apportĂ© au monde de la culture et de l’art. Je suis bien moins expert que beaucoup d’autres pour en parler. Je le deviendrais peut-ĂȘtre un jour. Cependant, en tant que grand couturier, Karl Lagerfeld, et celles et ceux qui l’ont prĂ©cĂ©dĂ©, regardĂ©, ainsi que celles et ceux qui lui ont survĂ©cu ou se rĂ©clameront de lui, en a conçu des vĂȘtements classieux tout en noir. Et, lui-mĂȘme, comment s’habillait-il ? Les photos les plus connues de lui le montrent souvent portant du noir. Et c’est beau. C’est racĂ©. C’est Ă©lĂ©gant. RacĂ© ? Oui, racĂ©. Quelle classe ! Personne ne compare Karl Lagerfeld Ă  une guenon ou Ă  Cheetah, l’amie de Tarzan que celui-ci a rencontrĂ© un jour sur les rĂ©seaux sociaux de la jungle.

Etonnamment, dĂšs que la couleur noire s’anime et devient la particularitĂ© d’une personne faite de tissus cutanĂ©s, le temps se gĂąte. Un abĂźme s’avance. Et, dans certains milieux autorisĂ©s, on commence Ă  converger, inexorablement, vers un traquenard fait de miroirs dĂ©formants, d’extrapolations, de rumeurs et de superstitions. Un certain racisme se dĂ©chaine. Le racisme ressemble Ă  un organe. Il est possible qu’aprĂšs avoir Ă©tĂ© longtemps couvĂ©, qu’il devienne autonome, Ă©chappe Ă  son crĂ©ateur, et soit capable de se dupliquer sans fin en se diversifiant, lui qui refuse Ă  d’autres d’ĂȘtre diffĂ©rent de lui.

Le racisme, c’est peut-ĂȘtre l’histoire de Blanche Neige jalousĂ©e par sa belle-mĂšre. Entre les deux, un miroir sert de frontiĂšre et les dĂ©partage. D’un cĂŽtĂ©, une belle mĂšre droguĂ©e Ă  sa propre image qui se rĂȘve parfaite. D’un autre cĂŽtĂ©, la jeunesse insouciante qui ignore que son rayonnement est l’annonce du flĂ©trissement, inĂ©vitable de toute façon, de la belle-mĂšre. Il est des personnes, dĂšs qu’elles avancent en Ăąge, qui prennent le parti de l’accepter, de s’allier Ă  la jeunesse, d’apprendre d’elle, de lui transmettre le meilleur et de s’effacer. Il en est d’autres qui veulent continuer Ă  rĂ©gner et sont prĂȘtes Ă  tout emporter avec elles dans le gouffre plutĂŽt que de concevoir que le monde puisse leur survivre.

Tant que la couleur noire qualifie un objet, ça va. L’organe raciste se met en veille. DĂšs que la couleur noire prend forme humaine avec une personnalitĂ© propre, l’organe raciste se rĂ©veille et se met en alerte car le « danger » approche. Et ça peut dĂ©raper Ă  n’importe quel moment :

« Pour une Noire, vous ĂȘtes vraiment intelligente, vous auriez mĂ©ritĂ© d’ĂȘtre blanche ! ».

Dans le milieu du cinĂ©ma, l’actrice NadĂšge Beausson-Diagne a eu la primeur de cette photosensible rĂ©flexion qui l’a mise sur le cĂŽtĂ©. Elle et quinze autres actrices françaises tĂ©moignent dans le livre Noire n’est pas mon mĂ©tier de ce que le racisme a pu leur faire au cours de leur carriĂšre. Car leur particularitĂ© la plus flagrante est d’ĂȘtre noires.

« Oh, la chance d’avoir des fesses comme ça, vous devez ĂȘtre chaude au lit, non ?».

L’actrice NadĂšge Beausson-Diagne, encore elle, a reçu ce « compliment ». Elle ne nous dit pas- « la coquine ! »- si c’était le 14 fĂ©vrier, jour de la St Valentin.

Mata Gabin, MaĂŻmouna Gueye, Eye HaĂŻdara, Rachel Khan, AĂŻssa MaĂŻga, Sara Martins, Marie-PhilomĂšne NGA, Sabine Pakora, Firmine Richard, Sonia Rolland, Magaajyia Silberfeld, Shirley Souagnon, Assa Sylla, Karidja TourĂ© et France Zobda sont avec NadĂšge Beausson-Diagne les 16 actrices noires françaises qui tĂ©moignent dans ce livre. Et vu que nous sommes encore aujourd’hui le 8 Mars 2019, soit le jour « officiel » de la Femme, les nommer ce jour-lĂ  permet doublement de les honorer, elles et celles et ceux qui leur ressemblent qu’ils soient noirs ou pas d’ailleurs. Mais ici, le thĂšme du livre est d’abord la peau de couleur noire.

« Parce-que, pendant des siĂšcles, cette couleur de peau Ă©tait aussi celle des esclaves, des colonisĂ©s, parce qu’elle reste un fantasme exotique ou qu’elle renvoie Ă  une classe sociale pauvre, il faudrait qu’elle raconte encore et toujours cela au cinĂ©ma » ( l’actrice Rachel Kahn).

L’hĂ©ritage du passĂ© colonial de la France est pour quelque chose dans ce regard sur les Noires et Noirs de France. En Ă©tant un tout petit peu excessif, il doit bien se trouver aujourd’hui en France quelques personnes qui estiment – en toute bonne foi- que c’est dĂ©jĂ  trĂšs bien que les femmes et les hommes noirs soient acceptĂ©s dans les transports en commun, dans les Ă©coles et dans les lieux de soins. Deux cents ans plus tĂŽt, il en aurait Ă©tĂ© tout autrement :

C’est donc bien la « preuve » que la France est un pays Ă©voluĂ© et trĂšs tolĂ©rant. Et « notre » cher et charismatique GĂ©nĂ©ral de Gaulle parfois surnommĂ© « Papa de Gaulle », lors du dĂ©filĂ© de la Victoire sur les Champs ElysĂ©es Ă  la fin de la Seconde Guerre Mondiale en 1945 a aussi envoyĂ© un message trĂšs fort en expurgeant des troupes victorieuses les Arabes et les Noirs- pourtant français- qui avaient aussi contribuĂ© Ă  libĂ©rer la France.

La France rĂ©publicaine, dĂ©mocratique et exemplaire, a attendu 2007 pour qu’un PrĂ©sident de Droite nomme une Française d’origine arabe au poste prestigieux de Ministre de la Justice. Et il a fallu attendre 2012 pour qu’un PrĂ©sident socialiste- le parti socialiste Ă©tant censĂ© ĂȘtre plus progressiste qu’un parti de Droite- nomme une Française d’origine guyanaise – donc, noire- au mĂȘme poste prestigieux de Ministre de la Justice. Peu importe que, pour des raisons diffĂ©rentes, Rachida Dati, pour la premiĂšre, et Christiane Taubira, pour la seconde, aient quittĂ© leurs fonctions avant la fin du quinquennat prĂ©sidentiel. Le symbole est lĂ  : la France politique a dĂ» attendre le 21Ăšme siĂšcle pour s’ouvrir Ă  un dĂ©but de rĂ©elle diversitĂ© en nommant des Français « d’origine » Ă  des fonctions prestigieuses. Avant cela, bien-sĂ»r, il y’avait eu quelqu’un comme Roger Bambuck- Un Noir qui courait vite lorsqu’il Ă©tait athlĂšte de haut niveau-  au poste de SecrĂ©taire de la Jeunesse et des Sports.

Mon pĂšre, encouragĂ© par l’Etat Français, comme d’autres milliers d’Antillais Ă  venir travailler dans l’Hexagone- au dĂ©triment du dĂ©veloppement Ă©conomique de sa Guadeloupe natale- dans les annĂ©es 60 affirmait il y’a plus de vingt ans : « Je vois plus facilement un Noir ĂȘtre Ă©lu PrĂ©sident aux Etats-Unis qu’en France ! ». Pour mon pĂšre, la France est un pays de Blancs. Racistes. Pour lui, je n’ai rien Ă  faire en France depuis que je suis diplĂŽmĂ©. Je devrais vivre en Guadeloupe ou mĂȘme Ă  l’Etranger. Mais pas en France. En 1999, en acceptant une mutation professionnelle, mon pĂšre est retournĂ© vivre dans sa Guadeloupe natale quelques annĂ©es avant de prendre sa retraite. Il avait 22 ans lorsqu’il Ă©tait arrivĂ© en France en 1966. Ma mĂšre en avait 19 en 1967 lorsqu’elle avait quittĂ© sa Guadeloupe natale comme mon pĂšre afin d’y trouver du travail.

Barack Obama a donnĂ© en partie raison Ă  mon pĂšre en devenant le Premier Noir PrĂ©sident des Etats-Unis de 2009 Ă  2017. Il faudra un jour que je prenne le temps d’en discuter avec Barack. D’autant que son Ă©lection n’a pas fait de lui ou des Etats-Unis un PrĂ©sident et une Nation irrĂ©prochables. Barack Obama, c’est aussi celui qui, lors de son premier discours d’investiture a pu dire : « Nous n’allons pas nous excuser pour notre mode de vie ! ». Ce qui signifiait qu’il entendait poursuivre avec le mĂȘme panache et le mĂȘme aplomb bien des actions de la politique amĂ©ricaine en matiĂšre d’ingĂ©rence militaire comme en termes de non respect de l’écologie par exemple. En outre, aprĂšs lui, l’élection de Donald Trump en 2017 fait penser Ă  la revanche d’une certaine AmĂ©rique raciste. Et aussi encore plus libĂ©rale et individualiste. Donc, nous pondĂ©rerons notre enthousiasme envers Obama et certains exemples qui nous viennent des Etats-Unis. Si je cite Obama ici, c’est pour le symbole. Et pour cette forme d’ Espoir qu’il a pu un moment et certaines fois reprĂ©senter en faveur d’un Monde plus ouvert et moins raciste. Parler des Etats-Unis, c’est aussi parler de cinĂ©ma d’une certaine façon. Il existe lĂ -bas un certain « Savoir-faire » dans le domaine.

Noire n’est pas mon mĂ©tier est paru en France 2018. Ces 16 actrices françaises qui tĂ©moignent tournent sur les planches ou au cinĂ©ma depuis le dĂ©but des annĂ©es 80 pour les plus expĂ©rimentĂ©es. J’ai beau ĂȘtre assez cinĂ©phile et sensible au sujet de la prĂ©sence des Noirs dans le cinĂ©ma français, je connaissais de visage et de nom seulement cinq de ces seize actrices : AĂŻssa MaĂŻga, Firmine Richard, Sara Martins, Sonia Rolland et Shirley Souagnon. Le hasard veut que Shirley Souagnon soit actuellement sans doute la plus connue de toutes. Or, Shirley Souagnon fait partie des trois absentes sur les deux photos du livre avec Eye HaĂŻdara et Magaajyia Silberfeld. MĂȘme si elle est actrice, Shirley Souagnon est aussi-principalement- l’humoriste du groupe, une humoriste engagĂ©e et consciente. Par choix. Pour avoir regardĂ© certains des sketches de Shirley Souagnon, je sais qu’elle ne mĂ©nage pas son public : elle est loin d’ĂȘtre la petite rigolote noire que l’on a envie d’inviter Ă  son anniversaire pour qu’elle nous fasse passer un bon moment. Je lui trouve une certaine agressivitĂ© et elle ne me fait pas rire pour l’instant. Mais elle n’a sans doute pas d’autre choix : d’une part parce qu’elle est homo dans un monde hĂ©tĂ©ro activement homophobe y compris parmi les Noirs. D’autre part parce qu’elle sait que le fait d’ĂȘtre Noir (e) et comique expose Ă  ĂȘtre considĂ©rĂ© comme une gentille irresponsable. D’une maniĂšre gĂ©nĂ©rale, Ă  moins d’user de l’ironie ou de l’humour noir, le comique (peu importe sa couleur de peau, son genre ou sa prĂ©fĂ©rence sexuelle) reste d’abord souvent considĂ©rĂ© comme une espĂšce de farfelu pour qui la lĂ©gĂšretĂ© et la sĂ©rĂ©nitĂ© sont des Ă©vidences. Et, pour beaucoup, c’est une surprise rĂ©guliĂšrement renouvelĂ©e de constater au travers d’un rĂŽle dramatique ou d’une confession touchante que le comique peut ĂȘtre plus endolori et plus grave qu’il ne le montre. Pour le moment, je prĂ©fĂšre largement Shirley Souagnon dans le rĂŽle qu’elle a tenu dans la sĂ©rie Engrenages Ă  ce que j’ai vu- et entendu d’elle- en tant qu’humoriste.

Je connaissais France Zobda de nom mais j’aurais Ă©tĂ© incapable de citer un film lui correspondant en tant qu’actrice. MĂȘme si j’avais dĂ©jĂ  entendu parler du film Adieu Foulards rĂ©alisĂ© en 1983 par Christian Lara et vu, en dĂ©calĂ©, le Black Mic-Mac rĂ©alisĂ© en 1985 par Thomas Gilou. Je n’ai toujours pas vu Les Caprices d’un fleuve rĂ©alisĂ© en 1996 par Bernard Giraudeau et jouĂ© Ă©galement par lui-mĂȘme et d’autres acteurs français plutĂŽt confirmĂ©s.

« Dans ma ville, Paris, les Noirs sont partout. Dans les films, nulle part ». (L’actrice AĂŻssa MaĂŻga).

Les noms et les visages d’Assa Sylla et de Karidja TourĂ© auraient pu peut-ĂȘtre me dire quelque chose. Mais je n’ai pas vu le film de CĂ©line Sciamma qui les a fait connaĂźtre : Bandes de filles, rĂ©alisĂ© en 2014. MĂȘme si je me rappelle de ce film et de sa campagne d’affichage.

Karidja TourĂ© s’interroge : « Pourquoi est-ce qu’on n’a pas fait la couverture d’un grand magazine comme Elle ? Avec nos visages d’actrices noires en Une ? ».

J’ai envie de rĂ©pondre Ă  Karidja TourĂ© :

Parce-que je doute que le magazine Elle mette en couverture des personnalitĂ©s comme BĂ©atrice Dalle ou Brigitte Fontaine qui sont des femmes blanches. Alors, mettre en couverture de Elle quatre jeunes actrices noires qui veulent conquĂ©rir le cinĂ©ma français, c’est lui demander l’impossible.

( Photo ci-dessous prise ce jeudi 11 avril 2019 au matin et ajoutĂ©e ce jour-mĂȘme. Karidja TourĂ© est la deuxiĂšme en partant de la droite, Assa Sylla, la premiĂšre)

 

D’autant qu’un peu plus tĂŽt, Karidja TourĂ© avait aussi fait ce constat :

« Ce n’est qu’aprĂšs que j’ai compris qu’il n’y’avait pas de Noires dans les Ă©coles de théùtres ou trĂšs peu. On n’existe pas, on y est introuvables ».

Je peux peut-ĂȘtre le confirmer. C’est uniquement en reprenant des cours de théùtre-plus poussĂ©s- au conservatoire d’Argenteuil que j’ai rencontrĂ© deux autres Noires parmi mes partenaires. J’avais 45 ans. Et je me rappelle aussi de deux autres jeunes noires , qui se connaissaient, et qui devaient ĂȘtre lycĂ©ennes. Elles avaient participĂ© Ă  deux ou trois cours. Elles me paraissaient capables. Elles ont pourtant trĂšs vite arrĂȘtĂ© de venir. Sur mes deux autres partenaires noires, l’une, lycĂ©enne, aprĂšs le Bac, s’est dirigĂ©e vers Sciences Po. Elle me paraissait trĂšs capable. Je situerais mon autre partenaire, un peu plus ĂągĂ©e mais bien plus jeune que moi, Ă©galement trĂšs capable, dans un entre-deux. Elle a dans un premier temps pris un poste Ă  responsabilitĂ©s dans un milieu professionnel extĂ©rieur au théùtre et au cinĂ©ma. Depuis, je ne sais pas ce qu’elle devient. Quant Ă  moi, je suis trĂšs ambivalent. Et j’ai compris depuis peu, depuis la tenue de ce blog, qu’il me faudrait une sorte de « cause » Ă  servir pour me dĂ©cider Ă  vĂ©ritablement m’impliquer professionnellement dans le cinĂ©ma et dans le théùtre en tant que comĂ©dien :

Bien des personnes choisissent de devenir comĂ©dien et de vivre de ce mĂ©tier par plaisir. J’en ai dĂ©jĂ  croisĂ© un certain nombre. La majoritĂ©. Il me semble que je n’ai pas ce droit-lĂ . Ou que je ne l’ai jamais eu. Cela m’est trĂšs difficile de raisonner de cette façon. Je crois que je n’ai pas les moyens de m’offrir cette insouciance. Ne serait-ce que d’un point de vue Ă©conomique et cela depuis le dĂ©but. Bien-sĂ»r, ce verrou Ă©conomique dĂ©pend de certaines prioritĂ©s qui nous viennent de notre Ă©ducation, de cette conscience acĂ©rĂ©e que nous avons de nous-mĂȘmes, de nos chances de rĂ©ussite, et de notre place dans le monde. Ça me rappelle cette anecdote du DJ français Laurent Garnier dans son livre Electrochoc qu’il avait Ă©crit en 2003 ( depuis, une deuxiĂšme version augmentĂ©e d’Electrochoc est parue mais je ne l’ai pas lue) avec David Brun-Lambert et que j’avais lu avec plaisir :

Il racontait avoir rencontrĂ© au cours de sa carriĂšre un certain nombre de DJs qui faisaient rĂ©fĂ©rence et dont il avait pu ĂȘtre un admirateur avant de devenir lui-mĂȘme DJ professionnel tout comme eux. Parmi eux, un DJ noir amĂ©ricain dont j’ai oubliĂ© le nom et qui devait ĂȘtre de Detroit. NaĂŻvement, Laurent Garnier, lors d’une discussion avec ce DJ noir, avait dit faire de la musique « Pour le Fun
. ». ( « Pour s’amuser, pour le plaisir »). Le DJ noir lui avait alors rĂ©pondu : « Pour le Fun ?! On ne fait pas de la musique pour le Fun ! ». J’ai dĂ» lire ce livre et cette anecdote il y’a plus de quinze ans. C’est seulement en lisant Noire n’est pas mon mĂ©tier cette semaine que je peux faire un peu plus le parallĂšle avec moi et mes rapports ambivalents envers le mĂ©tier de comĂ©dien.

Pour certains mĂ©dia français, parler des Noirs, c’est sans doute vendeur lorsqu’il s’agit de montrer des Ă©meutes dans les banlieues. Le sous-texte Ă©tant :

« Pourvu que tous ces Noirs restent dans les cages de leurs immeubles de banlieue et tout ira pour le mieux ».

Mais c’est aussi peut-ĂȘtre vendeur lorsqu’il s’agit de montrer deux Rappeurs – et leurs partisans- qui se bagarrent dans un aĂ©roport. Le sous-texte Ă©tant peut-ĂȘtre alors :

« EspĂ©rons que ces noirs, aprĂšs s’ĂȘtre battus, vont prendre l’avion pour rentrer dĂ©finitivement « chez » eux » dans leur pays de macaques ».

Pour certains esprits qu’un ouvrage comme Noire N’est pas Mon MĂ©tier dĂ©range, tout irait bien aussi si les actrices qui y tĂ©moignent  acceptaient de rester des corps aussi dociles qu’imbĂ©ciles. Ce livre de tĂ©moignages pourrait ainsi ĂȘtre le tombeau en mĂȘme temps que le sacrement dĂ©finitif du scĂ©nario fictif de leur intelligence. Mais ces seize actrices sont perspicaces. Elles sont loin de raisonner comme des manches Ă  balai :

« Je commence Ă  ĂȘtre spĂ©cialiste de la pute maintenant
 » (l’actrice Rachel Khan).

« Les rares fois oĂč on recherche une femme noire, c’est pour raconter une migration tragique, la prĂ©caritĂ© ou la banlieue dĂ©linquante. Les films d’époque aussi nous sont interdits, parce-que encore une fois, l’Inconscient collectif ne peut se reprĂ©senter une prĂ©sence noire sur le territoire français avant les annĂ©es 1980. A moins que ce ne soit une prostituĂ©e. C’est le seul genre de rĂŽle oĂč ĂȘtre noire est recommandĂ© ! » (l’actrice Sara Martins).

« Je joue toutes les dĂ©clinaisons possibles de la mama et de la putain africaines ; des personnages hauts en couleur sans capital intellectuel ou Ă©conomique. Si je n’acceptais pas ces personnages, concrĂštement, je ne travaillerais pas en tant que comĂ©dienne » (l’actrice Sabine Pakora).

Et lorsque l’on lit le CV de plusieurs d’entre elles, tant intellectuel qu’artistique, ainsi que leur tĂ©moignage, on comprend trĂšs vite qu’elles sont surqualifiĂ©es pour ce qu’on leur demande de jouer. A titre personnel, je me souviens avoir Ă©tĂ© contactĂ© en 2014 ou en 2015 pour « jouer » une silhouette d’homme de mĂ©nage. J’avais alors repris mes cours de théùtre au conservatoire et comptais dĂ©jĂ  plusieurs annĂ©es d’expĂ©riences théùtrales auparavant. La personne qui m’avait contactĂ© ne pensait visiblement pas Ă  mal et j’avais perçu son embarras lorsque je lui avais fait comprendre que je refusais ce genre de proposition. Je n’ai plus Ă©tĂ© rappelĂ©.

 

Si le racisme anti-noir oblitĂšre les carriĂšres en France (et AĂŻssa MaĂŻga en donne un tĂ©moignage marquant) je crois aussi que certaines personnes dĂ©cisionnaires sont nommĂ©es Ă  leur poste de dĂ©cision parce-que l’on « sait » qu’elles se conformeront aux directives qui leur seront donnĂ©es sans chercher Ă  innover. Cela existe dans toutes les entreprises. Cela devrait ĂȘtre moins le cas dans une entreprise cinĂ©matographique car on est supposĂ© ĂȘtre ici dans un univers crĂ©atif et artistique donc plutĂŽt ouvert sur le monde et son Ă©volution. Mais mĂȘme l’univers crĂ©atif et artistique a ses dirigeants conservateurs et nostalgiques. Le cinĂ©ma permet de recrĂ©er artificiellement des souvenirs et de les façonner de maniĂšre Ă  les faire se rapprocher du mythe. Mythe « recréé » devant lequel il sera possible ensuite de se prosterner et d’amener d’autres Ă  le faire avec nous. Si le fantasme absolu d’un producteur est de voir des actrices qui lui rappellent Ava Gardner ou Marilyn Monroe parce que celles-ci l’ont tant fait rĂȘver plus jeune, il aura beaucoup de mal Ă  accepter qu’AĂŻssa MaĂŻga ou une autre vienne remplacer Ava Gardner ou Marilyn Monroe dans un film qu’il produit. Comment, en regardant par exemple une Scarlett Johansson aujourd’hui, ne pas voir, d’une façon ou d’une autre, un zeste de Marilyn Monroe ? Comment ne pas trouver un air de Demi Moore Ă  la Jennifer Connelly que l’on voit dans le Alita : Battle Angel de Robert Rodriguez sorti derniĂšrement au cinĂ©ma ? Comment ne pas trouver chez Laetitia Casta un quelque chose de Brigitte Bardot ?

Par ailleurs, on peut ĂȘtre trĂšs cultivĂ© et raciste. On peut mĂȘme ĂȘtre une femme ou un homme politique -ou mĂ©decin- occuper un poste Ă  haute responsabilitĂ© et ĂȘtre raciste.

Mes remarques, ici, peuvent sembler fatalistes. Je suis pourtant de l’avis d’Aïssa Maïga lorsqu’elle dit :

« Mon territoire n’est pas limitĂ© Ă  la couleur de ma peau(
.) ».

Je suis aussi d’accord avec elle lorsqu’elle dit :

« Ce public au nom duquel on efface de l’histoire les acteurs Ă  la peau sombre est celui que je croise dans le mĂ©tro, dans la rue, dans les cafĂ©s. Si les gens ne s’enfuient pas en courant en me voyant, alors pourquoi le feraient-ils en m’apercevant sur une affiche de cinĂ©ma ? Je ne comprends toujours pas pourquoi le « public », prĂȘt Ă  se dĂ©placer au cinĂ©ma pour Will Smith ou Denzel Washington, ne pourrait souffrir de voir Mata, NadĂšge, Eriq ( Ebouaney), Alex ( Descas), AĂŻssa, Edouard ( Montoute), Firmine, Sonia (
.) tous noirs ou mĂ©tisses
.mais Français ? De quelle nature est la diffĂ©rence entre un Noir des Etats-Unis et un Noir venu d’Afrique, d’Outremer ou encore nĂ© ici ? Sommes-nous finalement trop Français pour des Noirs ? ».

 

Je crois ici que les Etats-Unis, en tant que PremiĂšre Puissance Mondiale, continuent d’exercer en France et ailleurs une forte et une folle fascination : beaucoup de gens ont encore envie de s’identifier aux AmĂ©ricains. Le fait que le Basket soit devenu en France un sport aussi prisĂ© est pour moi une preuve supplĂ©mentaire de cette fascination pour les Etats-Unis. Pareil pour le Rap. Imaginons le Tony Parker d’aujourd’hui en  1984. A Ă  l’époque oĂč Platini, Giresse, Tigana, Luis Fernandez et les autres Ă©taient devenus champions d’Europe de Football. En 1984, Tony Parker aurait eu beaucoup moins de couverture mĂ©diatique qu’aujourd’hui. A cette « Ă©poque », le Basket en particulier amĂ©ricain, Ă©tait moins populaire en France.

Un Noir AmĂ©ricain, c’est tellement plus « stylĂ© ». Plus « affirmĂ© ». C’est plus « cool ». C’est aussi plus « exotique ». En plus, en sport, les noirs amĂ©ricains restent devant. C’est aussi cela, la persistance du RĂȘve amĂ©ricain pour beaucoup de Français. En outre, culturellement, il y’a un Savoir-faire amĂ©ricain et un sens du spectacle rĂŽdĂ©, puissant, qui est sĂ©duisant. Si l’on prend par exemple un animateur tĂ©lĂ© comme Jimmy Fallon, il a tout de mĂȘme plus d’envergure qu’un Thierry Ardisson, un Cyril Hanouna ou un Nagui. Et on remarquera que Jimmy Fallon est un homme blanc. Mais tout autant AmĂ©ricain.

Si l’on devait comparer une des prestations de Billy Cristal lorsqu’il avait animĂ© la cĂ©rĂ©monie des Oscars et celle de Kad Merad lors des derniers CĂ©sars, je suis d’avis que ce serait l’AmĂ©ricain Billy Cristal qui l’emporterait.

Pareil pour certains humoristes qui sont les références de plusieurs de nos humoristes français adeptes du Stand-Up : qui sont ces modÚles ? Des Américains.

Je suis peu connaisseur de BeyoncĂ©, Lady Gaga et de celles qui les concurrencent ou les dĂ©passeront. Mais leur succĂšs mondial fait d’elles des modĂšles. Et, elles sont aussi amĂ©ricaines. Et lorsque certaines vedettes ne sont pas amĂ©ricaines, elles font en sorte de s’y rendre ou de s’y Ă©tablir. Car c’est lĂ -bas que « ça se passe ».

Et puis, il faut rappeler que pour beaucoup de Français, le cinĂ©ma français est synonyme de mauvais cinĂ©ma. C’est un prĂ©jugĂ© assez tenace. Je l’ai dĂ©jĂ  constatĂ© plusieurs fois en proposant d’aller voir un film français. Pour un certain nombre de personnes en France, cinĂ©ma français rime encore avec tĂ©lĂ©film, mauvaise sĂ©rie tĂ©lĂ©visĂ©e, film intello pour nĂ©vrosĂ©s ou film d’humour gras. Je ne suis pas sĂ»r que le cinĂ©ma d’auteur français d’une maniĂšre gĂ©nĂ©rale soit autant apprĂ©ciĂ© Ă  sa juste valeur qu’il le devrait en France. Je crois qu’il existe en France un public «Pop-Corn », jeune et familial assez peu curieux du cinĂ©ma.

Lorsque je repense au remake amĂ©ricain True Lies du film français La Totale– qui est une comĂ©die rĂ©alisĂ©e en 1991 par Claude Zidi- autant l’aspect comĂ©die Ă©tait ratĂ© dans la version amĂ©ricaine rĂ©alisĂ©e par James Cameron, autant, dans la partie action, la version originale française Ă©tait ridiculisĂ©e. Il y’a une efficacitĂ©- ainsi qu’une rentabilitĂ© Ă©conomique- dans le cinĂ©ma amĂ©ricain qui captive encore beaucoup de spectateurs et plus encore un certain nombre de producteurs français, qui leur donnent la sensation d’assister de nouveau au dĂ©barquement du D-Day sauf que cela se passe sur grand Ă©cran. Et Will Smith comme Denzel Washington, mĂȘme s’ils sont noirs, font partie des GI’S qui dĂ©barquent sur les Ă©crans français.

C’est sĂ»rement parce qu’un rĂ©alisateur-producteur-scĂ©nariste comme Luc Besson ( Un Français, donc) a empruntĂ© les mĂȘmes recettes que ses films d’action marchent auprĂšs d’un certain public, plutĂŽt nombreux en France. Voire aux Etats-Unis. Ou dans le monde.

Il n’y’a pas de hĂ©ros noir dans la sĂ©rie GOT (Game of Thrones), une sĂ©rie amĂ©ricaine Ă  succĂšs de plus que j’aime beaucoup. S’il s’était trouvĂ© un hĂ©ros noir dans GOT, au vu du succĂšs de la sĂ©rie, dont la 8Ăšme et derniĂšre saison commence Ă  ĂȘtre annoncĂ©e pour ĂȘtre vĂ©ritablement lancĂ©e Ă  partir du 14 avril prochain sur la chaine HBO, l’acteur qui l’aurait interprĂ©tĂ© aurait aujourd’hui une cĂŽte autrement supĂ©rieure Ă  nos actrices et acteurs noirs français. Surtout lorsque l’on voit comme le fait de participer Ă  cette sĂ©rie a particuliĂšrement « boostĂ© » la carriĂšre de plusieurs des actrices et acteurs engagĂ©s. A un point qui est peut-ĂȘtre exagĂ©rĂ© compte tenu du fait que certaines et certains des comĂ©diens ont plus de jeu que d’autres. Mais le cinĂ©ma, ce puissant dĂ©terminant social, est plus un vecteur d’exagĂ©ration que de modĂ©ration.

NĂ©anmoins, plus prĂšs de nous, il y’a encore quelques annĂ©es, un Bilal Hassani, « Arabe et Queer » n’aurait pas pu reprĂ©senter la France Ă  l’Eurovision ce 26 avril prochain. Et, il est vraisemblable que la dirigeante du RN ( ex-Front National), d’autres dirigeants d’autres partis politiques ainsi que certaines personnalitĂ©s ou intellectuels français soient particuliĂšrement irritĂ©s de savoir que Bilal Hassani reprĂ©sentera la France Ă  l’Eurovision. Parler de « l’effet » Bilal Hassani aprĂšs avoir Ă©voquĂ© « l’effet » GOT a sans doute un cĂŽtĂ© comique. Mais c’est pour souligner qu’il y’a quelques ouvertures malgrĂ© tout en France. Et que pour avoir regardĂ© la phase finale de la sĂ©lection française avec quelques ados dans mon service, j’ai pu percevoir comme Bilal Hassani Ă©tait un modĂšle pour ces jeunes car il a eu la force et le courage de prendre le risque de s’affirmer tel qu’il est.

Mais cela prendra encore du temps avant que cela Ă©volue vĂ©ritablement en France quant Ă  la visibilitĂ© des Noirs dans le cinĂ©ma. Noire n’est pas mon mĂ©tier aurait pu s’appeler Noire n’est pas mon pays mais aussi Noire est mon mĂ©tier Ă  tisser. Pour que le changement soit incontestable, cela nĂ©cessitera d’avoir la persĂ©vĂ©rance et la patience – symbolique et concrĂšte- de plusieurs PĂ©nĂ©lope.

Pour l’actrice Marie-PhilomĂšne Nga, la solution passe aussi par des projets dont elle est l’initiatrice et qu’elle dirige en France et Ă  l’étranger :

« C’est ainsi que, vivant Ă  Paris dorĂ©navant, je me retrouve conceptrice, organisatrice de projets entre l’Afrique, la France et l’Inde ».

L’actrice Magaajyia Silberfeld et France Zobda sont aussi dans le mĂȘme Ă©tat d’esprit.

« (
.) Quelques jours aprĂšs, je suis repartie Ă  Los Angeles, Ă  l’occasion de la premiĂšre de mon court-mĂ©trage Vagabonds et pour ĂȘtre lĂ  au moment des Oscar. LĂ -bas, si on travaille, on peut y arriver. LĂ -bas, on rencontre quelqu’un qui vous fait rencontrer quelqu’un d’autre, etc. Tout est possible
On pourra me repĂ©rer, qui sait ! ». (l’actrice Magaajvia Silberfeld).

Grande aptitude Ă  la « rĂ©silience », « entourage de qualitĂ© supĂ©rieure » et autodĂ©rision font partie des « armes » de ces Mesdames. (voir la premiĂšre partie mon article L’école Robespierre concernant le titre de « Madame » et « Monsieur »).

Certaines personnes souhaiteraient que le cinĂ©ma français adopte des quotas comme aux Etats-Unis pour assurer une certaine reprĂ©sentation de la diversitĂ© dans le cinĂ©ma français. J’étais plutĂŽt contre. Je trouvais ce moyen « artificiel » et assez facile Ă  contourner : Je considĂ©rais qu’il suffirait de mettre un Arabe ou un Noir Ă  l’arriĂšre-plan ou dans un rĂŽle sans intĂ©rĂȘt pour considĂ©rer avoir rempli son quota. Je considĂ©rais que des quotas, seuls, seraient insuffisants pour inverser la tendance. Mais, finalement, si on fait une comparaison avec le code de la route, on s’aperçoit qu’il a bien fallu Ă©tablir des rĂšgles de conduite et verbaliser certaines infractions pour rĂ©guler certains comportements et faire diminuer certains risques d’accidents ainsi que la mortalitĂ© sur la route. Dans le milieu du cinĂ©ma et du théùtre, c’est un peu pareil. Cela peut d’abord paraĂźtre dĂ©placĂ© de parler de « mortalitĂ© » pour des comĂ©diens exclus ou Ă©cartĂ©s du fait de leur couleur de peau dans un milieu de toute façon trĂšs sĂ©lectif que l’on soit noir ou blanc. Mais un comĂ©dien privĂ© de rĂŽles est comme tout employĂ© privĂ© d’emploi rĂ©munĂ©rĂ© : Il est Ă©conomiquement condamnĂ©. L’éventualitĂ© de sa mortalitĂ© sociale et morale se fait alors plus concrĂšte. Il faudrait donc peut-ĂȘtre pĂ©naliser certains projets théùtraux et cinĂ©matographiques qui choisissent leurs comĂ©diens au faciĂšs ou rĂ©servent toujours les mĂȘmes rĂŽles dĂ©gradants aux mĂȘmes comĂ©diens comme on pĂ©nalise les excĂšs de vitesse ou l’abus d’alcool au volant. Pour cela, il faudrait d’abord une rĂ©elle volontĂ© politique, culturelle et sociale en vue de permettre une certaine Ă©quitĂ©. EquitĂ© qui serait toujours imparfaite car l’ĂȘtre humain est imparfait. Ensuite, il faudrait que cette volontĂ© politique puisse imposer ces codes ou ces lois Ă  des producteurs et Ă  des distributeurs. Ce qui serait dĂ©jĂ  beaucoup plus difficile : malgrĂ© les limitations de vitesse de plus en plus strictes, les constructeurs automobiles continuent de vendre des voitures trĂšs puissantes afin de les rendre attractives. Et ces voitures trouvent acquĂ©reurs. Ce sont les acquĂ©reurs qui Ă©copent des amendes, de la perte de points et du retrait de permis. Pas les constructeurs automobiles ni les concessionnaires automobiles. Les premiers continuent de « construire ». Et les seconds Ă  vendre.

Le changement viendra sans doute du public qui plĂ©biscitera de plus en plus un certain type de cinĂ©ma oĂč une certaine diversitĂ© sera montrĂ©e. Parce-que cela correspondra Ă  un besoin qu’il essaiera de satisfaire comme cela a Ă©tĂ© le cas pour le RAP qui, de musique marginale il y’a trente ans, est devenue aujourd’hui un genre musical que n’importe quel jeune, blanc ou noir, de classe sociale modeste ou bourgeoise, Ă©coute.

Pour cela, il faut des artistes chefs de file qui proposent des Ɠuvres qui vont remplir un vide que certains producteurs actuels, accrochĂ©s Ă  leurs rĂ©fĂ©rences et Ă  leur passĂ©, sont incapables de percevoir. AprĂšs tout, il est bien des chefs d’entreprise qui, alors qu’ils auraient pu ĂȘtre des pionniers, ont trĂšs mal anticipĂ© le dĂ©veloppement de l’Ă©conomie numĂ©rique par exemple. Ou de certaines innovations technologiques telles que le smartphone.

Tout Ă  l’heure, j’ai Ă©tĂ© un peu sarcastique envers Kad Merad en tant que Maitre de cĂ©rĂ©monie des CĂ©sars cette annĂ©e. Mais cette annĂ©e, Kad Merad est peut-ĂȘtre pour quelque chose dans le fait que l’artiste Eddy de Pretto soit venu interprĂ©ter un titre de Charles Aznavour :

J’me voyais dĂ©jĂ . MĂȘme si l’interprĂ©tation d’Eddy de Pretto ne m’a pas convaincu et que j’ai du mal pour l’instant Ă  ĂȘtre emballĂ© par sa prĂ©sence scĂ©nique, je vois dans sa participation aux derniers CĂ©sars le signe d’un changement. Il y’a dix ou quinze ans, un artiste comme Eddy De Pretto (Artiste hybride entre le chant et le RAP et homo affirmĂ©) n’aurait pas Ă©tĂ© conviĂ© Ă  la cĂ©rĂ©monie des CĂ©sars en France.

« Dans cette clartĂ© Ă©blouissante oĂč rĂšgnent nos absences, je regarde ma fille qui danse dans la cuisine » (l’actrice Rachel Kahn).

Ma fille, pour l’instant, se croit blanche. Comme beaucoup d’enfants, elle a entonnĂ© les paroles de La Reine Des Neiges : « DĂ©livrĂ©eéééééééééé ! Je ne serai plus jamais la mĂȘĂȘĂȘĂȘĂȘĂȘĂȘĂȘ-me ! ». Comme beaucoup d’autres enfants avant et aprĂšs elle, ma fille aime porter une robe de Blanche Neige. Dans son Ă©cole, les enfants viennent de partout. Juifs, musulmans, Arabes, Blancs, Noirs sont ensemble. MalgrĂ© quelques mĂšres en tenue musulmane traditionnelle. MalgrĂ©, dĂ©jĂ , cette course vers l’école privĂ©e. Ma fille, comme la plupart des enfants de son Ăąge, est encore loin de savoir le mĂ©tier qu’elle souhaitera faire plus tard. Ou elle n’en parle pas pour l’instant. Avec sa mĂšre, je parle de ce monde en noir et blanc et je veille Ă  ce que, Ă  la maison, elle entende toutes sortes de musiques. Et regarde d’autres dessins animĂ©s que ceux ou, invariablement, les protagonistes sont uniformĂ©ment blancs. En sa prĂ©sence, je discute avec des personnes de diffĂ©rentes origines et diffĂ©rentes cultures. Je ne vois pas pourquoi je devrais dĂ©ja lui farcir la tĂȘte avec l’esclavage et le racisme. Je ne peux pas prĂ©voir ses rencontres et ce qu’elles ( lui) donneront. De temps Ă  autre, je lui parle de la RĂ©union et de la Guadeloupe.

Je sais que l’on peut ĂȘtre noir et raciste. Je sais que le racisme est multiforme. Et qu’il s’exerce aussi contre d’autres sur d’autres critĂšres que la couleur de peau. Je sais que j’ai des prĂ©jugĂ©s. Mais, moi, je n’empĂȘche personne de devenir acteur parce qu’il est blanc. Et je n’ai jamais refusĂ© de jouer sur scĂšne ou dans un court-mĂ©trage avec une partenaire blanche ou un partenaire blanc. MĂȘme si cela pourrait ĂȘtre le thĂšme d’un sketch ou d’un court mĂ©trage humoristique.

Cependant, je devrai ĂȘtre prĂȘt le jour oĂč quelqu’un voudra dĂ©cider Ă  la place de ma fille de la personne qu’elle est parce qu’elle est noire.

Franck Unimon, ce vendredi 8 mars 2019.

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Cinéma

Le Chant du Loup

 

Le Chant du Loup un film d’Antonin Baudry

Sorti en salles ce 20 février 2019

 

RĂ©cemment, un candidat de la version française de l’émission tĂ©lĂ©visĂ©e The Voice a dĂ©clarĂ© qu’il prĂ©fĂ©rait rester lui-mĂȘme plutĂŽt que de chanter de façon contraire et voir les quatre jurĂ©s se retourner pour le choisir. Ce candidat Ă©tait peut-ĂȘtre plus libre qu’Antonin Baudry lorsque celui-ci a rĂ©alisĂ© Le Chant du Loup. Car dans Le Chant du Loup, on « apprend » par exemple qu’une femme amoureuse est nĂ©cessairement une infirmiĂšre dĂ©vouĂ©e Ă  qui, Ă  la vitesse d’un coup de foudre, on peut confier des secrets d’Etat. D’autant que, Ă©tant donnĂ© qu’elle est libraire, elle saura lire entre les lignes.

 

L’affiche du film Ă©tait trop belle : Un sous-marin, un plongeur et François Civil, Omar Sy, Reda Kateb, Matthieu Kassovitz pour les tĂȘtes d’affiches. Soit le croisement d’acteurs Ă©prouvĂ©s, estimĂ©s, que l’on aime regarder jouer.

Le film commence bien. MĂȘme si, assez vite, du cĂŽtĂ© de nos acteurs « connus », ça sonne Ă  cĂŽtĂ©. Soit leur prĂ©sence est insuffisamment raccord avec le climat du film. Soit on leur a dĂ©jĂ  vu cette expression-lĂ  quelque part. Mais c’était sur Terre, dans un autre film ou dans une sĂ©rie tĂ©lĂ©visĂ©e. Le Chant du Loup avait pourtant de beaux atouts. Parmi eux, de la culture :

« Les vivants, les morts et ceux qui sont en mer ». Cette citation d’Aristote ouvre le film.

On y attrape quelques bouts de cette connaissance inhérente à chaque univers mystérieux et celui de la mer et de la marine nationale en sont :

« Un sous-marin bien conduit, ça fait moins de bruit que la mer ».

Chanteraide, surnommĂ© « Chaussette », interprĂ©tĂ© par François Civil, nous Ă©pate bien-sĂ»r par ses dons d’audition comme par son Ă©rudition acoustique qui font de lui un mutant qui pourrait postuler en vue de participer Ă  la version française des X-Men.

Les cartes de la gĂ©opolitique ont Ă©tĂ© actualisĂ©es. Tout cela est vraisemblable. Mais le film reste entre deux. Il pourrait ĂȘtre ratĂ©. Il pourrait ĂȘtre rĂ©ussi. « Nos » acteurs de premier plan font ici ce qu’ils ont dĂ©jĂ  fait. Alors que le but de ce film est quand mĂȘme de nous emmener dans d’autres ailleurs que ceux proposĂ©s gĂ©nĂ©ralement par les productions françaises :

Comédies ou « drames ».

Matthieu Kassovitz s’en sort le mieux. MĂȘme si son jeu peut ressembler Ă  une extension de son personnage de Malotru dans Le Bureau des LĂ©gendes, il lui donne quelques nuances supplĂ©mentaires et restitue bien le peu d’humour Ă©crit.

Le Chant du Loup accumule peu Ă  peu certains « dĂ©fauts » que l’on va d’autant plus lui reprocher que l’on a cru en lui : Vouloir faire ou donner l’impression de vouloir faire « comme » les productions amĂ©ricaines mais en moins bien. MĂȘme si, Ă  ce que j’ai lu, ces films ne seraient pas les rĂ©fĂ©rences principales du rĂ©alisateur, j’ai trouvĂ© Le Chant du Loup  « moins » bien que A La Poursuite d’Octobre Rouge rĂ©alisĂ© en 1990 par John Mc Tiernan et que le K-19 : Le PiĂšge des profondeurs rĂ©alisĂ© en 2002 par Kathryn Bigelow.

La rĂ©fĂ©rence cinĂ©matographique principale  serait  Le Bateau ( Das Boot) rĂ©alisĂ© en 1981 par Wolfgang Petersen. Film dont j’avais entendu parler durant mes annĂ©es de collĂšge mais que je n’ai toujours pas vu. Wolfgang Petersen a aussi, entre-autres, rĂ©alisé Dans la ligne de mire ( 1993) ainsi que Troie ( 2004) pour citer deux autres de ses films connus.

 

Le Chant du Loup est peut-ĂȘtre un film de jeunesse. Avec ce que l’on attribue de façon idĂ©alisĂ©e Ă  la jeunesse : Fougue, audace, crĂ©ativitĂ© et force de travail. Il en fallait indiscutablement pour tenter ce genre de film, en France, et en l’écrivant avec ces quatre acteurs principaux aux caractĂšres et aux carriĂšres diffĂ©rentes et qui jouaient peut-ĂȘtre ensemble pour la premiĂšre fois dans un long mĂ©trage.

Matthieu Kassovitz, a Ă©tĂ© en France l’un des rĂ©alisateurs-acteurs chouchous des annĂ©es 90-2000 (La Haine rĂ©alisĂ© par lui, Regarde les Hommes tomber rĂ©alisĂ© par Jacques Audiard pour rĂ©sumer grossiĂšrement sa pĂ©riode 90-2000). Depuis, dans les mĂ©dia, il apparaĂźt comme un personnage plutĂŽt offensif ou contrariĂ© en mĂȘme temps qu’un rĂ©alisateur/producteur/ acteur qui continue de bĂ©tonner son CV. Pour le plaisir, je vais Ă  nouveau citer la sĂ©rie Le Bureau des LĂ©gendes. En 2008, il a Ă©tĂ© l’un des producteurs- en mĂȘme tant qu’acteur- pour le film Louise Michel rĂ©alisĂ© par Gustave Kervern et BenoĂźt DelĂ©pine. Mais il Ă©tait trĂšs Ă©tonnant de le trouver par exemple dans PiĂ©gĂ©e (2012) de Steven Soderbergh. Comment fait-il ?

Reda Kateb a commencĂ© Ă  se faire connaĂźtre par les deux ou trois premiĂšres saisons de la sĂ©rie française Engrenages. Une sĂ©rie policiĂšre française trĂšs mĂ©connue en France pour des raisons aussi trĂšs mĂ©connues. Reda Kateb a dĂ©jĂ  une belle carriĂšre. Un ProphĂšte de Jacques Audiard ; Qu’un seul Tienne et les autres suivront de LĂ©a Fehner ; Zero Dark Thirty de Kathryn Bigelow ; Qui Vive de Marianne Tardieux ; FrĂšres Ennemis de David Oelhoffen. Et bien d’autres films.

Ensuite, parler d’ Omar Sy, c’est parler de sa pĂ©riode Omar et Fred puis d’Intouchables, bien-sĂ»r mais aussi de Nos Jours Heureux rĂ©alisĂ© par les mĂȘmes Toledano et Nakache ; X-Men : Days of Future Past rĂ©alisé par Bryan Singer ; Yao (2018) rĂ©alisĂ© par Philippe Godeau. Et d’autres films.

François Civil qui a le rĂŽle principal dans Le Chant du Loup est, comme dans le film, le « petit » jeune (François Civil est nĂ© en 1990). Celui dont la carriĂšre militaire/cinĂ©matographique prend son essor. J’ai dĂ©couvert l’acteur François Civil seulement avec la sĂ©rie Dix pour cent (Ă  partir de 2015). Il joue trĂšs bien Ă©galement, voire encore mieux, dans Made in France (2016) de Nicolas Boukhrief.

Souvent, l’acteur principal est l’alter ego du rĂ©alisateur. Antonin Baudry est un ancien diplomate français nĂ© en 1975, auteur (avec l’illustrateur Christophe Blain) sous le pseudonyme Abel Lanzac de la bande dessinĂ©e Le Quai d’Orsay. Antonin Baudry a participĂ© Ă  l’écriture du scĂ©nario de la version cinĂ©matographique de Le Quai d’Orsay, rĂ©alisĂ©e par Bertrand Tavernier en 2012.

Le Chant du Loup ( 2018) est le premier film d’Antonin Baudry en tant que rĂ©alisateur et scĂ©nariste exclusif. Souhaitons lui une autre suite dans le cinĂ©ma que ce qui arrive au personnage de Chaussette Ă  la fin de Le Chant du Loup. Car son film, en rĂ©unissant ces quatre acteurs, ces quatre visages et entitĂ©s, dans l’univers sonore et visuel encore assez clos du cinĂ©ma français, est peut-ĂȘtre la mĂ©taphore d’une France qu’il voudrait plus ouverte. Et sans doute l’amorce d’une filmographie rĂ©ussie.

Franck Unimon, ce lundi 4 mars 2019.

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Echos Statiques

L’Ă©cole Robespierre 2Ăšme partie

 

 

                                            L’école Robespierre 2Ăšme partie

 

« Fé-Lix Potin, On y revient ! ».

 

A l’école Robespierre, je suis sorti des toilettes. Le grand Philippe C m’attendait. Surpris, je me suis arrĂȘtĂ©. Il a tirĂ© sur son Ă©lastique et me l’a envoyĂ© dans l’oeil. Il est reparti hilare.

En temps ordinaire, je n’aurais pas caftĂ©. Philippe C, avec Cyril T, son grand frĂšre et Enzo B Ă©taient des durs de la rue ou de la citĂ© Creuse (on disait « Greuse »). Une petite citĂ© HLM un peu Ă  l’écart, faite de bĂątiments de trois ou quatre Ă©tages, situĂ©e entre le théùtre des Amandiers et la citĂ© oĂč j’habitais faite de tours de 18 Ă©tages.

Mais la douleur, la surprise et la peur m’ont fait pleurer. C’est Mr Lambert, je crois, qui, devant toute la cour, a engueulĂ© Philippe C. Celui-ci s’est fait tout petit. Cela a Ă©tĂ© la premiĂšre et derniĂšre fois oĂč il s’en est pris Ă  moi.

Certains garçons avaient la rĂ©putation d’ĂȘtre de trĂšs bons bagarreurs. Amar B frimait parce qu’il avait des grands frĂšres qui se battaient bien et pouvaient le dĂ©fendre. « Mais, en vrai », il n’était pas fort. C’est ce qui a pu se raconter.

Jacky W, qui Ă©tait un bon bagarreur, a fait pleurer Amar un jour. Lors de l’unique bagarre – nous Ă©tions plutĂŽt copains- que j’ai eue avec Jacky W (pour une raison que j’ai oubliĂ©e) j’ai trĂšs vite donnĂ© un coup de sabot. Ce jour-lĂ , je portais des sabots. Jacky W s’est arrĂȘtĂ©. Il est parti s’asseoir quelques minutes Ă  quelques mĂštres. J’ai attendu, debout et prĂȘt, les poings serrĂ©s, pieds nus dans mes sabots noirs. Jacky s’est relevĂ© puis a fait la paix avec moi. J’ai acceptĂ©. Je suis reparti de mon cĂŽtĂ©. Je n’étais pas un bagarreur. Je n’avais rien Ă  me prouver de ce cĂŽtĂ©-lĂ .

William P avait combattu de façon hĂ©roĂŻque face Ă  Cyril T devant la cour de l’école. Cyril T l’avait provoquĂ©. Peut-ĂȘtre parce qu’arrivĂ© en CE2 ou en CM1, William P Ă©tait nouveau dans l’école. Et, devant ses copains Philippe C, Enzo B, et son grand-frĂšre, Cyril T a dĂ» aller jusqu’au bout.

William P s’est trĂšs bien dĂ©fendu. On m’a racontĂ©. C’est peut-ĂȘtre William P lui-mĂȘme qui me l’a racontĂ© car on s’entendait bien. AprĂšs la bagarre, William a portĂ© un bandage Ă  la main  mais il a Ă©tĂ© respectĂ© et admirĂ©. Cyril T l’a peut-ĂȘtre menacĂ© mais c’était surtout pour ne pas perdre la face.

Dans l’autre Ă©cole primaire de Robespierre, j’ai entendu parler d’un garçon d’origine vietnamienne, Teduc de V
. D’aprĂšs la description, dĂšs qu’il s’énervait lors d’une bagarre, il Ă©tait terrifiant. Je ne l’ai jamais rencontrĂ©.

Lorsque j’Ă©tais en CM2, j’ai Ă©tĂ© atterrĂ© d’entendre des petites et des petits prononcer dĂšs le CP des gros mots tels que « Ta mĂšre la pute ! ».

AprĂšs ĂȘtre entrĂ© en 6Ăšme, au collĂšge Evariste Gallois, un tout petit peu en dehors de ma citĂ©, je suis revenu deux ou trois fois dire bonjour Ă  Mr Pambrun. Il m’a Ă  chaque fois Ă©coutĂ© durant quelques minutes. Lorsque je lui ai dit que, moi, au collĂšge, je ne faisais pas de bĂȘtises, il a rĂ©pĂ©tĂ© mes propos en me souriant. Il a peu insistĂ©. Mais j’ai compris qu’il n’en croyait pas un mot.

Comme d’autres copains, avec Jean-Marc T, en particulier, un Antillais d’origine martiniquaise nĂ© en France comme moi, rencontrĂ© en 6Ăšme, j’ai commencĂ© Ă  voler dans le supermarchĂ© FĂ©lix Potin. Anciennement Sodim. Je volais n’importe quoi. J’en remplissais mes poches et n’en faisais rien. C’était d’autant plus idiot que le supermarchĂ© FĂ©lix Potin, le supermarchĂ© le plus proche de ma citĂ©, Ă©tait le supermarchĂ© oĂč mes parents m’envoyaient faire des courses. Autrement, il y’avait le supermarchĂ© Suma situĂ© du cĂŽtĂ© du collĂšge Evariste Gallois. En face de FĂ©lix Potin, de l’autre cĂŽtĂ© de la route, peut-ĂȘtre avant la construction du grand parc de Nanterre, il y’avait un terrain vague. C’est lĂ  que Gilles S, qui habitait aux Canibouts, prĂšs des PĂąquerettes et de l’hĂŽpital de Nanterre oĂč travaillait ma mĂšre, a tenu Ă  faire un concours avec Jean-Marc et moi. Pour savoir qui de nous trois avait la plus grande ou la plus grosse bite. Gilles S avait beaucoup de bagout. Il s’est soudainement retournĂ© vers nous en pressant son zizi dans sa main pour nous montrer. J’ai refusĂ© de participer. Je savais que les gros en avaient une petite.

Sur ce terrain vague, aussi, avec Jean-Marc, j’ai commencĂ© Ă  crapoter. J’ai vite arrĂȘtĂ©. Aucun plaisir. En plus, cela prenait beaucoup de temps pour terminer une cigarette. Lorsque Francine B, rencontrĂ©e au collĂšge, m’a dit plus tard que cela la calmait de fumer des cigarettes, cela m’a paru trĂšs abstrait.

C’est sur la route entre ce terrain vague (ou le parc de Nanterre) et FĂ©lix Potin, qu’un jour, des gardiens du parc ont poursuivi des jeunes de la rue Creuse qui avaient traversĂ© le parc en mobylette. C’était interdit. Nous les avions regardĂ©s faire. Les deux jeunes, dont le grand frĂšre de Cyril T je crois, dĂ©boulaient tĂȘte nue sur leur mobylette chaudron au moteur dĂ©bridĂ©. Ils Ă©taient suivis environ cinquante mĂštres ou cent mĂštres plus loin par les deux gardiens du parc assis sur leur deux roues de fonction, vĂȘtus comme des gendarmes avec leur kĂ©pi sur la tĂȘte. Au compteur, il devait bien y avoir trente Ă  quarante kilomĂštres heures d’Ă©cart entre les vĂ©lomoteurs rĂ©glementaires et de petite cylindrĂ©e des gardiens. Et ceux du grand frĂšre de Cyril T et de son copain.

Nous Ă©tions plusieurs jeunes (uniquement des garçons sans doute) Ă  regarder ça un peu comme s’il s’agissait du Tour de France. Nous encouragions Ă©videmment les deux jeunes. Vu que les deux gardiens avaient le sens du devoir, cela a durĂ© un moment. Sans suspense.

 

Non loin de lĂ  et Ă  l’entrĂ©e du parc, la chapelle St Joseph oĂč je suis allĂ© au catĂ©chisme. Lors des dĂ©bats, le pĂšre AndrĂ© me donnait souvent l’impression que j’étais vraiment intelligent. Lorsque le groupe Police a commencĂ© Ă  ĂȘtre connu, avec d’autres jeunes, j’ai Ă©coutĂ© et réécoutĂ© le titre Do Do Do Da Da Da. Au catĂ©chisme, j’ai retrouvĂ© un camarade de collĂšge avec lequel j’ai davantage sympathisĂ©- presque fraternisĂ© la religion aidant- Roberto C, d’origine italienne.

 

Au collĂšge Evariste Gallois, la derniĂšre fois que j’ai vu Enzo B, il Ă©tait entourĂ© de policiers. Nous Ă©tions assez nombreux dans la cour du collĂšge Ă  assister Ă  son arrestation. Le petit Enzo B (Enzo Ă©tait de petite taille) avec lequel mes quelques Ă©changes Ă©taient sympathiques tout comme avec Cyril T et son grand frĂšre, se tenait fiĂšrement. Enzo est montĂ© dans le camion de police. Je crois ne l’avoir jamais revu. Pas plus que je n’ai revu le grand Philippe C, Cyril T et son grand frĂšre. Ou alors, je les ai revus et ne les ai pas reconnus.

 

Je ne sais comment. Un jour, j’ai su qu’il Ă©tait possible de renifler la colle qui sert Ă  poser des rustines lorsque l’on rĂ©pare les chambres Ă  air de nos vĂ©los. Je ne l’ai pas fait. Je ne voyais pas ce que cela pouvait m’apporter.

Gilles P, un voisin de notre tour qui habitait avec ses parents quelques Ă©tages en dessous de notre appartement, mon aĂźnĂ© d’un ou deux ans, serait mort d’une overdose Ă  l’hĂ©roĂŻne. Je le croisais quelques fois en bas de notre tour, en attendant l’ascenseur, ou au collĂšge. Son pĂšre Ă©tait policier, je crois. Une des derniĂšres images que j’ai de Gilles P, c’est lui, portant un maillot de foot vert et se battant avec une fille dans la cour du collĂšge. Il avait dĂ» la provoquer. Elle se battait trĂšs bien. Sa jambe allait haut. Gilles avait beau jouer la dĂ©contraction en reculant tel un boxeur pour Ă©viter les coups, il n’avait pas gagnĂ© et avait plutĂŽt Ă©tĂ© intimidĂ©.

Une autre image me montre Gilles P un peu plus tard et portant un blouson de cuir noir, un Jean foncĂ© prĂšs du corps et des baskets Adidas Ă  trois bandes. Les groupes AC/DC et Trust Ă©taient devenus des rĂ©fĂ©rences musicales pour certains jeunes. Gilles P et moi nous sommes plus croisĂ©s que parlĂ©s. Deux ans d’écart, lorsque l’on est jeune, c’est beaucoup.

En 4Ăšme, Patrice L m’a proposĂ© un jour d’aller coucher avec une fille. Patrice a ajoutĂ© :

« Par contre, ramĂšne l’eau de javel parce-qu’elle se lave pas
 ». J’ai refusĂ©.

Une autre fois, j’ai croisĂ© Patrice alors qu’il s’amusait avec ses copains. Il m’a proposĂ© de faire de la mobylette avec eux. J’ai refusĂ© poliment et ai commencĂ© Ă  m’éloigner. Peu aprĂšs, un camion de police est venu les embarquer.

En 3Úme, Mme Epstein, notre prof de Français et professeur principal, petite femme au fort caractÚre et grande fumeuse, étonnée, nous demandait réguliÚrement :

« Pourquoi vous Ă©crivez toujours des histoires qui se passent aux Etats-Unis ? Racontez des histoires d’endroits que vous connaissez
 ». J’ai quelques fois essayĂ© de rĂ©flĂ©chir pendant quelques secondes. Je n’y arrivais pas.

 

J’ai aimĂ© ma citĂ©. Les reprĂ©sentants entraient comme ils voulaient dans notre tour. Lorsqu’ils s’arrĂȘtaient devant la porte d’un appartement, ils faisaient vriller les tympans avec la sonnette. Puis, sans attendre la moindre rĂ©action, ils passaient Ă  une autre porte d’appartement et ainsi de suite dans les Ă©tages. 18 Ă©tages.

Sur notre palier, parmi nos voisins, figuraient les M. Ils claquaient la porte lorsqu’ils entraient. Ils la claquaient lorsqu’ils partaient. Je suis allĂ© plusieurs fois chez eux. Christophe M, le fils, et moi Ă©tions assez copains. Il avait une voix assez aigĂŒe Ă  l’époque. Corinne, sa grande sƓur aĂźnĂ©e, avait beaucoup aimĂ© le tube de Patrick Juvet : « OĂč sont les femmes ? ». A notre Ă©tage, on l’avait entendu et rĂ©entendu, plus qu’à la radio, ce tube.

Lorsque des gens se disputaient chez eux, on entendait tout. Pareil lorsque quelqu’un se dĂ©cidait Ă  attaquer un des murs de son appartement Ă  la chignole. Quand un jeune dĂ©cidait de roder sa mobylette, on Ă©tait avec lui alors qu’il passait et repassait dans la citĂ©, augmentant petit Ă  petit la vitesse de son engin.

Le terrain de foot en cailloux situĂ© entre ma tour, la tour 13 et la tour 14 avait ses pĂ©riodes de grande frĂ©quentation. J’y ai connu certains de mes petits matches de foot.

La création du centre commercial Les Quatre Temps à la Défense nous a apporté un renouvellement de notre environnement. Auchan et le Mac Donald.

Avec Jean-Marc, principalement, les premiĂšres fois, je suis aussi allĂ© voler dans quelques magasins des Quatre Temps. MĂȘme si je m’étais dĂ©jĂ  fait prendre une fois. A Suma. L’attrait Ă©tait trop fort.

CollĂ©gien, je suis bien plus de fois entrĂ© dans le centre commercial les Quatre Temps qu’au théùtre des Amandiers devant lequel, pourtant, j’Ă©tais dĂ©ja passĂ© quantitĂ© de fois depuis l’enfance. Le théùtre des Amandiers fait pratiquement face Ă  la piscine Maurice Thorez. Le théùtre des Amandiers Ă©tait un endroit qui ne me parlait pas. Les personnes qui faisaient la queue, jusque dans la rue, pour y entrer, nous empĂȘchaient parfois de passer. Ces personnes ne nous parlaient pas, ne nous ressemblaient pas, Ă  mes copains et moi.

Mme Epstein, notre prof de Français de 3Ăšme, nous a emmenĂ© voir Combat de NĂšgres et de chiens au théùtre des Amandiers. Ensuite, elle en a dĂ©battu avec nous. Malheureusement, contrairement Ă  l’expĂ©rience de la bibliothĂšque en CE2 avec Mr Pambrun, cette fois-ci, je n’ai pas eu envie d’y retourner. Pourtant, le théùtre des Amandiers Ă©tait bien plus proche de notre tour que la bibliothĂšque et le centre commercial des Quatre Temps. J’ignorais ce que le théùtre pouvait m’apprendre et me donner mais aussi ce que j’aurais pu, tout autant, lui donner. Il est vrai, aussi, que l’accĂšs au théùtre Ă©tait payant. On ne paie jamais pour entrer dans un centre commercial.

Au collĂšge, ce qui me parlait, c’était la tĂ©lĂ©, le Foot, l’AthlĂ©tisme, Bruce Lee, Mohamed Ali, le Tennis, le Cyclisme, les acteurs amĂ©ricains, la musique noire amĂ©ricaine, les Etats-Unis rĂ©sumĂ©s Ă  New-York, le Reggae, la lecture.

Au collĂšge, ce qui me parlait c’était la ceinture de mon pĂšre, son soutien scolaire, le crĂ©ole, la Guadeloupe, la musique antillaise, la mĂ©moire de l’esclavage, avoir des bonnes notes Ă  l’école. Ma mĂšre. Ma petite sƓur et mon petit frĂšre. Mon cousin Christophe qui habitait aux PĂąquerettes prĂšs de l’hĂŽpital de Nanterre. Et les copains.

Parmi ces quelques jeunes citĂ©s, et certains de leurs proches, femmes et hommes, il doit malheureusement s’en trouver plusieurs Ă  qui la haine a su parler.

Franck Unimon, ce samedi 2 mars 2019. Fin de la 2Ăšme partie de l’école Robespierre.

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Cinéma

Jusqu’Ă  la garde

 

Jusqu’à la Garde un film de Xavier Legrand

 

 

« J’ai changé  ». Antoine vient de boire un grand verre d’eau. Il se met Ă  pleurer face Ă  « sa » femme, Miriam, devant leur fils Julien (l’acteur Thomas Gioria) ĂągĂ© de 11 ans.

Oui, il a changé.

Avant de boire ce grand verre d’eau dans la cuisine et de donner cette Ă©trange « confession », de sa masse imposante, il est venu prendre possession. Des lieux. D’une intimitĂ©. Il n’est pas chez lui. Il est chez son ex-femme, Miriam.

Quelques annĂ©es plus tĂŽt, lointain horizon, lui, ce responsable sĂ©curitĂ© (interprĂ©tĂ© par l’acteur Denis MĂ©nochet) d’un centre commercial, Ă©tait peut-ĂȘtre un homme et un port aimants et rassurants pour la frĂȘle Miriam (l’actrice LĂ©a Drucker) et leurs deux enfants. Au cƓur d’un couple et d’une famille, la sĂ©curitĂ©, toutes les sĂ©curitĂ©s, sont ce que l’on peut attendre de l’autre. A la fin du film Mystic River – rĂ©alisĂ© par Clint Eatswood- alors qu’il doute, un pĂšre (interprĂ©tĂ© par Sean Penn) est rĂ©armĂ© moralement par sa propre femme et mĂšre de leur fille disparue. Oui, lui et ses hommes ont tuĂ©, Ă  tort, un de ses anciens amis d’enfance (victime lui-mĂȘme d’un viol dans son enfance) qu’il a cru  responsable du viol et du meurtre de leur fille. Mais il a fait ce qui est attendu d’un homme qui protĂšge sa famille (sa tribu) lui assure sa femme ! Et, devant le perron de leur maison, ce pĂšre interprĂ©tĂ© par Sean Penn, et sa femme, se montrent pleins d’assurance alors qu’ils assistent Ă  un dĂ©filĂ© et que l’on voit un moment passer, abattu moralement, le fils de l’ami d’enfance rendu responsable – Ă  tort- d’un crime qu’il avait lui-mĂȘme subi plus jeune car personne ne l’avait dĂ©fendu.

Dans Jusqu’à la garde, Antoine, semblable Ă  un ogre, est devenu une menace pour son couple et sa famille dont il Ă©tait supposĂ©, originellement, assurer la protection.

Oui, il a changé.

Ou Miriam a peut-ĂȘtre toujours rĂȘvĂ© l’homme qu’il Ă©tait comme on peut parfois rĂȘver celle ou celui que l’on aime.

Lors de la comparution devant le juge, l’ogre ou « L’Autre », comme Miriam et leurs enfants le nomment en son absence, se comporte en homme qui sait se tenir. Son avocate met en doute la cohĂ©rence comme l’honnĂȘtetĂ© morales de Miriam :

« On part en week-end » ; « Comme le prĂ©tend Madame
 ». L’avocate d’Antoine se retient presque d’exprimer des rĂ©serves quant aux capacitĂ©s de Miriam en matiĂšre d’éducation et de soins pour ses deux enfants. Les parents d’Antoine, ses collĂšgues ainsi que ses amis chasseurs tĂ©moignent en faveur de son exemplaritĂ©.

De son cÎté, aprÚs avoir écouté le témoignage de leur fils Julien, lu par la juge, Antoine déclare calmement :

« J’aimerais bien comprendre. Je ne sais pas ce qu’on lui met dans la tĂȘte ». « On », c’est bien-sĂ»r Miriam, assise juste Ă  cĂŽtĂ© de lui. Devant les tĂ©moignages contradictoires, qui se doivent de rester calmes et intelligibles malgrĂ© l’extrĂȘme tension Ă©motionnelle, la juge (la comĂ©dienne Saadia BentaĂŻeb, trĂšs bien) a du mal Ă  trancher.

Jusqu’à la garde (2018) est la suite du court-mĂ©trage (30 mn) Avant que de tout perdre ( 2013) que Xavier Legrand avait rĂ©alisĂ© sur le mĂȘme thĂšme et avec les mĂȘmes comĂ©diens principaux. En 2013, j’avais dĂ©couvert Avant que de tout perdre alors que j’étais encore rĂ©dacteur pour le site Format Court et que j’y co-animais les soirĂ©es dĂ©bats mensuelles. Une fois par mois, en plus d’autres Ă©vĂ©nements, le site Format Court continue de proposer des soirĂ©es dĂ©bat au cinĂ©ma des Ursulines Ă  quelques minutes du jardin du Luxembourg.

Xavier Legrand était venu participer au débat. Avant que de tout perdre nous avait « bien » plu :

Devant des sujets particuliĂšrement sensibles, ici celui des violences conjugales, lorsqu’un film est bien ou trĂšs bien rĂ©alisĂ©, Ă©crit et interprĂ©tĂ©, il me semble toujours un peu dĂ©placĂ© de dire ou d’écrire qu’il m’a « bien » ou « beaucoup » plu. Car c’est rarement pour notre confort personnel que l’on participe Ă  un projet pareil. Et, c’est Ă©galement rarement pour notre plaisir personnel que l’on se dĂ©cide Ă  voir un film comme celui-ci.

Lors de la derniĂšre remise des CĂ©sar (ce vendredi 24 fĂ©vrier 2019 : il y’a une semaine) Jusqu’à la garde a rĂ©coltĂ© plusieurs prix dont celui du meilleur film de l’annĂ©e et de la meilleure actrice pour LĂ©a Drucker. Je suis allĂ© le voir hier. Pour ses deux films, Xavier Legrand s’est documentĂ©. Il a aussi rencontrĂ© un certain nombre de personnes et d’organisations Ă  mĂȘme de l’aiguiller. Dans le gĂ©nĂ©rique de fin de Jusqu’à la garde, il remercie par exemple la FNCAV :

FĂ©dĂ©ration Nationale Des Associations et des Centres de Prise en Charge d’Auteurs de Violences Conjugales et Familiales.

Jusqu’à la garde est un film trĂšs ambitieux. Il y’a beaucoup Ă  dire sur les violences conjugales et Xavier Legrand rĂ©ussit trĂšs bien Ă  concilier Ɠuvre de fiction et Ɠuvre pĂ©dagogique. Pour cela, il est aussi rĂ©ussi que le Holy Lola (rĂ©alisĂ© en 2003
comme Mystic River !) de Bertrand Tavernier, consacrĂ©, lui, Ă  l’adoption.

Un film comme Ne Dis Rien rĂ©alisĂ© en 2004 par Iciar Bollain sur le thĂšme des violences conjugales m’était aussi restĂ©. Mais la violence brute dĂ©robĂ©e par moments Ă  Antoine/ Denis MĂ©nochet me rappelle aussi celle excavĂ©e par un Chris Penn ( feu le frĂšre de Sean Penn) dans Nos FunĂ©railles ( 1996) d’Abel Ferrara ou Ă©galement dans le Short Cuts rĂ©alisĂ© par Robert Altman en 1994. « Adoption », « funĂ©railles », il y’a au moins de ça dans les violences conjugales. Une adoption et des funĂ©railles ratĂ©s. On peut y ajouter, malheureusement, le viol.

Il n’y’a pas de scĂšne de viol physique dans Jusqu’à la garde. Mais la prestation de Denis MĂ©nochet me rappelle celle d’un Jo Prestia dans le IrrĂ©versible (2002) de Gaspar NoĂ© oĂč, lĂ , il est bien question d’un viol physique (psychologique et moral) filmĂ© de maniĂšre rĂ©aliste (ou crue selon les sensibilitĂ©s). J’avais appris plus tard qu’aprĂšs avoir interprĂ©tĂ© ce rĂŽle de violeur, le comĂ©dien Jo Prestia avait dĂ» suivre une thĂ©rapie. Lors de la cĂ©rĂ©monie des CĂ©sars de vendredi dernier, je me suis demandĂ© si Denis MĂ©nochet , qui porte ce rĂŽle d’homme et de pĂšre violent allait avoir, lui aussi, besoin de ce soutien psychothĂ©rapeutique Ă  un moment ou Ă  un autre. Car jouer ce genre de personnage nous enfouit dans des Ă©motions dont il peut ĂȘtre difficile de se dĂ©pĂȘtrer :

Je me rappelle de l’acteur Jean-Michel Martial nous expliquant au cours d’un dĂ©bat , que pendant un temps, il avait « dĂ©gagĂ© un truc » aprĂšs avoir jouĂ© son rĂŽle de militaire tortionnaire sous la dictature de Duvalier Ă  HaĂŻti dans le film L’Homme sur les quais (1992) de Raoul Peck.

« Tortionnaire », « dictature »,  » Ne dis rien« ,  Mystic River, Short Cuts,  aprĂšs les « adoption »,  » funĂ©railles » ratĂ©s, IrrĂ©versible et le viol : mes rĂ©miniscences cinĂ©matographiques, aprĂšs voir vu Jusqu’Ă  la garde parlent pour moi et bien mieux que moi, en quelques mots, de ce que j’ai « vu » hier.

A l’image de ce que peuvent ressentir bien des victimes (de violences conjugales mais aussi d’autres violences), Jusqu’à la garde nous enferme. Il pourrait donner Ă  certaines personnes un certain sentiment de claustrophobie. NĂ©anmoins, mĂȘme si Miriam et ses enfants s’installent peu Ă  peu dans un Ă©tat d’alerte quasi animal, Xavier Legrand prĂ©serve nĂ©anmoins des sas et des Ă©chappatoires :

Miriam et ses enfants sont entourĂ©s de proches recommandables et aussi capables de tenir tĂȘte Ă  « L’Autre ». Appuis dont un certain nombre de victimes sont privĂ©es (victimes de violences conjugales, de violences sectaires, de violences dans les Ă©glises ou de violences liĂ©es Ă  la prostitution ou Ă  la toxicomanie par exemple
).

D’un point de vue clinique, ma seule petite rĂ©serve concerne le physique de Denis MĂ©nochet : sa stature imposante peut laisser croire qu’un violent ou une violente conjugal(e ) est obligatoirement une personne au physique de vigile et au regard de faucille ( de « pervers », diront d’autres). Les auteurs de violence conjugale ont Ă  mon avis des physiques trĂšs variĂ©s.

Jusqu’à la garde est un film qui informe que mieux peut ĂȘtre ou doit ĂȘtre fait en faveur des victimes. C’est aussi un film qui peut rappeler Ă  celles et ceux qui dĂ©tiennent un pouvoir ou un ascendant sur d’autres (hiĂ©rarchique, financier, affectif, Ă©ducatif,
.) que dĂšs lors que l’on a ce pouvoir, nos Ă©changes avec les autres peuvent ĂȘtre assez facilement biaisĂ©s. Il importe donc, aussi, de savoir se mettre Ă  la hauteur des autres ainsi qu’à leur rĂ©elle Ă©coute si l’on aspire vĂ©ritablement Ă  avoir avec eux des relations oĂč « tout se passe bien ».

RĂ©pĂ©ter des « Mon cƓur » ou des ribambelles de phrases toutes faites tressĂ©es de mots-clĂ©s lorsque l’on dispose d’un pouvoir et que l’on s’adresse Ă  l’autre ne suffit pas.

NominĂ© pour le CĂ©sar du meilleur acteur, Denis MĂ©nochet n’a pas eu le prix. Si j’ai Ă©tĂ© content qu’Alex Lutz l’obtienne pour son rĂŽle dans le film qu’il a corĂ©alisĂ© et co-Ă©crit (Guy), je dĂ©plore qu’au cinĂ©ma, les rĂŽles de « mĂ©chant » soient si connotĂ©s moralement qu’ils privent gĂ©nĂ©ralement leur interprĂšte d’une quelconque distinction. Par exemple, pour moi, dans le film Django Unchained (2012) de Quentin Tarantino, Samuel Jackson et LĂ©onardo DiCaprio, dans leurs rĂŽles respectifs, auraient pu ou dĂ» avoir un Oscar d’autant plus qu’ils meurent dans le film. Je reverrais ce film avec plaisir juste pour eux. Jamie Foxx qui joue pourtant le rĂŽle du hĂ©ros, soit Django, et qui a pu me plaire dans d’autres films est dans Django Unchained complĂštement secondaire Ă  mes yeux. Pareil lorsque l’Oscar du meilleur acteur avait Ă©tĂ© donnĂ© Ă  Tommy Lee Jones pour son rĂŽle dans Trois Enterrements (2005). Sans l’acteur Barry Pepper (que tout le monde a dĂ©sormais oubliĂ© alors que la carriĂšre de Tommy Lee Jones Ă©tait dĂ©jĂ  bien Ă©tablie), qu’aurait donnĂ© le jeu de Tommy Lee Jones ?

Mais au cinĂ©ma, on prĂ©fĂšre rĂ©compenser les « gentilles » ou les « bons » personnages. Pour son rĂŽle dans Jusqu’à la garde, LĂ©a Drucker a donc Ă©tĂ© rĂ©compensĂ©e. J’aime le jeu de LĂ©a Drucker. DĂ©sormais, ma rĂ©fĂ©rence la concernant est plutĂŽt son rĂŽle dans la trĂšs bonne sĂ©rie Le Bureau des LĂ©gendes. J’ai Ă©tĂ© touchĂ© par son discours et son attitude Ă  la cĂ©rĂ©monie des CĂ©sars. Mais comme elle l’a dit elle-mĂȘme, en remerciant Denis MĂ©nochet, elle a d’autant mieux jouĂ© son rĂŽle de Miriam parce-que Denis MĂ©nochet le lui a permis en se plongeant dans son personnage d’homme Ă  la violence irradiante. Il faut d’autant plus une grande confiance mutuelle, une forte connivence et affection – en plus d’une certaine force morale- entre comĂ©diens et une Ă©quipe de tournage pour arriver Ă  un tel rĂ©sultat. Impossible de rĂ©aliser ça en restant chacun seul dans son coin.

Une pensĂ©e pour la chanteuse dĂ©cĂ©dĂ©e Edith Lefel (1963-2003) qui, dans son titre SomnifĂšre, abordait le sujet des violences faites aux femmes. Nous faire zouker sur une chanson qui parle- en crĂ©ole- de violences faites aux femmes, il faut le faire. J’ai du mal Ă  imaginer Johnny nous faire le mĂȘme effet avec le mĂȘme titre.

Franck Unimon, ce vendredi 1er mars 2019.

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Echos Statiques

L’Ă©cole Robespierre

L’école Robespierre 1Ăšre Partie

 

DĂšs qu’une personnalitĂ© ou un sportif aimĂ© du public et des mĂ©dia accomplit une performance ou bat un record, on lui donne du Madame ou du Monsieur. Ce qui finit par sous-entendre que tous les autres (la grande majoritĂ©) sont des rebuts de l’humanitĂ©.

A l’école Robespierre, dans mon ancienne citĂ© HLM, en CE2, je crois, Monsieur Pambrun, petit homme brun moustachu typĂ© Les Brigades du Tigre, et grand fumeur, nous avait emmenĂ©, seul, Ă  la bibliothĂšque municipale de Nanterre. Nous avions fait le trajet Ă  pied. Nous devions ĂȘtre une bonne vingtaine serpentant un moment le long de la piscine Maurice Thorez, alpinistes banlieusards horizontaux continuant d’effectuer malgrĂ© nous notre chemin de Compostelle. Pour le plus grand nombre, dont j’étais, nous rendre dans une bibliothĂšque Ă©tait une PremiĂšre.

En classe, Monsieur Pambrun Ă©tait un instituteur qui tirait parfois les oreilles et donnait quelques claques Ă  certains d’entre nous – dont j’étais- pour indiscipline. Ce jour-lĂ , pourtant, comme bien d’autres fois, et nous Ă©tions sĂ»rement plusieurs Ă  l’ignorer – en tout cas, moi, je l’ignorais- Monsieur Pambrun s’appliquait, Ă  la suite de toutes ses collĂšgues et collĂšgues prĂ©cĂ©dents, Ă  continuer d’esquisser un certain trajet vers la Culture et la Connaissance. Et Ă  nous le faire emprunter, ce trajet, en fendant les eaux et le sceau de notre ignorance. Le bĂ©nĂ©fice possible, pour nous tous, filles et garçons, Ă©tait d’ajouter d’autres Savoirs Ă  ceux de nos histoires et consciences personnelles. Pour cela, depuis l’école, nous avions probablement dĂ» marcher entre 20 et 30 minutes ce jour-lĂ  pour atteindre les lieux.

Depuis, et par la suite, je fis partie des petites tortues qui refirent le trajet rĂ©guliĂšrement jusqu’à la bibliothĂšque. Seul ou accompagnĂ© d’un camarade ou d’un copain. Aujourd’hui, rĂ©guliĂšrement, je continue de refaire ce trajet.

Chaque fois que je change de domicile, en plus des commerces et des lieux de soins, j’ai besoin de savoir oĂč se trouvent la gare, la piscine et la bibliothĂšque.

Enfants, aucun de nous n’avait choisi de venir dans cette Ă©cole publique et encore moins dans cette ville communiste. La majoritĂ© d’entre nous habitait soit dans la citĂ© ou Ă  ses cĂŽtĂ©s. L’usine CitroĂ«n, proche, Ă©tait encore en activitĂ©.

Sophie D, Sandrine El, Malika M, FrĂ©dĂ©ric B, Jacky W, Didier P, Myriam M, Corinne C, Laurent S, Jean-Christophe P, Sandrine et Karine R, Dany A, SaĂŻd, SmaĂŻl M, Florence T, William P, Isabelle R, Gilles O, Jocelyne B, Jean-Christophe B (qui au CP confondait le son « Vr » et le son « Fr »), Eric C, Anna-Paula M, Christophe B et Laurence A sont quelques uns de mes camarades de classe de l’école primaire du CP au CM2. Certains sont partis en province avec leurs parents avant le CM2. D’autres ont fait un passage d’un ou deux ans dans l’école. J’ai Ă©tĂ© dans la classe de la plupart d’entre eux mais il m’est arrivĂ© d’en croiser d’autres dans la cour. Plus ĂągĂ©s comme plus jeunes. Bien-sĂ»r, il y’avait aussi les bagarreurs qui faisaient peur ou qui inspiraient l’admiration.

Je me rappelle trĂšs peu du mĂ©tier qu’exerçaient les parents de celles et ceux que je cĂŽtoyais. Je me rappelle que le pĂšre de Sandrine El, un de mes premiers amours avec Malika M, Ă©tait supposĂ© ĂȘtre inspecteur de police. Et qu’elle et ses parents sont ensuite partis pour Toulouse.

Nous Ă©tions des Arabes- le premier mot arabe que j’ai retenu et appris signifie : « NĂ©gro! »-, des Juifs (mĂȘme si, pendant longtemps, je ne savais pas vraiment ce que signifiait ĂȘtre Juif)) des Blancs de France ou venant d’ailleurs (Pologne, Espagne, Portugal, Italie
.) une toute petite minoritĂ© de noirs antillais nĂ©s en France.

Quelques uns d’entre nous Ă©taient des enfants de parents divorcĂ©s ou d’une famille monoparentale. Nos parents Ă©taient majoritairement locataires de leur appartement. Seul, peut-ĂȘtre, parmi celles et ceux dont je me rappelle, Gilles O et son accent du sud, dĂ©rogeait Ă  la rĂšgle :

Dans leur maison de ville, il prenait des cours de piano Ă  domicile. De la musique « classique ». Et lorsque nous nous rendions ensemble lui et moi Ă  la bibliothĂšque, aprĂšs que je sois allĂ© le chercher, il me parlait souvent, intarissable, de sujets que je ne comprenais pas. Il me parlait Ă©conomie, politique. Du pĂ©trole. Je l’écoutais poliment et essayais de me mettre Ă  son niveau. Mais je n’ai aucun souvenir d’avoir amenĂ© ne serait-ce qu’une seule fois un argument ou un avis sensĂ© ou valable. Je me souviens de lui comme d’un garçon plutĂŽt isolĂ©, par moments chahutĂ©, trĂšs bon Ă©lĂšve et peu douĂ© pour le sport.

 

Au CP, nous avions eu Mme Chaponet, institutrice douce et grande fumeuse. Puis Mme Benyamin, bonne institutrice, grosse femme au physique de Bud Spencer qui dĂ©crochait quelques claques mĂȘme Ă  certaines filles de la classe. Un jour, le pĂšre de Malika Ă©tait venu l’engueuler pour cela. Et il avait fait pleurer Mme Benyamin. Puis il y’avait eu Mr Pambrun en CE2. Je ne l’ai jamais vu pleurer. Pas plus que Mr Lucas en CM1, le directeur de l’école, lequel nous parlait souvent du MusĂ©e du Louvre. Et Ă  nouveau Mr Pambrun. En CM2, Ă©galement skieur, Monsieur Pambrun nous emmena en classe de neige Ă  La Bourboule Ă  Clermont-Ferrand. Je me rappelle d’une partie de dames avec lui.

Je me rappelle aussi de Monsieur Lambert, instituteur auquel j’avais Ă©chappĂ© alors qu’il aurait dĂ» ĂȘtre notre Maitre en CM2. Il avait quittĂ© l’école, je crois. Mr Lambert Ă©tait un grand homme effrayant au physique de bĂ»cheron. Sa voix portait dans toute la cour lorsqu’il apostrophait un Ă©lĂšve. Et son grand pied vĂ©loce corrigeait par moments le postĂ©rieur d’un ou deux Ă©coliers turbulents. Pourtant, une de ses filles Ă©tait Ă©galement dans l’école et Ă  la voir avec lui, il apparaissait fort gentil. Et calme.

Je n’ai revu aucune de ces personnes depuis au moins vingt, trente ou quarante ans. Et, je me mĂ©fie beaucoup des retrouvailles. Aussi bien intentionnĂ©es soient-elles au dĂ©part, ce genre de retrouvailles peuvent trĂšs vite qualifier un certain malaise. Selon ce que nous sommes devenus et selon nos rapports au passĂ© et au prĂ©sent. A l’époque, nous coexistions ensemble au moins Ă  l’école. Nous n’avions pas le choix. Depuis, nous avons tous connu des bonheurs et des malheurs divers. Nos personnalitĂ©s et nos histoires se sont affirmĂ©es. Nous avons fait des choix et continuerons d’en faire en nous persuadant que ce sont les bons ou les moins mauvais. Mais nous n’avons plus cette obligation de coexister ensemble comme Ă  l’école primaire.

Dans son trĂšs bon documentaire, Exit- La Vie aprĂšs la haine, encore disponible sur Arte jusqu’au 27 fĂ©vrier 2019 (aujourd’hui !) Karen Winther se demande comment, de par le passĂ©, elle a pu devenir une activiste d’extrĂȘme droite. Pour essayer de le comprendre, elle est allĂ©e Ă  la rencontre d’autres personnes qui sont passĂ©es comme elle par certains extrĂȘmes. Mais aussi Ă  la rencontre d’une de ses anciennes amies, activiste de gauche Ă  l’époque, qui avait acceptĂ© de l’aider Ă  s’éloigner de son milieu fasciste.

Ingo Hasselbach ( qui a écrit un livre sur cette période, disponible en Allemand et en Anglais), le premier interviewé, a été décrit à une époque comme le « nouvel Hitler ». Dans le documentaire, il dit par exemple :

« Je voulais blesser les autres ».

Un journaliste, pour les besoins d’un reportage, l’avait rencontrĂ© pendant un an. Ce journaliste le contredisait point par point sur un certain nombre de sujets. Cela a commencĂ© Ă  faire douter Ingo Hasselbach. Ce journaliste est un Monsieur. J’ignore si j’aurais eu sa persĂ©vĂ©rance et son intelligence.

Manuel Bauer explique que ses amis Ă©tant d’extrĂȘme droite, il Ă©tait donc devenu comme eux. Lors d’une dĂ©tention en prison, alors qu’il Ă©tait en train de se faire agresser, ce sont deux codĂ©tenus turcs qui sont venus le sauver. Ce qui aurait provoquĂ© sa prise de conscience. Ces deux codĂ©tenus turcs, lorsqu’ils l’ont sauvĂ©, ont Ă©tĂ© des Messieurs. J’ignore si je serais venu au secours d’un Manuel Bauer, qui, lors de sa « splendeur » fasciste, avait pu flanquer un coup de pied dans le ventre d’une femme enceinte au prĂ©texte qu’elle Ă©tait Ă©trangĂšre. Et, ce, juste aprĂšs avoir agressĂ©- parce-qu’il Ă©tait Ă©tranger- le compagnon de cette femme.

Angela King, Tee-shirt de Bob Marley, ancienne suprématiste blanche, raconte :

« A l’époque, j’étais invisible. HarcelĂ©e » ; « J’ai pensĂ© que personne ne m’aimait ». Angela King explique qu’elle croyait vraiment Ă  l’existence d’un complot ainsi qu’à la supĂ©rioritĂ© de la race blanche. C’est un attentat meurtrier en 1995, commis dans l’Okhlahoma, par un homme qui pensait comme elle qui l’aurait fait se reprendre. En prison, ce sont des dĂ©tenues noires qui ont eu de la compassion pour elle et l’ont protĂ©gĂ©e, allant jusqu’à cacher son passĂ© de suprĂ©matiste blanche Ă  d’autres dĂ©tenues. Angela King dit : « Ces femmes m’ont rendu mon humanitĂ© ».

Ces dĂ©tenues noires, qui avaient peut-ĂȘtre tuĂ© auparavant, ont Ă©tĂ© des Mesdames en choisissant de protĂ©ger Angela King. J’aurais aimĂ© entendre ces dĂ©tenues noires expliquer, raconter, ce qui, en Angela King, leur avait donnĂ© envie de la protĂ©ger. Pourtant, Angela King l’affirme :

« Si les conditions sont rĂ©unies, tout le monde peut devenir extrĂ©miste ». Cette phrase peut ressembler Ă  une lapalissade. En regardant le dĂ©but d’une fiction telle que la sĂ©rie Walking Dead, on comprend pourtant que- si les conditions sont rĂ©unies- tout le monde peut devenir zombie.

Franck Unimon, ce mercredi 27 fĂ©vrier 2019. Fin de la PremiĂšre partie de L’école Robespierre.

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Cinéma

Under The Skin

 

                         Under The Skin un film de Jonathan Glazer

 

Lors de la réalisation de ce film en 2013, Scarlett Johansson était une actrice plus que retenue. Elle avait déjà tourné avec Sofia Coppola, les FrÚres Coen, Woody Allen. Elle avait aussi déja joué dans The Avengers.

Avec Charlize Theron, Jennifer Lawrence, Maggie Cheung Ă  une certaine Ă©poque, Halle Berry et Ellen Page dans une moindre mesure, Cate Blanchett, peut-ĂȘtre Amy Adams, Scarlett Johansson est l’une des rares actrices-vedettes actuelles que l’on nous montre aptes Ă  jouer autant dans des films d’action grand public que dans des films d’auteurs exigeants voire expĂ©rimentaux. Under The Skin en est une dĂ©monstration.

Il y’avait vraiment peu de monde dans la salle de cinĂ©ma lorsque je l’avais dĂ©couvert la premiĂšre fois. Il est du reste possible que j’aie Ă©tĂ© le seul spectateur Ă  la sĂ©ance oĂč je m’étais rendu. J’ai oubliĂ©.

Les premiĂšres minutes du film m’avaient rapidement renseignĂ© sur les raisons de cette salle dĂ©serte, sorte de Sahel pour cinĂ©phile. A la fin du film, j’étais sorti interloquĂ©. Evidemment, je ne m’attendais pas Ă  ça. Mais Under The Skin m’avait suffisamment intriguĂ© pour me donner envie de le revoir. Je viens de le revoir. Et cela doit maintenant faire quatre Ă  cinq fois que je le revois. Avec plaisir.

Si l’actrice Scarlett Johansson est l’appĂąt de cette affiche pour attirer le spectateur, elle l’est Ă©galement dans le film. Under The Skin est un film que l’on aimera voir si l’on l’accepte d’aller sous la surface voire sous la glace de ce personnage qu’elle interprĂšte. Elle est au dĂ©part une espĂšce de Terminator au fĂ©minin. Mais une Terminator dont les motivations sont floues, alternant entre un rĂŽle d’entomologiste et celui de prĂ©datrice ou de tueuse en sĂ©rie. Mais elle pourrait Ă©galement ĂȘtre une rabatteuse pour une secte, un groupe terroriste ou tout autre groupe extrĂ©miste. Et, ici, La comparaison avec Terminator s’effiloche car le rythme et la dramaturgie entre les deux Ɠuvres sont trĂšs diffĂ©rents.

Dans Terminator, on est trĂšs vite dans un film d’action fantastique. Dans Under The Skin, on est davantage dans une prospection, une introspection et une contemplation. En allant dans les clichĂ©s, on pourrait dire :

Dans Terminator, Schwarzenegger arrive sur Terre avec l’objectif bourrin de rentrer dans le tas pour remplir sa mission. Ce qui serait une composante trĂšs masculine. Ici, Scarlett Johansson, elle, fait plutĂŽt des cercles pour accomplir sa mission. Elle enveloppe et engloutit son sujet. C’est aussi une prĂ©datrice/ prospectrice assez conventionnelle : elle se sert de la palette d’atouts du sexe dit faible (la femme) pour approcher ses proies toutes masculines. Et elle a aussi besoin d’une escorte toute masculine que l’on voit rĂŽder par moments prĂšs d’elle sous la forme d’un motard tout en cuir et protections et quelque peu sĂ©vĂšre. Nous sommes ici dans un univers trĂšs hĂ©tĂ©ro-normĂ©. Et sĂ©duire un mĂąle hĂ©tĂ©ro occidental y est trĂšs facile pour Scarlett. Sourire.

Film sur l’identitĂ©, la naissance et l’humanisation d’une conscience, la solitude existentielle, le dĂ©sir comme pĂ©ril mais aussi comme tentative de remĂ©dier Ă  la solitude, voire sur l’immigration en ce sens que Scarlett Johansson y est aussi une immigrĂ©e sur Terre, Under The Skin nous observe et nous fait de l’Ɠil. Et ce qu’il voit peut ĂȘtre angoissant, dĂ©sespĂ©rant ou captivant. Tant Scarlett Johansson peut par moments nous aveugler au point de nous Ă©carter de toute raison et de toute prudence. C’est peut-ĂȘtre l’une des grandes particularitĂ©s du film : on y Ă©volue comme dans un rĂȘve pour peu que l’on accepte de se laisser faire. Et Scarlett Johansson semble elle-mĂȘme Ă©voluer dans le mĂȘme Ă©tat.

Le corps musical du film, l’accent Ă©cossais Ă©pais de plusieurs des protagonistes, les paysages de l’Ecosse contribuent tout autant Ă  nous faire quitter notre quotidien.

Sauf que le rĂȘve est Ă©troit. Le feu sera notre derniĂšre fuite.

Franck Unimon, ce lundi 25 février 2019.

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Cinéma

Sergio et Sergei

       Sergio et Sergei un film d’Ernesto Daranas ( Sortie Nationale le 27 mars 2019)

 

L’acteur Ron Perlman, l’AmĂ©ricain, dans un film cubain version socialiste du film Gravity du Mexicain Alfonso Cuaron.

 

 

 

Cela pourrait ĂȘtre une accroche pour prĂ©senter Sergio et Sergei. Ça serait peut-ĂȘtre aussi vendeur qu’une confĂ©rence sur le Marxisme. N’en dĂ©plaise Ă  Sergio ( l’acteur TomĂ s Cao), professeur Ă©mĂ©rite, contraint Ă  donner des cours de philosophie marxiste pour – pĂ©niblement- subvenir aux besoins de sa mĂšre et de sa fille dans le Cuba de la fin des annĂ©es 80 et du dĂ©but des annĂ©es 90. N’en dĂ©plaise Ă  Sergei (l’acteur HĂ©ctor Noas) , cosmonaute soviĂ©tique, qui apprend lors de sa mission que l’URSS qui l’a propulsĂ© dans l’espace a cessĂ© d’exister.

 

Sergio et Sergei sont deux idĂ©alistes inconnus l’un de l’autre. Des « purs » qui croient encore en l’avenir de l’idĂ©ologie de leur patrie et dans la valeur des efforts pour des jours meilleurs. Comme en occident oĂč il est encore des « purs » ou des idĂ©alistes inconnus l’un de l’autre qui continuent de croire que notre idĂ©ologie libĂ©rale dĂ©sormais souveraine et de plus en plus dĂ©pĂ©nalisĂ©e est la seule Ă  mĂȘme de nous sauver. Amen !

Sergio et Sergei -ainsi que Peter, le personnage jouĂ© par l’acteur Ron Perlman Ă©galement impliquĂ© dans la production du film- sont des « purs » pacifistes, dĂ©sintĂ©ressĂ©s, plutĂŽt altruistes. Certains diraient d’ailleurs que Sergio et Sergei sont deux grands balais adoptifs et dĂ©passĂ©s sur le marchĂ© des aspirateurs Dyson : voire deux idiots dĂ©cotĂ©s ou deux robots de la pensĂ©e qui persistent Ă  se croire branchĂ©s. Et le film nous montre qu’ils sont loin d’ĂȘtre des exceptions.

 

 

 

 

Disons que Sergio et Sergei nous parle du revers de cette crue libĂ©ratrice survenue en occident en 1989 avec la chute du mur de Berlin. L’effondrement de l’URSS s’en Ă©tait ensuivi deux ans plus tard. Une histoire pas si lointaine, aux multiples incidences sur notre quotidien, et pourtant dĂ©jĂ  d’une Ă©vidence incertaine mĂȘme pour celles et ceux qui y avaient assistĂ©. Car nous sommes dĂ©sormais plus familiers avec les prĂ©sences immĂ©diates et intĂ©rieures d’une aviditĂ© financiĂšre gĂ©nĂ©ralisĂ©e ; avec l’extension de la carte mĂ©moire du jihadisme, du terrorisme islamiste et des extrĂ©mismes politiques et racistes ; avec la poussĂ©e du dĂ©labrement climatique et Ă©cologique ; avec la montĂ©e des eaux de quelques dĂ©rĂšglements numĂ©riques- harcĂšlement, hacking et autres cybercriminalitĂ©s ; avec la colonisation de nos vies par la tĂ©lĂ©phonie mobile, les casques et Ă©couteurs audios ( murs et remparts sonores) ainsi que par des lois, des rĂšgles et des frontiĂšres de plus en plus liberticides. Et facturĂ©es. Peu Ă  peu, nous  entrons dans un monde monobloc fait de labyrinthes armĂ©s. Pour l’instant, il existe encore un certain nombre d’annĂ©es avant que nous soyons vĂ©ritablement Ă©tablis dans un monde refermĂ© sur lui-mĂȘme.

 

 

 

Pourtant, en occident, avec la chute du mur de Berlin et le dĂ©membrement de l’URSS, nous avions Ă©tĂ© nombreux Ă  assister Ă  la tĂ©lĂ© Ă  ce dĂ©barquement- Ă  notre DĂ©barquement- de jours meilleurs. Sans avoir vĂ©ritablement Ă  faire la guerre. Du moins, pas frontalement et massivement comme en 1939-1945 ou en 1914-1918. Sergio et Sergei nous raconte un peu ce qui s’est passĂ© de l’autre cĂŽtĂ© du mur lorsque les retransmissions tĂ©lĂ© s’étaient ensuite tournĂ©es vers d’autres programmes.

 

En 2019,  on pourra trouver dĂ©suets les habitats et les façons de vivre et de penser de Sergio, de Sergei et de celles et ceux qui les entourent. Et ils le sont. Pourtant, il est parfois  difficile de savoir si nos progrĂšs ( numĂ©riques et autres) et notre puissante – et « superbe »- Ă©conomie (et pensĂ©e) moderne actuelle nous ont- en tous points- assurĂ©ment un peu plus Ă©loignĂ© de l’ñge du silex comparativement aux annĂ©es 80-90.

 

Sergio et Sergei est inspirĂ© d’une histoire rĂ©elle survenue entre un Cubain et un cosmonaute soviĂ©tique devenu russe dans l’espace. Alors que la CB (bande de frĂ©quences utilisĂ©e par les radioamateurs cibistes Ă  ne pas confondre avec la carte bancaire) Ă©tait plus utilisĂ©e qu’aujourd’hui par quelques cibistes et conducteurs automobiles. La tĂ©lĂ©phonie mobile Ă©tant Ă  l’époque moins « dĂ©mocratisĂ©e » qu’aujourd’hui. Nous ne sommes pas ici dans un film d’espionnage ou un mĂ©chant testostĂ©ronĂ© est trop content de vous malaxer en Ă©coutant du mbalax alors que vous connaissez vos derniĂšres pensĂ©es Ă  travers le filtre de sa cigarette. Mais on nous parle tout de mĂȘme, sur le ton de la comĂ©die, des derniers rĂ©flexes de la guerre froide et de ses effets sur le quotidien de trois hommes reliĂ©s entre eux par un fil et qui sont comme des vases communicants.

Plus joyeux que le Solaris de Tarkovski ( oui, c’est assez facile ), beaucoup moins spectaculaire et moins grand public que le Alita : Battle Angel de Robert Rodriguez, Sergio et Sergei est un film  sur la solitude, la dĂ©crĂ©pitude, la loyautĂ© et l’amitiĂ©. Mais c’ est aussi un film sur la difficultĂ© Ă  se comprendre les uns, les autres, selon l’histoire qui nous encombre et nous poursuit ou depuis le tamis de l’idĂ©ologie Ă  laquelle on reste asservi. Sur notre capacitĂ© au changement. Certains diraient mĂȘme :

« Sur notre capacitĂ© Ă  ĂȘtre proactif et Ă  ne pas nous laisser impacter ».

Cependant, on peut aussi dire que Sergio et Sergei est un film sur les limites d’un engagement comme sur les raisons qui peuvent pousser Ă  rester honnĂȘte, fidĂšle Ă  sa patrie, ou, au contraire, sur les raisons qui peuvent inciter Ă  quitter sa patrie, sa rĂ©gion ou un ĂȘtre cher.

 

Sergio et Sergei nous raconte d’autant plus un monde « disparu » ou en voie de disparition que Cuba, depuis peu (au moins depuis le dĂ©cĂšs de Fidel Castro en 2016) se libĂ©ralise de plus en plus. Certains diraient sans doute que Cuba leur devient de plus en plus un pays Ă©tranger. A l’image de Sergei lors de sa mission spatiale, sans doute que beaucoup de Cubains et beaucoup d’exilĂ©s de par le monde, aujourd’hui, ont quittĂ© un pays (ou un ĂȘtre) qui – transformĂ©- a, Ă  leurs yeux, depuis cessĂ© d’exister. Et, Ă  l’image de Sergio, peut-ĂȘtre que beaucoup d’ĂȘtres humains rĂȘvent encore d’un monde qui peine Ă  exister.

 

 

 

Ce film plutĂŽt sentimental et ensoleillĂ© plaira sans doute aux personnes capables de s’adresser Ă  leurs rĂȘves- marxistes ou tout autres- afin de leur demander de leurs nouvelles pour mieux leur envoyer de nouveaux gestes et mots d’encouragements.

Franck Unimon, ce dimanche 24 février 2019.

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Musique

Peu de Gens Le Savent

Peu de Gens le Savent interlude d’Oxmo Puccino (Album OpĂ©ra Puccino)

Physique de Dr Dre, crùne rasé, visage de profil luisant, le menton imberbe. DerriÚre lui se tiennent deux masques de la Comedia Del Arte qui nous fixent tandis que son regard semble nous voir ou servir de repoussoir à un monde qui nous échappe.

Est-ce un vigile des grands magasins qui Ă  l’image d’un Gauz Ă©crira bien plus tard (en 2014) Debout- PayĂ© ? Nous sommes en 1998 lorsque sort son album OpĂ©ra Puccino. En France, les artistes M et Matmatah connaissent leurs premiers succĂšs. MĂ©nĂ©lik marque avec Bye-Bye. Manau se fait connaĂźtre avec La Tribu de Dana. Louise Attaque fonce avec Ton Invitation. Axelle Red dĂ©cide de Rester Femme. Florent Pagny chante Savoir Aimer. Le Supreme NTM (et Lord Kossity) dĂ©cline Ma Benz. Stomy Bugsy dĂ©clare Mon Papa Ă  moi est un Gangster. Passi affirme Je Zappe et je mate. Lara Fabian projette Je t’aime.

 

Faites l’expĂ©rience en 2019. Et c’est comme cela depuis plusieurs annĂ©es maintenant alors que le RAP- syncope un peu zombie- nous rattrape un peu plus chaque jour : Parlez de RAP avec des connaisseurs. Ils vous citeront pĂȘle-mĂȘle leurs artistes prĂ©fĂ©rĂ©s passĂ©s ou prĂ©sents comme d’autres vous parleront de leur cru prĂ©fĂ©rĂ© en matiĂšre de vin. Les dĂ©bats peuvent ĂȘtre tranchĂ©s tandis que chacun affichera ses arguments : Assassin, NTM, IAM, Kery James, Disiz, Damso, Youssoupha, MC Jean Gab1, Mc Solaar, Sinik, Soprano, Booba, Kaaris, La Fouine, Soprano, Abdel Malik, Orelsan, Rohff,, Jul, Nekfeu, Bigflo& Oli, Eddy de Pretto, Diam’s,
 D’autres noms dĂ©fileront. Des tĂȘtes tomberont. D’autres seront enterrĂ©s vivants.

 

Personne ne le citera.

 

Puis, soyez la premiĂšre ou le premier Ă  prononcer ces simples lettres : Oxmo Puccino.

Il y’a alors de grandes chances pour que l’accalmie et l’unanimitĂ© se fassent en quelques secondes. Oxmo Puccino semble contenir en lui cette alchimie : accalmie et unanimitĂ©.

Dans le milieu du RAP oĂč les « vedettes » sont aussi des habituĂ©es des « clashes », des « buzz » et des faits divers ( le rĂšglement de comptes entre Kaaris, Booba et leurs potes dans un aĂ©roport/ « Le combat du siĂšcle » prĂ©vu en Tunisie entre Booba et Kaaris prochainement etc… ) et oĂč les amateurs aiment dĂ©livrer des sentences dĂ©finitives comme n’importe quel spectateur excitĂ© devant un combat de rue, cela dĂ©tone lorsqu’un rappeur comme Oxmo Puccino semble plĂ©biscitĂ© par Ă  peu prĂšs tout le monde. D’autant que ce plĂ©biscite ne tient pas Ă  la peur qu’il suscite Ă  l’instar du personnage le CaĂŻd ( trĂšs bien interprĂ©tĂ© par Michael Clark Duncan dans le Daredevil rĂ©alisĂ© en 2003 par Mark Steven Johnson) ennemi hĂ©rĂ©ditaire de Daredevil, hĂ©ros de Comics.

MĂȘme si, dĂšs le dĂ©but de son interlude Peu de Gens le Savent, Oxmo Puccino s’enfuit tout de suite de l’illusion selon laquelle il serait « cool » parce qu’on l’a vu
sourire.

Oxmo Puccino est sans doute respectĂ© parce qu’il sait de quoi il parle. Parce qu’il a connu ce que beaucoup de parias des citĂ©s ou des banlieues ont vĂ©cu et vivent. Et qu’il le raconte. PosĂ©ment. Dans son style. Depuis son enfance, comme un certain nombre, ses poumons et sa voix ont stockĂ© tant de goudron qu’ils sont devenus le bitume du monde sur lequel Oxmo Puccino marche avec ses mots prĂšs du micro. D’ailleurs, malgrĂ© ses travers, en prenant la parole et grĂące Ă  sa rĂ©ussite Ă©conomique et sociale, le RAP reste un modĂšle pour les minoritĂ©s invisibles lassĂ©es d’ĂȘtre Ă©vincĂ©es des productions cinĂ©matographiques, tĂ©lĂ©visĂ©es et théùtrales voire littĂ©raires….

 

Peu de gens le savent est peut-ĂȘtre un titre mineur pour celles et ceux qui avaient entendu cet album Ă  sa sortie ou qui le connaissent jusque dans ses moindres intonations. Puisqu’il s’agit officiellement d’un interlude. Mais c’est celui qui m’a le plus parlĂ© en dĂ©couvrant rĂ©cemment OpĂ©ra Puccino.

Ma toute premiĂšre expĂ©rience du RAP date de 1979 avec le tube Rapper’s Delight de Sugarhill Gang dans une soirĂ©e antillaise Ă  Colombes. Au milieu de la musique Kompa haĂŻtienne, de titres antillais et sans doute de musique salsa, le tube m’avait fait l’effet d’un Concorde me faisant dĂ©coller vers New-York. Ce sera un peu pareil quelques annĂ©es plus tard avec le titre Rock it d’Herbie Hancock en pleine soirĂ©e antillaise.

J’étais trop vieux ou trop orientĂ© vers d’autres genres musicaux lorsque vers les annĂ©es 80-90, le RAP est « revenu » en France. J’avais aussi quittĂ© « ma » citĂ© HLM de Nanterre depuis quelques annĂ©es. D’oĂč, aujourd’hui, ma culture RAP  de pois chiche et ma dĂ©couverte rĂ©cente d’OpĂ©ra Puccino.

OpĂ©ra Puccino s’écoule en trois temps. Durant les 45 premiĂšres secondes, Puccino rappe tranquillement. Si l’on peut se demander s’il caricature un peu le fait de rapper, il n’y’a d’abord rien de particulier lorsqu’il bande ses muscles : « J’ai entendu dire que j’étais cool car on m’aurait vu sourire. Reste ici et rectifions le tir
 ».

L’importance de l’image que l’on donne de soi. De la rĂ©putation. La nĂ©cessitĂ© d’avoir une image de dur- de pur ?- pour se faire respecter d’autrui et ne pas se faire marcher dessus :

Ce sont des standards dans le monde de la citĂ©, de la rue et du RAP. Mais, aussi, dans le monde de celles et ceux qui ont « rĂ©ussi ». Sauf que dans le monde de celles et ceux qui ont « rĂ©ussi » ou qui font partie des « bourgeois », cela se fait avec des codes que d’aucuns qualifieraient de plus sournois ou plus hypocrites.

AprĂšs le mot « honnĂȘtement », cela fait environ quarante cinq secondes qu’Oxmo Puccino Rappe. Il transforme alors son titre selon moi en classique. C’est une sorte de confession dont on a du mal Ă  dire si elle a d’abord Ă©tĂ© trĂšs bien Ă©crite puis trĂšs bien reprise, en insĂ©rant par moments des touches d’improvisations. Ou s’il s’agit d’une libre improvisation dĂ©cidĂ©e Ă  un moment donnĂ©. La rythmique, basse-batterie, sobre, est pratiquement la mĂȘme depuis le dĂ©but. Elle s’arrĂȘtera quelques secondes avant qu’Oxmo Puccino couse le point final de son titre et alors que sa voix se rapprochera de l’état de celle d’un LKJ (Linton Kwesi Johnson ) dans son titre Sonny’s Lettah ou Reality.

Peu de gens le savent dure quatre minutes. Lors de ces quatre minutes, on passe par le « hall », gare de stationnement et de procrastination des jeunes sans (prĂ©)destination qui, enfants, ne dĂ©rangeaient pas, et qui, devenus plus grands et plus affirmĂ©s, font dĂ©sormais peur. Et se comportent « mal ». Le monde des adultes- dĂ©passĂ©s et usĂ©s- qu’ils connaissent n’exerce sur eux aucune fascination. Et, ce, depuis des annĂ©es dĂ©ja. Oxmo Puccino parle du « hall » encombrĂ© de jeunes mais la cave, monde et mode souterrain, est aussi un terrain pratiquĂ©.

Sa façon un peu comique de dire le mot « hall », fait penser Ă  l’accent wolof mais aussi au mot anglais « All ». Il parle du « Tout » pour parler du vide et de la grande solitude avec lesquels correspondent ces jeunes qui boivent et qui fument en groupe. Qui font (et qui sont) les durs. Mais qui dĂ©priment en sourdine et ont peur de l’avenir.

Puccino est Ă  la fois le confident, le tĂ©moin, de la citĂ© et d’une certaine banlieue, comme pourrait l’ĂȘtre le pilier de bar dans Ces Gens-lĂ  (1966) de Jacques Brel. Oui, son surnom de « Black Jacques Brel » est ici pleinement comprĂ©hensible. Mais c’est ici un pilier de bar qui a un certain humour. L’humour de l’aĂźnĂ© voire du pĂšre (Puccino a « seulement » 23 ans alors) qui gronderait gentiment ses cadets ou ses fils. Ses « Hein ?! » (plus d’une dizaine) quelques fois couplĂ©s Ă  des bĂ©gaiements et Ă  des « enfoirĂ© ! » sont Ă  double sens : ils simulent celui qui feint d’ĂȘtre malentendant ou qui, alcoolisĂ©, aurait perdu toute ou partie de son discernement. Pourtant, ils ponctuent et affirment surtout, dans une grande familiaritĂ©/connivence ce que, dans les faits, lui et ses interlocuteurs, ont trĂšs bien compris : les formations et les diplĂŽmes qu’ils ont acquis avec fiertĂ© font partie de lots en tocs rĂ©servĂ©s Ă  tous ces jeunes sacrifiĂ©s/avariĂ©s depuis leur enfance.

A propos de la violence armĂ©e et aveugle ou aveugle et armĂ©e qui fait peur aux honnĂȘtes gens et aux mĂ©dia, Puccino rappelle que les jeunes des citĂ©s et de certaines banlieues commencent d’abord par la subir trĂšs tĂŽt avant (« ça fait beaucoup quand mĂȘme ») d’en devenir les Ă©missaires forcĂ©s ou volontaires.

L’humour de Puccino, Ă  la fois noir mais aussi calĂ© sur une certaine autodĂ©rision, Ă©vite Ă  son titre d’ĂȘtre dĂ©primant. Dans une version plus sombre, si j’avais Ă©tĂ© Ă  mĂȘme de savoir mixer, Ă  la fin de ses quatre minutes, j’aurais relancĂ© son texte Ă  l’identique, accentuĂ© ses bĂ©gaiements, en redoublant d’échos certaines de ses phrases et de ses « Hein ?! » en faisant porter Ă  son texte la chemise de cendres d’une dĂ©mence Ă  la fois contestataire et sans rĂ©mission.

Franck Unimon, ce lundi 18 février 2019.

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Cinéma

Peu M’importe si L’Histoire Nous ConsidĂšre Comme des Barbares

Peu M’importe si l’Histoire nous considùre comme des Barbares

Un film de Radu Jude en salles le 20 février 2019.

Ioana/Mariana, Roumaine plutĂŽt coquette d’une trentaine d’annĂ©es, est un « monstre d’érudition ». C’est aussi une forte personnalitĂ©. Elle pourrait ĂȘtre navigatrice, chef d’entreprise, espionne, chercheuse. Elle est metteure en scĂšne. A la faveur d’une commĂ©moration, sa gageure est de reconstituer Ă  notre Ă©poque un pan de l’Histoire de la Roumanie lors de la Seconde Guerre Mondiale. Et, Ioana a Ă  cƓur de rappeler Ă  ses contemporains la participation zĂ©lĂ©e de la Roumanie dans l’application de la Shoah.

Lorsque l’on Ă©voque la solution finale et l’antisĂ©mitisme, il est plutĂŽt assez rare, en France, d’y associer la Roumanie. On pense plutĂŽt Ă  l’Allemagne nazie bien-sĂ»r, Ă  la France, la Pologne, l’Autriche, la Russie et l’ex-URSS


En effet.

A titre d’exemple : il y’a deux ou trois ans, la lecture de Les Cavaliers de l’Apocalypse, trĂšs bien Ă©crit par Jean Marcilly en 1974 d’aprĂšs le rĂ©cit de Ion. V Emilian, ex officier du 2Ăšme rĂ©giment de Calarashis pendant la Seconde Guerre Mondiale, avait Ă©tonnĂ© par son grand mutisme sur le sujet de l’antisĂ©mitisme et de la Shoah. A la fin du rĂ©cit qui coĂŻncidait avec la fin de l’épopĂ©e des Calarashis et la dĂ©faite militaire de la Roumanie, seuls le prĂ©nom et le nom de Simon Wiesenthal Ă©taient prononcĂ©s du bout des lĂšvres. La « rencontre » de Simon Wiesenthal semblait fortuite et anecdotique. Presque « people » : Les motifs de sa « cĂ©lĂ©britĂ© » Ă©taient Ă  peine Ă©clairĂ©s et on aurait tout aussi bien pu nous parler d’une rencontre avec Paris Hilton Ă  la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Cela aurait Ă©tĂ© pareil.

En revanche Ă  la fin de Les Cavaliers de l’Apocalypse, l’admiration pour le GĂ©nĂ©ral amĂ©ricain Patton, bĂ©nĂ©ficiait de bien plus de lumiĂšre : Peut-ĂȘtre parce que l’on apprĂ©cie mieux un hĂ©ros militaire que l’on estime pourvu du mĂȘme sens de l’honneur que soi mĂȘme si, comme Ion. V Emilian, on faisait alors partie du camp des vaincus. Peut-ĂȘtre aussi parce-que le GĂ©nĂ©ral Patton incarnait l’éclat de la virilitĂ© victorieuse lĂ  oĂč Wiesenthal, lui, reprĂ©sentait celui qui, une fois la guerre et la peur « finies », s’était donnĂ© pour mission d’aller ausculter les dĂ©combres.

Par ailleurs, un peu de recherche nous permet d’apprendre que Jean Marcilly, l’auteur du livre Les Cavaliers de l’Apocalypse paru en 1974, donc, deviendra plus tard ( dans les annĂ©es 80) durant un temps le compagnon de la premiĂšre Ă©pouse de Jean-Marie Lepen et mĂšre de Marine Lepen.

En 1974, Jean-Marie Lepen est depuis deux ans le PrĂ©sident du Front National, parti d’extrĂȘme droite français d’ascendance fasciste. Jean-Marie Lepen dirigera le FN jusqu’en 2011. Depuis ce 1er juin 2018, le Front National a Ă©tĂ© rebaptisĂ© Rassemblement National par Marine Lepen, et, cela, aprĂšs sa propre dĂ©faite aux Ă©lections prĂ©sidentielles de 2017 face Ă  Emmanuel Macron.

Cette « parenthĂšse » permet de faire un raccordement avec Antonescu, chef – d’extrĂȘme droite- du gouvernement roumain lors de la Seconde guerre Mondiale et Ă  qui l’on doit cette dĂ©claration- avant son exĂ©cution en 1946 pour crimes de guerre- qui donne le titre du film :

Peu M’importe si l’Histoire nous considĂšre comme des Barbares. Le film sortira le 20 fĂ©vrier soit dans une semaine et un peu plus de soixante dix ans aprĂšs la fin de la Seconde Guerre Mondiale.

Ioana/Mariana, du fait de son Ăąge, n’a pas connu cette pĂ©riode. Mais ses grands-parents, voire ses parents, sans aucun doute.

Pour aborder ce sujet, Radu Jude (Ours d’Argent de la meilleure mise en scĂšne au festival du film de Berlin pour son film Aferim en 2015) fait un film dans le film : l’interprĂšte principale se prĂ©sente comme Iona Iacob, soit son vĂ©ritable prĂ©nom et son vĂ©ritable nom, et non comme le personnage de Mariana. Et nous assistons aux premiĂšres rĂ©pĂ©titions de comĂ©diens amateurs dont certains pourraient ĂȘtre les grands-parents de Iona/Mariana. On peut un moment espĂ©rer trouver un cousinage avec le Looking for Richard mis en scĂšne et interprĂ©tĂ© par Al Pacino. Mais Peu M’importe si l’Histoire nous considĂšre comme des barbares est plus sec et plus rĂ©aliste.

Le cĂŽtĂ© bon enfant et Ă  la bonne « franquette » du dĂ©but du film qui nous rapprochent un moment d’un certain ennui laissent peu Ă  peu la place Ă  un film trĂšs moral et, Ă  l’image d’Ioana/Mariana, plein d’érudition. On y cĂŽtoie la mĂ©moire des armes et des musĂ©es, mais aussi celle de figures littĂ©raires ou d’historiens qui ont soit Ă©tĂ© victimes de l’antisĂ©mitisme soit des personnalitĂ©s qui ont effectuĂ© des recherches sur le rĂŽle pris par la Roumanie dans la Shoah. Citons Isaac Babel, Raoul Hilberg, Dennis Deletant


Les Cavaliers de l’Apocalypse s’attardait sur la menace communiste expansionniste comme raison principale de l’alliance de la Roumanie avec l’Allemagne nazie. Peu M’importe si l’Histoire nous considĂšre comme des Barbares nous apprend que les « BolchĂ©viques et les youpins » Ă©taient perçus depuis des annĂ©es comme « les ennemis » endĂ©miques dĂ©clarĂ©s des Roumains. Et peu importait qu’au pays des « BolchĂ©viques », des juifs soient victimes de pogroms ou des purges staliniennes
.

Le film de Radu Jude nous pousse Ă  nous interroger sur ce qui installe au sein d’une population, d’une communautĂ© ou d’une sociĂ©tĂ© la permanence d’une pensĂ©e hostile Ă  l’encontre d’un certain groupe de personnes au point de finir par trouver « normal » et justifiĂ© de l’exterminer ou de le stigmatiser. A voir Peu M’importe si l’Histoire nous considĂšre comme des Barbares, on comprend que cette pensĂ©e hostile provient d’assez « loin » dans le temps :

Elle s’impose aprĂšs des dĂ©cennies, des gĂ©nĂ©rations, sans doute des siĂšcles ou peut-ĂȘtre aprĂšs des millĂ©naires de croissance et d’expansion. ConvoyĂ©s au moins par la force de certaines superstitions et de certaines traditions, l’antisĂ©mitisme, toutes les haines en « isme » ainsi que toutes leurs mutations, peuvent alors sembler plus rĂ©sistants Ă  l’érudition, Ă  la morale et au Temps, que notre environnement au glyphosate et Ă  la pollution atmosphĂ©rique. Ioana/Mariana, tĂ©moin de notre Ă©poque, en fait la difficile expĂ©rience. Elle, qui, pourtant, accepte de ne pas ĂȘtre aimĂ©e et dĂ©fend son projet avec ruse et tĂ©nacitĂ© a par ailleurs du mal Ă  se composer un avenir affectif. Mais elle a rĂ©sistĂ© et va continuer de le faire. Ainsi que quelques uns autour d’elle, dans la foule comme dans l’anonymat.

Franck Unimon, ce mercredi 13 février 2019.

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Puissants Fonds/ Livres

L’instinct de vie

 

                                     

« Les souvenirs deviennent-ils les dĂ©mons du sujet qui les garde ? » se demande Patrick Pelloux dans son livre L’instinct de vie ?

 

Si le « diable » – ou ce qui en est pour nous l’agent permanent- avait souhaitĂ© faire de la tĂȘte de Patrick Pelloux un passage cloutĂ© de tourments, il ne s’y serait pas pris autrement :

 

MĂ©decin urgentiste engagĂ© et « connu » au moins depuis 2003 pour avoir alertĂ© les mĂ©dias des consĂ©quences sanitaires de la canicule, auteur de plusieurs ouvrages relatifs au monde de la SantĂ©, Patrick Pelloux Ă©tait aussi un chroniqueur attitrĂ© de Charlie Hebdo depuis plusieurs annĂ©es lorsqu’eut lieu « l’attentat de Charlie Hebdo » ce 7 janvier 2015. Puis celui de l’hyper cacher de Vincennes aprĂšs l’assassinat la veille de la policiĂšre Clarissa Jean-Philippe.

Dans ce livre de 174 pages dĂ©coupĂ© en quatorze chapitres- publiĂ© en 2017 soit environ deux ans aprĂšs l’attentat- Patrick Pelloux prend le parti de s’inspirer de sa dĂ©marche personnelle de reconstruction aprĂšs l’attentat du 7 janvier :

Rappelons qu’il Ă©tait ce jour-lĂ  en pleine rĂ©union professionnelle non loin du journal Charlie Hebdo. Sans cette rĂ©union, il se serait trouvĂ© au journal parmi ses collĂšgues et amis lorsque les terroristes sont arrivĂ©s, ont assassinĂ© et meurtri.

Charlie Hebdo Ă©tait Ă  la fois un peu sa maison et son territoire. Son « chez nous » comme dans tout service ou toute entreprise oĂč des employĂ©s se sentent « bien » comme en couple ou en famille. Soit une expĂ©rience encore plutĂŽt courante dans le monde du travail oĂč se crĂ©ent pour le meilleur et pour le pire bien des histoires affectives et amicales entre collĂšgues.

Ce 7 janvier 2015, sa trĂšs grande proximitĂ© affective avec les personnes du journal, sa grande proximitĂ© gĂ©ographique et son sens de l’engagement professionnel plus que prononcĂ© (ce qui lui vaut et lui a aussi valu certaines inimitiĂ©s professionnelles et politiques) sont sans doute ce qui l’a incitĂ©- il lui Ă©tait impossible de rĂ©agir autrement- Ă  intervenir avec d’autres professionnels urgentistes sur les lieux. Avant que les lieux soient sĂ©curisĂ©s nous apprend t’il dans son livre :

Lorsque d’autres professionnels urgentistes et lui sont entrĂ©s dans le journal ce jour-lĂ , ils ignoraient si les terroristes y Ă©taient encore prĂ©sents. Attitude hĂ©roĂŻque, suicidaire ou tĂ©mĂ©raire ? Cet article a d’autres volontĂ©s que ce « dĂ©bat » qui, mĂȘme avec de grandes prĂ©cautions, se rapprocherait du jugement moral et facile que dĂ©tiennent gĂ©nĂ©ralement les personnes bien planquĂ©es Ă  distance des frontiĂšres de l’horreur. Dans les faits, dans la mĂȘme situation, si l’accĂšs au journal avait Ă©tĂ© «libre», d’autres personnes trĂšs impliquĂ©es affectivement avec les victimes, mĂȘme non qualifiĂ©es mĂ©dicalement, auraient eu la mĂȘme rĂ©action que Patrick Pelloux et ces urgentistes professionnels. C’est lĂ  oĂč, pour Pelloux, le « diable » a pu largement faire son trou dans sa tĂȘte :

Le soignant, pour ĂȘtre Ă  mĂȘme d’ĂȘtre aussi « opĂ©rationnel » que possible, mais aussi pour pouvoir quitter la scĂšne clinique et retourner Ă  la vie civile – et chez lui- Ă  peu prĂšs indemne et frĂ©quentable- « sans » usure de l’ñme- doit pouvoir avoir une certaine distance affective avec ce qu’il voit et vit au travail. On peut d’ailleurs reprocher Ă  certains professionnels de la SantĂ© plutĂŽt aguerris et/ou performants une sorte « d’anesthĂ©sie » profonde voire une certaine indiffĂ©rence Ă©motionnelle et affective apparente ou patente. Le Monde de la SantĂ© tangue en permanence entre ces trois ou quatre modĂšles « parfaits » et extrĂȘmes du soignant :

L’un capable d’empathie et l’autre Ă  la technique administrative, diagnostique et gestuelle irrĂ©prochable mais au « cƓur », au regard et au rĂ©confort absents ou froids. Ces trois ou quatre modĂšles ( et d’autres) peuvent bien-sĂ»r coexister dans la moelle Ă©piniĂšre d’un mĂȘme soignant en une alchimie respirable mais cela est loin d’ĂȘtre une Ă©vidence et une science exacte et dĂ©finitive.

Pour Patrick Pelloux – dont au moins les Ă©crits et les chroniques attestent aussi de rĂ©elles prĂ©occupations humanistes- aprĂšs ce 7 janvier 2015 (et pour bien d’autres que lui) il Ă©tait impossible d’ĂȘtre Ă©motionnellement et affectivement absent. Pourtant, s’il avait la possibilitĂ© de retourner dans le passĂ© et de revivre cet Ă©vĂ©nement et le stress post-traumatique qui en a dĂ©coulĂ© depuis, on devine qu’il s’immergerait Ă  nouveau dans le Charlie Hebdo de ce 7 janvier 2015.

Ce dĂ©but d’article pourrait peut-ĂȘtre donner l’impression que L’Instinct de vie relate l’attentat de Charlie Hebdo de bout en bout ce jour-lĂ . Ce serait un malentendu:

L’instinct de vie est un kit destinĂ© Ă  aider Ă  la reconstruction morale, sociale, affective, psychologique et Ă©motionnelle. Il a Ă©tĂ© conçuavec des mots trĂšs simples– au moins pour aider celles et ceux qui ont Ă©tĂ© victimes d’attentats ou d’évĂ©nements traumatiques ainsi que leurs proches ou celles et ceux qui essaient d’apporter une aide en des circonstances similaires.

Pelloux le prĂ©cise : ce qui a Ă©tĂ© trĂšs difficile y compris pour des professionnels de la SantĂ© intervenant par exemple lors de l’attentat du Bataclan du 13 novembre 2015 ( ce jour-lĂ  ont aussi eu lieu des attentats au Stade de France ainsi que dans des rues du 1OĂšme et du 11 Ăšme arrondissement de Paris : 130 personnes – dont 7 des terroristes- ont Ă©tĂ© tuĂ©es et plus de trois cents blessĂ©s ont Ă©tĂ© hospitalisĂ©s ), c’est de devoir faire face- dans le monde civil- Ă  des scĂšnes cliniques et des situations habituellement « rĂ©servĂ©es » Ă  des zones de guerre. Le personnel de santĂ© civil dĂ©pĂȘchĂ© sur les lieux n’était pas prĂ©parĂ© Ă  faire face Ă  des blessures de guerre et Ă  une telle Ă©chelle. Et, les victimes ainsi que leur entourage ont dĂ» dĂ©couvrir Ă©galement Ă  une plus grande Ă©chelle le quotidien des personnes dĂ©veloppant un stress post-traumatique voire une nĂ©vrose traumatique.

Le livre de Pelloux « bĂ©nĂ©ficie » de son expĂ©rience de professionnel de la SantĂ©. Et de victime. Il donne donc un certain nombre de conseils. Ainsi que des repĂšres permettant Ă  d’éventuelles victimes, professionnels de la SantĂ©, proches et entourages de mieux comprendre ce qui peut se passer pour une victime. Quelques extraits en vrac :

« Les mots étaient doux avant. Soudain, tous les mots du monde ont été assassinés ».

« Tout a explosĂ©. Durant les premiers temps, on reste dans la sidĂ©ration. Impensable. L’entourage ne peut pas comprendre ou pas forcĂ©ment. (
). Ce n’est mĂȘme pas de la peur, c’est au delĂ . Un besoin de sĂ©curitĂ© extrĂȘme ».

« J’ai vu des choses que je n’aurais pas dĂ» voir. C’est cela qui fait le traumatisme. (
.) Analyser qu’il faudra vivre avec un drame, savoir qu’il est impossible d’oublier et que tout son ĂȘtre, toute sa psychĂ© devra apprendre Ă  vivre avec cette souffrance ».

« Il faut vivre les trois premiĂšres heures pour arriver Ă  respirer normalement, puis les trois premiers jours, puis les trois premiers mois. Pourquoi trois mois ? Parce que c’est sans doute la durĂ©e qu’il m’a fallu pour rĂ©ussir Ă  dormir deux heures de suite ».

« (
.) Ce dont j’ai besoin, c’est de lĂ©gĂšretĂ© et de douceur. Or, c’est peut-ĂȘtre la chose la plus compliquĂ©e Ă  offrir Ă  quelqu’un de traumatisĂ© ».

« (
) Ne dites jamais Ă  une victime : « ça va passer » ; « ça va aller mieux » ; « Tu vas oublier » ; « C’est la vie » ; « Y’a plus grave ».

« Ce stress dure plus longtemps qu’il n’est Ă©crit dans les articles scientifiques. Il dure des mois (
.). Cela fait deux ans que les flashs me reviennent, par moments. Il suffit d’un petit dĂ©tail. Qui les rĂ©active. Clac ! ».

« Qu’il est difficile d’aider une victime ! Il faudrait ĂȘtre lĂ  et ne pas ĂȘtre lĂ . A l’écoute. Sans poser de questions. Le mieux est de consulter un psychiatre ou un psychologue des cellules d’urgence mĂ©dico-psychologique (CUMP) des SAMU (
) ».

« (
..) Rien ne calme cette culpabilitĂ©, ni l’alcool, ni le cannabis, ni la cocaĂŻne, ni les amphĂ©tamines. C’est un leurre (
). Une chose est certaine : l’illusion de l’ivresse passĂ©e, tout s’aggrave, les troubles du sommeil, les cauchemars, les angoisses, les flashs, les peurs et la culpabilitĂ© ».

« Pour se reconstruire, il faut accepter de rire et de sourire ».

LivrĂ©s de cette façon, ces extraits peuvent peut-ĂȘtre donner l’illusion que Patrick Pelloux s’est reconstruit facilement. Si son livre est optimiste et volontariste, il indique nĂ©anmoins ça et lĂ  qu’il a pleurĂ© tous les jours pendant trois semaines aprĂšs l’attentat du 7 janvier 2015. Qu’il a penchĂ© durant quelques mois vers l’alcool. Sans trop s’étendre sur le sujet, Ă  travers ses chats, il nous renseigne sur ce qu’une personne traumatisĂ©e peut aussi « dĂ©gager » de mortifĂšre pour un entourage proche et intime qui absorberait tout sans aucune limite, distance ou filtre. MĂȘme s’il a depuis repris ses fonctions de mĂ©decin urgentiste, il a conscience d’ĂȘtre restĂ© vulnĂ©rable. Et le 13 novembre 2015, c’est en tant que rĂ©gulateur et non en tant qu’intervenant de terrain qu’il a- avec ses divers collĂšgues- participĂ© aux sauvetages des victimes des attentats au Bataclan et dans les rues de Paris.

On peut ĂȘtre en dĂ©saccord avec certains de ses avis par exemple quant Ă  la prescription de mĂ©dicaments ou non ou sur la façon d’assurer leur réévaluation. Car cela semble plus facile Ă  dire qu’à faire. On peut par moments lui reprocher d’ĂȘtre un peu trop sĂ»r de lui mĂȘme s’il se dĂ©fend de tout savoir.

Mais on doit avant tout voir ce livre– qui peut ĂȘtre une initiation Ă  la Victimologie– comme un        ( Grand) Acte civique de trĂšs grande utilitĂ© publique pour ce qu’il apprend ou incite Ă  apprendre que l’on soit soignant ou non, victime ou non, proche d’une victime ou non. Car comme le dit son ouvrage, celui-ci  et celui d’autres auteurs -tel le mĂ©decin-gĂ©nĂ©ral Louis Crocq- sont au service de la vie. Les terroristes et les intĂ©gristes, eux, desservent la vie et contrairement au reste du monde se coupent de tout attachement affectif pour pouvoir mieux justifier et rĂ©aliser leurs assassinats physiques et symboliques. Pour les « sceptiques », il est encore assez facile de retrouver sur le net des photos de certaines victimes des attentats du 13 novembre 2015 pour voir Ă  nouveau qu’elles Ă©taient de tous horizons.

Cet article se veut un complĂ©ment, pour le meilleur espĂ©rons-le, de celui (assez mal Ă©crit) sur le livre Sans blessures apparentes de Jean-Paul Mari. Et de l’article sur le film Utoya. Il a Ă©tĂ© Ă©crit en bĂ©nĂ©ficiant du dĂ©ferlement proche et protecteur de musiques Reggae et Dub Ă  un volume moyennement Ă©levĂ©. Celui en particulier des artistes et groupes Manutension, Steel Pulse et Rod Anton.

 

Peinture : Patrick MarquĂšs.

 

 

 

Franck, ce mardi 5 février 2019.